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Les esclaves de Paris

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Vous pensez bien que voilà une femme pas contente. Elle nie, elle se défend, elle se fâche, elle menace. Mais on ajoute poliment:

«Puisque c'est ainsi, madame, je m'adresserai à votre mari.»

Aussitôt, la peur la prend, et… elle chante.

– Et le tour est fait?

– Pour ce jour-là, oui, mais non pour toujours. Plus tard, dès que les fonds baissent; on retourne visiter la dame, et on joue le même jeu: «C'est moi, madame, qui suis ce pauvre jeune homme dont l'argent s'est trouvé perdu dans le fiacre nº… etc… etc.»

Et quand on a une douzaine de pratiques pareilles, on vit de ses rentes. Comprenez-vous, maintenant, pourquoi je tiens à être si bien mis? Autrefois, quand j'avais ma blouse, on m'aurait offert cent sous; tandis que maintenant, je peux demander carrément mon billet de mille.

La verve railleuse des invités de Toto-Chupin peu à peu s'était éteinte. Ils réfléchissaient.

Il parut au père Tantaine que chacun d'eux, à part soi, tirait les dernières conséquences de ce qu'il venait d'entendre.

Pourtant leur physionomie n'exprimait qu'un ironique dédain.

– Pas neuf le «truc!» déclara Polyte au bout d'un moment.

– Non, pas neuf du tout! approuva l'autre.

C'est vrai. Cette abominable spéculation est vieille comme le mariage, comme la trahison, comme la jalousie.

Et il semble qu'elle doive durer et se perpétuer, tant qu'il y aura des maris jaloux de leur honneur et des femmes oublieuses de leurs devoirs.

Hélas! qui saurait compter, à Paris seulement, combien il est de malheureuses qu'un instant d'égarement, amèrement regretté quelquefois, livre sans défense à tous les caprices de la plus lâche et de la plus affreuse des tyrannies.

Un jour, lorsque heureuses et palpitantes, elles couraient à un rendez-vous d'amour, elles ont été épiées et suivies par un misérable. Et quelques jours après, en même temps que le remords, souvent, ce misérable est venu, bien autrement impitoyable, la prière aux lèvres et la menace dans les yeux, demander le prix de son silence, le prix d'une sorte de monstrueuse complicité.

Et depuis, pour ces esclaves infortunées du «chantage», l'existence n'a été qu'une longue angoisse. Plus de calme, plus de paix, de contentement, de repos d'esprit. A chaque coup de timbre de leur porte d'entrée, elles tressaillent et pâlissent. Qui vient? Serait-ce encore lui, l'être exécrable et vil, qui veut présenter quelque requête formidable, dans le goût de celle imaginée par Toto:

«Madame ne refusera pas un petit secours à un pauvre jeune homme qui a eu le malheur de perdre son porte-monnaie dans une voiture où madame est montée après lui! madame se souvient sans doute…»

Parfois la Gazette des Tribunaux révèle au public quelque turpitude de ce genre, mais qui donc y prend garde?

Pour bien des gens encore LE CHANTAGE, ce détestable crime qu'on retrouve partout, du premier au dernier degré de l'échelle sociale, n'est qu'un mot, un vain mot. On rit, on ne se croit pas menacé.

Qui n'a connu, cependant, l'histoire de la pauvre Mme de V…?

Un matin, elle se résout à une démarche horriblement compromettante et périlleuse; innocente, pourtant.

Elle se détermine à aller visiter, chez lui, dans la chambre qu'il occupe dans une maison meublée près de l'École-Militaire, un jeune chef d'escadron de hussards, qui tout l'hiver a été son courtisan assidu, qui lui a écrit trois ou quatre lettres qui l'ont touchée.

Si elle ose ainsi aller chez lui, c'est qu'il est dangereusement malade, qu'il voudrait la voir une dernière fois avant de mourir.

Elle prend une toilette de circonstance: robe sombre, chapeau à voile très épais. Elle sort, elle monte dans la voiture d'un de ces cochers marrons, qui sortent on ne sait d'où, et se fait conduire avenue de Lowendal.

