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Les esclaves de Paris

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III

Le sieur Dauman ne mentait pas, lorsque pour attiser la colère de Norbert, il lui disait:

– On ne vous appelle jamais autrement que «le sauvage de Champdoce.»

Seulement on n'attachait à ce surnom aucune intention injurieuse.

Offenser le fils d'un homme qui possédait en réalité deux cent mille livres de rentes, mais qu'on gratifiait du double, c'eût été manquer au respect qu'on doit à l'argent.

Or, en Poitou, – à cette époque, – l'argent était Dieu.

Il est vrai de dire que les sentiments de la noblesse poitevine, à l'égard du duc de Champdoce, avaient subi en vingt ans de singulières modifications.

Tout d'abord, quand pour la première fois il était apparu en veste ronde et en sabots, on s'était prodigieusement égayé.

Lui, laissa railler, se souciant peu du qu'en dira-t-on, persuadé que l'opinion et les rieurs finissent toujours par se ranger du côté des plus gros sacs d'écus.

L'événement lui donna raison.

Tous ses bons amis, les gentilshommes ses voisins, se prirent à réfléchir, quand ils le virent, sans trêve ni relâche, ajouter à ses bois une vigne, une prairie, s'accroître, s'arrondir, gagner incessamment du terrain, comme la mer quand elle porte son effort sur une côte.

Dès lors, le point de vue changea.

Les ridicules du duc de Champdoce furent célébrés comme autant d'excentricités; le fou devint un original, sa dureté fut acceptée pour une mâle énergie; on appela prudence et remarquable entente de l'administration son âpreté au gain.

On se serra autour de lui; on fut fier de lui. Les rayonnements de ses millions donnaient à la bure de sa veste des reflets plus splendides que ceux du satin ou du velours.

Après cela comment s'apitoyer sur le sort de son fils? La certitude d'hériter d'une fortune colossale ne devait-elle pas suffire à tous ses désirs?

Plus que les hommes, les femmes s'occupaient de Norbert.

Les mères qui avaient une fille à placer rêvaient pour elle un mariage avec le «sauvage de Champdoce.» Quelle alliance!

Malheureusement, son père avait pour le garder la sollicitude jalouse d'une duègne. Comment arriver jusqu'à lui ou l'attirer jusqu'à soi?

Cette œuvre de séduction, que pas une maman n'osait essayer, une toute jeune fille résolut de la tenter.

Cette audacieuse n'était autre que Mlle Diane de Sauvebourg.

Certes, elle avait bien des chances pour elle.

A dix-huit ans qu'elle allait avoir, Mlle Diane passait pour une des plus belles personnes du Poitou, et c'était justice.

Elle était assez grande et très blonde. Son teint blanc et uni avait un éclat sans pareil, sa chevelure lumineuse était abondante jusqu'à l'importuner; on ne résistait pas au charme de son sourire.

En elle, cependant, quelque chose eût inquiété un observateur.

Ses yeux, dès qu'elle s'oubliait à ses secrètes pensées, brillaient d'un feu sombre et trahissaient l'ambition et l'énergie qui faisaient le fond de son caractère.

Elle avait été élevée dans une communauté de Niort, où ses parents souhaitaient qu'elle prît le voile.

Ils venaient de la rappeler près d'eux sur ses prières réitérées d'abord, puis sur la demande de la supérieure, singulièrement embarrassée et inquiète d'une pensionnaire qui sans cesse menaçait de s'enfuir en escaladant les murs de la communauté, et dont l'indépendance était du plus fâcheux exemple.

Son père était fort riche, mais elle avait un frère plus âgé qu'elle de dix ans, et le vieux gentilhomme ne se gênait pas pour déclarer qu'il laisserait tout son bien à l'héritier du nom.

Pour sa fille, sa paternelle munificence allait jusqu'à promettre, si elle se mariait jamais, le trousseau, quarante mille francs comptant, et pas un sou avec.

– Ainsi, ma pauvre enfant, disait-il au retour de Diane, à toi d'aller avec tes armes, c'est-à-dire tes beaux yeux, à la chasse au mari. Mais, si avisée que tu sois, tu risques fort de revenir bredouille.

