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Les esclaves de Paris

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– Par ma foi!.. messieurs, dit-il, du ton le plus dégagé, je comptais bien sur votre aimable visite, mais non de si bonne heure. Je remercie le hasard qui m'a inspiré la pensée de monter un moment.

Le père Tantaine eut bien du mal à s'empêcher de hausser les épaules.

Involontairement, il comparait cette crânerie toute nouvelle de Paul à ses défaillances vingt-quatre heures plus tôt, à cette même place.

– Les affaires vont donc comme nous voulons? interrogea le docteur.

– Elles vont au moins assez bien pour que, même en cherchant bien, je ne puisse trouver un sujet de plainte.

– Vous venez de donner votre leçon?

– Précisément. Je quitte à l'instant Mme Grodorge. Quelle femme aimable et charmante! Vous dire de quelles prévenances elle m'a comblé est impossible.

Paul eût ignoré totalement pourquoi et comment la porte de Mme Grodorge lui était ouverte, qu'il ne se fût pas exprimé autrement.

– On s'explique, cela étant, votre satisfaction si légitime, fit le docteur avec une nuance de persiflage que Paul ne saisit pas.

– Oh!.. répondit-il, je ne m'en fais pas accroire pour si peu de chose. Si je vous semble ravi, c'est que j'ai d'autres raisons… plus sérieuses.

– Serait-ce une indiscrétion de vous demander lesquelles?

Paul prit la mine grave et mystérieuse de l'adolescent qu'étouffe son premier secret d'amour.

– Je ne sais trop si j'ai le droit de parler, confiance oblige.

– Diable!.. une aventure, déjà!

L'amour-propre de l'élève du placeur s'épanouissait délicieusement.

– Gardez votre secret, mon cher enfant, conseilla le père Tantaine, gardez-le.

C'était bien le moyen de lui délier promptement la langue; le malicieux bonhomme l'avait prévu.

– Oh! monsieur, protesta-t-il, me croyez-vous donc ingrat à ce point d'avoir quelque chose de caché pour vous!..

Il agita triomphalement le papier qu'il tenait à la main, et ménageant autant que possible ses effets, il poursuivit:

– Voici une lettre que m'a remis la concierge lorsque je suis rentré. Elle m'a été apportée par un garçon de banque. Devinez-vous de qui elle peut être? Allez, ne cherchez pas, elle est de mademoiselle Flavie Rigal et ne me laisse aucun doute sur ses sentiments à mon égard.

– Oh!..

– C'est ainsi. Le jour où je prendrai la peine de le vouloir sérieusement, Mlle Flavie deviendra Mme Paul.

Une fugitive rougeur, aussitôt disparue, courut sous la peau épaisse et ridée du vieux clerc d'huissier.

– Vous êtes heureux!.. fit-il, non sans un tremblement fort appréciable de la voix, bien heureux!..

L'autre, négligemment, releva le revers de son paletot, et, passant son pouce dans l'entournure de son gilet, répondit:

– Mon Dieu oui!.. Mais sans grands efforts je vous prie de le croire. Je n'ai pas déplu à Mlle Flavie, et à ma troisième visite, elle me le confessait bien gentiment.

Comme s'il eût jugé ses lunettes insuffisantes à dissimuler ses émotions, le père Tantaine écoutait, le visage caché entre ses mains.

– Hier soir, cependant, poursuivit Paul, Mlle Flavie avait été d'une réserve et d'une froideur désespérantes. Vous pensez peut-être que je me suis efforcé de l'attendrir? Point. Je me suis dit: «Mignonne, tu perds ton temps,» et je l'ai quittée de meilleure heure que de coutume.

Il mentait; il avait été horriblement inquiet.

– Et j'agissais sagement, continuait-il. La pauvre fille! Pour me tenir rigueur, elle luttait contre son cœur. Écoutez plutôt ce qu'elle m'écrit:

Il rejeta ses cheveux en arrière, se posa de la façon qu'il jugeait la plus avantageuse, et lut:

«Mon ami,

«J'ai été méchante hier, et je m'en repens. Je n'ai pu dormir de la nuit, en me rappelant la grande tristesse qu'on lisait dans vos yeux quand vous vous êtes retiré. Paul, c'était une épreuve. Me pardonnerez-vous? J'ai plus souffert que vous, croyez-le.

