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Les esclaves de Paris

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Par moments il doutait, et il se demandait si c'était bien à lui, si misérable jusqu'ici, qu'arrivait cette bouffée de bonheur extraordinaire, et pour être bien sûr qu'il n'était pas le jouet d'un rêve, il froissait dans sa poche le papier soyeux des billets de banque.

La nuit lui parut éternelle. Dévoré de la fièvre aiguë de l'impatience, il se tournait et se retournait sur son lit, appelant vainement le sommeil qui lui eût fait perdre conscience des heures trop lentes.

Et au jour, il était sur la route de Poitiers, le fusil sous le bras, marchant à grandes enjambées, sifflant à tout moment Bruno qui s'attardait dans les champs.

Son plan était bien arrêté.

– J'arrive, se disait-il, je loue un gentil petit appartement; je cours chez un tailleur, je me lie avec tous les étudiants, etc., etc.

C'était là, juste ce que le Président avait dit qu'il ferait.

Quel homme que ce Dauman et quel ami précieux!

Le malheur est que, toujours, entre le désir et sa réalisation, se glisse quelque empêchement d'autant plus imprévu qu'il est plus simple.

Arrivé à Poitiers, où il n'était venu qu'une fois, Norbert se trouva effaré, perdu, comme l'oiseau qui, né et élevé en cage, s'échappe et ne sait pas se servir de ses ailes.

Il marchait tout penaud par les rues, regardant les maisons, lorgnant les boutiques, mortellement embarrassé pour en venir à ses fins.

Enfin, après mille hésitations, mille résolutions prises et abandonnées, mourant de faim, pleurant presque, maudissant sa timidité, il gagna non sans peine le champ de foire et entra déjeuner dans l'auberge où il avait mangé un morceau avec son père.

Puis, désespéré, il regagna Champdoce aussi triste qu'il était gai le matin.

Mais Dauman était là.

Consulté par Norbert, après avoir bien ri de sa singulière déconvenue, il le mit en rapport avec un sien ami, lequel, moyennant une bonne commission, comme de raison, pilota le jeune «sauvage», lui loua un petit appartement meublé rue Saint-François, et enfin le conduisit chez un tailleur où il se commanda pour 500 francs d'habits.

Alors il croyait que ses vœux allaient être comblés à point. Après avoir eu la fringale pendant des années, se trouvant enfin à table, il ne put pas manger.

Il lui arriva ce qui toujours advient à ceux qui ont trop vécu de rêves.

Comparée aux mensonges de son imagination, la réalité lui parut froide, repoussante, affreuse.

Sa timidité, d'ailleurs, sa sauvagerie, le sentiment de son ignorance de la vie le paralysaient et l'empêchaient de goûter aucune des jouissances qu'il s'était promises. Il lui eût fallu un ami; où le prendre?

Un soir, il osa entrer au café Castille. Bien qu'on fût à l'époque des vacances, quelques étudiants s'y trouvaient. Leur gaîté bruyante l'effaroucha et le fit fuir.

Il vécut donc seul à Poitiers, comme à Champdoce, et plus désolé.

Ses heures de liberté volée, il les passait tristement dans son appartement, en compagnie de Bruno, qui certes eût préféré battre la campagne. Ou bien, quittant la veste, il revêtait ses beaux habits et il allait se promener sur Blossac.

En tout, il n'eut pas plus de cinq bonnes soirées qu'il passa au théâtre.

Et que de risques pour de si maigres satisfactions, que de peines, de précautions! Combien de mensonges entassés!

Puis, que de terreurs! Son père ne pouvait-il ouvrir les yeux?

M. de Champdoce, en effet, s'était aperçu des sorties et des absences de son fils; mais, à cent lieues de la vérité, il les attribuait à d'autres causes qui ne lui déplaisaient pas trop.

Un matin, cependant, il railla doucement Norbert de sa maladresse à la chasse. Il n'avait pas rapporté trois pièces de gibier depuis qu'il avait un port d'arme.

– Aujourd'hui, du moins, lui dit le duc, tâchez de revenir le carnier plein, car nous aurons demain un ami à dîner.

– Un ami! ici?

– Oui, répondit M. de Champdoce, qui ne put s'empêcher de sourire, nous recevrons M. de Puymandour. Même pour cette circonstance, je fais ouvrir et disposer la salle à manger du second étage; nous y dînerons.

Norbert s'éloigna, aussi intrigué que possible.

Ce dîner, ces préparatifs étaient des événements extraordinaires. Cependant, le choix du convive était plus surprenant encore.