Elle avait bien les allures effarouchées, l'air effrayé, les mouvements inquiets que Toto-Chupin décrivait à ses amis. Comme autant de preuves infaillibles d'honnêteté.

Même, ces signes étaient si visibles, que le cocher les remarqua. Il se promit qu'il saurait qui était cette femme, se jurant bien qu'il tirerait parti de sa faute, si faute il y avait.

Les moyens d'investigation ne lui manquaient pas.

Après être restée une demi-heure environ près du malade, qui ne la reconnut même pas, Mme de V… descendit toute en larmes, remonta en voiture, et se fit reconduire non devant sa maison, mais à une certaine distance.

Précautions vaines. Le misérable donna sa voiture à garder à un commissionnaire, et s'attacha aux pas de la pauvre femme.

Le soir même, il savait son nom, qu'elle était mariée et avait deux petites filles, que son mari était fort soupçonneux sans avoir raison de l'être, et enfin qu'ils passaient pour être riches. Il sut enfin où elle était allée.

Le lendemain, il se présentait, en l'absence du maître de la maison, et réclamait à Mme de V… 500 francs de pourboire.

Elle eut l'imprudence, la faiblesse de les donner.

Quelle misère! Elle se disait que d'un mot cet homme pouvait la perdre, briser sa vie, ruiner son honneur à elle, et aussi le bonheur et l'honneur de son mari et de ses enfants.

L'homme vit bien quelle terreur il produisit et projeta d'en abuser. Huit jours plus tard il reparut, implorant la petite charité de 1,000 francs, qui lui furent accordés. Cette somme dura peu. Il revint une troisième fois, puis une quatrième, une dixième, une vingtième, toutes les semaines, sans cesse, sans trêve.

Et si Mme de V… hésitait, se plaignait, marchandait, protestait qu'elle était sans ressources, qu'il la ruinait, il répétait avec son cynique sourire:

– Il faudra donc que je m'adresse à M. de V… il sera plus généreux, lui; que ne donnerait-il pas pour savoir…

Et jamais le vil gredin ne se retira les mains vides.

Il ne conduisait plus de voitures, il s'amusait, vivait bien, buvait outre mesure. Il entretenait une maîtresse, et quand cette fille le tourmentait pour quelque fantaisie coûteuses, il courait chez Mme de V…

Comme à la longue il s'était accoutumé à l'ignominie, qu'il finissait par croire à l'impunité, il ne prenait plus de précautions. Il venait le matin, le soir, à toute heure, sans demander seulement si M. de V… était absent ou non. Plusieurs fois il se présenta complètement ivre, jurant, balbutiant des menaces incohérentes. Et les domestiques entre eux ne pouvaient expliquer qui était cet homme ni comment leur maîtresse ne lui parlait qu'à mains jointes.

Cela en vint au point que Mme de V… se trouva complètement dépouillée. Tout ce dont elle pouvait disposer avait passé aux mains du brigand. Elle en était à envoyer de l'argenterie de la maison au Mont-de-Piété, à n'oser plus s'acheter une robe, à économiser sur les dépenses du ménage, à faire danser – extrémité flétrissante! – l'anse du panier conjugal.

C'est dans ces circonstances que le cocher s'avisa d'exiger d'un seul coup une somme considérable, afin, disait-il, de s'épargner des démarches désagréables.

Mme de V… ne pouvant la lui remettre, il s'emporta, il jura, il fit dans le salon une scène révoltante, atroce.

Ne pouvant rien obtenir d'une femme qui n'avait plus rien, il sortit en déclarant qu'il accordait vingt-quatre heures de réflexion, et que c'était trop de bonté de sa part.

Il était à peine sorti, qu'il fallut porter Mme de V… à son lit. Elle était en proie à une violente crise de nerfs, la fièvre la prit, et ses jours furent en danger.

Ce fut un bonheur pour elle. Son délire révéla la vérité à son mari, et quand le misérable se présenta pour réclamer «son dû,» il trouva un officier de paix qui le pria de le suivre au dépôt.

Aujourd'hui ce cocher doit réfléchir dans quelque maison centrale, sur les dangers qu'il y a de trop «tirer sur la ficelle.»

