Tasuta

Les esclaves de Paris

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

La vicomtesse hocha la tête d'un air singulier.

– C'est ce qui vous trompe, répondit-elle, il n'a plus parlé que de se retirer, j'ai eu toutes les peines du monde à lui arracher son secret.

– Enfin que voulait-il?

– Il venait m'avouer qu'il est amoureux fou de Mlle de Mussidan, et me prier de le présenter à Octave et me conjurer de le servir de toute mon influence.

André et M. de Breulh se dressèrent, comme cinglés par une même secousse électrique.

– C'est lui!.. s'écrièrent-ils ensemble.

Le mouvement fut à la fois si brusque et si menaçant que Mme de Bois-d'Ardon ne put retenir un petit cri de surprise.

– Lui!.. interrogea-t-elle, toute brûlante de curiosité, que voulez-vous dire?

– Que votre marquis de Croisenois est un misérable qui a surpris la bonne foi de Mme d'Arlange.

– Je suis loin d'affirmer le contraire, mais je crois…

– Avant tout, ma chère Clotilde, écoutez nos raisons.

Et aussitôt, avec une vivacité extrême, M. de Breulh mit la vicomtesse au courant de la situation, lui montra la lettre si cruellement significative de Sabine et lui exposa presque mot pour mot la déduction d'André.

Il fallait que Mme de Bois-d'Ardon fût terriblement intéressée, car elle n'interrompit pas une seule fois. Elle se contentait d'approuver ou d'improuver de la tête.

Lorsque le gentilhomme eut achevé:

– Tout cela est fort bien trouvé, reprit-elle d'un petit air capable qui lui allait à merveille. Le malheur est que votre raisonnement pèche absolument par la base.

– Par exemple!

– Vous doutez? Alors, je prouve. Voici un prétendant mystérieux qui se dessine, n'est-ce pas. Très bien. S'il obtenait la main de cette pauvre Sabine, à quoi la devrait-il? A un incompréhensible pouvoir sur le comte et la comtesse de Mussidan, à des manœuvres infâmes, à des menaces.

– Il me semble que cela saute aux yeux.

– Oui, mon cher Gontran, oui, mais il est évident aussi que cet inconnu doit avoir des relations avec la famille dont il va faire le désespoir. On ne tient pas à sa merci des étrangers. Or, M. de Croisenois n'a jamais mis les pieds à l'hôtel de Mussidan. Il connaît si peu Octave, qu'il est venu me demander de le présenter.

Si précieuse et si péremptoire était cette observation, que M. de Breulh en resta tout interdit.

– Diable! murmura-t-il, l'objection est forte.

Mais André n'était pas d'un caractère à se laisser si aisément déconcerter.

– J'avoue, fit-il, que c'est une circonstance singulière et peu explicable. Est-ce un habile artifice destiné à dépister les informations et les on dit du monde? J'incline à le croire. Ce qui est sûr, c'est que plus je réfléchis à la scène que vient de vous décrire madame la vicomtesse, plus je sens grandir et se fortifier mes soupçons.

– Cependant, monsieur.

– Excusez-moi, madame, si j'ose vous interrompre; mais il me semble entrevoir des particularités qui peuvent nous éclairer. Permettez que nous revenions à ce qui s'est passé chez vous. Est-ce que le procédé de ce tailleur ne vous a pas paru étrange?

– Monstrueux, monsieur, révoltant, inouï!

– Car vous étiez pour lui une bonne pratique?

– Sa meilleure. J'ai dépensé chez lui une fortune.

André eut un mouvement de satisfaction.

– Très bien! fit-il. Voici donc que notre point de départ est déjà un fait anormal.

Tel n'était pas l'avis de M. de Breulh.

– Pas si anormal que vous croyez, objecta-t-il. J'ai ouï dire que l'illustre Van Klopen ne plaisante pas quand on lui doit de l'argent. N'a-t-il pas traîné la marquise de Reversay devant les tribunaux?

– D'accord! Reste à savoir s'il avait osé s'asseoir dans son salon devant un étranger.

– Reste à savoir, aussi, insista la vicomtesse, si elle lui avait donné 17,000 francs d'acompte comme moi le mois dernier.

– L'insulte n'en est que plus inexplicable, prononça André, mais passons.

