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Les esclaves de Paris

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Même emportée sans doute par la violence de ses sentiments, elle avait ajouté:

– Pauvre enfant! il a perdu sa mère bien jeune!

Qu'est-ce que cela signifiait sinon qu'on était pris de pitié en le voyant soumis au despotisme sans contrôle de cet homme qui était son père?

Pour comble, tous ces heureux du monde étaient entourés de jeunes gens de son âge, leurs fils. Toutes les tortures de la jalousie le poignaient jusqu'aux larmes lorsqu'il se comparait à eux. Parfois, lorsqu'il revenait du labour, marchant devant les bœufs, l'aiguillon sur l'épaule, il se croisait avec quelqu'un d'entre eux monté sur un joli cheval.

Dans ces rencontres, ceux qui le connaissaient lui criaient:

– Bonjour, Norbert!

Et ce salut amical lui paraissait insultant.

Ces jeunes gens lui semblaient insolents comme le bonheur, il les haïssait.

Quelle pouvait bien être leur existence, à la ville, où ils retournaient aux premiers froids, pendant que lui s'employait aux semailles? comment s'écoulait leurs heures oisives; que faisaient-ils? Voilà ce qu'il ne pouvait imaginer, et son ignorance se perdait en conjectures absurdes.

Ce que jusqu'alors il avait entendu appeler le plaisir ne représentait à son imagination rien qu'il enviât. Les campagnards appelaient s'amuser, aller s'enfermer dans une salle d'auberge; ils y buvaient des quantités énormes de vin, criaient, se disputaient et souvent, à la fin, se battaient.

Les autres, il le comprenait fort bien, devaient avoir d'autres distractions bien plus raffinées, une gaîté toute différente que celle de l'ivrogne regagnant son logis en chantant. Mais quoi?

Derrière ce désert tracé autour de lui par la volonté paternelle, il sentait s'agiter un monde, pour lui merveilleux comme l'inconnu. Que s'y passait-il? Cela ne se devine pas.

Mais qui interroger? à qui se confier?

C'est alors qu'il s'indigna de l'ignorance affreuse où on l'avait tenu, pendant que Montlouis, le fils du fermier allait au collège.

Et lui, que la vue seule d'une page imprimée faisait bâiller, qui avait besoin d'épeler tous les mots de plus de trois syllabes, il se mit à la lecture avec acharnement.

Mais cette passion ne pouvait convenir au duc de Champdoce, qui un soir, à la veillée, lui déclara qu'il n'aimait pas les «lisards.»

L'ardeur de Norbert s'en accrut, aiguillonnée par les obstacles et par des transes perpétuelles. Il se cacha.

Il savait vaguement qu'une des salles hautes du château était pleine de livres. Il enfonça la porte et fut ébloui des richesses qu'il allait avoir à sa disposition. Il s'y trouvait bien trois mille volumes, dont cinq cents au moins de romans, qui avaient occupé la dernière année de la vie de sa mère.

Norbert se jeta sur ces livres comme un affamé sur du pain. Il lut de tout, indistinctement, sans discernement, sans raison.

A la longue, tout se confondait et se mêlait dans son cerveau, le roman et l'histoire, le passé et le présent.

Cependant de ce chaos deux idées nettes et distinctes se dégagèrent.

Il s'estimait l'être le plus misérable de la terre, et il détestait son père.

Oui, il le haïssait d'une haine froide et avec toute la violence des convoitises inexprimables qui le brûlaient. Et s'il eût osé…

Mais il n'osait pas. Le duc de Champdoce lui inspirait une invincible terreur.

Depuis plus de dix-huit mois cette situation se prolongeait, lorsque le duc de Champdoce pensa que le moment était venu de révéler enfin ses pensées et ses espérances à ce fils qui devait être le continuateur de son œuvre de restauration.

C'était un dimanche, après le souper dans la salle commune, dont il avait fait sortir tous les serviteurs.