Bercée avec cette idée qu'elle serait déshéritée au profit de son frère, Mlle de Sauvebourg en avait pris gaîment son parti.

– Laisse-moi du moins essayer, cher père, répondit-elle. Si j'échoue, eh bien! il sera toujours temps de m'emprisonner, et j'aurai, en tout cas, passé près de toi, que j'aime tant, quelques bonnes années.

– A ton aise, ma fille, essaye, tu verras.

M. de Sauvebourg avait autrefois blâmé très énergiquement la conduite de M. de Champdoce, lequel, à l'entendre, sacrifiait son fils.

Sacrifier sa fille lui paraissait tout naturel.

Je réussirai, répétait l'entêtée, j'en suis sûre.

Mlle Diane était dans ces honnêtes dispositions, quand pour la première fois elle entendit parler du «sauvage de Champdoce».

Un ami de son père venait d'énumérer devant elle les grandes espérances de ce malheureux jeune homme.

– Pourquoi ne serait-il pas mon mari! se dit-elle.

Dès le lendemain, avec la merveilleuse finesse des femmes en pareille occasion, elle alla aux renseignements. Ils furent brillants et tels qu'elle osait à peine les rêver. Elle se mit à étudier le fort et le faible de la situation.

Le fort, c'était d'être duchesse, de posséder deux cent mille livres de rente, d'habiter Paris, d'avoir une loge aux Italiens, d'éblouir le faubourg Saint-Germain.

Le faible, c'était la difficulté de rencontrer Norbert et, plus encore, l'avarice du duc.

– Mais bast! pensait-elle, il n'est pas éternel. Que peut-il bien vivre encore? Six ou sept ans. J'aurai donc vingt-cinq ans à sa mort.

Cependant, avant de rien décider en elle-même, elle voulut voir Norbert. Elle se le fit montrer le dimanche suivant à l'église, et ressentit à première vue une impression vive et profonde. Elle était frappée de sa mâle beauté, de l'expression ardente de ses yeux, de son attitude pleine de noblesse sous ses pauvres vêtements.

Sa pénétration féminine découvrait quelque chose des sentiments de Norbert. Elle devina qu'il était malheureux et irrité, qu'il souffrait.

Elle le plaignit et sentit qu'elle l'aimerait. Elle l'aimait déjà…

Lorsque, la messe achevée, on sortit de l'église, elle s'était juré qu'elle serait la femme de Norbert. Cependant elle ne dit rien de ses dessins à ses parents.

Sans savoir au juste ce qu'elle ferait, il lui semblait qu'on gênerait sa liberté d'action. Réussir seule, sans appui, sans aide, sans conseils, n'était-ce pas plus beau!

D'ailleurs, elle ne doutait pas du succès.

Mlle Diane de Sauvebourg était fort romanesque, et plus d'une fois au couvent, on lui avait reproché son exaltation, mais elle était en même temps très positive.

Les femmes seules ont assez de puissance pour associer ces deux dispositions si opposées; elles savent garder la tête froide quand le cœur flambe.

Cette toute jeune fille pouvait, tout en s'éprenant de chimères, rester prudente et calculer. Elle avait appris beaucoup de choses au couvent, et son maintien de vierge, son air candide, dissimulaient une notable expérience et surtout une parfaite entente des intérêts sociaux.

Avant tout, il fallait rencontrer Norbert et le rencontrer par le plus grand des hasards. Comment?

Tout à coup elle parut prise d'un accès extraordinaire de charité. Porter des secours aux malades, aux vieillards, aux petits enfants, devint sa grande et unique préoccupation.

Sans cesse on la rencontrait par la campagne, parfois suivie d'un domestique chargé d'un panier de provisions, le plus souvent seule, portant du bouillon dans une grande bouteille revêtue d'osier.

– On se trompe souvent sur sa vocation, disait M. de Sauvebourg. Diane, décidément, était née pour être sœur de charité.

Il ne remarquait pas, le digne gentilhomme, et personne ne remarquait non plus que lui, que les protégés de Mlle Diane se trouvaient tous demeurer du côté de Bivron, particulièrement dans les environs du château de Champdoce.

