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Les esclaves de Paris

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XXIII

B. Mascarot expliquait d'une façon aussi simple que saisissante sa façon d'opérer, lorsqu'il se comparait à ces montreurs de marionnettes qui, invisibles pour les spectateurs, tiennent les ficelles de tous les pantins qui s'agitent sur leur petit théâtre.

Dès que volontairement ou fortuitement un personnage se trouvait mêlé à l'action dont il préparait depuis si longtemps et avec tant de patience le dénoûment, B. Mascarot lui attachait, – pour parler son langage, – «un fil de manœuvre».

En d'autres termes, plus clairs que cette image théâtrale, il mettait ce personnage sous la surveillance discrète d'un de ses anges gardiens.

Ainsi, il n'y avait pas deux heures que André avait quitté Modeste, au coin de l'avenue de Matignon, que déjà il avait à ses trousses un espion chargé de rendre compte de toutes ses actions, de ses démarches les plus insignifiantes, à l'honorable placeur.

Ce «fileur» n'était autre que le collègue de Beaumarchef, La Candèle, un garçon de mérite, assure Mascarot. Il avait surtout ordre d'être prudent et de se cacher avec un soin extrême.

Mais, en vérité, il n'était pas besoin de précautions.

L'idée que Sabine de Mussidan était sauvée emplissait bien trop le cœur et l'esprit d'André pour qu'il pût prêter la plus légère attention aux choses extérieures. L'univers s'écroulant ne l'eût pas distrait de son bonheur.

Maintenant, d'ailleurs, son amour entrait dans une phase nouvelle, et jamais ses espérances ne lui avaient paru si réalisables.

Il avait un ami, à cette heure, M. de Breulh-Faverlay; une confidente, Mme de Bois-d'Ardon, deux alliés dont l'influence, à un moment donné, pouvait être décisive.

Or, il n'en était plus à s'indigner presque du dévoûment de M. de Breulh.

Leurs communes angoisses, pendant trois jours, avaient établi entre eux une de ces amitiés solides comme le temps seul n'en cimente pas.

Mais plus l'avenir souriait à André, plus il se répétait qu'il lui fallait se remettre à l'ouvrage avec une ardeur nouvelle. Il avait bien du temps perdu à se désoler à rattraper.

Il quitta donc, ce soir-là, M. de Breulh de fort bonne heure, après un dîner qui fut excessivement gai.

– A partir de demain, lui dit-il en lui serrant la main, s'il vous plaît de lever le nez quand vous traverserez les Champs-Élysées, vous m'apercevrez, hissé sur un échafaudage, en train de gratter le moellon.

Il fallut à André une partie de la nuit pour achever les dessins qu'il devait soumettre à M. Gandelu, cet entrepreneur si riche, dont il devait sculpter la maison depuis les soupiraux des caves jusqu'aux corniches des cheminées.

Levé de bon matin, il donna comme tous les jours un regard et une pensée à ce portrait de Sabine qu'il cachait à tous les yeux, et, prenant son carton à dessins, il sortit pour se rendre chez M. Gandelu, l'heureux père du jeune M. Gaston.

C'est rue de la Chaussée-d'Antin, dans une maison qui lui appartient et qui ne semble pas exposée à l'expropriation, que demeure cet entrepreneur presque célèbre depuis qu'il a fait construire le joli théâtre des Comédies-Parisiennes.

Lorsque André se présenta chez lui, sur les dix heures, le domestique auquel il s'adressa lui conseilla fortement de remettre sa visite à un autre moment.

– Je ne sais ce qu'a monsieur, ce matin, lui dit cet homme; mais jamais, non, jamais, depuis cinq ans que je suis à son service, je ne l'ai vu dans un état pareil… Il a tout saccagé dans son cabinet. Et, tenez… écoutez!

Point n'était besoin de prêter l'oreille pour distinguer les éclats d'une voix puissante, un bruit de meubles qu'on brisait, et des jurons à faire frémir un sous-officier de cavalerie.

– Monsieur est comme cela depuis une heure, ajouta le domestique; ça l'a pris après la visite de son avocat, M. Catenac, qui est venu dès patron-minet; ainsi, à la place de monsieur.

Mais André était pressé.

– Qu'importe! fit-il, votre maître ne me mangera pas… Annoncez-moi.

