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Les esclaves de Paris

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– Mais alors, monsieur, il était donc, comme moi, musicien, compositeur, cet autre dont je prends la place?

Le vieux clerc d'huissier, impatienté, ne se gêna pas pour lâcher un maître juron.

– Sacrebleu!.. s'écria-t-il, jouez-vous la simplicité? Vous ai-je dit que vous preniez la place de qui que ce soit? Que me parlez-vous d'un autre? Il n'y a que vous ici. Vous n'avez donc pas écouté la portière.

– Si, mais…

– Eh bien! elle vous l'a appris, vous êtes artiste. Vous vous êtes fait seul, comme les hommes qui ont du nerf. Est-ce que le talent a besoin de maître! Pour vivre en attendant que vos œuvres arrivent à l'Opéra, vous donnez des leçons.

– A qui? On me questionnera.

Le père Tantaine prit dans une coupe, sur la cheminée, trois cartes de visite, et les présenta à Paul, en disant:

– Voici le nom et l'adresse de trois élèves que vous avez et qui vous donnent chacune cent francs par mois pour deux séances par semaine. Ces deux-ci vous affirmeraient si vous en doutiez, que vous êtes leur professeur depuis longtemps. La troisième, Mme veuve Grodorge, témoignera même en justice, sous la foi du serment, qu'elle doit à vos leçons tout ce qu'elle sait, et elle est forte. Demain, vous vous présenterez chez ces élèves, aux heures indiquées sur les cartes. Vous serez reçu comme un familier de la maison, lâchez d'y être à l'aise autant qu'un ancien maître…

– Je tâcherai.

– Encore un mot. En dehors de vos leçons, et pour augmenter votre bien-être, vous copiez à la bibliothèque, pour des amateurs riches, des fragments d'anciens opéras inédits. Voici sur le piano le travail que vous achevez pour M. le marquis de Croisenois, une œuvre charmante de Valserra: I tredici mesi

C'était tout pour le moment. Il prit le bras de Paul et lui fit visiter en détail l'appartement.

– Vous le voyez, disait-il, on n'a rien oublié, on vous croirait ici depuis des siècles. Bien plus, comme, en garçon rangé que vous êtes, vous ne dépensez pas ce que vous gagnez, vous trouverez dans le tiroir de votre bureau huit obligations d'Orléans et un millier de francs, ce sont vos économies.

Mille questions se pressaient sur les lèvres de Paul, mais déjà le bonhomme avait ouvert la porte pour se retirer.

– Je reviendrai demain avec le docteur, dit-il.

Puis adressant à son élève une bénédiction ironique, il ajouta, comme jadis B. Mascarot:

– Tu seras duc!..

Debout devant sa loge, la concierge de la maison, la mère Brigot, guettait la sortie du vieux clerc d'huissier.

Dès qu'elle l'aperçut descendant lentement l'escalier, la tête baissée en homme écrasé sous le poids de ses préoccupations, elle courut à lui, autant toutefois que son obésité lui permettait de courir.

– Êtes-vous content de moi, monsieur Tantaine? lui demanda-t-elle de sa voix affreusement pateline…

– Chut!.. interrompit le bonhomme en la poussant brutalement dans sa loge, dont la porte était restée ouverte, chut donc! Êtes-vous folle de parler ainsi tout haut, au risque d'être entendue du premier venu!

Il paraissait si furieux, ce bon Tantaine, que la portière baissait le nez, tremblante comme une coupable devant la justice.

– J'espérais, balbutia-t-elle, que j'avais bien répondu.

– Très bien, en effet, mère Brigot; vous m'aviez parfaitement compris. Je rendrai bon compte de vous à M. Mascarot.

– Quel bonheur!.. Alors, nous sommes sauvés, Brigot et moi?

Le vieux clerc eut un geste équivoque.

– Sauvés… répondit-il, pas encore tout à fait. Le patron, certainement, a le bras long, mais vous avez des ennemis, beaucoup d'ennemis. Tous les domestiques de la maison vous exècrent, et ils seraient ravis, je ne vous le cacherai pas, de vous faire arriver de la peine.

– Oh!.. monsieur, est-ce possible; peut-on dire des choses pareilles! Nous qui sommes si bons pour eux, mon mari et moi.