On ne la soupçonnait guère non plus d'établir ainsi des précédents, et de conquérir le droit de se montrer où et quand bon lui semblerait sans qu'on en jasât.

Mais c'est en vain qu'elle multipliait ses courses, changeait ses heures, prenait tantôt la traverse et tantôt la grande route, le «sauvage de Champdoce» était invisible.

Même, on ne le voyait plus régulièrement à la messe le dimanche. Souvent le duc venait seul.

C'est qu'un événement insignifiant pour tout autre, immense pour lui et absolument inattendu, venait de bouleverser la vie de Norbert.

Une huitaine de jours après lui avoir confié ce qu'il nommait la «raison d'État» de la maison de Champdoce, son père le retint après le dîner, qui avait lieu vers midi dans la salle commune, et où mangeaient à la même table que les maîtres les quarante serviteurs du château. On était alors à la fin d'août, et tous les gens étaient employés au battage de la récolte.

– Il est inutile, mon fils, commença le vieux gentilhomme, de vous déranger pour rejoindre les ouvriers.

– C'est que, mon père…

– Laissez-moi parler, je vous prie. Ma confiance de l'autre soir a dû vous avertir que notre position était sur de point de changer. A dater d'aujourd'hui, vous ne travaillerez plus comme vous l'avez fait jusqu'ici. Je vous destine une tâche moins pénible, peut-être, mais plus difficile. Vous surveillerez. Vous donnerez des ordres sous ma direction.

On eût dit, à l'air de Norbert, qu'il ne pouvait croire que son père parlât sérieusement.

– Vous n'êtes plus un enfant, continua le duc, je veux de mon vivant vous habituer à l'exercice de l'indépendance, afin qu'à ma mort vous ne soyez pas enivré de votre liberté.

Il se leva, alla prendre dans un coin un fort beau nécessaire de chasse, et le plaçant devant son fils il ajouta:

– Je suis content de vous, et en voici la preuve. Vous trouverez dans ce nécessaire un fusil et un port d'armes. Mon garde, Thomas, a ce matin amené pour vous un chien d'arrêt qui est attaché sous le hangar. Vous chasserez. Il faut à un jeune homme quelques distractions. De plus, comme un chasseur est exposé à des dépenses imprévues, voici, pour faire le garçon, de l'argent que je vous exhorte à ménager, vous souvenant qu'une prodigalité inconsidérée peut retarder, ne fût-ce que d'un jour, le moment où nos descendants reprendront leur rang.

 

Le vieux gentilhomme eût pu parler longtemps. Son fils écoutait, bouche béante, n'allongeant seulement pas la main pour prendre les six pièces de cinq francs qu'il lui tendait, si ébahi qu'il ne songeait même pas à ouvrir le nécessaire.

Cette apparence d'impassibilité déplut au duc qui s'attendait à des transports de joie.

– Jarniton! fit-il, vous le prenez bien froidement, je pensais vous être agréable.

Norbert comprit qu'il ne pouvait plus longtemps garder le silence, et faisant un effort il balbutia:

– Je vous remercie de votre bonté, je vous suis bien reconnaissant.

Mais le duc, impatienté, lui tourna le dos et sortit en grondant:

– Jarnibleu! Qu'est-ce que cela signifie? Ce garçon aurait-il conçu quelque fâcheux dessein? Notre curé aurait-il raison?

C'est qu'en effet, ces idées d'émancipation et de munificence, si contraires à ses grands principes, n'étaient pas venues naturellement à M. de Champdoce. L'honneur en revenait au curé de Bivron, qui les lui avait soufflées.

Mais ce relâchement de discipline qui, un an plus tôt, eût empli de joie le cœur de Norbert, ne lui causa aucun plaisir. Il venait trop tard.

Son haine contre son père qu'il appelait son tyran, était trop terrible pour être ainsi désarmée.

D'ailleurs, quelle si grande grâce lui accordait-on? On lui donnait un fusil, la belle affaire! Trente francs, quelle dérision!