– N'importe, se dit Norbert, je veux tuer quelque chose.

Mais il ne suffit pas toujours de vouloir. Il était fort inexpérimenté.

C'est donc en vain qu'il fit plus de six lieues dans sa matinée et brûla beaucoup de poudre. Il était furieux.

Cependant, vers les deux heures, comme il arrivait aux bruyères de Bivron, il crut apercevoir à vingt pas, près d'une haie, un imprudent lapin tout occupé de brouter une touffe de luzerne. Quelle occasion!

Avec des précautions extrêmes, il épaula, ajusta et fit feu.

A l'explosion de l'arme, un cri de douleur ou d'effroi, un cri terrible, répondit, et Bruno s'élança vers la haie, en aboyant avec fureur.

V

Les hommes, assez volontiers, vantent leur esprit de suite, leur fermeté, leur persévérance. Pure fatuité de leur part.

C'est chez la femme seulement que la persévérance se trouve, mais opiniâtre, inflexible, intraitable, poussée jusqu'à la folie.

Sous ce rapport, Mlle Diane de Sauvebourg était dix fois femme.

Cette belle et naïve jeune fille, toute préoccupée en apparence de futilités, que son père appelait en riant sa «chère girouette,» cachait sous ses dehors frivoles une volonté de fer, et fût morte avant de renoncer volontairement au projet qu'elle avait conçu d'être un jour duchesse de Champdoce.

Cependant, ses longues promenades à travers champs, toutes savamment choisies pour amener une rencontre qu'elle jugeait devoir être décisive, étaient restées inutiles.

Bien que le temps fût souvent mauvais, que les sentiers détrempés fussent devenus moins praticables, qu'il fît froid, elle continuait ses charitables visites autour du château de Champdoce.

– Un jour viendra bien, pensait-elle, où je l'apercevrai, cet invisible.

Le jour tant souhaité vint.

C'était vers la mi-novembre, un jeudi, et, depuis le commencement de la semaine, la température s'était tout à coup radoucie.

Le ciel était bleu, les dernières feuilles frémissaient à la brise, les merles sifflaient dans les haies dépouillées.

Mlle de Sauvebourg, seule, un petit panier au bras, suivait le sentier qui conduit à Mussidan en longeant les bois de Bivron, dont il n'est séparé que par un fossé et une haie épaisse et haute.

Elle marchait lentement, au beau soleil tiède, lorsqu'un bruit de branches brisées sous des pas lui fit lever la tête.

Elle regarda, et tout son sang afflua à son cœur.

A travers une éclaircie de la haie, de l'autre côté, elle venait de reconnaître celui qui, depuis plus de deux mois, occupait toute sa pensée, Norbert.

Il s'avançait fort lentement, avec les précautions minutieuses d'un chasseur sous bois, l'œil et l'oreille au guet, le doigt sur la détente de son fusil.

Une insurmontable émotion cloua sur place Mlle Diane. Elle se sentait défaillir; ses idées devenaient confuses. Elle mesurait l'abîme qui sépare du fait les intentions les plus formelles, et toute la belle fantasmagorie de ses projets s'évanouissait.

L'occasion si ardemment désirée, si patiemment épiée se présentait, et si grand était son trouble qu'elle comprenait bien qu'elle n'en pourrait profiter. Articuler une seule parole lui eût été impossible.

Qu'allait-il arriver?

Norbert allait passer près d'elle; il la saluerait, elle répondrait par une inclination de tête, il s'éloignerait et ce serait tout, et elle attendrait peut-être des mois une seconde rencontre.

Toutes ces réflexions traversèrent son esprit en moins de temps que n'en met l'éclair à rayer le ciel.

Cependant, elle faisait pour rassembler son courage d'héroïques efforts, quand elle vit le fusil de Norbert s'abaisser vers elle.

Le double canon la menaçait. Elle voulut avertir, elle ne le put…

Une douleur aiguë, comme le serait la piqûre d'une aiguille rougie, mordit sa chair, un peu au-dessus de la cheville. Elle battit l'air de ses deux mains, poussa un grand cri, et s'affaissa sur le sentier.

Pourtant, elle n'avait pas perdu entièrement connaissance, car elle entendit l'explosion de l'arme, un cri terrible qui répondit au sien, et ensuite des aboiements furieux et un grand froissement de branchages.

Presque aussitôt elle sentit sur son visage comme une haleine chaude, puis quelque chose d'humide et de froid dont le contact la fit frémir.

Elle ouvrit les yeux. Bruno, le bel épagneul, était près d'elle, s'agitant, lui léchant les mains.