– Maintenant peut-être, parce que vous redoutez leur témoignage; mais autrefois?.. Ah! vous vous êtes mis dans de biens vilains draps, votre mari et vous. La loi est précise: Article 386, paragraphe 3. Il y va de la réclusion. Vous avez surtout cette diable de circonstance de paquets de clés vus entre vos mains par les deux bonnes du second étage, qui est terrible.

Ce fut au tour de la grosse femme de frémir. Elle joignit les mains en murmurant d'une voix suppliante:

– Plus bas! monsieur, je vous en conjure, plus bas!..

– Votre grand tort, poursuivait le père Tantaine, est d'être venu trouver le patron trop tard. On avait beaucoup jasé déjà, la police avait été prévenue et ne pouvait se dispenser d'agir.

– C'est égal, si M. Mascarot voulait…

– Mais il veut, chère dame, il ne demande qu'à vous être utile. Je suis persuadé qu'il réussira à égarer l'enquête; déjà beaucoup de témoins ont promis de vous être favorables… Seulement, vous savez, service pour service, il faut lui obéir ponctuellement.

– Oh! le cher homme!.. nous passerions dans le feu pour lui, Brigot et moi; ma fille Euphémie y passerait aussi…

Prudemment le vieux clerc recula.

Il put craindre que, transportée d'espoir, dans l'effusion de sa reconnaissance, la portière ne se jetât à son cou.

– Le patron n'exige pas de tels sacrifices, dit-il; tout ce qu'il vous demande, c'est de ne jamais varier dans vos déclarations au sujet de Paul. Ce qu'il attend, c'est une discrétion impénétrable. Un seul mot du secret qui vous a été confié, il vous abandonne, et alors, je vous l'ai dit, l'article 386…

Décidément, l'énoncé de cet article qui édicte les peines applicables aux vols domestiques avait la vertu de donner des coliques à l'honnête concierge.

– La tête sur le billot, monsieur, s'écria-t-elle, je soutiendrais mordicus que M. Paul est mon locataire depuis un an, qu'il est artiste, que je le connais, et le reste. Quant à lâcher une traître parole de ce que vous m'avez conté, je me couperais plutôt la langue, et j'y tiens… allez!

Si véritablement sincère était l'accent de cette déclaration, que le vieux clerc d'huissier revint à sa bénignité accoutumée.

– Dans ces conditions, prononça-t-il, je suis autorisé à vous dire: Espérez. Oui, le jour où l'affaire de notre jeune homme sera terminée, on vous obtiendra une petite déclaration qui vous rendra blancs comme neige et qui vous permettra de dire le front haut que vous avez été calomniés.

C'était un marché, la mère Brigot ne devait pas s'y méprendre.

– Qu'il réussisse donc bien vite, dit-elle, ce cher enfant mignon.

– Ce ne sera pas long, je vous le garantis. Mais jusque-là, vous savez, surveillance attentive de tous les instants.

– On ouvrira l'œil.

– A qui que ce soit, en dehors du patron, de son médecin ou de moi, qui viendrait demander Paul, vous répondrez qu'il est sorti.

– Entendu, personne ne montera.

– De plus, il vous faudrait tâcher de savoir le nom du visiteur et venir nous avertir rue Montorgueil.

– S'il vient quelqu'un, vous serez prévenu dans les cinq minutes.

Le bon Tantaine se recueillit cherchant s'il n'avait pas quelque autre recommandation à faire.

– C'est bien tout, dit-il au bout d'un moment. Ah! encore ceci. Tenez exactement note des heures de sortie et de rentrée de ce joli garçon, parlez-lui le moins possible, mais épiez ses moindres actions.

Cela dit, sans s'arrêter aux protestations de la portière toute brûlante du zèle d'un intérêt bien entendu, il s'éloigna en répétant:

– Surveillez! surveillez!.. qu'il ne fasse pas de sottises.

Cette dernière préoccupation, pour le moment du moins, était absolument superflue.

Paul était hors d'état de tenter quoi que ce fût.

Tant qu'il s'était senti sous l'œil du père Tantaine, il avait puisé dans sa détestable vanité assez d'énergie pour garder une ferme contenance.