En serait-il moins mal vêtu, moins gauche, moins ridicule, moins ignorant, moins seul? Ne continuerait-on pas à l'appeler le «Sauvage?»

Quelles perspectives lui offrait-on, et approchaient-elles seulement de l'idéal du bonheur tel qu'il se le représentait?

Car il ne cessait d'essayer d'ajuster à ses convoitises tout ce qu'il avait retenu de ses lectures désordonnées.

Cependant, la chasse était ouverte. Norbert chassa, prenant moins de plaisir à brûler de la poudre qu'à être suivi de son chien, un épagneul magnifique répondant au nom de Bruno. Il avait un compagnon, enfin, un ami qui lisait dans ses yeux et qui, selon qu'il était triste ou gai, marchait la tête basse ou sautait à ses côtés.

Mais il ne pouvait cesser de songer à Dauman.

Il avait interrogé plusieurs ouvriers, et tous lui avaient répondu que «le président» était un homme dangereux, capable de tout.

Norbert n'en était que plus déterminé à retourner lui demander conseil. Pourtant il hésitait, il n'osait. Une dernière lueur de raison éclairait le précipice où il allait rouler.

IV

Dauman, lui, attendait, tout aussi rassuré que l'oiseleur qui, ayant habilement disposé dans les chaumes son perfide miroir, se croise les bras, sûr que les alouettes s'y viendront prendre.

N'avait-il pas fait briller aux yeux de Norbert l'éblouissant espoir de la liberté?

Comme tous ces hommes qui, dans les campagnes, exploitent alternativement la cupidité et la misère, maître Dauman avait des espions partout.

Heure par heure, pour ainsi dire, il savait tout ce qui se passait au château de Champdoce.

On lui avait rapporté presque textuellement le dernier entretien du duc et de son fils. Il était informé des conditions nouvelles faites à Norbert.

Il n'en fut ni inquiet, ni affecté, persuadé qu'en se relâchant de son despotisme, M. de Champdoce hâtait la révolte de son fils.

Souvent, le soir, quand après son dîner il allait, selon sa coutume, se promener sur la grande route en fumant sa pipe de bruyère fabriquée par lui, il s'arrêtait au bas des taillis de Bivron d'où l'on apercevait le château de Champdoce.

Il montrait le poing au vieil édifice, et d'une voix sourde il répétait:

– Il y viendra, il y viendra…

Il y vint.

Après une semaine de luttes intérieures, après de cruels combats, après s'être mis deux fois en route et deux fois être revenu sur ses pas, Norbert osa venir frapper à la porte de l'ennemi de son père.

De sa fenêtre, Dauman l'avait aperçu descendant lentement la côte, le fusil sur l'épaule, suivi de son bel épagneul Bruno.

Le maître hypocrite avait donc eu le loisir de préparer sa physionomie, et de prendre une contenance toute différente de celle de la première entrevue.

C'est encore avec toutes les démonstrations d'un respect outré qu'il reçut «Monsieur le marquis,» comme il l'appelait avec une grotesque emphase; mais il sut paraître gêné, affectant précisément assez de contrainte pour que Norbert ne pût ne la point remarquer.

Lui, si beau parleur d'ordinaire, et qui avait un gros répertoire de formules banales qu'il débitait à ses clients, il semblait s'entortiller à n'en pouvoir sortir dans ses phrases respectueuses, ne sachant que répéter:

– Bien à votre disposition, monsieur le marquis, tout à votre service.

Norbert, qui comptait sur le chaud accueil de l'autre jour, fut si décontenancé de cette surprenante froideur, qu'un moment il eut l'idée de se retirer.

Une puérile vanité le retint, et il se dit qu'ayant fait tant que de venir, il se devait de prendre son courage à deux mains et de parler.

– Je voudrais vous consulter, Président, commença-t-il, pour ce que vous savez; n'ayant nulle expérience, je me décide à profiter de la vôtre.

L'autre avait l'air de tomber des nues. Il renversait la tête en arrière, les yeux au plafond, comme s'il eût attendu une inspiration des solives où pendaient ses paquets de graines.