C'est que la justice ne plaisante pas, lorsqu'il s'agit du «chantage,» une plaie hideuse où il faut porter le fer et le feu. Quant à la police, partout où elle le soupçonne, elle le poursuit, le cerne, le traque et venge les victimes. Cependant les auditeurs de Toto-Chupin, en dépit de leurs mines dédaigneuses, étaient excessivement surpris.

Eux qui avaient pratiqué tant de métiers honteux, ils ignoraient celui-là, dont la simplicité les séduisait. Raison de plus pour le déprécier en apparence, afin de tirer de Chupin des renseignements plus exacts.

– Ces choses-là, commença Polyte, ça se dit, mais ça ne se fait pas.

– Ça se fait, soutint Toto.

– As-tu essayé?

En tout autre moment, le vaniteux garnement eût répondu bravement: Oui! Mais en ce moment, les fumées de son ivresse s'épaississaient de plus en plus, et la vérité sortait des mooss de bière.

– Pas précisément, répondit-il, mais j'ai vu manœuvrer le «truc.» Beaucoup plus en grand, c'est vrai, raison de plus pour que je réussisse en petit.

– Tu as vu, tu as vu!..

– Comme je te vois remplir ta chope.

– Tu étais donc de l'affaire?

– J'en étais, et je mettais la main au pétrin. Ah! j'en ai suivi de ces voitures!.. J'en ai filé, de ces beaux messieurs et de ces belles dames! Seulement, je ne travaillais pas à mon compte. J'étais comme qui dirait le chien qui attrape le gibier et ne le mange pas. Quel malheur!.. Si encore on m'eût jeté un os, de temps en temps! Mais rien! du pain sec, des injures avec, des coups au dessert! Il n'en faut plus. Je vais m'établir.

– Et pour qui travaillais-tu comme cela?

Chupin se redressa avec une fierté extraordinaire. Loin de songer à dire du mal de B. Mascarot, il ne pensait qu'à exalter ses mérites, comme si de la gloire de ses maîtres il eût rejaillit quelque chose sur lui.

– Pour des gens, répondit-il, qui n'ont pas leurs pareils à Paris. Ah!.. ils ne s'amusent pas à la bagatelle de la porte, ceux-là!.. Aussi sont-ils riches à faire trembler. Tout ce qu'ils veulent, ils le peuvent, et si je vous contais…

 

Il s'arrêta court, la bouche béante, la pupille dilatée par la surprise et par la peur…

Il venait de voir se dresser devant lui le bon père Tantaine.

En apparence, l'épouvante de Chupin ne s'expliquait pas.

Jamais la physionomie du vieux clerc d'huissier n'était arrivée à une si parfaite expression de benignité niaise.

C'est d'une voix toute paternelle qu'il s'écria:

– Enfin, voici Toto, ce mauvais sujet que je cherche depuis plus d'une demi-heure. Sac à papier!.. est-il assez beau! On dirait un fils de prince.

Mais le garnement demeura insensible à ce compliment, qui eût dû l'enchanter. Cette indulgence inaccoutumée le déconcertait.

Il est vrai que la seule vue du bonhomme avait suffi pour dissiper, comme par magie, les brouillards de bière et de vin qui obscurcissaient sa cervelle.

A mesure qu'il reprenait son sang-froid, il se rappelait vaguement tout ce qu'il venait de raconter. Il était navré de sa sottise et accablé du pressentiment d'un malheur indéterminé et pourtant certain.

C'est que la naïveté ne comptait pas au nombre des défauts de cet enfant de Paris. Sans cesse aiguisée aux meules de la nécessité, son intelligence était bien au-dessus de son âge.

Sa foi aux apparences doucereuses du père Tantaine était fort chancelante.

Il se sentait en face d'un problème, comprenant que de sa prompte résolution dépendait en quelque sorte son existence. Avait-il ou non été entendu? Tout était là, pour lui.

– Si ce vieux coquin m'a écouté, pensait-il, je suis perdu.

Et il l'examinait avec toute l'attention dont il était capable, comme s'il eût espéré déchiffrer cette vivante énigme.

Il était trop adroit cependant pour ne pas dissimuler ses inquiétudes. Le moindre silence d'angoisse devait le trahir.