Mais, une fois seul, après le départ du bonhomme, il fut saisi d'un tel effroi qu'il se laissa tomber comme anéanti sur un fauteuil.

C'est qu'entre toutes les idées qui doivent répugner à l'imagination, il n'en est pas de plus odieuse que celle de la perte de sa personnalité.

Si l'esprit accepte facilement la nécessité d'un travestissement imposé par les circonstances, c'est que ce travestissement n'est que momentané, et que d'ailleurs, sous un faux nom pris au hasard, sous le costume d'emprunt, on reste soi.

Tel n'était pas le cas de Paul.

Non seulement il se voyait réduit à renoncer à son individualité, mais il si trouvait prendre l'individualité d'un autre.

Il serait peut-être heureux et riche, il épouserait Flavie, il aurait un grand nom; mais, femme, argent, noblesse, bonheur, il devrait tout à une infâme comédie.

Et le pacte conclu, et il l'était presque, il lui deviendrait impossible de revenir sur ses déclarations. Il serait comme un acteur condamné à vivre avec le masque et le costume de son rôle. Il lui faudrait, jusqu'à sa mort, être cet autre dont il volait le passé.

Il frissonnait en se rappelant cette lugubre parole du père Tantaine:

– Paul Violaine est mort.

Et il lui semblait, en effet, que quelque chose venait de se briser en lui.

Il torturait sa mémoire à chercher parmi ses souvenirs quelques exemples de cette situation étrange; il n'en trouvait pas.

Si, cependant.

Il se rappelait l'histoire de Cognard, ce bandit si audacieux, incarné en comte de Sainte-Hélène, dont tout Paris admirait la tournure martiale et le brillant uniforme, sur le front des troupes, aux revues royales.

Cognard, ce forçat trahi par un ancien compagnon de chaîne.

Car c'était là ce qu'il risquait, à jouer cette périlleuse partie: le bagne.

Ne serait-il pas reconnu, lui aussi, par quelque camarade oublié, qui au moment du triomphe le montrerait du doigt et crierait:

– Arrêtez!.. Celui-ci est Paul Violaine, de Poitiers, le fils de la petite mercière de la rue des Vignes.

 

Que ferait-il alors, que répondre? Aurait-il sur les émotions poignantes d'un tel moment assez de puissance pour payer d'audace, pour regarder, d'un œil riant cet accusateur en lui disant:

– Vous vous trompez, je ne vous connais pas.

Il ne se sentait pas cette impudence imperturbable, et la conviction de n'être pas à la hauteur de son rôle ajoutait à son effroi.

S'il n'eût pas été engagé déjà, s'il eût su que devenir, où aller, comment vivre, il eût pris la fuite.

Le pouvait-il?

Hélas! bien que fort inexpérimenté, il comprenait que des gens comme le placeur, comme Hortebize et comme Tantaine ne sèment pas leurs secrets au hasard. Ils lui avaient fait, à eux trois, assez d'étranges confidences pour lui bien prouver qu'ils le considéraient comme absolument en leur pouvoir.

Or, il savait à quoi s'en tenir sur la puissance de B. Mascarot. Il était certain que, quoi qu'il pût faire, il n'échapperait pas à sa vengeance.

Accepter le traité, c'était courir un danger; mais un danger lointain, probable peut-être, mais non pas assuré.

Éluder le traité c'était s'exposer à un péril immédiat et parfaitement défini.

Pris entre ces menaces, Paul devait choisir les plus éloignées.

Ce furent d'ailleurs les dernières convulsions de son honnêteté expirante.

– J'accepte, murmura-t-il, en avant!..

Il faut bien le dire, les cinq jours passés en compagnie de l'excellent Hortebize pesaient d'un poids énorme dans la balance des décisions de Paul.

Il possédait au suprême degré, ce respectable docteur, l'art de rendre le vice aimable et de le mettre à la portée de toutes les consciences.

Pour exposer ses odieuses théories, il savait toujours rencontrer le terme congruant, l'expression agréable et de bonne compagnie.

Paraissait-on néanmoins surpris, vite il trouvait parmi ses souvenirs des exemples rassurants à citer.