Il se retourna vers M. de Breulh et poursuivit:

– Connaissez-vous M. de Croisenois?

– Oh!.. fort peu. Je sais qu'il est d'une très grande famille, je sais que son frère aîné Georges, disparu si singulièrement, était fort estimé; hormis cela…

– Est-il riche?

– On m'a assuré que d'un jour à l'autre, il peut être envoyé en possession d'un héritage fort considérable. En attendant, je lui crois plus de dettes que de rentes.

– Et cependant, il avait à point nommé 20,000 francs dans sa poche. C'est une fort grosse somme d'abord, qu'on porte rarement sur soi en visite, et qui de plus s'est trouvée être juste la somme nécessaire.

Depuis un moment André ne se ressemblait plus. Lui si réservé d'ordinaire, il s'était pour ainsi dire emparé de la situation. C'est d'un air d'autorité, presque d'un ton impérieux, qu'il multipliait ses questions, comme si la grandeur de sa passion lui eût donné des droits.

– Donc, reprit-il, encore une circonstance bizarre à noter. Je prierai maintenant madame la vicomtesse de bien rassembler ses souvenirs. Qu'a dit Van Klopen en recevant le portefeuille à travers la figure?

– Rien.

– Quoi! pas un mot? Il a accepté cette insulte sans sourciller, froidement, paisiblement? Il n'a seulement pas engagé cet étranger à se mêler de ses affaires?

– En effet, c'est drôle, et moi…

– Oh! attendez. Le tailleur a-t-il ouvert le portefeuille et compté les billets de banque?

Mme de Bois-d'Ardon parut faire un énergique appel à sa mémoire:

– Cela, répondit-elle avec une visible hésitation, je ne saurais le dire. J'étais, vous le comprenez, très émue et très troublée. Cependant, il me semble, j'affirmerais presque… je jurerais que je n'ai pas vu de billets entre les mains de Van Klopen.

La physionomie d'André rayonnait.

– De mieux en mieux!.. s'écria-t-il. On lui a dit: «Paye-toi,» à ce couturier, et il s'est tenu pour payé. Il n'a pas douté une minute que le portefeuille ne contînt vingt mille francs, et il l'a empoché. Observons de plus que, par un hasard admirable, M. de Croisenois n'avait dans ce portefeuille ni une lettre, ni une adresse, ni un papier, rien en un mot, que ces vingt mille francs.

– Il est certain, murmura M. de Breulh, que tout cela n'est pas absolument naturel.

– Bast! je vois mieux encore. Entre le total de la facture et le contenu du portefeuille, il y avait bien une petite différence.

– Oui, répondit Mme de Bois-d'Ardon, cent trente ou cent cinquante francs, je ne sais plus au juste.

– Parfait!.. Et cette différence, le tailleur l'a-t-il rendue?

– Non: seulement, il était lui-même très agité.

– Le croyez-vous, madame? Est-ce donc pour cela qu'il avait si naturellement dans sa poche de quoi écrire, de quoi donner un reçu?

L'insoucieuse vicomtesse était atterrée. Il lui semblait qu'elle avait eu devant les yeux un brouillard épais, et qu'il se dissipait.

– Puis, reprit André, comment était libellée cette quittance? Au nom de M. de Croisenois. Ils se connaissaient donc? Enfin, comme Van Klopen est un homme prudent un affaires, il ajoute: «Pour le compte de Mme la vicomtesse de Bois-d'Ardon.»

M. de Breulh était enthousiasmé.

– La complicité est comme prouvée! s'écria-t-il.

– Une dernière particularité nous fixera. Qu'est devenue la facture du sieur Van Klopen, cette facture portant reçu?

Il s'interrompit; Mme de Bois-d'Ardon était devenue fort pâle, elle frissonnait.

– Ah!.. balbutia-t-elle, quelque chose me disait bien que j'étais sous le coup de quelque malheur affreux. C'est pour cela, Gontran, que je voulais vous demander un conseil.

– Parlez, ma chère Clotilde.

– Eh!.. ne comprenez-vous pas que je ne l'ai pas, cette facture. M. de Croisenois l'a froissée d'un air furieux, puis il l'a mise dans sa poche comme par distraction. Je n'ai pas osé la lui demander sur le moment.