Au même instant, la haie s'écarta sous un énergique effort, et Norbert apparut, pâle, éperdu, les cheveux hérissés par la terreur.

Sa vue eut cet effet admirable de rendre subitement à Mlle de Sauvebourg sa présence d'esprit et son sang-froid. Elle eut conscience des avantages de sa position, résolut d'en tirer parti et referma les yeux.

Norbert, lui, en présence de cette femme étendue à terre, immobile, plus blanche que marbre, se sentait devenir fou. Il la reconnaissait, il avait tué Mlle de Sauvebourg.

Son premier mouvement fut de s'enfuir, de courir devant lui tant qu'il aurait de forces. Le sentiment inné du devoir l'arrêta.

Il s'approcha secoué par un horrible tremblement; il se pencha et reconnut qu'elle ne pouvait être morte.

Alors, il s'agenouilla près de cette jeune fille que souvent il avait admiré à l'église, et bien doucement souleva cette tête charmante et l'appuya au pli de son bras. Il cherchait où il pouvait l'avoir frappée.

– Mademoiselle, disait-il d'une voix que l'angoisse rendait à peine intelligible, de grâce, parlez-moi, un seul mot!

 

Elle ne répondait pas, elle se recueillait, elle bénissait l'événement.

Enfin, elle fit un mouvement qui arracha une exclamation de joie à Norbert; puis, bien lentement, elle souleva ses paupières ombragées de longs cils et promena autour d'elle le regard surpris d'une personne qui s'éveille.

– C'est moi, mademoiselle, balbutiait le pauvre garçon, Norbert de Champdoce; ne me connaissez-vous pas? Grand Dieu! quel affreux malheur! C'est moi qui vous ai blessée. Me pardonnerez-vous jamais! Sans doute vous souffrez beaucoup…

Son anxiété était si poignante, que Mlle Diane en eut pitié et n'abusa pas. D'un geste d'une douceur infinie, elle repoussa le bras qui la soutenait et se redressa.

– Rassurez-vous, monsieur, dit-elle; c'est à moi de vous demander pardon de m'évanouir comme une femmelette, et pour rien, car j'ai eu bien plus de peur que de mal.

Elle souriait si délicieusement en disant cela, que Norbert crut voir le ciel s'entr'ouvrir. Il respira.

– Je puis courir chercher des secours, proposa-t-il.

– A quoi bon! Si j'ai quelque chose, ce ne peut être qu'une égratignure insignifiante.

En même temps elle allongea un pied à faire tourner une tête plus solide que celle de Norbert, et ajouta:

– Tenez, c'est là.

En effet, un peu au-dessus de la bottine, une tache de sang assez large rougissait le bas fin et blanc.

A cette vue, l'effroi de Norbert le reprit. Il se releva vivement:

– Je cours jusqu'au château, fit-il, et avant une heure…

– Je vous le défends bien, interrompit la jeune fille, ce n'est rien, je vous l'affirme. Regardez, je remue très bien le pied dans tous les sens.

Elle le remuait, en effet, d'un geste mutin et gracieux.

– Cependant, je vous en prie…

– Taisez-vous, nous allons voir ce que c'est.

Sur ces mots, elle sortit de sa poche un petit canif, et, fendant son bas, elle découvrit ce qu'elle appelait en riant «l'horrible blessure.»

A vrai dire, c'était une plaisanterie. Deux grains de plomb l'avaient atteinte. L'un avait éraflé la face interne de la cheville qui saignait un peu; l'autre s'était logé dans la chair, mais il était resté à fleur de peau et on le distinguait très bien.

– Il faudrait un médecin, fit Norbert.

– Pour cela… Ah! ce n'est vraiment pas la peine.

Et fort adroitement, de la pointe de son canif, elle dégagea le grain de plomb, qui roula à terre.

Debout au milieu du sentier, immobile, retenant son souffle, comme l'enfant qui arrive au troisième étage de son château de carton, Norbert contemplait d'un œil surpris et ravi cette belle jeune fille assise à ses pieds.

Jamais il ne s'était imaginé qu'une créature humaine pût réunir tant de divines perfections. Il n'avait nulle idée d'un tel accueil, si amical, si bon et si gai à la fois. De sa vie, il n'avait entendu une voix comme celle-là douce et sonore, et qui allait droit au cœur.

Puis, comme elle était jolie, encore mal remise de son émotion! Une larme tremblait encore dans ces beaux yeux, retenue par les cils, et cependant ses lèvres roses souriaient. Son teint était si transparent qu'on croyait voir le sang courir plus vite dans ses veines. Avec quelle grâce étrange ses cheveux, à demi dénoués dans sa chute, retombaient en grappes dorées sur ses épaules!