«Quelqu'un qui m'aime bien, hélas! plus que vous peut-être, me répète sans cesse qu'une jeune fille qui livre à celui qu'elle aime sa pensée entière, risque son bonheur. Est-ce vrai cela?

«Hélas! ce serait bien malheureux, Paul, car moi je ne saurais jamais feindre. Et, la preuve, c'est que je vais tout vous dire. Mon bon père est le meilleur, le plus excellent des hommes, et tout ce que je veux il le veut. Je suis bien sûre que si votre ami, notre bon docteur Hortebize venait de votre part lui présenter une certaine requête, il ne dirait pas: non. Je suis bien sûre que si je le priais d'une certaine manière, il me répondrait: oui…»

– Et cette lettre ne vous a pas touché? demanda le père Tantaine.

– Franchement, si. Écoutez donc, il y a un million de dot.

Sur cette vanterie, le vieux clerc d'huissier se dressa d'un bon si menaçant, que Paul recula, stupéfait de ce soudain mouvement de colère.

Mais, sur un coup d'œil de l'excellent Hortebize, le bonhomme se contint.

– Si encore il pensait ce qu'il dit, gronda-t-il; si son vice n'était pas pure fanfaronnade.

– C'est notre élève!.. fit le docteur avec un sourire.

Le bon Tantaine, cependant, s'était approché de Paul. Il posa sa large main sur sa tête, et froissant presque brutalement ses beaux cheveux blonds, il lui dit:

– Tu ne sauras jamais, mon garçon, tout ce que tu dois à Mlle Flavie!

Cette scène rapide impressionna Paul d'autant plus vivement, qu'il n'en pouvait comprendre ni les motifs ni la portée.

Voilà deux hommes qui avaient mis en œuvre les deux plus puissantes ressources de leur funeste esprit pour pervertir en lui tout sens moral; il essayait de mettre leurs leçons en pratique, espérant s'attirer leurs éloges, et, au lieu de cela, ils le traitaient avec le dernier mépris. C'était inexplicable.

Mais, avant qu'il fût assez revenu de sa surprise pour interroger, le père Tantaine avait maîtrisé son émotion.

– Mon cher enfant, reprit-il, voici ma commission faite. Si je tenais à vous voir, c'est uniquement parce que je craignais quelque défaillance de votre énergie.

– Cependant, monsieur…

– Oh!.. réparation d'honneur. Vous êtes fort, bien plus fort que je ne le pouvais supposer.

– Il a fait des progrès, l'enfant! approuva le docteur.

– Tant de progrès, que le moment est venu de le traiter en homme. Ce soir, mon cher Paul, M. Mascarot aura par Caroline Schimel le mot de l'énigme qu'il poursuit. Demain à deux heures, trouvez-vous à l'agence, vous saurez tout.

Paul voulait répliquer, s'informer, le bon Tantaine ne lui en laissa pas le temps.

Il lui coupa la parole d'un adieu des plus secs, et sortit en entraînant le docteur, de l'air d'un homme qui fuit une explication irritante ou périlleuse.

– Partons, lui disait-il à l'oreille, une minute encore et je battrais ce misérable petit farceur. Ah!.. Flavie, Flavie!.. Ta folie d'aujourd'hui te coûtera plus tard des larmes de sang!..

Les deux associés étaient déjà au bas de l'escalier, que le protégé de B. Mascarot demeurait encore debout, au milieu de son petit salon de travail, un bras en avant, la bouche entr'ouverte, frappé d'immobilité, offrant le plus parfait modèle d'une statue de la confusion.

Toute la fierté qui le gonflait l'instant d'avant s'était évaporée comme le gaz d'un ballon crevé d'un coup d'épingle.

– Dieu sait, pensait-il, ce que doivent dire de moi ce misérable médecin et cet odieux clerc d'huissier. Sans doute ils rient de ma naïveté, ils se moquent de mes prétentions!..

Cette pensée l'exaspérait jusqu'à le faire grincer des dents; colère bien injuste, en vérité! Ni le docteur, ni le bon Tantaine n'avaient prononcé le nom de Paul, une fois hors de chez lui.