André triomphait.

– Eh bien!.. s'écria-t-il, la comédie est-elle assez évidente? M. de Croisenois avait besoin de votre influence, madame; il a voulu vous mettre dans l'impossibilité de la lui marchander. Admettez que vous n'ayez pas été assez généreuse pour vous intéresser à lui, ne vous croiriez-vous pas engagée par le seul fait de ces vingt mille francs si généreusement prêtés?

– Oui, c'est vrai, c'est vrai…

Maintes fois déjà en sa vie, l'aimable vicomtesse de Bois-d'Ardon s'était jetée à l'étourdie dans les aventures les plus périlleuses.

A vingt reprises, pour un caprice, pour une niaiserie, par dépit, par oisiveté, pour rien, elle avait risqué son nom, sa réputation, son bonheur et celui du son mari.

Elle avait eu parfois des transes terribles, mais jamais, autant qu'en ce moment, elle ne s'était sentie le cœur serré par une affreuse angoisse.

– Mon Dieu! murmura-t-elle, pourquoi m'effrayer ainsi? Ce n'est pas généreux. Que voulez-vous que M. de Croisenois fasse de cette quittance?

Ce qu'il pouvait en faire!.. Elle ne le sentait que trop, et cependant, par une faiblesse d'esprit inconcevable bien que très commune, elle se refusait, pour ainsi dire, à constater le danger, à le reconnaître.

– Ce qu'il fera, répondit M. de Breulh, rien, si vous embrassez sa cause avec chaleur. Mais hésitez à le servir, et vous verrez s'il ne vous fait pas sentir que bon gré mal gré vous devez être son alliée, parce qu'il tient votre honneur entre ses mains.

– Et malheureusement, approuva André, la réputation d'une femme a toujours été à la merci d'un infâme ou d'un fat.

Mme de Bois-d'Ardon essaya encore de protester.

– Oh! vous exagérez, fit-elle du ton d'un enfant qui commence à douter de Croquemitaine, vous vous créez des fantômes.

– Eh quoi! fit tristement M. de Breulh. En êtes-vous à ignorer que par les folies de luxe et les rages de toilettes qui courent, les femmes du monde qui se conduisent mal passent pour ruiner leurs amants aussi lestement que les filles les plus adroites? Mais c'est archi-connu, cela!..

 

– Quelle honte!..

– Que demain, à son club, M. de Croisenois dise: «Cette petite Bois-d'Ardon me coûte les yeux de la tête!» puis qu'il montre négligemment votre facture de vingt mille francs, acquittée à son nom, que pensera-t-on, je vous le demande?

– On me fera bien l'honneur, je suppose…

– Non, Clotilde, non, on ne vous fera aucun honneur. Qui diable ira s'imaginer que c'est là un prêt? On dira simplement: «Cette chère vicomtesse est horriblement coquette, l'argent que son mari lui donne ne suffisant pas à son appétit, voici qu'elle grignotte Croisenois!» Et on rira. Cela ne va-t-il pas de soi et ne se voit-il pas tous les jours? Vous savez des exemples. Et si le misérable y tient, huit jours plus tard le propos arrivera aux oreilles de Bois-d'Ardon, embelli, enjolivé, envenimé…

L'infortunée vicomtesse se tordait les mains de désespoir.

– Ah! c'est affreux!.. disait-elle, c'est horrible!.. Savez-vous que c'est à peine si mon mari douterait! Il prétend qu'une femme qui, comme moi, suit les modes et est citée parmi les plus élégantes, est capable de tout pour conserver une supériorité qui désole les autres femmes. Oui, il dit cela, et il le croit…

Le silence d'André et de M. de Breulh apprit à la vicomtesse que leur avis était absolument celui de M. de Bois-d'Ardon.

– Ah! maudits chiffons, poursuivit-elle, misérables toilettes!.. Moi qui ai si bien tout pour être la plus heureuse des femmes. Non, je le jure, je ne ferai plus de dettes!..

Ces héroïques résolutions, Mme de Bois-d'Ardon ne manque jamais de les prendre après chaque folie un peu forte. Mais serments de coquette et serments d'ivrogne se ressemblent. Elle oublie vite ses repentirs périodiques.