Le domestique obéit, non sans quelques observations encore, et ouvrit à André la porte d'une pièce immense, fort richement décorée, au milieu de laquelle l'entrepreneur gesticulait furieusement, armé du montant d'une chaise dont les débris étaient à ses pieds.

A soixante ans passés, M. Gaudelu peut, hardiment, ne s'en laisser donner que cinquante.

C'est une manière d'Hercule limousin, au torse noueux, aux épaules carrées, à la main velue, plus large qu'une épaule de mouton, gros, grand, large, travaillé par le sang, gêné dans ses paletots doublés de satin, et paraissant toujours regretter la libre blouse de ses jeunes années.

Est-il fier ou importuné de cette idée qu'il peut aligner trois millions, peut-être quatre? Le discerner est malaisé.

Il a le droit, en tout cas, de parler de sa fortune. Elle a deux nobles origines: le travail et l'économie. Ses envieux, en remontant jusqu'à la source, c'est-à-dire jusqu'à la première pièce de cinq francs portée à la caisse d'épargne, ne réussiraient pas à trouver une tache de boue.

Cependant il ne fait pas sonner haut ses écus. Il aime bien mieux parler de ce bon temps où il était si malheureux, et où il escaladait les échelles, pliant sous le faix d'une «truellée gâchée serrée».

Pour grossier, il l'est autant que du pain d'orge, et vulgaire, et brutal, et violent plus que la poudre, et mal élevé. Seulement…

Seulement, sous cette rude enveloppe, se cachent, comme le diamant sous sa gangue, les plus nobles et les plus généreux sentiments et une probité intacte.

Il jure comme un païen, c'est vrai; il fait des cuirs, c'est incontestable: il tire toutes ses comparaisons du «bâtiment», c'est ridicule. Mais il est bon, mais il n'a jamais refusé un service, mais il comprend toutes les délicatesses. Il a les mains caleuses, mais non le cœur.

Dès que la porte s'ouvrit:

– Quel est, s'écria-t-il, le jean-sucre!.. – Il disait: jean, mais non pas: sucre. – Quel est le jean-sucre qui se permet de venir me déranger.

– Vous m'aviez donné rendez-vous, monsieur, commença André.

Le jeune peintre ornemaniste avait bien fait d'insister pour entrer; il s'en aperçut vite.

En le reconnaissant, le front de l'entrepreneur se dérida.

– Ah! c'est vous, dit-il d'une voix subitement radoucie; venez, jeune homme, votre visite ne pouvait mieux tomber; vous voir me plaît. Entrez, et asseyez-vous… s'il y a encore une chaise d'aplomb.

Le domestique avait eu raison d'affirmer que son maître venait d'avoir une crise terrible. Il n'y avait pour ainsi dire pas un meuble du cabinet qui fut intact. La garniture même de la cheminée était à terre.

– Je vous aime, moi, poursuivait M. Gandelu, qui ne lâchait toujours pas son montant de chaise, parce que vous êtes solide et franc comme un bloc de liais. Je vous aime, parce que vous avez du cœur, de l'honneur, vous, et l'envie de bien faire; parce que vous ne boudez pas au travail…

– En vérité, monsieur…

– Ne rougissez pas comme une mariée, jeune homme, quoique ce soit beau aussi d'être modeste. Je vous ai toisé et cubé, moi, du premier coup d'œil? Est-ce que Jean Lantier, votre patron et mon ami, ne m'a pas conté votre histoire? Est-ce qu'on ne sait pas que vous vous êtes fait tout seul, à la force du poignet?..

– Oh!.. monsieur, je dois ce que je sais à Jean Lantier.

– Oui, Jean est un brave, lui aussi; c'est connu. Mais c'est égal. Où il n'y a pas de pierre d'attente, on n'accroche pas une bâtisse. Quand un garçon n'a rien ici – il se battait la poitrine à la briser, – quand il n'a rien là – il se frappait le front, – on perd son temps, ses soins et ses peines. Vous n'étiez rien, vous, et vous êtes quelque chose…

C'est vainement que André essayait d'arrêter M. Gandelu; ce panégyrique ne laissait pas que de l'embarrasser.

Mais l'entrepreneur était lancé.