Si bien qu'il semblait impossible qu'à son contact l'honnêteté à peine trempée d'un adolescent dévoré de convoitises, tout flambant de passions inassouvies, ne fût pas désorganisée.

Un garçon bien autrement affermi que Paul en d'honorables principes, eût très probablement succombé à ces incessantes attaques, ayant l'apparence inoffensive et la redoutable puissance de la goutte d'eau qui, à la longue, use le rocher.

Nul comme le docteur ne savait émettre à propos ces maximes dissolvantes qui sont comme le lien commun de la corruption.

Il professait, prétendait-il, le catéchisme des forts.

Il prêchait deux morales, celle des intelligents et celle des imbéciles.

– De quelle postérité voulez-vous être, demandait-il à Paul, de celle d'Abel ou de celle de Caïn? Entre les deux, il faut opter sans rémission. Éternels moutons, les fils d'Abel seront toujours tondus. Les descendants de Caïn, au contraire, savent s'armer de ciseaux et tondre. Que redoutez-vous? Ce n'est plus Dieu maintenant qui, du haut des nuages, crie: «Caïn, qu'as-tu fait de ton frère?» C'est la justice humaine qui se contente de demander si on s'est débarrassé d'Abel selon les règles prescrites par le code.

Puis, tous ces discours, il les condensait en aphorismes mis en pratique, affirmait-t-il, par les heureux du monde.

Il disait à Paul:

«Le succès justifie tout.»

«Une bonne grosse infamie qui enrichit d'un coup, épargne quantité de petites infamies de détail que se permettent les plus honnêtes gens.»

Ou encore:

«Le grand chemin de la fortune est si encombré, que ceux-là seuls arrivent au but qui ont l'adresse de prendre un chemin de traverse.»

Or, les renseignements du docteur avaient cela de terrible, qu'à tout instant il pouvait se proposer pour modèle, et dire:

– Regardez-moi!

Et, en effet, son exemple était de ceux qui feraient douter de la conscience et de la justice.

En lui le vice triomphait, jouissait, s'engraissait, roulait voiture, éclaboussait en riant l'honnêteté pauvre.

Quant au châtiment qui toujours arrive, tôt ou tard, s'il le redoutait, il se gardait bien de l'avouer.

Il ne disait pas à Paul que ce médaillon enrichi de pierreries qui battait son ventre de financier, renfermait un poison subtil sur lequel il comptait en cas de catastrophe.

Non. Il répétait:

– Du courage, ami Paul, abandonnez-vous à Mascarot, comme moi, comme le marquis de Croisenois, comme Van Klopen, comme tant d'autres. Mascarot peut tout ce qu'il veut, il est dévoué et sûr. Quand entre la fortune et un de ses amis se trouve un bourbier, il n'hésite pas, il prend, nouveau saint Christophe, son ami sur ses robustes épaules, et le passe.

Sur ce dernier point, le docteur prêchait un croyant.

Loin de douter de la force de B. Mascarot, Paul se la serait plutôt exagérée. Après cette dernière scène, il n'apercevait pour ainsi dire pas de limites à une puissance établie sur la terreur.

Si depuis sa sortie de l'hôtel du Pérou, il avait été ébloui par la rapidité des événements, son installation dans cet appartement de la rue Montmartre, lui paraissait tenir du prodige.

Il était stupéfait de la quantité de gens que l'honorable placeur savait faire mouvoir et forcer de concourir à la réussite de ses projets.

Cette portière qui assurait le connaître, ces concierges de la rue Jacob près desquels on pouvait aller aux renseignements, ces élèves qu'on lui procurait, tous ces gens n'étaient-ils pas comme autant d'esclaves qu'un secret livrait pieds et poings liés à la discrétion de B. Mascarot?

Était-il à craindre d'échouer avec de tels éléments de succès? Risquait-on même quelque chose, protégé par un homme à qui rien n'échappait, qui semblait disposer à son gré des événements, qui organisait le hasard à sa convenance?

– Et j'hésiterais, se disait Paul en arpentant d'un pied fiévreux son nouvel appartement, et j'aurais des scrupules! Ah! ce serait trop bête.