– Enfin, reprit-elle, comment sortir de là, mon bon Gontran? J'espérais que vous me trouveriez un expédient. Si vous alliez redemander cette malheureuse facture à M. de Croisenois?

M. de Breulh réfléchit un moment.

– Je le puis, certes, répondit-il; mais cette démarche, loin de vous être utile, vous nuirait. Ai-je des preuves décisives de l'infamie de M. de Croisenois? Non. Il niera tout et n'en clabaudera pas moins. Aller le trouver, c'est lui dire que vous avez pénétré ses desseins, c'est vous préparer une inimitié mortelle.

– Sans compter, reprit André, que cette réclamation mettrait M. de Croisenois sur ses gardes, et qu'une fois prévenu il nous échapperait.

L'infortunée vicomtesse courbait le front sous ces objections si concluantes.

– Suis-je donc perdue! s'écria-t-elle, éclatant en sanglots. Suis-je pour toute ma vie au pouvoir de cet être odieux, condamnée à lui obéir quand même, réduite à trembler sous son regard comme l'esclave sous le fouet!

Mais André avait eu le temps d'étudier la situation et de reconnaître ses avantages.

– Non, madame, répondit-il, non, rassurez-vous. Avant longtemps, je l'espère, j'aurai mis M. de Croisenois hors d'état de nuire à qui que ce soit. Une question, pourtant, une seule: Qu'avez-vous répondu à sa demande de présentation?

– Rien de positif; je pensais à vous et à Sabine.

– Oh!.. en ce cas, madame, dormez tranquille. Tant qu'il aura l'espoir de gagner votre influence, M. de Croisenois se gardera de troubler votre repos. Servez-le donc, ne soufflez mot de la facture, témoignez-lui estime et amitié, ouvrez-lui les portes de l'hôtel de Mussidan, appuyez-le, chantez ses louanges.

– Mais vous, monsieur, vous…

– Moi, madame, aidé de M. de Breulh, je travaillerai à démasquer l'infâme, et notre tâche sera d'autant plus facile que sa sécurité sera d'autant plus grande…

Il s'interrompit; le domestique dépêché par M. de Breulh-Faverlay revenait avec les fonds.

Lorsqu'il se fut retiré, le gentilhomme prit les vingt billets de banque, et les présentant à la jeune femme:

– Voici toujours, ma chère Clotilde, lui dit-il, de quoi payer le Croisenois. Si vous m'en croyez, vous lui enverrez cela ce soir même, avec un billet tout gracieux…

– Merci, Gontran, je ferai ce que vous dites.

– Surtout, glissez dans votre lettre un mot d'espoir au sujet de la présentation. Qu'en pense maître André?

Maître André était fort préoccupé.

– Je pense, répondit-il, que si on pouvait obtenir du Croisenois un reçu de cette somme, ce serait toujours cela de gagné.

– Plaisantez-vous?

– Pas du tout.

– Ce serait éveiller les soupçons du drôle.

– Qui sait!.. murmura le jeune peintre, en s'y prenant bien!..

Et se retournant vers Mme de Bois-d'Ardon:

– Il est impossible, continua-t-il, que madame la vicomtesse n'ait pas à son service quelque camériste bien futée…

– J'en ai une plus fine que l'ambre.

– Eh bien! ne peut-on pas remettre à cette fille la lettre et les billets de banque séparément? On lui aura fait la leçon d'avance. En arrivant chez M. de Croisenois, elle semblera épouvantée de la somme qu'elle apporte, elle semblera habilement maladroite, elle aura des défiances ridicules; bref, elle exigera un reçu qui dégage sa responsabilité.

– Ah! comme cela, oui, la chose est faisable.

– Et elle sera faite, je vous le garantis, affirma la vicomtesse. Joséphine n'a pas sa pareille pour jouer la comédie.

A ces idées de comédie, de tromperie, de ruse, le sourire refleurissait sur les lèvres de la jolie vicomtesse. La fermeté d'André et de M. de Breulh dissipait toutes ses inquiétudes. Elle ne pouvait croire que, protégée par ces deux hommes, elle courût le moindre danger.

– De plus, reprit-elle, fiez-vous à moi pour endormir le Croisenois. Avant quinze jours, je veux être sa confidente, et tout ce qu'il me dira, vous le saurez.