– Oui, insista-t-il, vous êtes quelque chose. Vous faut-il cent mille francs pour entreprendre quelque affaire? ils sont à votre service, à trois, pour le temps que vous voudrez. Ah!.. si j'avais une fille et qu'elle vous plût! Je vous dirais: Tope, garçon!.. elle est à toi, voilà la dot, écus, et je vous bâtirais une maison!..

André ne connaissait pas assez M. Gandelu pour comprendre d'où soufflait l'orage.

– Il faut bien se remuer, fit-il, quand on ne peut compter que sur soi.

– C'est vrai, fit l'entrepreneur d'une vois profonde qui trahissait une cruelle souffrance; vous n'avez jamais connu vos parents. Vous ne savez pas ce qu'est un père, vous, un bon père… vous aimeriez le vôtre, vous!..

Il s'interrompit, et comme André ne répondait pas, brusquement il lui demanda:

– Vous connaissez mon fils?..

Le ton de M. Gandelu, cette question à brûle-pourpoint: «Connaissez-vous mon fils?» devaient éclairer André.

Le sens de toutes les paroles de l'entrepreneur, obscur jusqu'alors, éclatait à ses yeux. Les raisons de toutes ces violences, il les pressentait.

Il se trouvait, c'était évident, en présence d'un père justement irrité, qui prenait une triste et amère satisfaction à comparer son fils à un jeune homme dont il estimait l'intelligence et l'énergie.

André, qui se souvenait trop du dîner donné chez Rose, et qui avait encore sur le cœur certaines expressions de M. Gandelu fils, hésita quelque peu à répondre.

Il se demandait si, pour couper court, il ne serait pas sage de dire: «Non», tout simplement. Puis il pensa que ce serait là, probablement, un mensonge inutile, et c'est en devenant fort rouge qu'il dit:

– J'ai eu le plaisir de me trouver une ou deux fois avec M. Gaston.

L'entrepreneur à ces mots, bondit comme s'il eût reçu un coup de fouet en pleine figure, et d'un terrible revers du montant de chaise qu'il ne lâchait toujours pas, il fit voler en éclats un des panneaux d'une magnifique armoire de chêne.

 

– Saint bon Dieu! s'écria-t-il avec un accent terrible, ne prononcez jamais ce nom-là devant moi! Gaston!.. Est-ce que véritablement vous croyez que mon fils à moi, Nicolas Gandelu, se nomme Gaston? Il a été baptisé Pierre, du nom de défunt mon père, qui était terrassier de son état, qui était un homme. Ce nom de Pierre a fait honte à ce sot qui est mon fils. Il ne le trouve pas assez relevé. Il lui faut un petit nom d'amour bien doux, et surtout distingué, à donner comme sien à ces créatures qui le grugent en se moquant de lui. Pierre!.. c'est commun, ça pue le travail et l'honnêteté! Tandis que Gaston!.. Diable! ça sent son prince et ça fleure la pommade. Gentil, Gaston, mignon, joli… donnez patte à maîtresse!

L'expression de l'entrepreneur, en même temps qu'il s'efforçait d'imiter une voix flûtée, était si réellement comique, en dépit de sa douleur, que André, à grand'peine, dissimula un sourire.

– Si c'était tout, poursuivit M. Gandelu, je hausserais les épaules et ne dirais mot. Mais avez-vous vu ses billets de visite? Il fait mettre dessus: Gaston de Gaudelu, et il y a une couronne de marquis dans un des angles, Marquis! lui, le fils d'un homme qui a servi les maçons! marquis! quand moi, son père, je n'ai pas encore essuyé sur mon échine la trace des sacs de plâtre que j'ai portés!.. Ah! je t'en ferai voir des de! Ah! je t'en donnerai des marquisats!..

– Les très jeunes gens, essaya André, ont de ces petites faiblesses…

Mais M. Gandelu n'était pas un père à admettre des enfantillages de ce genre.