Il dormit mal cependant cette première nuit. A diverses reprises, il s'éveilla en sursaut. Il lui semblait voir rôder autour de son lit l'ombre vengeresse de l'homme dont il volait la personnalité.

Mais le lendemain, lorsque l'heure arriva d'aller donner sa première leçon, il se sentait en veine de courage, il faudrait dire d'impudence, et c'est d'un pas leste, la tête haute et la mine assurée qu'il se rendit à l'adresse indiquée sur la carte de Mme veuve Grodorge, celle qui devait se déclarer la plus ancienne de ses élèves.

Certes, il ne se doutait guère que deux de ses protecteurs, dissimulés derrière un lourd camion, le surveillaient et l'observaient.

C'était ainsi, cependant.

Amenés par le même désir de savoir comment Paul acceptait sa situation nouvelle, depuis qu'il était livré à lui-même, le bon Tantaine et le docteur Hortebize s'étaient rencontrés au coin de la rue Joquelet, juste à temps pour voir passer leur disciple et saisir sur sa physionomie l'expression de ses sensations.

En le voyant s'éloigner tout pimpant, ils échangèrent un coup d'œil de triomphe.

– Eh! eh! ricana le vieux clerc d'huissier, notre jeune coq redresse sa crête qui était bien basse hier au soir… cela va bien!

– Oui, approuva le docteur; le voilà lancé maintenant, il ira loin.

Pour plus de sûreté, cependant, ils entreront se renseigner près de la mère Brigot.

C'est avec les témoignages les plus serviles d'un respect sans bornes que la grosse femme les accueillit et répondit à leurs questions.

– Personne ne s'est présenté pour notre jeune homme, déclara-t-elle. Hier, il n'est descendu qu'à sept heures. Il m'a demandé de lui indiquer le restaurant le plus voisin; je l'ai envoyé au bouillon Duval, ici à côté. A huit heures, il était de retour; il est remonté se pomponner et est ressorti. A minuit, il était couché.

– Passons à aujourd'hui.

– Voilà! Quand je suis montée chez lui, ce matin, il pouvait être neuf heures. Il venait de se lever et finissait de s'habiller. Quand j'ai eu fini son ménage, il m'a priée de lui aller chercher à déjeuner et de lui préparer du café. J'ai obéi. Il s'est mis alors à manger de si bon appétit, que je me suis dit: «Allons, voilà l'oiseau habitué à sa cage!»

– Et après?

– Il s'est mis à chanter, toujours comme un oiseau. Puis il a touché du piano. Ah! le cher mignon, sa voix est aussi agréable que sa figure. Foi de femme!.. on en deviendrait folle de ce petit homme-là! Heureusement, ma fille Euphémie ne vient pas me voir souvent…

Le reste de la phrase se perdit dans le mouvement qu'elle fit en aspirant une énorme prise de tabac.

– Enfin, s'il est sorti, reprit le père Tantaine, a-t-il dit s'il serait longtemps dehors?

– Le temps de donner sa leçon. Il sait que monsieur doit venir…

– C'est bien.

Satisfait de la surveillance, le bonhomme se retourna vers l'excellent M. Hortebize.

– Vous alliez peut-être à l'agence, monsieur le docteur? demanda-t-il.

– Précisément, je comptais voir M. Mascarot.

– Il est absent, mais si vous avez quelque chose à lui faire dire, prenez la peine de monter avec moi jusque chez notre jeune homme; il faut que je lui parle, et je vais l'attendre.

– Soit, répondit le docteur.

C'était comme un ordre pour l'obséquieuse concierge. Elle s'empressa de remettre à ses deux visiteurs la clé que lui avait laissée son locataire, et ils montèrent rapidement.

Mieux que Paul, l'excellent Hortebize pouvait juger l'habileté qui avait présidé à l'arrangement de cet appartement destiné à donner l'idée d'un long séjour et d'une existence calme et laborieuse.

– Sacrebleu!.. mon vieux, s'écria-il avec l'accent de la sincère admiration, quel metteur en scène tu ferais!..

D'un coup d'œil il avait embrassé les détails les plus futiles en apparence, et il poursuivait:

– Parole d'honneur! sur la seule vue de ce petit salon de travail, un père donnerait sa fille au garçon qui l'habite…

Mais il s'interrompit, surpris du silence du vieux clerc d'huissier. Il le regarda et fut frappé de son air sombre.