Tout en remontant la rue Montmartre, Tantaine et le docteur ne s'occupaient que de trouver un moyen de paralyser les démarches d'André.

– Mes informations sont beaucoup trop vagues, disait le bonhomme; j'ai trop peu étudié le terrain pour prendre un parti. Ma tactique pour le moment est de ne pas donner signe de vie, et j'ai donné, dans ce sens, mes instructions à Croisenois. Mais j'ai attaché un de nos agents à chacun de nos adversaires. André, M. de Breulh, la vicomtesse, ne sauraient faire un mouvement sans que je sois prévenu. J'ai une oreille à leur porte, un œil au trou de leur serrure, lorsqu'ils se croient le plus en sûreté. Bientôt je verrai clair dans leur jeu, et alors… Va, reprends ton heureuse insouciance et fie-toi à moi.

Ils étaient arrivés au boulevard; le vieux clerc d'huissier s'arrêta brusquement et tira sa grosse montre d'argent.

– Déjà quatre heures! s'écria-t-il. Comme le temps file! Je te quitte, je n'ai plus une minute à perdre. Ce n'est pas quand on a du lait sur le feu qu'on peut s'endormir. J'ai dix courses indispensables à faire. Ne dois-je pas surveiller mes observateurs et m'assurer qu'ils sont à leur poste.

– Du moins, on te verra ce soir?

– C'est peu probable. Tel que tu me vois, je me propose d'aller dîner dans quelque restaurant des boulevards extérieurs.

Le docteur ouvrit de grands yeux.

– Oh!.. pas pour mon plaisir, je te l'affirme, ajouta le bonhomme. J'ai ce soir rendez-vous au Grand-Turc, avec ce garnement de Toto-Chupin. Je dois y trouver cette Caroline, qui possède, j'en mettrais ma main au feu, le secret des Champdoce. Elle est discrète, rusée, sous le coup très probablement de menaces effroyables, mais elle adore les petits verres, et ce sera bien le diable si je ne découvre pas la liqueur qui lui délie la langue. Sur ce, je suis pressé, à demain!..

XXVI

Oui, il était pressé, le père Tantaine, et la preuve, c'est que lui, l'infatigable marcheur, il prit une voiture à l'heure et promit cent sous de pourboire pour être mené bon train.

C'est au coin de la rue Blanche et de la rue de Douai qu'il se fit conduire tout d'abord. Il ordonna au cocher de l'attendre et gagna d'un pas leste l'heureuse maison où le jeune M. de Gandelu avait installé sa divinité.

 

Il passa sans rien demander devant le concierge, en homme qui connaît les êtres, il sonna sans se tromper à l'appartement si somptueusement meublé où Rose s'était métamorphosée en vicomtesse Zora de Chantemille.

On fut assez longtemps à venir à son appel.

Enfin, au bout de deux minutes, la porte fut ouverte par une grosse fille au teint enluminé, le bonnet de travers. C'était la cuisinière de Zora-Rose, cette Marie qui avait si religieusement rapporté à B. Mascarot les onze francs qu'elle lui devait.

A la vue du vieux clerc, elle laissa échapper une exclamation de plaisir.

– Eh! s'écria-t-elle, c'est le père Tantaine qui arrive comme marée en Carême.

– Chut! fit le bonhomme d'un air inquiet.

– Tiens, pourquoi se gêner?

– Si votre maîtresse entendait, elle pourrait venir.

La cuisinière éclata de rire.

– Pas de danger!.. répondit-elle; madame est dans un certain endroit d'où on ne revient pas comme cela. Vous savez, les bijoux précieux risquent de s'égarer, et on les serre.

Cette périphrase, qui signifiait que la pauvre Rose avait été arrêtée, sembla surprendre beaucoup le vieux clerc.

– Pas possible! s'écria-t-il.

– C'est comme cela. Mais entrez donc, on vous contera la chose pendant que vous trinquerez avec notre société.

Dans la salle à manger, où pénétra le père Tantaine, six convives, assis devant une table chargée de bouteilles, achevaient un déjeuner commencé vers midi.

L'honorable société était composé de quatre femmes, que le bonhomme reconnut pour des pratiques de l'agence, et de deux messieurs. Sur la seule physionomie de ces messieurs, on ne leur eût pas confié sa bourse.