– Non!.. répondit-il, avec une violence croissante, vous ne sauriez excuser cela. Monsieur mon fils rougit de moi. Porter un nom pur et sans tache le gêne. Il y en a tant comme cela! Il trouverait meilleur d'être le fils d'un gredin titré. Il prétend que ce titre le pose dans la société. Elle est bien, et vaut qu'on y tienne, sa société! Un ramassis de fripons, de filles perdues et de dupes! Je connais ses amis, des désœuvrés, des drôles, qui vont vêtus comme des poupées, frisés, gantés, des caricatures d'hommes. Méchants crevés! On les saignerait à blanc, que d'eux tous on ne tirerait pas une pinte de sang pur. C'est pour ce monde-là qu'il s'est donné un de… Quand les garçons de restaurant lui disent: «Monsieur le marquis» il est aux anges. Idiot!.. Avec la moitié de ce qu'il dépense, je voudrais qu'on m'appelât sire, ou pour le moins monseigneur… Et il ne voit pas qu'on se moque de lui! On l'entoure, on le flatte, on le caresse, et il croit qu'on rend hommage à son esprit, à sa beauté… Propre à rien! C'est aux écus de ton père le maçon qu'on fait la cour…

La situation d'André devenait de plus en plus pénible et délicate. Il eut donné bien des choses pour échapper à ces confidences arrachées à la colère, mais il ne pouvait se faire entendre, et il n'osait se retirer.

– Il n'a que vingt ans, poursuivait M. Gandelu, et déjà il est usé, fané, flétri, fini. Il est vieux, ses yeux clignotent et ses cheveux tombent. Il ne tient pas debout, il n'a que le souffle, et il passe ses nuits à boire. Mais c'est ma faute, aussi, j'ai été trop bon. J'ai toujours été à plat-ventre devant sa volonté. Il m'aurait demandé ma vieille peau pour lui faire une descente de lit, je la lui aurais donnée. Depuis qu'il sait parler, il n'a eu qu'à dire: Je veux, et il a eu…

J'avais perdu ma pauvre femme, je n'avais que lui…

Savez-vous ce qu'il a ici? Un appartement de prince, deux domestiques et quatre chevaux à sa disposition. Je lui donne tous les mois 1,500 francs pour ses cigares; il m'en carotte autant… et il va partout répétant que je suis un vieux pingre, un grippe-sous, et il s'endette, et il a déjà escompté la fortune de sa pauvre mère…

Il s'interrompit brusquement, et de cramoisi qu'il était, devint livide. Un frémissement convulsif fit trembler ses lèvres, ses yeux lancèrent des éclairs.

La porte venait de s'ouvrit, et le jeune M. Gaston, – Pierre de son vrai nom, – apparaissait pimpant, suffisant, luisant, l'air ravi, comme toujours de son séduisant personnage.

Il s'avança d'un pas délibéré, le chapeau sur la tête, le cigare aux dents.

– Bonjour, papa, dit-il; ça va bien, ce matin?

Mais le père recula tout frissonnant.

– Ne m'approchez pas! cria-t-il, arrière!

Le jeune M. Gaston s'arrêta un peu surpris, interrogeant André de l'œil.

– Pas content ce matin, papa, ajouta-t-il. Est-ce que la goutte reviendrait? Mauvaise affaire…

L'entrepreneur étouffa le cri de douleur de l'homme blessé au cœur, et fit avec sa barre de bois un si terrible moulinet, que son fils jugea prudent de se reculer.

André s'était précipité entre le père et le fils.

– Oh! ne craignez rien, dit l'entrepreneur d'un ton funèbre, j'ai encore ma raison!

Et soit qu'il voulût rassurer le jeune peintre, soit qu'il se défiât de sa violence, il jeta dans un coin l'arme, terrible entre ses mains, qu'il tenait.

Certainement, M. Gaston avait été quelque peu effrayé; mais c'est un garçon solidement trempé, et qui ne perd pas facilement sa belle assurance.

– De quoi!.. murmura-t-il, un infanticide! Ah! mais non! je la trouve mauvaise! Je demande à ne pas être de cette petite fête de famille, comme dit Dupuis des Variétés, dans…

Il n'acheva pas la citation. André venait de lui saisir le poignet, et le lui serrait à le faire crier, en lui soufflant à l'oreille;

– Plus un mot.

Mais le silence lugubre qui suivit ne pouvait faire le compte de M. Pierre-Gaston.

– Oui, reprit-il, silence et mystère… connu. Seulement, je voudrais bien savoir de quoi il retourne, et ce que cela signifie?

C'est à André que répondit M. Gandelu.