Jamais Norbert n'avait vu à son père cet air solennel. Il redressait sa haute taille courbée par le travail des champs. Tout l'orgueil de sa race qu'il dissimulait depuis des années éclatait dans ses yeux. Il lui apprit l'histoire de la maison de Champdoce dont l'origine se perd dans les légendes de nos annales. Il lui conta la vie de tous les héros qui l'ont illustrée. Il lui dit de quels honneurs elle a été comblée, combien elle compte d'alliances souveraines, quelle était sa richesse et sa puissance au temps où les Dompair de Champdoce, véritables souverains, levaient des impôts, avaient des places fortes et une armée, et lassaient un cheval avant d'être sortis de leurs domaines.

– Voilà ce que nous avons été, disait-il d'une voix forte. Que nous reste-t-il de tant de splendeurs? Un hôtel à Paris, rue de Varennes, ce château, quelques terres, quelques maigres valeurs, deux cent mille livres de rentes au plus, pas cinq millions!..

Norbert savait son père riche, mais non tant que cela.

Ce chiffre prestigieux, cinq millions, le frappait de stupeur.

Puis, en moins d'une seconde, mille pensées traversèrent son cerveau.

Cinq millions!.. Et on le condamnait à l'écrasant labeur de l'homme qui a besoin pour manger des trente sous de sa journée. Deux cent mille livres de rentes!.. et cette salle commune où il était en ce moment avec son père res semblait à l'unique pièce de la plus misérable chaumière. Ses aïeux avaient eu une armée de serviteurs, et tous les gars du pays le tutoyaient.

Comment accepter tant d'humiliations et une pareille pauvreté, étant si noble, si riche.

Emporté hors de sa timidité accoutumée par un premier mouvement de rage, il se leva à demi pour reprocher à son père son avarice et sa cruauté.

Mais ses forces trahirent son audace; si forte était son émotion qu'il retomba sur son escabeau, sans avoir pu prononcer une parole, et fondant en larmes.

Le duc de Champdoce n'avait rien vu.

A son exaltation, lorsqu'il disait les grandeurs de Champdoce, avait succédé un profond accablement.

Il marchait de long en long, dans la salle, d'un pas lourd, la tête inclinée sur sa poitrine.

– C'est peu, murmura-t-il, bien peu.

Bien peu!.. Et Norbert savait que pas une des familles réputées riches dans la contrée, ne possédait la moitié de cette somme énorme.

Les Mussidan avaient-ils seulement soixante mille livres de rentes? Les Sauvebourg, à coup sûr, n'en possédaient pas cent.

Il y avait bien, aux environs, un certain M. de Puymadour qu'on disait archi-millionnaire, mais sa noblesse n'était rien moins qu'authentique, et de plus, il ne fallait pas, assurait-on, examiner de trop près son argent, si on ne voulait pas y découvrir les taches de boue de l'origine.

C'est avec une physionomie furieuse que Norbert suivait de l'œil son père, continuant sa promenade monotone et laissant échapper çà et là quelques inintelligibles exclamations.

Il fallait à Norbert toute sa raison, toute l'énergie d'une conscience honnête, pour écarter les épouvantables pensées qui assiégeaient son esprit.

A la fin, le duc de Champdoce s'arrêta devant son fils.

– Ma fortune n'est rien, reprit-il d'un ton amer, non, rien, à une époque où triomphe le bourgeois enrichi, insolent et vaniteux. Ces gens-là, parce qu'ils ont acheté nos châteaux et mis un nom de terre au bout de leur nom ridicule, se croient nobles et s'exercent à copier non nos qualités, mais nos vices. La vraie noblesse, faute d'avoir compris son époque, râle et finira par mourir de faim. On n'est plus que par ou pour l'argent. Pour lutter contre tous ces enrichis d'hier, princes de finances dont le blason est un écu volé, il faut à un Champdoce un million au moins, de revenu. Vous l'entendez, mon fils, un million!..