– Comme vous le voyez, papa, commença le cordon bleu, après que son nouvel invité eut trinqué et bu, on se passe du bon temps. C'est tout de même une drôle d'affaire. Imaginez-vous qu'hier, comme je venais de mettre mon dîner en train, deux messieurs se présentent pour parler à madame. On les fait entrer et tout de suite ils lui déclarent qu'ils viennent la chercher pour la conduire en prison. Là-dessus, la voilà à pousser des cris si perçants, qu'on devait l'entendre de la rue Fontaine. Elle ne voulait pas marcher; elle s'accrochait aux meubles. Alors, eux, très proprement, vous l'ont prise par la tête et par les pieds et l'ont portée à un fiacre qui attendait en bas. Emballée. Cela fait ma quatrième patronne qui a du désagrément… Mais vous ne buvez pas!

Le doux Tantaine tenait le renseignement qu'il était venu quérir; il s'excusa poliment et se retira, laissant continuer le festin qui semblait ne devoir finir qu'avec la dernière bouteille de la cave.

– De ce côté-ci, murmurait-il en montant en voiture, tout va pour le mieux… Voyons ailleurs.

Ailleurs, ce fut d'abord aux Champs-Élysées…

Il descendit non loin de la bâtisse de M. Gandelu père, et s'approcha d'un petit homme brun qui, armé d'une latte, écartait les passants, qu'eussent pu atteindre les gravats tombant des échafaudages.

– Quoi de neuf, La Candèle, demanda-t-il.

– Rien, monsieur Tantaine; dites bien au patron que j'ouvre l'œil.

Successivement le bonhomme alla causer quelques instants avec un valet de pied de M. de Breulh et une fille de service de Mme de Bois-d'Ardon.

Puis, congédiant sa voiture, il gagna d'un pied leste l'établissement du père Canon, le marchand de vins de la rue Saint-Honoré, où il trouva Florestan.

Autant le beau domestique est humble avec B. Mascarot, autant il est fier avec le pauvre Tantaine.

Cette fois, pour mieux constater sa supériorité, il le força d'accepter à dîner. Mais il ne put rien lui apprendre, sinon que Mlle Sabine était d'une tristesse morne.

Il allait être huit heures, quand le vieux clerc put enfin se débarrasser de Florestan et sauter dans un fiacre pour se faire conduire au Grand-Turc.

C'est rue des Poissonniers, au 18e arrondissement, à cent pas du boulevard extérieur, que se balance au vent l'enseigne du Grand-Turc, cet établissement dont les séductions multiples irritaient si fort depuis huit jours les convoitise de Toto-Chupin.

Éloquente plus qu'un pitre de foire, la façade qui crie aux passants: «Entrez!» promet à l'intérieur un résumé de toutes les joies de ce monde: Bonne table d'hôte à six heures, café, bière, liqueurs, et par-dessus le marché, danse, pour précipiter la digestion.

Un couloir assez long donne aux élus l'accès de ce paradis terrestre.

Les deux portes qu'on trouve au fond conduisent, celle de droite au bal, celle de gauche à la table d'hôte.

Là viennent prendre leur repas du soir quantité d'employés, des artistes à leurs débuts et des rentiers des environs.

Le dimanche, il n'y a jamais assez de place, et encore on tient les enfants au-dessous de sept ans sur les genoux, comme dans les omnibus.

A coup sûr, le baron Brisse demanderait parfois à remanier le menu: mais comme les appétits les plus robustes y trouvent leur satisfaction, tout est pour le mieux.

La table d'hôte, d'ailleurs, est la moindre des attractions.

Les dernières bouchées du dessert sont à peine avalées, que sur un signe du patron, tout à coup il se fait un grand remue-ménage.

En un clin d'œil, la vaisselle et les nappes sont enlevées. Le restaurant devient café, la bière coule à flots. Le bruit des dominos remplace le cliquetis des fourchettes.

Ce n'est rien encore. A ce second signal, on ouvre à deux battants une large porte, et aussitôt on cesse de s'entendre. C'est l'orchestre du bal qui verse dans la salle d'hôte ses torrents d'harmonie.