– Je vais tout vous expliquer, monsieur André, commença-t-il, et vous me plaindrez, vous, et vous comprendrez ma souffrance. Hélas! mon malheur doit être celui de bien des pères. On dit que c'est notre destinée, à nous autres parvenus, de bâtir sur le sable et de voir s'effondrer tous les projets que nous formons pour l'avenir de nos enfants. Nos fils, qui devraient être la glorification de notre travail, deviennent comme le châtiment de notre orgueil.

– Pas mal! pour un homme qui n'en fait pas son métier, murmura le jeune monsieur Gaston, j'ai toujours dit que papa finirait dans les bénisseurs.

M. Gandelu, par bonheur, ne put entendre cette nouvelle impertinence. Il poursuivait d'une voix rauque et brève:

– Ce malheureux qui est là, monsieur André, est mon fils. Sur la mémoire de sa sainte mère, défunte ma femme, je jure que depuis vingt ans il a été ma seule et unique préoccupation. Voici vingt ans que sa pensée emplit mon cœur, ma tête, mes veines, que je ne vis que par lui et pour lui. Eh bien! la semaine passée, il pariait, il jouait sur ma vie ou ma mort, comme vous parieriez sur une de ces rosses qu'on va voir sauter des haies aux courses de Vincennes…

– Ah! mais non! s'écria le jeune M. Gaston, celle-là est trop forte.

L'entrepreneur eut un geste de mépris éclatant.

– Ayez donc au moins, dit-il, le courage de votre infamie, de votre crime. Pauvre garçon!.. vous m'avez cru aveugle, parce qu'il ne me plaisait pas de vous dire: Je vois! Il m'a bien fallu ouvrir les yeux à la fin…

– Cependant, papa…

– Ne niez pas… Ce matin, mon homme d'affaires, Me Catenac, est venu me rendre visite, et il a eu cet affreux courage, que les vrais amis ont seuls, de me dire la vérité. Je sais tout…

L'accent de M. Gandelu trahissait un tel excès d'horreur, on sentait si bien que pour lui, désormais, c'en était fait de tout bonheur ici-bas, que André demandait, non sans effroi, quelle révélation il allait entendre.

Ce devait être horrible, car l'assurance du jeune M. Gaston faiblissait, et sa verve si spirituelle et si brillante paraissait éteinte.

– C'est pour vous dire, monsieur André, reprit l'entrepreneur, que la semaine passée j'ai été pris d'une attaque de goutte comme on n'en a pas deux dans sa vie. Pendant trois jours on a cru, et je pensais bien moi-même, que j'avais gâché mon dernier sac. J'avais fait mon testament. Les bâtisses solides s'écroulent tout d'un coup, et je me sentais ébranlé des fondations au faîte. Durant ces longues heures de souffrances, mon fils ne m'a pour ainsi dire pas quitté. Et moi, pauvre niais de père, en le voyant à mon chevet, attentif et le visage triste, je me sentais pénétré d'une joie profonde.

«Il m'aime donc, me disais-je, je m'étais trompé. Sa tête est folle, mais il a bon cœur. Il me pleurerait si je mourais, il répandrait de vrais larmes.»

D'autres fois je pensais:

– «C'est tout de même bon d'être malade, on a son fils près de soi.»

Hélas! c'est lorsque je disais ou que je pensais cela que j'errais misérablement.

Ce n'était pas la vie que guettait l'infâme; il épiait la mort qui devait lui livrer ma fortune.

Si son visage était triste, c'est qu'il était poursuivi, traqué, harcelé par des créanciers qui le menaçaient de s'adresser à moi.

S'il s'éloignait à peine de ma chambre, c'est que, spéculant sur mon agonie, il négociait un emprunt, et qu'il avait intérêt à faire croire mon état plus désespéré qu'il ne l'était en réalité.

Il s'était adressé à un abject usurier nommé Clergeot et en avait obtenu la promesse d'un prêt de cent mille francs, en lui affirmant, en lui écrivant que je n'avais plus que quelques jours à vivre.

Je tenais entre mes mains, il n'y a pas une heure, le papier sur lequel ont été stipulées les conditions provisoires.