Norbert ouvrait de grands yeux surpris; malgré l'attention la plus soutenue, son intelligence ne pouvait suivre les explications de son père.

– Ni vous ni moi, mon fils, poursuivait le duc, ne verrons dans nos coffres le capital d'un tel revenu. Mais nos descendants, s'il plaît à Dieu, l'y trouveront. C'est par le courage et l'épée que nos aïeux ont fondé la puissance de notre maison, à nous de nous montrer dignes d'eux et de la consolider par les privations et le travail.

Le vieux gentilhomme s'interrompit, singulièrement ému de développer ainsi le sujet habituel de ses méditations.

– J'ai fait mon devoir, reprit-il d'un ton plus calme, à vous de faire le vôtre. Je n'avais pas quinze cent mille francs, quand résolûment je me suis mis à l'œuvre, je viens de vous dire ce que j'ai maintenant. Vous m'imiterez. Vous épouserez quelque jeune fille riche qui vous donnera un fils que vous élèverez à la dure, comme je vous ai élevé. En vivant comme moi, vous devrez léguer à ce fils de douze à quinze millions. Qu'il nous imite et il laissera lui-même à ses fils une fortune royale. Voici ce qui doit être, ce qui sera, il le faut, je le veux.

Cette fois, Norbert comprenait, et s'il se taisait, c'est qu'il était tout étourdi de cette confidence étrange.

– C'est une pénible tâche que j'offre à votre dévouement, continuait le duc, mais c'est celle de tous les chefs d'illustres familles. Qui veut fonder une grande maison doit vivre dans l'avenir et non dans le présent, s'oublier pour ne songer qu'à sa postérité.

Certes, il est des moments où les instincts mauvais ou frivoles se réveillent et se révoltent; on les étouffe et on les dompte en se représentant sans cesse la grandeur du but où on tend. Ainsi ai-je fait. C'est pour mes descendants et par eux, pour ainsi dire, que j'existe. Je vis par la pensée la vie de splendeurs qu'ils nous devront.

En vérité, Norbert croyait rêver.

– Vous m'avez vu, poursuivait M. de Champdoce, disputer des heures entières pour un misérable louis, c'est que je disais que ce louis, mes descendants, quelque jour, le jetteraient noblement à un pauvre, du haut de leur carrosse. De tout ce que j'amasse, je fais ainsi emploi pour eux. L'an prochain, je vous conduirai à Paris, et vous visiterez l'hôtel que nous y avons. Là, vous verrez des tapisseries comme on n'en trouve plus, des meubles uniques, des chefs-d'œuvre des plus grands maîtres. Cet hôtel, je le garde, je le soigne, je l'embellis, comme l'amoureux le logis qu'il destine à sa fiancée. C'est que je le destine à nos enfants, Norbert, aux Dompair de Champdoce de l'avenir.

 

C'est avec l'accent du triomphe qu'il s'exprimait; tout ce qu'il dépeignait, il le voyait réellement.

– Si je vous ai parlé ainsi, reprit-il d'un ton qui ne souffrait pas de réplique, c'est que vous êtes en âge d'entendre la vérité. Je viens de vous dicter la règle de conduite de votre vie. Vous voici un homme, mon fils, et vous devez vous accoutumer à agir volontairement, comme vous avez agi jusqu'ici pour me complaire. J'ai dit. Demain matin, vous chargerez vingt-cinq pochées de blé que j'ai vendues à la minoterie de Bivron… Vous pouvez vous retirer.

Norbert se retira en chancelant.

Comme tous les despotes déshabitués de la contradiction, le terrible gentilhomme n'admettait pas que sa volonté pût être l'objet, non d'une résistance, mais seulement d'une hésitation.

Il n'entrevoyait nul obstacle, et cependant, à ce moment même, Norbert se jurait avec d'horribles serments qu'il n'obéirait pas.

Sa colère, contenue par la crainte, tant qu'il avait été sous les yeux de son père, éclatait enfin librement.