– Ce que je sais, murmurait-il, ce que je sais…

Une fois engagés dans une voie qu'ils savent périlleuse, les plus timides ferment les yeux et vont droit au danger.

– Eh oui! fit Norbert, ne deviez-vous pas me donner le moyen de changer contre une meilleure l'existence qui m'excède?

– En effet il me semble…

– Vous m'avez offert deux expédients et vous m'en avez fait entrevoir un troisième, plus sûr, affirmiez-vous; quel est-il?

L'embarras si admirablement joué du sieur Dauman sembla redoubler à cette question, trop précise pour qu'il pût l'éluder.

– Comment, répondit-il avec le plus niais sourire qu'il put trouver, comment, vous vous souvenez encore de cela?

– Je n'ai cessé d'y penser.

Le maître coquin intérieurement était ravi.

C'est pourtant avec le même sourire forcé qu'il reprit:

– Oh! vous savez, monsieur le marquis, on dit comme cela tant de choses!.. Entre l'intention et le fait, il y a un bout de chemin, la loi le reconnaît. Je suis si franc de mon naturel, que je ne sais pas toujours tenir ma maudite langue. J'aurai parlé en l'air.

Norbert était un pauvre garçon fort ignorant; ce n'était pas un être faible et mou. Son père avait pu plier les ressorts de son énergie, mais non les briser. D'ailleurs, c'était bien le sang rouge et chaud des Dompair de Champdoce qui courait dans ses veines.

Du coup il se dressa, frappa violemment le parquet de la crosse de son fusil.

– C'est-à-dire, s'écria-t-il, que vous m'avez pris pour un niais…

– Oh! monsieur le marquis!..

– Et que vous avez pensé qu'on pouvait se jouer de moi impunément. Il vous a paru plaisant de m'arracher mes secrets. Qu'en comptez-vous faire? Les colporter pour en rire pourrait vous coûter cher, Président!..

Il s'interrompit, surpris de l'air navré du sieur Dauman, et il eut presque regret de son emportement lorsqu'il l'entendit s'écrier du ton le plus douloureusement ému:

– Me juger ainsi, moi! monsieur le marquis; me supposer capable d'une pareille infamie!..

– Alors, que signifient vos façons d'aujourd'hui?

La physionomie traîtresse du sieur Dauman exprima la plus vive anxiété.

Il hésitait, il paraissait délibérer afin de décider lequel était le plus convenable de parler ou de se taire.

Enfin, il se dressa, il avait pris son parti.

– Tenez, monsieur le marquis, fit-il résolûment, puisque vous m'avez deviné, tant pis! je vous dirai la vérité. Vous vous fâcherez si vous voulez…

– Je ne me fâcherai pas. Parlez sans crainte, Président.

– Eh bien! j'ai réfléchi.

– Ah?

– C'est comme cela. Je ne suis qu'un pauvre homme, moi, monsieur le marquis, et il n'en faudrait guère pour me compromettre. La moindre de mes imprudences peut être punie par le manque de pain. Que fais-je en vous assistant de mes conseils? Évidemment, je contrecarre les projets de monsieur votre père. Me voyez-vous, moi, Dauman, luttant contre le tout-puissant et richissime duc de Champdoce? – Il salua. – Qu'arriverait-il, s'il apprenait jamais mon audace? Il irait tout droit trouver monsieur le procureur du roi. – Il souleva son bonnet. – Et dès demain, les gendarmes viendraient chercher mon Dauman pour le conduire en prison.

Norbert n'apercevait pas la relation.

– Les gendarmes demanda-t-il, pourquoi?

– Comment, pourquoi! Vous n'avez donc jamais ouvert un code, monsieur le marquis? Mon Dieu! que les parents sont négligents! vous n'avez pas dix-neuf ans, et je connais un certain article 354 d'où on peut tirer tout ce qu'on veut, même cinq ans de réclusion pour votre serviteur. Peste! la loi ne badine pas quand il s'agit d'un mineur qui est fils d'un duc millionnaire. Et dire que votre père pourrait apprendre que je vous ai fait connaître vos droits! Je tremble rien que d'y songer…

– Comment l'apprendrait-il?