Il y est dit, en propres termes, que si je meurs dans les huit jours du prêt, mon fils ne donnera que 20,000 fr. de commission. Il s'engage à rendre 150,000 fr. si je passe le mois. Enfin, si j'en échappe, il se reconnaît débiteur d'une somme de 200,000 fr…

L'entrepreneur s'arrêta. Sa respiration devenait haletante, il étouffait.

Il avait tiré son mouchoir, et d'un geste fou, il essuyait son front moite d'une sueur glacée.

– Mon Dieu!.. pensait André, voici un malheureux homme qui ne me pardonnera jamais d'avoir été l'involontaire confident de ses souffrances.

Mais le jeune peintre se trompait. Les natures primitives ne sauraient souffrir en silence, il faut une issue à leur douleur quand elle est trop forte.

Ce qu'il disait à André, M. Gandelu, sans hésiter, l'eût dit à tout homme, estimable selon lui, qui fût entré en ce moment.

– Tout cela n'est encore rien, reprit-il. Avant de livrer une somme si forte, car c'est une fortune, cent mille francs, Clergeot tenait à savoir si véritablement j'étais aussi bas qu'on le prétendait. Il demandait des sûretés, il exigeait des certificats! Comment s'y prendre pour le satisfaire, pour lui donner confiance? Mon fils chercha et trouva. Oui, c'est alors que mon fils se mit à me parler sans relâche d'un médecin spécialiste, unique au monde, me jurait-il en m'embrassant, pour les maladies comme la mienne.

Je le voyais si tourmenté, si agité; il insistait avec de si douces prières dans la voix, que je me rendis à ses supplications, et qu'un soir je lui dis:

– Amène donc ce docteur, puisque tu crois qu'il me guérira.

Et il me l'amena.

Car, il faut vous le dire, monsieur André, il s'est trouvé un médecin pour accepter la mission infâme de l'usurier; un médecin que je devrais dénoncer au mépris public et à la juste indignation de ses confrères.

Il est venu, cet homme, et il est resté plus d'une demi-heure près de moi. Il me semble le voir encore, penché sur mon lit, me tâtant le pouls, m'examinant, me touchant, m'accablant de questions.

En sortant, après une prescription insignifiante, il a dit – devant mon fils qui l'avait suivi – à Clergeot, qui attendait dans la rue, le résultat de cette consultation monstrueuse:

– Vous pouvez lâcher votre monnaie, le bonhomme ne s'en tirera pas.

Voilà pourquoi, cinq minutes plus tard, mon fils reparut heureux, souriant, et me cria de la voix la plus joyeuse:

– Cela va bien, papa!

Non, cela n'alla pas bien. Cela n'alla pas, du moins, selon les prédictions du docteur.

La journée fut très mauvaise; mais la nuit, après une crise, un mieux sensible se déclara. Le surlendemain j'étais sur pied.

Or, il avait fallu quarante-huit heures à Clergeot pour rassembler ses fonds. Il apprit mon rétablissement: la négociation fut rompue… Mon fils n'a pas eu ses cent mille francs…

Il pleurait, ce pauvre vieux père, et c'était un spectacle lamentable, de voir de grosses larmes rouler silencieuses le long de ses joues et se perdre dans les rides de son visage.

C'est d'un ton déchirant qu'il ajouta:

– Que n'as-tu eu, malheureux! l'effroyable courage de hâter la mort de ton père, puisque tu la souhaites avec tant d'ardeur! Peut-être ne savais-tu pas qu'un des remèdes qu'on me faisait prendre est un poison qui ne pardonne pas? Que n'en as-tu mis dans le verre que tu portais à mes lèvres, dix gouttes au lieu d'une! Tout serait fini maintenant… et ce crime ne serait pas bien plus grand que le tien…

 

André ne quittait pas des yeux le jeune monsieur Gaston.

Il s'attendait à tout moment à le voir se jeter aux pieds de ce père qu'il avait si mortellement offensé et implorer le pardon, l'oubli d'une action abominable. Point.

Le jeune monsieur Gaston demeurait immobile, raide, les lèvres serrées.

Il semblait humilié, irrité, mais non touché ni ému. Et, en effet, en ce moment même, il se demandait comment l'histoire de sa négociation avec Clergeot avait pu arriver aux oreilles de l'avocat de son père, et comment surtout Me Catenac avait pu produire des preuves et montrer le projet de contrat.