– Qu'as-tu, demanda-t-il avec une nuance d'inquiétude, qu'y a-t-il?..

Tantaine fut un moment sans répondre. Il s'était assis les jambes croisées devant le feu près de s'éteindre, et tisonnait furieusement.

– Il y a, grommela-t-il enfin, il y a que nos cartes se brouillent.

A cette déclaration le front du souriant docteur se rembrunit.

– C'est Perpignan qui te gêne, fit-il. Tu auras rencontré près de lui des difficultés insurmontables…

– Non. Perpignan n'est qu'un sot. Il fera naturellement juste ce que je voulais lui conseiller de faire. Nous tenons le Champdoce…

Le digne M. Hortebize, fort oppressé depuis un moment, eut un gros soupir de satisfaction.

– Alors, murmura-t-il, je ne vois pas…

– Quoi!.. tu oublies le mariage de Croisenois! Là est l'obstacle. Une affaire si sagement combinée, cependant, conduite avec tant de prudence. Hier encore j'aurais répondu sur ma tête d'un succès sans anicroche.

– Eh!.. c'est cela, tu marchais avec trop d'assurance…

– Point. J'ai joué de malheur, voilà tout. Est-ce que la sagesse humaine existe!.. La sagesse humaine!.. ce n'est qu'un mot. On fait la part de l'imprévu, on ne fait pas celle de l'impossible.

– Cependant…

– C'est ainsi. Jamais ennemi habile n'eût imaginé contre nous la série de combinaisons invraisemblables que nous oppose le hasard. Toi qui vas dans le monde, connais-tu, en 1868, une héritière très belle et très noble, insensible aux jouissances du luxe et de la vanité et capable d'une grande et vraie passion…

Le docteur eut un sourire qui, certes, était la plus explicite des négations.

– Eh bien! poursuivit le bonhomme, cette héritière existe, et elle a nom Sabine de Mussidan. Elle aime, et sais-tu qui?.. un homme que par trois fois déjà j'ai trouvé en travers de ma route, un artiste, un peintre, et il faut que ce garçon soit doué de la plus redoutable énergie qu'on puisse concevoir.

– Bast!.. un artiste sans fortune, sans doute, sans relations…

Un geste de son interlocuteur l'interrompit…

– Cet artiste n'est pas sans relations, malheureusement, déclara le doux Tantaine, il a un ami, et quel ami!.. le gentilhomme qui devait épouser Mlle Sabine, M. de Breulh-Faverlay.

Cette nouvelle était si étrange, que l'excellent Hortebize demeura sans voix.

– Comment est venu ce rapprochement, poursuivit Tantaine, je ne puis me l'expliquer. Ce doit être un coup du génie de Mlle Sabine. Enfin le fait est là. Et à eux deux ils ont gagné à leurs intérêts la femme que je destinais à pousser la candidature de Croisenois.

– Mais c'est impossible.

– C'est mon avis. Ce qui n'empêche que, hier soir, ils étaient réunis tous les trois, et juraient, je le présume du moins, de tout tenter pour empêcher le mariage du marquis.

 

L'excellent docteur bondit sur son fauteuil.

– Quoi! s'écria-t-il, quoi!.. ils ont pénétré les projets de Croisenois! Ah! ça, comment?

Le vieux clerc eut un geste découragé.

– Ah! voilà! répondit-il. Un général ne peut être sur tous les points d'une grande bataille, et toujours parmi ses lieutenants il se trouve des imbéciles ou des traîtres. J'avais arrangé entre Van Klopen et Croisenois une comédie qui devait nous livrer la vicomtesse. Tout avait été prévu, combiné, arrangé: j'avais soigné les détails comme seul je sais les soigner. Je ne pouvais pas ne pas compter sur un triomphe complet.

Malheureusement, après une répétition générale excellente, la représentation a été détestable. Ni Croisenois, ni Van Klopen n'ont pris la peine de jouer leur rôle sérieusement. Je leur avais préparé un chef-d'œuvre de finesse et de transitions, ils ont exécuté une scène brutale, ridicule, révoltante, une parade!.. Ils ont cru, les idiots! qu'il est aisé de tromper une femme!