Le sieur Dauman ne répondit pas, et ce silence significatif parut à Norbert si injurieux, que tapant du pied, il insista:

– Je vous demande, Président, comment il l'apprendrait?

– Hélas! monsieur le marquis, vous respectez et surtout vous craignez votre père, ce qui est votre devoir…

– C'est-à-dire que vous me croyez assez simple pour aller tout lui dire.

– Non, mais il peut concevoir un soupçon et vous interroger; vous-même m'avez appris que, lorsqu'il vous regarde d'une certaine façon, il obtient tout de vous.

Tout s'expliquait pour Norbert. Sa colère tomba; c'est d'un ton amer, mais presque froidement qu'il dit:

– Je puis être un «sauvage,» je ne serai jamais un dénonciateur. Quand j'ai promis de garder un secret, il n'est ni menaces ni tortures qui puissent me l'arracher. Je redoute mon père, ma terreur en sa présence est plus forte que ma volonté, mais je suis Champdoce, je ne crains personne autre; entendez-vous, Président?

– Ah! comme cela…

– Nul jamais ne saura par moi que vous m'avez seulement dit un mot, je vous en donne ma parole d'honneur.

La physionomie du Président reprenait peu à peu cette expression de sympathique intérêt qui inspirait tant de confiance à Norbert.

– En vérité, reprit-il, on dirait, à voir mes hésitations, que mon dessein est de vous pousser au mal, monsieur le marquis, tandis qu'au contraire… C'est que l'expérience rend prudent. Moi donner un mauvais conseil! Jamais. Est-ce que je ne connais pas mon code? Voilà mon bréviaire, à moi, ma règle de conduite, ma foi, ma conscience.

Il avait pris, sur la tablette de son bureau, un gros petit livre à tranches multicolores, encrassé par un long usage, et le brandissant fièrement, il ajouta:

– Mais il faut savoir tout ce qui est là-dedans.

Ce panégyrique agaçait singulièrement Norbert.

– Enfin, interrogea-t-il, que dois-je faire?

Maître Dauman cligna de l'œil et répondit:

– Rien, monsieur le marquis. Trois ans à peine vous séparent de votre majorité, il faut patienter, attendre…

– Eh! si je m'en étais senti le courage, je ne serais pas ici.

– C'est pourtant le seul expédient raisonnable. Votre père est un vieillard, pourquoi le chagriner? Laissez-lui donc encore ces trois années de répit pour caresser ses chimères…

D'un coup de poing violemment appliqué sur le bureau, Norbert lui coupa la parole.

– Si c'est là tout ce que vous avez à me dire, fit-il, je regrette d'être venu.

Il se leva, siffla Bruno comme s'il voulait se retirer, et ajouta:

– J'aurais fort bien trouvé cet expédient sans le secours du votre expérience: bonsoir!

Le Président ne bougea pas, sûr que d'un mot il retiendrait Norbert.

– Vous êtes vif, monsieur le marquis, fit-il, que ne me laissez-vous achever?

– Alors, finissez vite, dit le jeune homme sans se rasseoir.

Maître Dauman n'en parla ni plus ni moins vite.

– Remarquez, monsieur le marquis, reprit-il, que si je vous exhorte à ménager votre père, je ne vous engage pas, pour cela, à endurer comme par le passé toutes ses fantaisies. Qu'est-ce que je veux, moi? vous voir heureux l'un et l'autre. Je suis en ce moment comme un bonhomme de juge de paix qui s'efforce de mettre deux adversaires d'accord. Il est des accommodements avec les situations les plus difficiles. Ne pouvez-vous, tout en restant en apparence le plus dévoué des fils, agir en réalité à votre guise? Il ne faut jamais résister ouvertement à ses parents. Combien de jeunes gens sont dans votre cas! Devant papa et maman, on leur donnerait le bon Dieu sans confession, et derrière ils font le diable à quatre. Quand on n'est pas le plus fort, on doit être le plus fin.

 

A la mine de son «client,» le Président jugeait l'effet de son allocution; il était grand, et tel qu'il le souhaitait.