Il avait gagné la grande allée des noyers qui est derrière le château, et là, marchant à grands pas, il jetait au vent de la nuit d'injurieuses menaces et des imprécations de rage.

Il se voyait condamné et condamné sans appel.

Tant qu'il avait cru son père un avare il avait espéré: les passions ont leurs retours. Maintenant, malgré son inexpérience, il comprenait qu'on ne détruit pas des imaginations comme celle du duc de Champdoce.

– Mon père est fou!.. répéta-t-il, mon père est fou!

Tout ce qu'il avait entendu lui paraissait monstrueux et absurde.

Certes, il était bien résolu, pour l'instant du moins, à se soustraire à tout prix à cette tyrannie insupportable; mais comment, par quel moyen, que faire?

Hélas! on ne trouve que trop aisément les mauvais conseillers. Norbert devait en rencontrer un, dès le lendemain, à Bivron, un certain Dauman, un ennemi du duc de Champdoce.

II

Ce Dauman n'était pas du pays, et même on ne savait trop d'où il venait, ni quels étaient ses antécédents.

Il prétendait avoir été huissier autrefois, à Barbezieux, ce qui était possible après tout; personne n'y était allé voir.

Ce qui est sûr, c'est qu'il avait dû vivre longtemps à Paris, car il en parlait en homme qui en connaît les détours et qui en a exploité les ressources.

C'était un petit homme de plus de cinquante ans, à visage, il faudrait dire à museau de fouine. Tout d'abord, on était frappé de son long nez pointu, de ses yeux mobiles et fuyants, de ses lèvres plates et minces. Son seul aspect eût dû éveiller la défiance.

Il y avait une quinzaine d'années qu'il était arrivé à Bivron, chaussé, comme on dit dans le Poitou, d'une botte et d'un sabot, portant au bout d'un bâton, dans un mouchoir noué, tout son saint-frusquin.

Mais il avait une envie endiablée de gagner de l'argent; il était prêt à tout.

Il avait donc prospéré et possédait des champs et des vignes, et même une maison à la Croix-du-Pâtre, qui est le point de jonction du chemin communal de Bivron et de la grande route. On lui supposait des économies assez rondes.

Sa profession était surtout de n'en pas avoir, de se mêler de tout, de se faufiler partout.

Sans lui, point de vente ni d'expertise. Il se livrait surtout au courtage rural. Il achetait les récoltes sur pied aux besogneux et se donnait pour bon géomètre arpenteur. Ceux qui avaient besoin d'argent ou de grains pour les semailles l'allaient trouver, et s'ils présentaient des garanties solides, ma foi! il les obligeait volontiers, à raisons de cinquante pour cent.

Enfin, il était le conseil juré de tous les gens véreux et l'inspirateur de tous les mauvais gars, à cinq lieues à la ronde.

Il passait pour excessivement adroit, capable de tirer n'importe qui d'un mauvais pas. Était-il «ferré sur la loi», comme on le disait? Le fait est qu'il ne pouvait parler une minute sans citer quelque article du Code.

Améliorer le sort des gens de la campagne était sa marotte, à ce qu'il assurait: c'est pourquoi, tout en exigeant d'eux des intérêts affreusement usuraires, il les excitait contre les nobles, les bourgeois et les prêtres.

Sa facilité d'élocution, sa science de juriste et la longue redingote noire qu'il portait habituellement lui avaient valu les surnoms de «l'homme de loi» et de «président».

S'il en voulait cruellement à M. de Champdoce, c'est que le duc s'était ouvertement déclaré contre lui, lors de certaine aventure qui l'avait conduit jusqu'au seuil de la cour d'assises, et dont il ne s'était tiré qu'en subornant quatre ou cinq témoins.

Il avait juré qu'il se vengerait, et depuis cinq ans il guettait une occasion favorable.

Tel est, au moral et au physique, l'homme que le lendemain des confidences de son père, Norbert rencontra à la minoterie de Bivron.