C'est donc avec une gaîté trop bruyante pour n'être pas forcée, qu'il répondit:

– Je vous attendais, bourgeois, et c'est pour vous faire honneur que je me suis mis sur mon trente et un.

– A la bonne heure. C'est gentil, cela.

– Mais oui. Aussi j'espère bien que vous me permettrez de vous offrir quelque chose: un bock, un petit verre, un rien, histoire de trinquer…

Toto s'enhardissait jusqu'à proposer «une politesse» à son bourgeois, cela était prodigieux. Mais il eût osé bien d'autres énormités pour se grandir dans l'opinion des deux amis qu'il croyait avoir écrasés de sa supériorité.

Il s'attendait à voir son invitation rejetée bien loin; il se trompait. C'est fort honnêtement que le vieux clerc s'excusa, et comme d'une offre toute naturelle.

– Je sors de table, répondit-il.

– Raison de plus pour avoir soif, insista Chupin.

Il montra d'un geste fier les mooss vides restés sur la table, et ajouta:

– Voici ce que nous avons bu, mes amis et moi, depuis le dîner.

C'était une présentation. Le père Tantaine souleva légèrement son chapeau gras, et les messieurs à accroche-cœurs s'inclinèrent profondément.

Ces messieurs ne laissaient pas que d'être effarouchés par la présence de ce vieux.

En outre, estimant que le quart d'heure de Rabelais ne pouvait tarder à sonner, ils jugèrent prudent de s'esquiver, pour le cas où Toto se fût avisé de revenir sur sa générosité. Au Grand-Turc, comme ailleurs, c'est parfois l'invité qui est obligé de s'exécuter et de payer la carte.

L'instant leur était propice. Une valse venait de finir, et le maître des cérémonies hurlait son éternel «En place! en place!»

Les messieurs serrèrent la main de Toto, saluèrent le bonhomme et se perdirent dans la foule.

– Bons garçons! exclama Toto, qui ne rougit pas de ses amitiés.

Le vieux clerc modula du bout des lèvres un petit sifflement fort méprisant.

– Tu fréquentes des sociétés déplorables, Toto, fit-il, qui te gâteront…

– Oh!.. c'est fait, bourgeois.

– Je le crains pour toi. Enfin, cela te regarde; tu sais ce que je t'ai répété maintes fois, tu finiras mal.

Cette prédiction à laquelle il est si bien accoutumé rendit à Toto presque toute sa tranquillité d'esprit.

– Si le vieux coquin se doutait de quelque chose, se dit-il, certainement il ne me menacerait pas.

Infortuné Chupin, c'est au moment même où son impudence rassurée reprenait le dessus, que le péril était le plus imminent.

Définitivement, pensait le père Tantaine, ce garnement a trop d'esprit, il ne vivra pas. Ah!.. si je devais continuer les affaires, je me l'attacherais; il me rendrait de grands services. Mais, au moment de fermer boutique, laisser après soi un gredin si bien instruit serait une impardonnable imprudence de la part de gens qui sont payés pour savoir ce que peut coûter un secret envolé.

Cependant Toto avait appelé le garçon. Il jeta sur la table une pièce de dix francs en criant d'un air superbe: «Payez-vous!»

Mais le vieux clerc s'opposa à cette dépense, et c'est de sa poche que sortirent les dix francs qui étaient dus.

Cette générosité ne pouvait manquer de mettre le garnement en belle humeur.

– Autant d'économisé! fit-il. Allons maintenant trouver Caroline Schimel.

– Es-tu sûr qu'elle soit ici? Je n'ai pu la découvrir.

– C'est que vous n'avez pas su chercher. Elle fait son piquet dans la salle du café. Arrivez, bourgeois.

Le père Tantaine ne s'empressa pas de suivre le jeune drôle.

– Un instant, fit-il, convenons de nos faits. Tu as bien répété à cette fille tout ce que je t'avais dit?

– Mot pour mot, bourgeois.

– Répète, car il s'agit de ne pas se couper.

Chupin qui était déjà debout se rassit.