Comme André, l'entrepreneur avait espéré que son fils allait demander grâce; il s'apprêtait peut-être déjà à pardonner…

Mais voyant qu'il s'obstinait au silence:

– Vous connaissez, mon cher André, reprit-il avec une violence nouvelle, le noble emploi que mon fils ferait de ma fortune? Il la porterait à une créature ramassée au ruisseau, dont il a fait sa maîtresse, et qui le berne comme les autres. Il l'a établie vicomtesse, comme il s'était installé marquis. Vicomtesse de Chantemille!.. Marquis Gaston!.. Ils sont dignes l'un de l'autre!

Cette fois, Gaston-Pierre tressaillit. On attaquait l'objet aimé, il se révolta.

– Ah!.. mais non!.. s'écria-t-il, je ne veux pas qu'on touche à Zora, moi!

L'entrepreneur eut un éclat de rire nerveux.

– Tu ne veux pas!.. répondit-il. Et si je veux, moi? Quand vous aurez vingt et un ans sonnés, vous direz: Je veux; mais, jusque-là, moi, je ferai fourrer en prison toutes les vicomtesses qui abusent de votre imbécillité!..

– De quoi!.. de quoi!.. vous ne feriez pas cela.

– Non, fit M. Gandelu, que cette résistance exaspérait, je me gênerais… Je sais mes droits, maintenant que Me Catenac me les a expliqués… Vous êtes mineur; votre Zora, qui s'appelle Rose, est majeure… le Code est précis, j'ai lu l'article.

– Mon père!..

– Oh! inutile de prier. Mon avocat a rédigé une plainte pour le procureur impérial, elle lui sera remise à midi, et avant la nuit votre vicomtesse sera payée de ses peines.

Si cruel fut ce coup, pour le séduisant jeune homme, que les larmes jaillirent de ses yeux.

– Zora en prison!.. fit-il douloureusement.

– D'abord au dépôt, puis en police correctionnelle, et enfin à Saint-Lazare. Catenac me l'a dit, c'est réglé…

Cette dernière raillerie transporta le jeune monsieur Gaston.

– Ah!.. vous abusez, s'écria-t-il, c'est honteux!.. O Zora!.. toi qui portes si bien la toilette. Mais laisse faire, si tu vas en police correctionnelle, j'y serai, et je ferai venir tous mes amis. Oui, papa, je suis comme ça, moi! J'irai m'asseoir à côté d'elle et je prouverai que c'est une femme honnête, voilà? Je dirai que je l'aime et que je l'estime. Si on la condamne, je lui achète des diamants. Et quand j'aurai vingt et un ans, je vivrai avec elle, et je l'épouserai plus tard!.. Allez-y! On parlera d'elle et de moi dans les journaux; ça me va; ça nous posera…

Si grand que puisse être l'empire d'un homme sur soi, il lui est pour ainsi dire impossible de résister aux alternatives d'une longue lutte.

M. Gandelu qui avait eu assez d'énergie pour se contenir, lorsqu'il reprochait à son fils le plus odieux des crimes, ne put tolérer les grotesques et cyniques menaces de ce fils.

Des flots de sang affluèrent à son cerveau, il perdit la tête et se précipita vers l'arme qu'il venait de jeter à terre, sans avoir certes conscience de ce qu'il allait faire.

Par bonheur, André qui ne quittait pas de l'œil l'entrepreneur, comprit le mouvement.

Prompt comme la pensée, il ouvrit la porte, saisit par la ceinture le jeune monsieur Gaston, et le poussa sur le palier.

Et quand l'entrepreneur se retourna le bras levé, il se trouva en face du jeune peintre seul.

La surprise suffit pour lui rendre, sinon le plénitude de sa raison, au moins la faculté de réfléchir.

– Saint bon Dieu!.. s'écria-t-il, qu'avez-vous fait?

– Monsieur, de grâce!..

– Eh!.. ne voyez-vous donc pas que le misérable va courir chez cette coquine de femme, la prévenir, lui donner les moyens de s'échapper!.. Laissez-moi passer!

Puis, comme André, qui redoutait un affreux malheur, s'efforçait de le retenir, il l'écarta d'un revers de son bras d'hercule, et se précipita dehors en appelant tous ses domestiques.