Libre alors aux dîneurs de profiter des cornets à pistons, le prix d'un repas donne l'entrée gratuite au bal.

Pourtant, malgré cette faveur, les deux clientèles de l'établissement, celle de l'estomac et celle des jambes, ne se mêlent guère.

Cela tient-il à la spécialité du bal? On ne s'y amuse pas, comme ailleurs, à l'éternel quadrille, on n'y danse presque exclusivement que des «danses tournantes,» des polkas, des mazurques, des valses. Oh!.. des valses surtout. Le Grand-Turc est le conservatoire de la valse, c'est connu.

Tout, on le voit vite, a été sacrifié à cette danse jalouse. Le milieu de la salle, qui affecte la forme d'une rotonde, est isolé par une banquette décrivant un cercle parfait.

Le décor du dôme qui représente des colombes planant dans l'azur, manque peut-être de fraîcheur, mais le parquet est merveilleusement soigné et entretenu, glissant à point et uni comme un miroir.

N'est-ce pas dire que la Germanie parisienne se précipite à ce bal avec une passion qui rappelle celle des enfants de l'Auvergne pour leur musette?

Au Grand-Turc, il doit parler allemand, le galant cavalier qui se risque à inviter une dame pour la prochaine, ou tout au moins connaître le gracieux idiome des environs de Strasbourg.

Mais aussi quels duos de totons, quels vertiges, quels tourbillonnements! C'est au Turc qu'il faut voir les cordons-bleus de l'Alsace, raides, sans un mouvement de tête, la bouche entr'ouverte, l'œil mourant, tourner pendant des quarts d'heure avec la grâce de ces petits danseurs de bois des orgues de Barbarie.

Pour la dixième fois déjà dans la soirée, le maître des cérémonies du bal venait de crier de sa voix la plus enrouée: «En place! en place!» quand le bon père Tantaine se présenta, après avoir jeté au guichet ses cinq sous d'entrée.

La fête était alors fort animée, et l'atmosphère commençait à se charger de lourdes émanations et de parfums étranges. Tout nouveau venu eût été suffoqué. Mais le vieux clerc d'huissier ressemble en ceci à Alcibiade, que partout où le conduisent les nécessités de sa profession, il est à l'aise autant que chez lui.

C'était la première fois qu'il venait au Turc, et cependant c'est de l'air d'un vieil habitué qu'il parcourut les endroits réservés aux buveurs, le rez-de-chaussée, d'abord, puis la galerie du premier étage.

Mais c'est en vain qu'il essuya les verres de ses lunettes, troublés et obscurcis par la buée du bal, il n'aperçut ni Caroline Schimel ni Toto-Chupin.

– Aurais-je fait une course inutile, grommela-t-il, où suis-je simplement arrivé trop tôt?

Attendre, était impossible. Il redescendit donc, alla s'installer dans la partie la plus éclairée, près du comptoir, et se fit servir une chope de bière.

Pour se distraire, il avait en face de lui le tableau symbole de l'établissement.

C'est une grande peinture où les couleurs terribles n'ont pas été ménagées.

Cela représente un homme affligé d'une gênante obésité, coiffé d'un mouchoir blanc, vêtu d'un maillot bleu, assis dans un fauteuil rouge, près d'une tenture verte, les pieds sur un tapis jaune. D'une main, il tient son ventre; et, de l'autre, il tend un verre pour qu'on lui verse à boire.

On voit très bien que c'est un Grand Turc, à sa pipe d'abord, qui est énorme, au lion qui est près de lui, et enfin à la sultane qui, de l'air le plus gracieux, emplit sa coupe d'une bière écumeuse.

Cette sultane elle-même, superbe personne blonde, bien portante et richement mise, est née, cela saute aux yeux, en Alsace, ce qui est une délicate flatterie de l'artiste à l'adresse des danseuses de l'établissement.

Le vieux clerc d'huissier admirait, lorsqu'il fut troublé par une voix paillarde qui discutait loin de lui.

Machinalement, il prêta l'oreille; il lui semblait reconnaître cette voix.

– Mais c'est Chupin, se dit-il, le misérable garnement! Où donc est-il, que je ne l'ai pas aperçu?

Il se retourna, et à deux tables plus loin, dans un recoin assez obscur, il finit par distinguer celui qu'il cherchait.