– Donc, commença-t-il, voilà cinq jours qu'il n'y a plus que Toto pour votre Caroline. J'ai trouvé le joint. Nous jouons au piquet des cinq heures d'horloge, et à tout coup je lui donne quatorze d'as. Pour lors, tout en battant le carton, je lui ai glissé la chose en douceur, je lui ai confié que j'ai un brave homme d'oncle, dans les prix de cinquante ans, encore bien propre, garanti bon teint, allant au feu et à l'eau, un peu bête si on veut, mais bien aimable, veuf, sans enfants, et grillant de se remarier avec une personne… très bien, qu'elle connaissait, vu que l'ayant aperçue il en était tombé amoureux…

– Pas mal, Toto, pas mal!.. Et qu'a-t-elle répondu?

– Dame! elle a souri, cette fille, ça la flattait. Seulement, comme elle est plus défiante que notre chat, j'ai bien vu qu'elle craignait qu'on n'en voulût qu'à sa monnaie. Alors, moi, bien vite, sans avoir l'air d'y toucher, je me suis mis à chanter que mon oncle est un vrai oncle, un solide fait sur mesure, ayant le sac, propriétaire et gagnant au moins quatre mille francs par an.

– Et tu m'as nommé?

– Oui, à la fin. Sachant qu'elle vous connaît, ce n'est pas pour vous flatter, je me disais: Ce sera dur. Au contraire, dès que j'ai eu prononcé votre nom, ses yeux ont flambé: «Ché lé gônnais, a-t-elle dit dans son langage, ché lé gônnais peaugoub!» C'est chez le patron qu'elle vous a remarqué; vous lui allez… A quand la noce, bourgeois? J'en suis. Elle vous attend ce soir…

Le vieux clerc assura ses lunettes d'un geste décidé, se leva et dit:

– Marchons.

Le jeune garnement ne s'était pas trompé. L'ancienne fille de service du duc de Champdoce était attablée à son éternelle partie.

Mais dès qu'elle aperçut le soi-disant oncle de Toto, et bien qu'elle eût une quinte au roi et un quatorze de dix, elle jeta ses cartes pour faire à cet amoureux le plus gracieux et le plus encourageant accueil.

Il s'en montra digne. Toto-Chupin négociateur de mariages par occasion, n'avait jamais vu son «bourgeois» si empressé, si aimable, si causeur.

Il avait, ce bon Tantaine, des grâces de roquentin passionné qui parurent faire une vive impression sur le cœur de Caroline Schimel.

Jamais, non jamais, elle n'avait entendu chanter à son oreille des phrases si tendres d'une voix si harmonieuse. C'était à en perdre la tête.

Oui, on l'eût perdue à moins, car le vieux clerc faisait noblement les choses, il avait demandé un bol de punch au kirsch, et doux propos et verres de dur se succédaient et alternaient.

Tantaine n'avait plus que vingt ans; il but, il chanta, il dansa. Oui, sur un mot de Caroline, il la saisit par la taille et l'entraîna dans la salle de bal, et Toto, stupide d'étonnement, les vit se lancer dans le tourbillon de valseurs.

Mais aussi, quelle récompense! A dix heures, le mariage était arrêté, et Caroline, subjugée, sortait au bras de son futur époux. Elle venait de lui permettre de lui offrir au restaurant le souper des fiançailles.

Le lendemain, au petit jour, des balayeurs descendant des hauteur de Montmartre, trouvaient sur le boulevard, étendue à terre, inanimée, une femme.

Ils eurent la charité de la porter au poste. Elle n'était pas morte, comme on le crut d'abord, mais seulement étourdie.

Revenue à elle, cette malheureuse déclara qu'elle se nommait Caroline Schimel, qu'elle était rentrée dans un restaurant pour souper avec son fiancé, et que de ce moment elle ne se rappelait plus rien.

Sur sa demande, on la reconduisit à son domicile, rue Marcadet.

XXVII

«Il n'est, pour voir, que l'œil du maître,» a dit La Fontaine, et une fois de plus on pouvait vérifier l'exactitude du proverbe, au bureau de placement de la rue Montorgueil.