Elle eut un joli geste de menace, et poursuivit:

– C'est de franc jeu, n'est-ce pas? Pourquoi venir me «monter un coup?» C'est odieux… Et ce Van Klopen, qui «était de l'affaire!» A qui se fier, bon Dieu! Un homme sans rival pour inventer un costume. Qui est-ce qui m'habillera maintenant? Car il faut que je le «lâche,» il n'y a pas à dire!..

Le naturel revenait au galop, et l'argot aussi. La vicomtesse se leva.

– Allons! fit-elle, «je me la casse.» J'ai quatre amis de Bois-d'Ardon à dîner ce soir. Adieu, ou plutôt au revoir.

Et, légère, toute souriante, elle regagna sa voiture.

– Voilà comme elles sont toutes aujourd'hui! s'écria M. de Breulh. Et encore celle-ci a du cœur, si elle n'a pas de cervelle.

Mais André était trop à son idée fixe pour relever l'observation.

– Maintenant, s'écria-t-il, le Croisenois est à nous. Notre point de départ est trouvé. Il tient M. de Mussidan comme il croit tenir Mme de Bois-d'Ardon. Nous connaissons les façons de travailler de cet honorable gentilhomme, il vous vole vos secrets et il vous fait chanter après… Mais nous sommes là: M. de Mussidan ne chantera pas…

XXV

Être le maître du plus confortable des intérieurs, y trouver toutes ses aises, avoir pris la délicieuse habitude d'y cuver en paix les égoïstes jouissances du célibataire, puis, tout à coup, être dépossédé!

Peut-on imaginer un plus affreux supplice.

Ce fut précisément celui du docteur Hortebize, lorsque le bon père Tantaine au nom de B. Mascarot, vint le prier de donner l'hospitalité à Paul Violaine.

Il pâlit et frémit, l'aimable épicurien, à la seule idée de cette invasion. Partager son appartement ou en être chassé par les huissiers lui semblait tout un.

Il vit, comme en un tableau sombre, sa vie dérangée, ses habitudes troublées, sa liberté compromise.

Que faire, que devenir, où aller, quels plaisirs prendre, avec ce garçon pour commensal obligé, dormant sous son toit, mangeant à sa table, le suivant dehors, pendu à son paletot comme le moutard au tablier de sa bonne?

Plus de délicats dîners au restaurant, en compagnie de spirituels gourmets. Plus de ces visites mystérieuses qu'il attendait souvent avec impatience, le soir, les rideaux tirés, après avoir envoyé ses domestiques au spectacle.

Aussi, de quel cœur il vouait au diable l'honorable placeur et son intéressant protégé.

Mais l'idée ne lui vint pas d'essayer seulement de se soustraire à cette écœurante corvée.

Initié presque complétement aux projets de B. Mascarot, il sentait que surveiller Paul pendant les premiers jours était d'une importance capitale.

Il fallait le dépayser, ce garçon, le dérouter, l'étourdir, le transformer, creuser entre son passé et le présent un si profond abîme, qu'il ne pût revenir sur ses pas.

N'était-il pas indispensable, sans dire absolument la vérité à Paul, de le préparer à l'entendre? On devait aguerrir son esprit contre les révoltes, sinon probables, du moins possibles, de sa conscience au dernier moment.

Le docteur se résigna donc et sut faire, comme on le dit vulgairement, contre fortune bon cœur.

Paul trouva en lui le plus agréable des compagnons, un spirituel causeur, un conseiller facile, prêchant une morale à la douce et une philosophie sans scrupules.

Pendant cinq jours, ils ne se quittèrent pas, déjeunant dans les grands restaurants, se promenant au bois, dînant au club du docteur.

Quant à leurs soirées, elles étaient prises.

Ils les passaient exactement chez M. Martin-Rigal. Le docteur jouait avec le banquier, lorsqu'il n'était pas sorti, – et Paul et Flavie causaient, à demi-voix, ou faisaient de la musique.

Mais rien n'est éternel ici-bas.

Le cinquième jour de cette agréable existence, le bon Tantaine parut, annonçant qu'il venait chercher Paul et son bagage.

– Je vous ai déniché et arrangé, lui dit-il, le plus charmant réduit qu'on puisse rêver. Dame!.. c'est beaucoup moins beau qu'ici, mais tout y est conforme à la position qu'il convient que vous affichiez.