Qu'il fût passé près de Toto sans le reconnaître, il n'y avait rien de surprenant à cela: Toto ne se ressemblait plus.

Non, Toto n'avait plus rien du piteux drôle qui grelotait sous une lamentable blouse percée; il reluisait, il rayonnait, il resplendissait.

Son plan était fait le jour où il avait arraché cent francs au doux Tantaine, et ce plan, il l'avait mis à exécution.

Il s'était juré qu'il serait beau; il était superbe. Toutes les splendeurs d'un magasin de confections d'occasion y avaient passé. Après s'être outrageusement moqué du jeune M. Gaston de Gandelu, qu'il comparait à un singe, il avait évidemment cherché à le copier.

Il portait un petit veston court et clair, un gilet surprenant de couleur et de dessin et un pantalon à sous-pieds. Lui, qui jadis méprisait les chemises, il tournait péniblement le cou dans un faux-col terriblement raide qui lui descendait jusqu'au milieu de la poitrine. Comme il était tête nue, on voyait clairement qu'il avait confié sa tête à un coiffeur; ses cheveux, d'un jaune sale, frisaient.

Il était assis devant une table chargée de plusieurs mooss vides, et, en face, buvant avec lui, se tenaient deux messieurs qui avaient bien l'air d'être ce qu'ils étaient. Il avaient la cravate à la Colin, la coquette casquette de toile cirée, et leurs cheveux, ramenés sur le côté, formaient deux accroche-cœurs soigneusement collés et maintenus aux tempes.

A l'importance de Toto-Chupin, à sa mine fière, à son verbe haut, il n'était pas difficile de comprendre qu'il régalait et qu'il jouissait de la supériorité qu'a celui qui paye à boire sur celui qui accepte.

Le bon Tantaine se levait pour aller prendre le garnement par l'oreille, quand une réflexion soudaine l'arrêta.

Cauteleusement, avec une prudente lenteur, sans le moindre mouvement qui pût attirer l'attention de l'aimable trio, il se retourna, enjamba deux bancs et parvint à se rapprocher beaucoup en se dissimulant derrière un des pilliers qui soutiennent la galerie supérieure.

Grâce à cette manœuvre, qui lui prit bien cinq minutes, il se trouvait à la portée de tout entendre.

C'était Chupin qui avait la parole:

– Vous avez beau me «blaguer,» disait-il à ses deux amis, et m'appeler petit crevé, je resterai toujours comme je suis; d'abord c'est mon idée, et ensuite, pour travailler dans le grand, comme je veux, il faut avoir l'air cossu.

Les deux messieurs riaient aux larmes.

– Oh?.. je sais bien, poursuivait Toto, que j'ai une bonne tête avec mes habits, mais cela vient de ce que je n'en ai pas l'habitude. La belle malice! On s'y fera bien vite. S'il le faut, je me payerai des leçons d'un maître de danse pour ressembler à quelqu'un de très chic.

– Voilà une pose!.. fit un des messieurs. Dis donc Chupin, quand tu iras au bois en voiture, tu m'emmèneras?

– Tiens! pourquoi pas! Qu'est-ce qu'il faut pour avoir une voiture? de l'argent. Quels sont ceux qui gagnent de l'argent? Ceux qui ont un «truc». Eh bien! moi j'en ai un qui a crânement réussi à ceux qui me l'ont appris. Pourquoi ne me réussirait-il pas?

 

C'est avec une réelle terreur que le père Tantaine venait de s'apercevoir que Toto était ivre. Que savait-il au juste, qu'allait-il dire?

Le bonhomme se tenait sur ses gardes, prêt à renfoncer d'un bon coup de poing dans la gorge du garnement la première parole compromettante.

Les deux invités de Toto, eux aussi, savaient bien qu'il avait trop bu.

Depuis qu'il semblait disposé à leur livrer le secret de ses intentions, ils étaient devenus fort attentifs et échangeaient des regards d'intelligence.

Pourquoi, en effet, ce précoce gredin n'aurait-il pas, ainsi qu'il le prétendait un «truc» ingénieux?