Norbert qui jusque-là avait gardé la main sur le loquet de la porte, le lâcha et se rapprocha.

– N'avez-vous pas une certaine liberté maintenant, monsieur le marquis? poursuivit Dauman. C'est l'essentiel. Votre père saura-t-il si vous l'employez à chasser ou à toute autre chose?

– A quoi?

Dauman partit d'un franc éclat de rire.

– Dame!.. je ne sais pas, cela dépend des goûts. Je ne puis parler que de ce que je ferais si j'étais à votre place.

– Dites-le, Président.

– Pour lors, je ne resterais au château que juste assez pour ne pas inquiéter papa. Ah! je n'y ferais pas grande poussière. Le reste de mon temps, le bon, je le passerais à Poitiers, qui est une belle ville où on a tout sous la main. J'y louerais un petit appartement, et j'y vivrais comme un joli garçon qui est son maître. A Champdoce, je garderais ma veste et mes sabots, mais à Poitiers j'aurais de fins escarpins et des habits achetés chez les meilleurs tailleurs. Puis, je me faufilerais dans la société des étudiants, de joyeux vivants, qui passent toutes les nuits à boire du punch, à jouer au billard et à chanter la mère Godichon. Voilà qui est vivre. J'aurais des amis, des maîtresses; j'irais au spectacle, au bal, dans les cafés. J'en ai tâté, moi, quand j'étudiais pour entrer dans les affaires…

Il s'interrompit et brusquement demanda:

– Il doit y avoir de bons coureurs parmi les chevaux que votre père élève, et qui sont parqués en bas des prés Juron?

– Oui certes!

– Eh bien! quoi de plus facile que d'en dresser un à votre usage? Je suppose que vous avez envie d'aller à Poitiers, que faites-vous? Le soir, quand on vous croit endormi, vous filez doucement, avec votre fusil, emmenant le bel épagneul que voici; vous bridez un cheval, et hop! en deux temps de galop vous êtes à la ville. Vous mettez le bidet à l'auberge, vous vous habillez en grand soigneur que vous êtes et vous rejoignez vos amis. S'il vous plaît de rester là-bas, ici on se dit, en ne voyant ni votre fusil ni votre chien: «Il est à la chasse.» Et ni vu, ni connu!..

Norbert avait naturellement un caractère droit et ferme. L'idée d'une existence de tromperies continuelles, de ruses, de mensonges, lui répugnait singulièrement.

C'est là cependant que conduisent fatalement l'oppression et la crainte.

D'un autre côté, ce tableau grossier de plaisirs faciles et vulgaires que lui présentait maître Dauman répondait si bien à ses imaginations secrètes qu'il pâlissait tant son émotion était vive, et que la flamme des plus ardentes convoitises brillait dans ses yeux.

– Oui, balbutia-t-il, c'est bien là ce que je pensais.

– Alors qui vous empêche?..

Le pauvre garçon ne put retenir un gros soupir, et bien bas il murmura:

– Il faut de l'argent, pour cela, beaucoup, et je n'en ai pas. Si j'en demandais à mon père, il me refuserait, et d'ailleurs, je n'oserais jamais…

– Quoi! monsieur le marquis, vous qui serez si riche dans trois ans, vous n'avez pas un ami qui puisse vous obliger?

– Je n'ai personne!

Et, écrasé sous le sentiment de son impuissance, Norbert se laissa lourdement retomber sur sa chaise. Le sieur Dauman, lui, les sourcils froncés, paraissait réfléchir. On eût juré qu'au dedans de lui un combat violent se livrait entre deux idées absolument opposées.

– Eh bien, non! s'écria-t-il, non, monsieur le marquis, il ne sera pas dit que j'aurai eu la dureté, vous voyant malheureux, de ne pas m'employer à votre service. On a tort de mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce, mais tant pis! je me risque. On vous prêtera ce qu'il vous faut.

– Vous, Président?

– Malheureusement, non! Je ne suis qu'un pauvre diable, moi, je n'ai rien de côté, et ce n'est qu'à grand'peine et à force de privations que je joins les deux bouts; mais j'ai la confiance de plusieurs fermiers aisés d'ici, qui m'apportent leurs économies pour les faire valoir. Qui m'empêche d'en disposer en votre faveur?