Le jeune peintre était confondu, et véritablement glacé d'horreur.

Il avait beau chercher, il ne trouvait point de termes pour qualifier cette scène incroyable, où, bien malgré lui, il avait tenu un rôle.

André n'était ni un puritain ni un niais, il avait beaucoup vécu ayant beaucoup souffert.

Il avait rencontré, en sa vie, bien des méchants et coudoyé bien des coquins; il connaissait de ces libertins dont les débauches épouvantent les familles, et de ces cerveaux brûlés qu'emportent des passions frénétiques.

Mais il n'avait jamais été à même d'observer de près un de ces pâles et malfaisants drôles sans jeunesse, sans intelligence et sans cœur, qui se flattent entre eux de représenter la fine fleur de la gentilhommerie française, et qui ont le secret de ravaler jusqu'à leurs vices.

Il s'était égayé de leurs ridicules dont le théâtre s'est emparé, non sans succès; mais il ne se doutait pas de leurs côtés odieux.

Il ne savait pas tout ce que peut contenir de vaniteuse impudence, de scélératesse froide et de plate bêtise la cervelle étroite d'un «petit crevé».

Mieux que tout autre, il pouvait juger la conduite du jeune M. Gaston, lui qui s'était trouvé seul, à treize ans, aux prises, avec les difficultés de l'existence, lui dont le cœur se serrait quand il pensait aux joies douces et salutaires de la famille dont il avait été sevré.

Mais il n'eut pas le loisir de réfléchir beaucoup. M. Gandelu reparut.

Il avait dû faire à son courage un appel désespéré, car il avait réussi à reprendre sa physionomie accoutumée, son air à la fois rude et bon.

– Voilà qui est fait, dit-il d'une voix encore un peu tremblante, mon fils est enfermé à clé dans sa chambre, et gardé à vue par un de mes domestiques, un vieux qui a été mon compagnon de truelle, et qu'il ne pourra ni corrompre ni tromper.

– Ne redoutez-vous rien, monsieur, de son exaltation?..

– L'entrepreneur haussa les épaules.

– Plût à Dieu! répondit-il, qu'on eût à craindre quelque chose! Hélas! vous ne le connaissez pas. Vous battriez longtemps son paletot avant d'en faire sortir un homme. Savez-vous ce qu'il fait en ce moment? Il est couché à plat ventre sur son lit, et il sanglotte, il pleure en appelant sa princesse. Zora! je vous demande si c'est un nom de chrétienne. Saint bon Dieu! qu'est-ce qu'elles leur font donc boire, ces créatures, pour les abêtir comme ça! Et c'est mon fils! O Françoise ma pauvre défunte, si je ne savais pas que tu es une sainte au ciel, je dirais: «Non, il n'est pas possible que ce propre à rien soit de moi!»

Il s'était laissé tomber sur un fauteuil, et s'accoudait à son bureau, le front entre ses mains.

– Vous souffrez, monsieur, demanda André.

– Oui! ça saigne en dedans. Mais j'ai été assez père comme cela, je veux être homme à présent. Je sais ce que j'ai à faire: Me Catenac m'a tracé ma ligne de conduite. Ah!.. malheureux!.. tu souhaites ma mort pour manger ma succession. Eh bien! tu n'auras pas même celle de ta mère. La loi est pour moi. Dès demain, j'assemble un conseil de famille et je provoque l'interdiction de mon fils. Et après cela, plus un sou. Il verra bien, quand son gousset sera vide, si on l'adore tant qu'il croit, et si on l'appelle marquis. Quant à la fille, tant pis!.. elle ira en prison, elle payera pour toutes les autres.

Il s'interrompit, et ce n'est qu'après un moment de douloureuses réflexions qu'il reprit tristement:

– J'ai bien envisagé toutes les conséquences de ma plainte au procureur impérial. Elles sont affreuses. Mon fils fera comme il nous a dit, c'est certain. Je le vois d'ici, s'affichant aux côtés de cette créature perdue, la regardant tendrement, criant qu'il l'adore, se glorifiant de sa bêtise et de sa honte à la face de tout Paris… Je sais bien que les journaux s'empareront de ce scandale, que le ridicule de mon fils rejaillira sur moi, que mon nom sera comme déshonoré…