Se conformant aux ordres reçus, il venait d'y amener vingt pochées de blé, et seul il les avait déchargées et montées au grenier.

Il remettait sa veste et faisait ses dispositions pour reprendre avec sa lourde charrette, attelée de deux chevaux vigoureux, la route du château, lorsque maître Dauman s'avança vers lui, saluant jusqu'à terre, le priant de lui accorder une petite place jusqu'à sa maison.

– J'espère, disait-il, que monsieur le marquis excusera mon indiscrétion; j'ai des coquins de rhumatismes qui m'empêchent de marcher, je me fais vieux, je n'ai plus l'âge heureux de monsieur le marquis.

Il savait ce Dauman, donner à chacun un titre congruant. Il avait lu quelque part que l'aîné d'un duc est marquis.

C'était la première fois que Norbert s'entendait nommer ainsi. Quelques jours plus tôt, son bon sens l'eût mis en garde contre cette flatterie et il eût haussé les épaules. Mais, maintenant, sa vanité affamée cherchait pâture.

– A vos désirs, président, répondit-il; j'attends pour partir qu'on m'ait descendu un sac vide oublié à la dernière livraison.

Dauman s'inclina en grimaçant un sourire bas.

Mais tout en se confondant en remerciements, il guignait Norbert du coin de l'œil, trouvant à sa physionomie une expression qui ne lui était pas habituelle.

– Évidemment, se disait le «président,» il s'est passé au château de Champdoce quelque chose d'extraordinaire.

Était-ce enfin l'occasion tant et si ardemment attendue d'assouvir sa haine, qui se présentait? Il en eut le pressentiment.

Il y avait bien longtemps que pour la première fois il s'était dit que l'héritier de ce vieux noble serait entre ses mains un terrible instrument de rancune, et qu'il serait beau et digne de lui de frapper le père par le fils.

Cependant, un ouvrier venait de rapporter le sac. Maître Dauman avait escaladé la charrette et s'y était installé sur un peu de paille. Norbert s'assit lestement sur un des limons, les jambes pendantes, et mit ses chevaux au marche.

Le «président» gardait le silence. Il cherchait pour entrer on conversation, quelque phrase banale qui n'éveillai pas la prudence du jeune Champdoce.

– Il faut que vous vous soyez levé bien matin, monsieur le marquis, commença-t-il enfin, pour avoir fini à cette heure.

Le jeune homme ne répondit pas.

Monsieur le duc votre père, continua Dauman, a une fière chance d'avoir un fils comme vous. Ah! j'en sais qui voudraient être aussi heureux que lui. J'en connais plus d'un dans Bivron, qui souvent ont dit à leurs enfants: «Prenez donc exemple sur monsieur le marquis. Regardez s'il boude le travail et s'il a peur de se durcir les mains. Et pourtant il est noble, lui, il a de bonnes rentes, il ne tiendrait qu'à lui de se croiser les bras.»

Un cahot de la charrette coupa la parole à «l'homme de loi», mais il ne tarda pas à reprendre:

– C'est qu'il n'y a pas à dire, il n'en est point qui vous vaillent. Tout à l'heure, je vous regardais monter vos poches de blé, elles n'avaient pas l'air de peser sur votre dos plus qu'une plume. A part moi, je me disais: «Quelles épaules! quelle poigne!..»

A une autre époque, Norbert eût été très sensible à cet éloge d'une vigueur dont il aimait à faire montre. En ce moment elle lui déplut et l'irrita autant qu'une insulte.

Le brutal et inutile coup de fouet dont il sangla son limonier trahit sa colère.

– Allons, monsieur le marquis, poursuivit Dauman, le proverbe a bien raison: «Bonne vie fait bonne santé et bourse pleine.» C'est ce que je réponds à ceux qui essayent de vous railler, parce que vous êtes sage comme une demoiselle. Cela vaut un peu mieux que d'imiter un tas de godelureaux et de jolis cœurs de ma connaissance, amis du billard, de la ribote et du reste, qui jouent, qui ont des maîtresses, qui font la vie, quoi! qui s'amusent!