Et pour comble, le marquis, à qui j'avais recommandé la plus extrême réserve, a démasqué immédiatement ses batteries; oui, ce niais vaniteux a parlé de Sabine.

Dès lors, tout était perdu. La vicomtesse, qui sur le moment avait été dupe, a réfléchi, et la connivence des deux acteurs lui a sauté aux yeux. Flairant un piège, la peur l'a prise et elle a couru crier: «Au secours!» chez M. de Breulh.

Le docteur écoutait, la consternation peinte sur le visage.

– Qui donc, demanda-t-il a pu t'informer ainsi?

– Personne, je devine. Je vois les résultats, je pénètre la cause. Oh! l'éveil est donné, va!..

Le doux Tantaine n'est pas homme à gaspiller en inutiles discours ce capital qui s'appelle le temps.

Quand il ouvre la bouche, c'est qu'il a quelque chose à dire, et ses paroles, les plus oiseuses en apparence, ont toujours une portée sérieuse.

Le docteur le savait bien.

De là son anxiété de plus en plus poignante, à mesure qu'il sentait qu'on se rapprochait d'un but qu'il ne pénétrait pas.

– Pourquoi me dis-tu tout cela, interrogea-t-il, que n'avoues-tu plutôt sans ambages que la partie est désespérée!

– C'est qu'elle ne l'est pas.

– A t'entendre, cependant!..

– J'ai déclaré qu'elle était fort compromise, rien de plus, et c'est bien différent. Quand tu joues à l'écarté, en cinq points, que ton adversaire en a quatre et que tu n'en a pas un seul, jettes-tu tes cartes et abandonnes-tu ton enjeu? Non. Tu gardes l'espoir de piquer sur quatre, comme on dit vulgairement.

L'inaltérable flegme du vieux clerc d'huissier exaspérait vraiment le digne M. Hortebize.

– Ainsi, s'écria-t-il, tu t'obstines à lutter.

– Naturellement.

– Mais c'est de la démence, c'est de l'aberration, c'est courir de gaîté de cœur à un abîme dont on a mesuré la profondeur.

Le vieux clerc se permit un petit sifflotement on ne peut plus agaçant.

– Que devrions-nous donc faire, demanda-t-il, au jugement de Votre Excellence?

– Rien. Abandonner cette combinaison et en chercher une autre, moins lucrative, peut-être, mais aussi moins périlleuse. Ne vas-tu pas te piquer au jeu? Ce serait, par ma foi! de la vanité bien placée. Tu as voulu mordre un morceau, il est trop dur, n'est-ce pas? abandonne-le; à t'obstiner tu te casserais les dents. Nous avons tâté ces gens, ce sont des lutteurs au-dessus de nos forces; laissons-les. Au fond, que nous importe que Mlle de Mussidan épouse Croisenois ou de Breulh, ou tout autre! La spéculation est-elle là? Non, heureusement. L'idée vraiment productive, l'idée d'une société à laquelle tu fais souscrire tous nos contribuables, reste pleine et intacte. Nous la reprendrons. Mais, en attendant, crois-moi, confessons entre nous notre défaite, battons en retraite et faisons les morts.

Il s'arrêta, déconcerté par l'expression gouailleuse du sourire du bon père Tantaine.

– Il me semble, ajouta-t-il, d'un ton blessé, que ma proposition n'a rien de ridicule, qu'elle est raisonnable.

– Peut-être. Reste à savoir si elle est pratique.

– Je ne découvre rien qui t'empêche de l'accepter.

– Vraiment! C'est qu'alors la frayeur te montre la position à travers de singulières lunettes. Nous nous sommes trop avancés, mon bon docteur, pour avoir encore notre libre arbitre. Aller de l'avant nous est impérieusement commandé. Reculer maintenant, serait attirer nos adversaires sur notre piste. Quoi que nous fassions, il faudra en découdre. Or, bataille pour bataille, mieux vaut choisir son terrain et commencer. A forces égales, l'agresseur gagne trois chances sur dix, on l'a calculé.

– Ce sont des mots!..