– Où est-ce?

Le bonhomme eut un sourire qui voulait être très malicieux:

– J'ai songé à économiser vos chaussures, répondit-il, vous ne serez pas à une lieue de chez M. Martin-Rigal.

– Partons donc!.. s'écria le jeune homme, que la curiosité ardait.

Comme factotum, le vieux clerc n'a pas son pareil. Il sait tout, connaît tout, prévoit tout, pense à tout.

Paul dut s'en convaincre au premier coup d'œil donné à sa nouvelle demeure.

C'est rue Montmartre, presque au coin de la rue Joquelet, que le père Tantaine avait rencontré ce qu'il cherchait.

C'était bien, ainsi qu'il l'avait fait pressentir, le logis modeste d'un artiste à ses débuts, mais d'un artiste ayant déjà vaincu les premières difficultés, songeant à l'avenir et se préoccupant du bien-être présent.

L'appartement, situé au troisième étage, se composait d'une petite entrée, de deux jolies pièces et d'un assez grand cabinet de toilette. Une des pièces était la chambre à coucher, l'autre était disposée en petit salon de travail, et près de la fenêtre se trouvait un piano.

Meubles, rideaux, tentures, bibelots, tout était propre, rien n'était neuf.

Une particularité frappa Paul.

Cet appartement, qu'on lui disait loué et meublé pour lui depuis trois jours seulement, paraissait habité. La vie y palpitait. Ou eût juré que le locataire venait de sortir à la minute, et qu'il allait rentrer.

Tout, depuis le lit qu'on aurait supposé tiède encore, jusqu'aux bouts de bougie des candélabres, trahissait des habitudes quotidiennes non interrompues.

Il y avait, sous le lit, des pantouffles qui avaient servi, le feu du matin n'était pas tout à fait éteint, on apercevait dans l'âtre des bouts de cigare, sur la table du salon de travail était une feuille de papier de musique, où on avait commencé de noter un air.

Cette sensation de la présence d'un maître était si forte, que Paul ne put s'empêcher de s'écrier:

– Mais cet appartement est habité, monsieur, nous sommes chez quelqu'un.

– Nous sommes chez vous, mon enfant.

– Maintenant, peut-être, parce que vous aurez acheté ici tout en bloc; mais celui qui vous a vendu son mobilier ne fait que de partir…

Le doux Tantaine avait l'air ravi d'un écolier après une espièglerie.

– Depuis plus d'un an, répondit-il, le seul locataire de céans, c'est vous. Ne reconnaîtriez-vous plus votre logis?

Paul écoutait bouche béante, flairant une mystification ou un mystère.

– Quelle plaisanterie! dit-il, pour dire quelque chose.

– De ma vie je n'ai été aussi sérieux. Voici plus d'une année que vous avez installé vos pénates ici. En voulez-vous une preuve? Je vais vous la donner.

Il n'attendit pas la réponse. Il courut se pencher au-dessus de la cage de l'escalier, et, de toutes ses forces, cria:

– Mère Brigot!.. Ohé!.. Montez donc!..

Puis revenant à Paul:

 

– C'est la concierge de la maison, dit-il, vous allez voir.

Au même moment, une grosse vieille, répugnante d'obésité, au nez écarlate ayant une mine obséquieuse que démentait son petit œil méchant caché sous de gros sourcils gris, fit son entrée dans l'appartement.

– Bonjour la mère, lui dit le vieux clerc d'huissier; je vous ai appelée pour un petit renseignement…

– Bien à votre service, monsieur Tantaine.

Du doigt, le bonhomme montra Paul, tout en continuant à s'adresser à la portière.

– Vous connaissez monsieur? demanda-t-il.

– Cette malice! Un locataire.

– Comment se nomme-t-il?

– Paul.

– Tout court?

– Mais oui; Paul de Rien-Avec, autrement dit. N'allez-vous pas lui reprocher de n'avoir connu ni père ni mère…

– Quelle est sa profession?

– Artiste donc! il donne des leçons de piano, il compose des airs et il copie de la musique.

– Que gagne-t-il à ce métier?