Tout ce verbiage, débité d'une voix fade, exaspérait Norbert.

– Eh!.. je ferais comme eux, si je pouvais, s'écria-t-il.

– Plaît-il?.. interrogea le président, qui avait parfaitement entendu.

– Je dis qu'on vit comme on peut et non pas comme on veut, et que si j'étais libre, si j'étais mon maître, si j'avais de l'argent…

Il n'acheva pas, mais il en avait dit précisément assez pour éclairer Dauman.

Un éclair de joie brilla dans son œil terne.

– Je sais à présent, pensa-t-il, où le bât le blesse. Je puis le mener loin, ce joli garçon, et faire maudire et pleurer au duc de Champdoce l'idée qu'il a eue de se mêler de ma vie privée. Mais voyons si je ne m'égare pas.

Et, entre haut et bas, d'un ton de commisération hypocrite, il murmura:

– Ah! il y a des parents qui sont aussi par trop sévères.

Un geste brusque de Norbert lui apprit qu'il n'avait pas fait fausse route; aussi est-ce avec plus d'assurance qu'il poursuivit:

– C'est comme cela dans ce bas monde. Quand le diable devient vieux, il se fait ermite. Le crâne se pèle, le sang se refroidit dans les veines, et on ne se souvient plus du temps ou on avait des cheveux et du feu à revendre. On oublie qu'il faut que jeunesse se passe et qu'il est bon pour la santé des gars de s'amuser, de se dissiper, de jeter leur gourme. Votre père, à vingt-cinq ans, n'était pas ce qu'il est aujourd'hui.

– Mon père!..

– Lui-même. On ne s'en douterait guère… Eh bien! interrogez ses amis, ils vous en conteront de drôles.

La charrette atteignait la grande route.

– Nous voici arrivés, monsieur le marquis, dit Dauman; comment vous remercier? Ah! si vous vouliez me permettre de vous offrir un verre de vrai cognac, quel honneur pour moi!..

Norbert hésita un moment. Une voix secrète lui disait qu'il faisait mal, qu'il devait refuser, il ne l'écouta pas. Il arrêta ses chevaux et suivit le «président.»

La maison de maître Dauman annonçait l'aisance.

Il y était servi par une vieille femme, étrangère comme lui au pays, dont le rôle près de lui n'était pas nettement défini, et qui jouissait d'une exécrable réputation, malgré ses apparences.

Son cabinet, car il disait: «mon cabinet,» ni plus ni moins qu'un avocat ou un notaire, avait quelque chose de l'ambiguïté du maître.

Si d'un côté on voyait un bureau chargé de cartons verts, de l'autre on apercevait, rangés le long du mur, des sacs de blé, de seigle et de légumes secs.

Il s'y trouvait une bibliothèque bondée de livres de jurisprudence, aux solives du plafond pendaient à des ficelles des paquets de fleurs sèches conservées pour la graine.

C'est, d'ailleurs, avec les démonstrations du respect le plus servile que le Président accueillait le fils du duc de Champdoce.

C'est dans son propre fauteuil, garni de cuir, qu'il le fit asseoir, et après avoir échangé son chapeau contre un bonnet grec, il descendit de sa personne à la cave pour chercher derrière les fagots «ce qu'il avait de mieux».

– Goûtez-moi ça, monsieur le marquis, disait-il après avoir empli deux verres, c'est un propriétaire d'Archiac qui m'a donné cette eau-de-vie lorsque j'étais dans les affaires, pour me remercier d'un grand service que je venais de lui rendre. Car j'en ai rendu, allez, des services, sans me vanter, quand j'étais huissier, et aussi depuis.

Il gardait son verre à la main, y trempait ses lèvres, faisait claquer sa langue, et répétait:

– Est-ce bon, hein? Quel bouquet! On n'en trouve pas à acheter de pareille.