– Bah!.. sont-ce des mots aussi, nos confidences à Croisenois?..

L'argument, s'il n'ébranla pas le docteur, le frappa vivement.

– Serait-il donc assez infâme pour nous trahir? fit-il.

– Pourquoi non, si c'est son intérêt évident? Réfléchis et juge: Croisenois est au bout de son rouleau; nous l'avons ébloui des perspectives d'une fortune princière: à quel parti s'arrêtera-t-il si nous allons lui dire: «Pardon! il n'y a rien de fait; vous êtes dans la misère; restez-y!»

– On pourrait le désintéresser, l'assister.

– Et cela nous conduirait, où? Veux-tu payer ses dettes, dégager son héritage, défrayer son luxe et ses passions? Quelles limites auront ses exigences? Depuis que je lui ai livré le secret de l'association, il nous tient autant que nous le tenons; plus même, car il a moins à risquer. Nous lui avons appris la musique, docteur, il nous ferait joliment chanter.

– Ah!.. tu as été bien imprudent.

– Sacrebleu! il faut pourtant se confier à quelqu'un. D'ailleurs, les deux affaires, celle du duc de Champdoce et celle de Sabine, se tiennent. Je les ai conçues ensemble, ensemble elles réussiront ou me craqueront entre les mains.

– Ainsi, tu persistes?

– Plus que jamais.

Depuis un moment, le docteur, avec une affectation qui ne pouvait échapper à son interlocuteur, agitait et faisait sonner le médaillon d'or pendu à la chaîne de sa montre.

– J'ai juré autrefois, prononça-t-il avec un pâle sourire, que nos destinées seraient communes. Je ne me dédis pas. Marche, si périlleuse que me semble la route où tu t'obstines, je te suivrai jusqu'au bout… jusqu'au fossé de la culbute. J'ai sous la main ce qu'il faut pour éviter les angoisses de la chute: Une contraction du gosier, comme pour avaler une pilule amère, une convulsion foudroyante, un vertige, un hoquet… et tout est fini.

La lugubre précaution du docteur avait toujours offusqué le bon Tantaine. Elle lui fut en ce moment particulièrement désagréable.

– Oh!.. assez, fit-il. Si tout tourne mal, tu utiliseras ton médaillon; jusque-là, par grâce, laisse-le en repos.

Il se leva de l'air le plus mécontent, s'adossa à la cheminée, et poursuivit:

– Pour des gens de notre trempe, un danger connu n'est plus un danger. On nous menace, nous nous défendrons. Malheur à qui me gêne. Au pis aller, j'aurai recours aux grands moyens.

Il s'interrompit, alla ouvrir toutes les portes pour se bien assurer que personne n'écoutait derrière, et, revenant à sa place, il reprit d'une voix sourde:

– En résumé, un seul homme nous fait obstacle: André. Supprime le, tout va comme sur des roulettes.

L'excellent Hortebize tressauta comme s'il eût été touché d'un fer rouge.

– Malheureux! s'écria-t-il, tu voudrais…

Le vieux clerc eut un petit rire sec des plus effrayants.

– S'il le fallait, pourtant! répondit-il. Ne vaut-il pas mieux tuer le diable que d'être tué par lui?

L'effroi du digne M. Hortebize était tel que ses dents claquaient comme des castagnettes. Il consentait bien à demander aux gens: «La bourse ou l'honneur!» Mais demander: «La bourse ou la vie!» et frapper…

– Et si nous étions découverts! balbutia-t-il.

– Nous? Allons donc! Suppose le crime commis: la justice cherchera à qui il profite. Arrivera-t-elle à nous? Jamais. Par exemple, elle saura que cette mort rend à M. de Breulh la main d'une femme qu'il adore, et qui lui préférait André…

– Horrible!.. fit le docteur révolté.

– Eh! je le sais bien. Aussi ferai-je tout au monde pour éviter cette extrémité. Les moyens violents me répugnent autant qu'à toi. Je chercherai, je trouverai mieux…

Il s'arrêta court. Paul rentrait une lettre à la main.

Le protégé de B. Mascarot rayonnait, et c'est d'un air de suffisance bien plaisant qu'il tendit la main au docteur Hortebize et au vieux clerc d'huissier.