– Ah!.. je n'ai pas compté avec lui. A vue de nez, ça doit aller dans les trois ou quatre cents francs par mois.

– Et cette somme lui suffit?

– Certainement. Mais dame! c'est si sage, si économe! une vraie fille, quoi! Au point que moi qui ai une demoiselle, je voudrais qu'elle lui ressemblât. Et travailleur, et distingué, et propre…

Elle sortit sa tabatière, huma une copieuse prise, et, avec l'accent d'une conviction bien arrêtée, ajouta:

– Et joli garçon!..

L'air connaisseur de la grosse femme parut réjouir beaucoup le bon Tantaine. Cependant il poursuivit:

– Pour être si bien informée, il faut que vous connaissiez M. Paul depuis longtemps, et qu'il vous ait parlé de ses affaires.

– Pardine!.. il y aura quinze mois, au terme prochain qu'il a emménagé ici, et depuis ce temps, tous les jours que le bon Dieu fait, c'est moi qui arrange son ménage…

– Savez-vous où il logeait avant?

– Naturellement, puisque je suis allée aux renseignements. Il demeurait rue Jacob, de l'autre côté de l'eau. On l'y a même bien regretté, allez, mais il fallait qu'il se rapprochât de son travail, qui est ici près, rue Richelieu, à la bibliothèque.

D'un geste, le bonhomme arrêta la portière.

– Cela suffit, mère Brigot, dit-il, laissez-moi seul avec monsieur.

Ce bizarre, ce surprenant interrogatoire, Paul l'avait écouté de l'air ahuri d'un homme qui se tâte pour savoir au juste s'il dort ou s'il veille, s'il vit ou s'il rêve.

Le doux père Tantaine, lui, ferma soigneusement la porte sur les talons de la portière, et revint vers son protégé en riant aux éclats trop fort pour que son rire fût complétement naturel.

– Eh bien! lui demanda-t-il, que dites-vous de l'aventure?

Paul fut bien deux minutes au moins pour recouvrer la parole. Il faisait d'héroïques efforts pour rassembler ses idées en déroute, il appelait à la rescousse sa fermeté vacillante.

Il se rappelait les conseils que depuis cinq jours le docteur Hortebize lui chantait sur tous les tons: «Attendez-vous aux événements les plus extraordinaires, ne vous étonnez de rien, soyez prêt à tout.»

Pour un premier assaut, sa contenance ne fut pas trop fâcheuse.

– Je suppose, monsieur, reprit-il enfin, que vous avez fait la leçon à cette femme.

La grimace du vieux clerc ne laissait pas de doute sur le vif désappointement que lui causa cette réponse.

– Diable!.. fit-il d'un ton d'ironie qu'il ne prit pas la peine de dissimuler, si c'est là tout ce que vous avez compris, nous ne sommes pas près de nous entendre!

Cette raillerie devait piquer la vanité toujours à vif du protégé de B. Mascarot.

– Pardon, reprit-il d'un air gourmé, je comprends que cette scène n'est qu'une préface, et j'attends le roman.

Cela fut dit avec une belle assurance qui enchanta le vieux clerc d'huissier.

– Oui, mon enfant, s'écria-t-il tout attendri d'une effusion paternelle, oui, ce n'est qu'une préface indispensable! Le roman, on te le révélera quand le moment propice sera venu, et tu verras quel magnifique rôle on t'y réserve, et tu comprendras quel succès t'attend, si tu sais être un acteur de talent!

– Pourquoi ne pas dire la vérité tout de suite?

Le bonhomme hocha doucement la tête.

– Patience, répondit-il en revenant au «vous,» patience, impétueuse jeunesse! On n'a point bâti Paris en un jour. Laissez-vous guider, ô mon fils! laissez-nous mesurer le fardeau à vos forces, abandonnez-vous à nos lisières protectrices! C'en est assez pour aujourd'hui. Vous venez de recevoir votre première leçon, repassez-la, méditez-la.

– Une leçon?

– Ou une répétition, comme vous voudrez, oui, mon enfant. Ce que j'avais à vous apprendre, je l'ai mis en action, pour vous frapper plus vivement, pour le graver plus profondément dans votre esprit.

C'était précis, cela: il n'y avait ni à douter, ni à équivoquer, ni à hésiter.