Tant d'obséquiosités, de prévenances ne devaient pas être perdues.

Une demi-heure ne s'était pas écoulée que déjà le maître hypocrite avait confessé Norbert.

Jusqu'à un certain point, le malheureux garçon était excusable.

 

Il traversait de ces crises où se confier à quelqu'un est un besoin, un ineffable soulagement. De plus, il ignorait de quelle déconsidération était frappé le Président.

Il dit donc tout, sans restriction.

Et pendant qu'il livrait ainsi ses plus secrètes pensées, les pires, Dauman, en dedans, jubilait, mais il gardait la tristesse grave du médecin qui, appelé en consultation, reconnaît une maladie dangereuse.

– Tout cela est affreux, répétait-il, terrible. Jeune homme infortuné! N'était le respect que je dois à M. le duc de Champdoce, – il porta la main à son bonnet grec, – je dirais qu'il ne jouit pas de la plénitude de ses facultés intellectuelles…

Un enfant tel que Norbert pouvait-il se défier de preuves si manifestes de la plus sincère commisération?

– Et voilà où j'en suis, disait-il avec des larmes de rage dans les yeux. Ma destinée est écrite; mes efforts n'y changeraient rien. Je dois me résigner à mon sort, à moins…

Il s'interrompit un instant, et d'une voix sourde, les dents serrées, il ajouta:

– A moins que je n'en finisse avec la vie! Ne vaut-il pas mieux pourrir dans la terre que de végéter ainsi? Ne vaut-il pas…

De nouveau il s'arrêta, profondément étonné du bon sourire qui, épanouissant les lèvres minces du sieur Dauman, découvrit ses dents noires.

– Ah! s'écria-t-il, vous pensez que ce sont là des propos d'enfant?

– Dieu m'en préserve! monsieur le marquis. Vous avez trop souffert pour ne pas songer aux partis les plus désespérés. Seulement on ne doit pas parler ainsi quand on a dix-huit ans, quand a devant soi le plus magnifique avenir!

– L'avenir! interrompit Norbert que ce seul mot mettait hors de lui, que me parlez-vous d'avenir, quand mon supplice peut durer dix ans, vingt ans…

– Monsieur le marquis exagère.

– En quoi? Mon père est jeune…

– D'accord, vous ne vivrez pas près de lui, voilà tout. Ne serez-vous pas majeur dans trois ans? N'aurez-vous pas alors le droit de réclamer l'héritage de votre mère?

A l'air stupéfait de Norbert, le Président vit bien que le jeune homme était plus «innocent» encore qu'il ne l'avait supposé, et qu'il venait de lui apprendre une chose dont il n'avait pas même l'idée.

Il regretta d'avoir été si prompt, mais il s'était trop avancé pour ne pas continuer.

– Un homme, à sa majorité, monsieur le marquis, peut disposer de sa personne et de sa légitime. C'est la loi. Or, il vous reviendra de feu madame la duchesse – il salua – assez de bien pour mener une belle vie.

Norbert semblait n'entendre plus.

– Jamais je n'oserai rien réclamer à mon père, murmura-t-il.

– Cela je le conçois. Monsieur le duc, quand il est en colère, ne se connaît plus. Mais on ne fait pas ces commissions-là soi-même. On donne des pouvoirs à un notaire qui se charge des démarches et reçoit, s'il y a lieu, les coups du bâton fourchu. Les coups se comptent à part; c'est prévu par le Code, livre III, article 222, un mois à deux ans. C'est donc au plus trois ans que vous avez à patienter.

– Jamais je n'attendrai jusque-là, répondit Norbert, et j'en finirai si je ne trouve un moyen de me soustraire à cette tyrannie.

– Heureusement, il y a des moyens…

– Vous croyez, Président?

– J'en suis sûr, monsieur le marquis, et je me permettrai de vous les indiquer. Que n'êtes-vous majeur! ce serait simple comme bonjour. Vous iriez trouver un avoué qui vous rédigerait une requête en interdiction; coût… selon le succès.