Ses habits neufs, sa suffisance, ses libéralités prouvaient en tout cas qu'il possédait de l'argent. Où l'avait-il pris? Le lui faire confesser pour puiser aux mêmes sources était indiqué. Il avait le vin si expansif que lui arracher les dernières confidences ne pouvait pas être bien difficile.

D'un coup d'œil, ces messieurs à accroche-cœurs s'entendirent mieux que larrons en foire et se distribuèrent les rôles.

Le plus jeune secoua la tête d'un air incrédule et ironique à la fois.

– Toi, un «truc» jamais de la vie.

L'autre, aussitôt, prit le parti du jeune garnement, ce qui était le sûr moyen de caresser sa vanité et de lui délier la langue.

– Pourquoi donc pas? dit-il.

– J'en ai un, affirma Toto.

– Dis-le donc, si tu ne veux pas que l'on croie que tu te vantes.

– C'est simple comme bonjour, fit-il enfin, seulement il s'agissait d'inventer la chose. Je vais vous en donner une preuve. Supposons que j'aie vu Polyte, que voilà, «lever» deux paires de bottes à un étalage.

Le susdit Polyte protesta avec une telle énergie, que le bon Tantaine, qui ne perdait pas un mot de la conversation, ne douta pas qu'il n'eût sur la conscience quelque méfait de ce genre.

– Ce n'est pas la peine de «t'enlever,» continua Toto, puisqu'on te dit que c'est une supposition. Mettons que ce soit arrivé et que je le sache. Savez-vous ce que je fais? Je vais tout droit trouver mon Polyte, et je lui dis dans le tuyau de l'oreille: «Part à deux, ou je vends la mèche.»

– Possible, mais alors, moi, pour ta part, je te casserais la figure.

Oubliant le rôle d'homme distingué, Toto eût le geste narquois des gamins de Paris.

– Tu ne casserais rien, dit-il, parce que tu n'es pas une bête. Tu te dirais: «Si je fais mal à ce garçon, il criera comme un aveugle, cela donnera l'éveil et on m'arrêtera.» Et au lieu de cela tu tâcherais de t'en tirer au meilleur marché possible; tu marchanderais et nous finirions par nous arranger très bien.

– Et c'est là ce que tu nommes un «truc?»

– Mais oui. Est-ce qu'il n'est pas bon? On laisse les imbéciles courir seuls tous les risques, et ensuite on les force à partager les bénéfices.

– Connu, le système! C'est tout simplement du chantage.

– Précisément, je m'en flatte.

Et, sur cette fière déclaration, Toto empoigna un mooss vide et se mit à frapper sur la table de toutes ses forces, criant qu'il avait soif et qu'on apportât à boire pour lui et ses deux amis.

Les deux messieurs, pendant ce temps, se regardaient d'un air passablement penaud. La comparaison de Toto ne leur apprenait rien de neuf, rien de pratique surtout.

Le chantage est une spéculation d'une simplicité primitive, à la portée de toutes les intelligences; le difficile est de trouver quelqu'un à faire chanter, et quelqu'un ayant de la voix, c'est-à-dire de l'argent.

L'objection de Polyte trahit immédiatement cette préoccupation.

– Je ne dis pas qu'il n'y a pas de bons coups à faire dans cette partie, remarqua-t-il, mais il doit y avoir du chômage, dans cet état-là. On n'est pas réveillé tous les matins par un filou qui vous dit: «Viens-t-en voir un peu comment je décroche les bottes aux étalages!»

– Cette idée exclama Chupin en haussant les épaules, c'est dans ce métier-là comme dans les autres: il faut se remuer pour gagner de l'argent. Certainement, si on attend les clients à domicile, ils ne viennent guère; mais on les cherche, et on les trouve!

– Où?

– Ah! voilà!..

Il y eut un silence dont le doux Tantaine eut envie de profiter pour se montrer. Il était certain ainsi de couper court aux confidences. Mais d'un autre côté il jugeait utile de connaître les idées du garnement. Il se rapprocha donc encore, au point qu'il n'était plus séparé du trio que par un pilier.

Toto, lui, oubliant l'harmonie de sa frisure, se grattait la tête avec cette mine si plaisamment grave que prennent les ivrognes quand ils vont à la pêche de leurs idées.

– Bast!.. prononça-t-il enfin, pourquoi pas?