– Tout ce que cette bonne femme a dit, poursuivit le doux Tantaine en appuyant sur chaque mot pour lui donner une valeur plus grande, tout ce qu'elle a répondu doit être la vérité. Donc, c'est la vérité. Quand vous serez arrivé à vous le persuader à vous-même, vous serez prêt pour la lutte; jusque-là, non. Souvenez-vous de ceci: on n'impose que les croyances auxquelles on ajoute lui. Il n'est pas un imposteur illustre qui n'ait été sa première dupe et sa plus entêtée.

A ce vilain mot: imposteur! le protégé de B. Mascarot ne fut pas maître d'un haut-le-corps. Il essaya de protester.

Mais ce fut une raison pour Tantaine d'insister sur son idée et de souligner sa réplique comme on accentue la phrase décisive qui livre la clé d'une situation indéchiffrable.

– Un de mes amis, prononça-t-il, a vécu dans l'intimité d'un faux Louis XVII, qui eût ses partisans, et il m'a raconté une foule de particularités de son existence. Ce garçon, qui était le fils d'un cordonnier d'Amiens, avait si parfaitement fait abstraction de soi pour se pénétrer de son personnage d'emprunt, que, mis inopinément en présence d'une fille de son pays, qui avait été sa maîtresse et qu'il avait aimée à la folie, il ne la reconnut pas.

– Oh!.. interrompit Paul; quelle histoire!..

– Non, il ne la reconnut pas. Et voilà à quelle perfection vous devez prétendre. Ne souriez pas, le cas est sérieux. Il vous faut réussir à vous dégager totalement de vous-même pour entrer dans la peau d'un homme nouveau. Paul Violaine, le fils illégitime d'une petite mercière de Poitiers, le trop naïf amant de la Belle Rose, n'existe plus. Il est mort d'inanition dans un grenier de l'hôtel du Pérou, ainsi qu'en témoignerait au besoin Mme Loupias.

C'est qu'il ne plaisantait pas, le vieux clerc d'huissier.

Il avait arraché son masque de bénigne niaiserie, il avait cet accent irrésistible qui enfonce les idées comme des pointes acérées dans les cerveaux les plus rebelles.

– Vous dépouillerez, poursuivait-il, cet individualité importune comme un vêtement usé qu'on jette et qu'on oublie. Le succès est à ce prix. Et je ne vous commande pas seulement de perdre la mémoire de l'intelligence, celle-là n'est rien; je vous ordonne de perdre la mémoire du corps, qui est idiote, absurde, terrible, qui trahit toujours. Il ne faut pas que si, dans la rue, un inconnu crie: Violaine!.. vous vous retourniez machinalement.

Si préparé que dût être Paul à cette leçon, il sentait sa raison vaciller comme la flamme d'une bougie au vent. Le cauchemar continuait.

– Qui suis-je?.. balbutia-t-il.

Le doux Tantaine se permit un ricanement sardonique.

– La portière vous l'a dit, répondit-il, aussi bien, mieux même que je n'aurais su vous le dire. Vous avez nom Paul, tout court, vous avez été élevé aux Enfants-Trouvés, vous n'avez jamais connu vos parents. Voici quinze mois que vous habitez ici, et vous demeuriez l'an passée rue Jacob. Votre femme de ménage n'en sait pas davantage… Mais lorsque vous viendrez avec moi rue Jacob, les concierges vous reconnaîtront, et ils vous diront où était, avant, votre domicile; et si nous y allons, on se souviendra de vous pareillement.

– Et il me sera possible de remonter ainsi le passé?..

– Mon Dieu, oui, jusqu'au jour de votre naissance. Peut-être en cherchant bien, arriveriez-vous jusqu'à votre père…

– Oh!.. monsieur!..

– A moins qu'il n'arrive jusqu'à vous.

Le front de Paul devenait de plus en plus soucieux.

– Mais si on me demandait des détails sur ma vie, sur ce que j'ai fait? Cela peut arriver; je puis être interrogé par M. Martin-Rigal, par Mlle Flavie…

– Nous y voici donc!.. Eh bien! rassurez-vous; on vous communiquera des documents si explicites, si précis qu'il vous sera aisé de donner, heure par heure pour ainsi dire, l'emploi de vos vingt-trois ans.