– Oh!..

– Pardon, monsieur le marquis, mais cela se fait tous les jours. On a un papa qui ne peut se décider à laisser jouir ses enfants de ce qu'il a, alors, dame! on tâche de l'y contraindre légalement. Rien de si commun dans les grandes familles.

Il avala une gorgée d'eau-de-vie, et ajouta:

– Mais dans l'espèce, il faut songer à autre chose, nous ne sommes pas majeur.

Maître Dauman embrassait toujours avec une telle chaleur la cause de ses clients, que confondant leur personnalité et la sienne, il disait: Nous.

– Nous avons dix-huit ans, et nous voulons échapper à un père dont la folie nous opprime. D'abord, nous pouvons nous engager comme soldat.

– C'est toujours une ressource.

– Pitoyable, monsieur le marquis, croyez-moi. En second lieu, nous pouvons adresser une plainte à monsieur le procureur du roi – il souleva son bonnet grec.

– Une plainte!

– Certainement. Pensez-vous que le législateur n'a pas prévu le cas où un père abuserait de son autorité? Détrompez-vous.

Après un moment de silence calculé, Dauman reprit:

– Nous pourrions dans une plainte que je rédigerais et que vous recopieriez, exposer au juge que nous ne sommes pas élevé selon notre condition, qu'on nous a privé des bienfaits de l'instruction, qu'on nous utilise comme domestique. Votre père vous a-t-il frappé quelquefois?

– Jamais.

– N'importe, nous le mettrons tout de même. Ah! nos conclusions seraient écrasantes pour les défendeurs. «Desquels faits, dirions-nous, patents et notoires, toute la contrée déposera, car, bien que notre père y possède pour plus de deux millions de propriétés, nous y étions l'objet de la pitié de tous, à ce point que, dans la commune de Bivron, on ne nous désigne guère que sous la dénomination du «petit sauvage de Champdoce…»

Norbert, à ces mots, bondit comme un poulain sous un coup de cravache.

– Qui a osé m'appeler ainsi, s'écria-t-il d'une voix terrible, qui?.. nommez!..

Cette explosion qu'il avait provoquée à dessein ne surprit pas le Président.

– Vos ennemis, répondit-il, ou du moins les ennemis de votre père, et il en a beaucoup. Ce n'est pas à vous seulement que pèse son despotisme…

– Cependant, moi…

– Oh! vous, monsieur le marquis, vous n'avez que des amis, et plus que vous ne croyez, même surtout parmi les personnes du sexe. Tenez, pas plus tard que jeudi dernier, on parlait de vous devant Mlle Diane de Sauvebourg, et rien qu'en entendant votre nom elle est devenue plus rouge que la crête de mon coq. Vous la connaissez, Mlle Diane.

Le jeune homme sentant ses joues s'empourprer, baissa la tête et ne répondit pas.

– Sufficit! fit le sieur Dauman, nous serons libre quelque jour, et nous ferons nos farces. Revenons donc à cette plainte…

Mais Norbert, dont les yeux venaient de s'arrêter sur le coucou qui décorait le cabinet du Président, se dressa brusquement.

– Midi! s'écria-t-il, on va se mettre à table chez nous! Que dira mon père!..

– Quoi! vous le craignez tant que cela!..

Mais Norbert n'entendit pas cette raillerie, il avait rejoint son attelage, et déjà s'éloignait au grand trot. Du seuil de sa maison, le Président le suivait du regard.

– Cours, disait-il, cours, mon garçon. Tu ne m'as pas dit au revoir, mais tu me reviendras. J'ai un troisième moyen à t'offrir, le bon, et tu l'adopteras parce que je le veux. Cours, j'ai déposé dans ta cervelle une graine qui germera et portera fruit. Ah! monsieur le duc de Champdoce, pour une pécadille amoureuse vous voulez envoyer les gens aux galères!.. Nous verrons où j'enverrai votre héritier.