Depuis huit jours à peine, B. Mascarot avait cessé de prendre place, tous les matins, au confessionnal, et déjà l'agence et l'hôtel des domestiques sans place, son annexe, souffraient. La clientèle se plaignait; on trouvait Beaumarchef charmant, mais insuffisant.

L'ancien sous-off, qu'effrayait sa responsabilité, avait risqué de timides observations, mais il avait été rembarré si durement qu'il ne soufflait plus mot, et se contentait de gémir tout bas.

Mais qu'importait à B. Mascarot son agence! Se soucie-t-on du moyen, quand on touche le but?

Ainsi, le lendemain de l'expédition du bon Tantaine au Grand-Turc, pendant que Beaumar répondait à tous ses clients: «Monsieur est sorti,» monsieur était enfermé dans son cabinet.

Ce jour-là, sa physionomie portait les traces de fatigues écrasantes. A plusieurs reprises, il souleva ses lunettes pour essuyer ses yeux; ses paupières étaient rouges et enflammées. Sur sa cheminée était posée une tasse de tisane, et de temps en temps il y trempait ses lèvres comme pour éteindre un feu intérieur.

Lui, toujours froid et calme d'ordinaire, si maître des mouvements de sa passion, il était en proie à une agitation terrible.

Les grands capitaines, la veille d'une bataille décisive, peuvent paraître impassibles à leurs familiers, mais ils n'échappent pas pour cela à l'accès de fièvre qui précède l'action.

Or, pour B. Mascarot, l'heure de la lutte suprême sonnait. Il allait faire ce pas après lequel on ne peut plus reculer.

Il attendait Catenac, Hortebize et Paul pour leur révéler son plan tout entier. Le premier au rendez-vous fut le docteur Hortebize.

– J'ai reçu les instructions, Baptistin, dit-il dès le seuil, et je t'ai obéi. J'arrive en droiture de l'hôtel de Mussidan.

– Quelle figure y fait-on?

– Triste, mais résignée. Mlle Sabine n'a jamais été d'une gaîté folle; elle est plus grave et plus pâle qu'avant sa maladie, voilà tout.

– As-tu pu te trouver seul avec la comtesse?

– Parfaitement. Je lui ai dit que j'étais harcelé par les gens qui détiennent sa correspondance, qu'elle devait prendre garde. A quoi elle a répondu, avec un soupir à fendre l'âme, que Croisenois épouserait, puisqu'il le fallait; qu'elle était au désespoir, mais qu'elle était assurée du consentement de son mari et de la docilité de sa fille.

Autant le doux Tantaine était démonstratif, autant l'honorable placeur l'était peu. Bien qu'il dût être ravi de ces nouvelles, c'est presque froidement qu'il répondit:

– Ce que j'ai décidé sera. J'ai vu Croisenois ce matin, et s'il m'obéit, et il ne peut faire autrement, nous gagnerons en vitesse André et M. de Breulh. Le marquis sera le mari de Sabine qu'ils en seront encore à guetter la publication des bancs. La noce faite, je me moque d'eux. Quant à notre grande râfle finale, j'ai mûri l'idée de la Société dont Croisenois sera le directeur, et dans huit jours les prospectus seront lancés. Mais aujourd'hui, il ne s'agit que de l'affaire de Champdoce…

Il fut interrompu par l'entrée de Paul, qui arrivait fort timidement, appréhendant fort une fâcheuse réception, après le singulier adieu du père Tantaine…

Contre toute attente, l'accueil fut aussi amical que possible, soit que le vieux clerc d'huissier n'eût rien dit, soit que l'honorable placeur eût une autre manière de voir.

 

– Tous mes compliments, fit-il, de vos succès chez M. Martin-Rigal. Outre que vous plaisez à la fille, vous avez séduit le père…

– Je l'ai bien peu vu, cependant; hier soir encore il était absent…

– Nous le savons. Il dînait chez un de nos amis, qui a sondé ses intentions à votre endroit. Si demain Hortebize va lui demander, pour vous, la main de Mlle Flavie, il ne dira pas: non.

Paul chancela. Le million de dot de Mlle Rigal venait de passer devant ses yeux plus éblouissant que l'éclair…

– Attention!.. interrompit Hortebize, j'entends dans le corridor le pas trottinant de Catenac.