C'est à peine si Norbert respirait, tant l'espérance et l'anxiété lui serraient le cœur.

– Oh! si cela se pouvait! murmura-t-il.

– Cela se peut, monsieur le marquis. Seulement, il vous en coûtera cher. On vous demandera, comme de juste, des intérêts proportionnés aux risques de pertes qui sont considérables.

– Que m'importe!

– C'est que, voyez-vous, le Code ne reconnaît pas ces transactions, et, en m'en mêlant, je manque aux principes de toute ma vie. C'est de l'usure, me dira-t-on. Possible. Moi, je répondrai que le bénéfice, quand il est aléatoire, doit être grand. Mon devoir était de vous avertir; vous êtes prévenu, réfléchissez. Je vous le déclare, à votre place je ne consentirais pas cet emprunt, j'attendrais une occasion.

– Je ne veux plus attendre.

Maître Dauman eut ce geste des épaules, qui signifie si clairement: «Comme vous voudrez, j'ai fait ce que j'ai pu.»

– A votre aise, monsieur le marquis, poursuivit-il. Je m'explique votre insouciance. Vous serez si riche à votre majorité, que quelques milliers de francs à rembourser ne vous gêneront en rien.

Et aussitôt, pour l'acquit de sa conscience, comme il disait, car Norbert ne l'écoutait pas, il se mit à expliquer les «clauses et conditions» de l'emprunt, appuyant à dessin sur ce qu'elles avaient d'exorbitant, insistant sur ce fait qu'il était étranger à des prétentions assez ridicules, qu'il ne faisait que remplir le mandat de ses commettants.

– Vous comprenez? répétait-il à chaque phrase, vous comprenez?

Norbert comprenait si bien, que c'est avec une véritable explosion de joie qu'en échange de deux mille francs il signa deux obligations de quatre mille francs chacune, – il en eût signé dix, – au profit d'un sieur Besson et d'un sieur Lantoine, deux cultivateurs du pays, gens absolument tarés et entièrement à la discrétion de Dauman, leur créancier.

Il s'était d'ailleurs engagé, sur l'honneur, à ne jamais avouer, quoi qu'il pût arriver, que le Président s'était mêlé de cette affaire.

– Surtout, monsieur le marquis, de la prudence, beaucoup de prudence!.. Ne parlez à âme qui vive de nos relations, et cachez-vous pour venir me visiter.

Ce fut le suprême conseil de Dauman, quand «son client» s'éloigna.

Il était seul dans son «cabinet,» il triomphait; il se mit à relire les titres que Norbert laissait entre ses mains en échange de deux billets de banque. Étaient-ils en règle, ne s'y trouvait-il rien qui pût les frapper de nullité entre ses mains?

Non. Il connaissait la loi, il n'avait rien oublié. Hormis le cas où Norbert viendrait à mourir, il avait tout prévu.

Et certes, Dauman espérait bien que l'opération ne se bornerait pas à ce prêt insignifiant. Il comptait que Norbert aurait vite dissipé cette somme de deux mille francs, énorme lorsqu'il s'agit de la gagner, insignifiante pendant qu'on la jette par toutes les fenêtres de ses fantaisies.

Devançant l'avenir, il se voyait plaçant toutes ses économies, c'est-à-dire une quarantaine de mille francs, sur la tête de cet écervelé, et, à sa majorité, lui réclamant une fortune. Sans compter que d'ici là…

Il est vrai que tous ces beaux projets dépendaient de la discrétion de Norbert. Sur un soupçon, le duc ne manquerait pas d'apparaître et romprait tout.

Cependant, Dauman ne comptait que sur quatre ou cinq jours d'anxiété, car, bien évidemment, si le jeune homme ne se trahissait pas sur le moment même, il aurait vite acquis l'habitude de la dissimulation.

Le Président avait raison de ne pas trop craindre.

La passion a des ressources et des roueries inattendues. La peur extrême que Norbert avait de son père lui tint lieu de dix ans de diplomatie.