Il se pencha vers ses invités, et mystérieusement, il ajouta:

– On est entre amis, on peut parler?

– N'aie pas peur.

– Eh bien! c'est aux Champs-Élysées que je trouve mon affaire, et deux fois par jour plutôt qu'une.

– Pourtant, je ne vois pas d'étalage à dégarnir par là.

Chupin haussa dédaigneusement les épaules.

– Pensez-vous donc, reprit-il, que je m'adresse aux voleurs? Mauvaise affaire? Parlez-moi des honnêtes gens, voilà des pratiques qui aiment à chanter! les honnêtes gens, c'est doux, c'est généreux.

Le père Tantaine frémit. Il se souvenait d'avoir entendu B. Mascarot prononcer une phrase dans ce genre. Il fallait que Toto eût écouté aux portes.

– Allons donc!.. exclama Polyte, les honnêtes gens n'ont pas de raisons pour chanter.

Toto faillit briser sa chope, tant il la posa rudement sur la table.

– Me laisserez-vous parler? fit-il.

– Cause, Toto, répondirent les autres.

– M'y voilà. Donc, quand on a besoin de monnaie, on file aux Champs-Élysées, les mains dans ses poches, et on va s'asseoir sur un banc, le long d'une des avenues qui sont entre la grande allée et le quai. Sur son banc, on fait ce qu'on veut; on peut en «griller une ou deux,» mais en même temps on guigne les fiacres qui marchent doucement. Dès qu'il s'en arrête un, on court voir qui en descend. Si c'est une honnête femme, on a gagné sa journée.

– Et tu sais reconnaître une honnête femme, toi!

– Un peu! Est-ce que cela ne se voit pas! Une honnête femme qui descend d'une voiture où elle ne devrait pas être fait une drôle de figure, je vous le promets. Elle est à la portière, qui allonge la tête, qui guette de droite à gauche, qui baisse son voile si elle en a un. Dès qu'elle croit que personne ne le regarde, elle saute à terre, et elle part comme si elle avait le diable à ses trousses…

– Et ensuite?

– Ensuite!.. On prend le numéro de la voiture et on «file» la dame jusque chez elle.

Pour le coup, le bon Tantaine n'en pouvait douter, Toto intéressait prodigieusement ses auditeurs.

Pour lors, continua-t-il, on pose à la porte pour donner à la dame le temps de monter chez elle. Dès qu'on la suppose arrivée, on se précipite chez le concierge en disant: «Excusez! je désirerais savoir le nom de la dame qui vient de rentrer?»

– Et tu crois que les portiers disent les noms comme cela?

– Pas du tout. Aussi a-t-on toujours sur soi une ficelle, qui consiste en un joli petit portefeuille de treize ou vingt-cinq. Quand le pipelet vous a répondu d'un ton rogue: «Connais pas!» On sort le calepin de sa poche, et on dit d'un air de n'y pas toucher: «C'est vexant, car elle vient de laisser tomber ceci devant la maison, sur le trottoir, je voulais le lui rendre.»

Ravi de l'effet qu'il produisait, Toto vida, comme le plus vieil Allemand du Grand Turc, un énorme verre de bière, et poursuivit:

– Là-dessus, le portier devient aimable et poli, il dit le nom, il indique l'appartement, et l'on monte. Pour cette première fois, il s'agit de s'informer si la femme est mariée ou non, ce qui n'est pas malin. Si elle ne l'est pas, on a perdu son temps. Si elle l'est tout va bien!..

– Que dit-on dans ce cas?

– Rien. Seulement on va aux renseignements; puis, le lendemain, de bonne heure, on vient se mettre en faction devant la maison pour guetter la première sortie du mari. Dès qu'il s'est éloigné, on ne fait ni une ni deux, on va sonner chez lui, et on demande à parler à son épouse: c'est là qu'il faut de l'aplomb! «Madame, lui dit-on, j'ai pris hier, dans la journée, le fiacre numéro tant, – on indique le numéro de son fiacre à elle, – et j'ai eu le malheur d'y oublier mon porte-monnaie, qui contenait cinq cents francs. Comme je vous ai vue monter dans cette voiture immédiatement après moi, je viens vous demander, si, par hasard, vous ne l'auriez pas trouvé.»