Le digne docteur ne s'était pas trompé; c'était bien l'avocat qui arrivait en retard, selon sa coutume, voilant sa contrariété sous le plus amical sourire.

Rien qu'à sa vue, B. Mascarot parut hors de soi, et s'avança d'un air si menaçant que prudemment Catenac fit un saut en arrière.

– Qu'est-ce que cela signifie? balbutia-t-il.

– Ne le devines-tu pas? répondit le placeur d'une voix terrible. J'ai mesuré la profondeur de ton infamie. Je t'avais ramené à nous l'autre jour, mais à peine seul, tu n'as plus songé qu'à nous vendre. Je croyais à ton concours sincère, et tu me tendais le piège où je devais tomber à l'heure du triomphe.

– Je te jure, Baptistin…

– Oh! pas de serment. Un mot de Perpignan m'a éclairé. Ignores-tu que le duc de Champdoce peut reconnaître sûrement l'enfant qu'il cherche, à des cicatrices ineffaçables?

– J'avais oublié…

Il s'arrêta court, déconcerté, malgré son aplomb, par le regard du placeur.

– Tiens, poursuivit Mascarot, veux-tu que je te dise, tu n'es qu'un lâche et un traître! Les forçats, entre eux, ne se manquent pas de parole. Je te savais vil, mais pas à ce point…

– Pourquoi m'employer malgré moi, alors?

Cette velléité de révolte transporta B. Mascarot d'une telle fureur, que saisissant Catenac au collet, il le secoua comme s'il eût voulut l'étrangler.

– Je me sers de toi, bête venimeuse, continua-t-il, parce que je t'ai mis hors d'état de nuire. Et tu me serviras quand il te sera prouvé que ta réputation volée, ton argent, ta liberté, et peut-être ta vie, dépendent de notre succès. Ah! je sais où est le cadavre, heureusement! Les preuves irrécusables de ton crime, entends-moi bien, sont entre les mains d'une personne sûre. Que j'échoue, pour quelque cause que se puisse être, et ces preuves seront adressées au procureur impérial.

Il y eut un silence qui parut formidable à Paul.

– Et prie Dieu, ajouta le placeur d'un ton glacé, de nous préserver de tout accident, Hortebize, Paul et moi. Si l'un de nous venait à mourir un peu rapidement, la condamnation serait jetée à la poste le jour même. C'est dit, un bon averti en vaut deux… Je compte sur ton intelligence.

Catenac demeurait la tête basse, immobile, foudroyé.

Sa physionomie, contractée par la rage, n'annonçait certes rien de bon, mais qui s'en inquiétait? On le lui avait dit, et il ne le sentait que trop, il était lié, enchaîné, hors d'état d'essayer même un mouvement.

Plus de tergiversations possibles; nul espoir de vengeance.

Sa position, qu'il devait au chantage, le chantage la menaçait.

B. Mascarot, lui, avala un verre de tisane, et tranquillement, comme s'il ne se fût rien passé que d'ordinaire, il revint s'asseoir dans son fauteuil, au coin du feu, rajustant ses lunettes dérangées par la véhémence de ses mouvements.

– Je dois te dire aussi, maître Catenac, qu'à ce détail près, que tu me cachais, je connais un peu mieux que toi l'affaire de Champdoce. Qu'en sais-tu, toi? Juste ce qu'il a plu au duc de vous confier, à toi et à Perpignan. T'imaginerais-tu qu'il vous a dit la vérité? Par bonheur, je suis un peu mieux informé. Cela ne te surprendra pas, quand je t'avouerai qu'il y a des années que je suis cette affaire…

– Oui, il y a longtemps, affirma le digne docteur.

– Du reste, il faut que vous sachiez comment j'ai été mis sur la trace de cette opération. Il vous souvient peut-être de cet écrivain public qui avait son échoppe près du Palais de Justice, et qui s'avisait de faire chanter le monde. Une spéculation maladroite le conduisit en police correctionnelle et il attrapa deux ans de prison.

– En effet je me rappelle…

– C'était un gaillard intelligent. Il achetait au poids des papiers manuscrits de toutes sortes, et ces montagnes de paperasses, il les triait, les dépouillait, les épluchait et les lisait.

Dire quelles trouvailles on peut faire dans des correspondances abandonnées au chiffonnier est impossible.

Songez qu'il n'est pas un homme qui, une fois dans sa vie au moins, n'ait regretté d'avoir su écrire à un moment donné. Avez-vous une cause célèbre sans quelque lettre accablante déterrée par la police?

Ces faits m'ont si souvent frappé, que je me demande comment les gens prudents n'écrivent pas avec ces encres particulières qui, au bout de trois quatre, huit jours, s'effacent et s'évaporent sans laisser trace sur le papier.

Bref, je fis comme l'écrivain public. J'achetai des vieux papiers, et entre autres choses curieuses, je découvris ceci…

Il prit sur son bureau un fragment de papier chiffonné, sali, maculé, et le tendit à Hortebize et à Paul en leur disant:

– Regardez.

En haut de ce fragment, une main tremblante avait écrit:

tnafneertoniomzedneréitipzeyaetneconnisiusejecarg.

Et au-dessous de ces deux lignes de lettres se trouvait ce seul mot, d'une grosse écriture:

Jamais!

– Il était évident que j'avais sous les yeux un cryptogramme, c'est-à-dire une lettre composée selon des conventions particulières, conventions destinées à mettre à l'abri d'une indiscrétion certaines communications compromettantes.

Ceci démontré par la nature même des choses, je me dis qu'on emploie guère des précautions si gênantes pour les relations ordinaires de la vie. Je conclus donc que ce chiffon recélait quelque aveu dangereux…

C'était avec un parti bien pris de dénigrement que Catenac écoutait.

Il était de ces entêtés et inintelligents lutteurs qui jamais ne consentent à reconnaître que leurs épaules ont touché le sable de l'arène, et qui vaincus et à terre, s'obstinent encore à nier leur défaite.

– La conclusion était indiquée, fit-il d'un ton railleur.

– Elle était élémentaire, c'est vrai, mais encore fallait-il la trouver. Ces choses sont celles dont on ne s'avise jamais, tant ce qui est naturel répugne à la vanité humaine. Témoin l'œuf cassé de Colomb. Pour moi, je me croyais d'autant plus intéressé à pénétrer le sens de l'énigme qui m'était offerte, que je suis le chef d'une association dont les membres doivent à l'habile exploitation des secrets d'autrui, non seulement l'argent qu'ils prêtent à la petite semaine, mais encore la fausse considération dont ils se drapent.

Hortebize lança à Catenac un regard moqueur.

– Empoche, murmura-t-il, on te tient quitte du reçu.

D'un geste, l'honorable placeur remercia son ami.

– C'était un matin, poursuivit-il, je fermai ma porte, et je me jurai que je ne sortirais de mon cabinet qu'après avoir traduit cet hiéroglyphe.

L'un après l'autre, Paul, le docteur Hortebize et même Catenac, examinèrent avec la plus scrupuleuse attention la lettre que leur tendait B. Mascarot.

Ces caractères assemblés comme au hasard ne présentaient aucun sens à leur esprit.

– Ma foi! fit le docteur impatienté, je donne ma langue aux chiens. De ma vie je n'ai su deviner un logogriphe.

L'honorable placeur souriait. Il ne péchait pas précisément par le manque d'amour-propre, et il avait ses raisons pour prolonger, tout en en jouissant, l'étonnement de ses auditeurs.

– Vous ne devinez pas? demanda-t-il en retirant des mains de Paul le fragment de lettre.

– Oh! pas du tout, répondit l'avocat d'un ton rogue.

– Eh bien! je le confesse, reprit B. Mascarot, à première vue, je n'ai pas plus compris que vous en ce moment. Pourtant je ne jetai pas au panier ce chiffon qui m'arrivait après avoir traîné partout, ainsi que le prouvaient les taches et les maculatures dont il était couvert. A la couleur jaunâtre du papier, à la pâleur de l'encre, il était aisé de voir que ce document était ancien déjà. Puis, au fond de moi-même, une voix secrète parlait, qui m'assurait que je tenais là, entre mes doigts l'instrument de notre fortune à tous.