Et lui, si facile à effaroucher, il ne se sentait aucunement déconcerté.

Cependant, Mlle de Sauvebourg avait déchiré son mouchoir de fine batiste et en avait fait quatre bandes dont elle entoura son égratignure, et qu'elle assujettit avec des épingles.

– Voilà qui est fait, dit-elle gaiement, le mal est réparé.

Elle tendait en même temps sa main fine et délicate à Norbert pour qu'il l'aidât à se relever.

Une fois debout, elle essaya de marcher et fit quelques pas en boitant légèrement, – un peu volontairement peut-être.

– Ah! je ne le vois que trop, s'écria Norbert désespéré, vous souffrez, mademoiselle!

– Mais non, je vous le promets. Cela me cuit bien un peu en ce moment, mais ce soir je n'y penserai plus.

Elle eut un petit éclat de rire franc et sonore, vrai rire de pensionnaire, et, d'un ton d'amicale ironie, elle ajouta:

– Et quand même, monsieur le marquis, ce serait un souvenir de notre première rencontre.

Norbert ne songea pas à se demander si c'était un reproche. Il était surtout frappé de ce que Mlle Diane l'appelait monsieur le marquis. Jusqu'ici, Dauman seul lui avait donné ce titre. Cette attention fut comme un baume versé sur les plaies toujours saignantes de son orgueil.

– Du moins, pensait-il, elle ne me méprise pas.

Mlle de Sauvebourg poursuivait:

– Cette aventure tragi-comique devrait être une leçon pour moi. Maman me recommande toujours de suivre le grand chemin, mais je ne puis le souffrir; il m'ennuie. Combien je préfère cet étroit sentier où on marche à l'ombre et d'où on découvre toute notre vallée…

Elle étendait la main, en disant cela, et il parut à Norbert qu'à ce geste un rideau se levait comme sur un théâtre, et que, pour la première fois, il voyait ce paysage familier où il avait vécu.

– C'est vrai que cela est beau! murmura-t-il.

– Je passe donc tous les jours par ici, continuait Mlle Diane, quoique ce soit bien laid de désobéir à sa mère, lorsque je vais chez la Besson, dont la maison est au bas de la côte. Pauvre femme! elle se meurt d'une maladie de poitrine, et le médecin croit bien qu'elle ne passera pas l'hiver. Je fais ce que je peux pour la secourir: je lui porte du pain blanc, du bouillon, un peu de viande…

C'est avec l'onction attendrie d'une fille de Saint-Vincent-de-Paul qu'elle s'exprimait. La femme s'effaçait, faisant place à l'ange. Dans la pensée de Norbert, il ne lui manquait que les ailes.

– Et ce n'est pas tout, disait-elle, cette pauvre Besson a trois petits enfants qui manquent de tout. Où prendrait-elle de quoi les vêtir, quand elle n'a pas toujours assez de pain pour leur faim? Le père de ces malheureux est bon ouvrier, dit-on, mais mauvais sujet et fainéant. Le peu qu'il gagne, il le dépense dans les cabarets, et quand il rentre chez lui ayant bu, il bat sa femme.

C'était justement à ce Besson, un ivrogne dont la femme était à la mendicité, que Norbert se trouvait avoir souscrit une obligation de 4,000 francs.

C'était là un des deux clients qui, à entendre maître Dauman, lui confiaient pour les faire valoir, leurs économies.

Mais Norbert ne fit pas attention à ce détail.

Il ne comprenait qu'une chose, c'est que Mlle Diane allait le quitter, regagner Sauvebourg, et qu'il ne la verrait plus.

Déjà elle avait ramassé le panier qu'elle avait laissé échapper en tombant.

– Avant de vous dire adieu, monsieur le marquis, commença-t-elle avec une véritable hésitation, je désirerais… je voudrais… si j'osais… vous demander un service.

– A moi, mademoiselle? Oh! je vous en supplie, parlez!..

Elle ne put s'empêcher de sourire de l'enthousiasme de Norbert.

– Vous m'obligerez beaucoup, reprit-elle, en ne parlant à personne du petit accident de tout à l'heure. Si le bruit en arrivait aux oreilles de mes parents, ils s'inquiéteraient et me priveraient peut-être de la petite liberté qu'ils me laissent et qui profite tant à mes pauvres.

– Je me tairai, mademoiselle; personne ne saura l'horrible malheur qui a failli…

– Merci, monsieur le marquis, interrompit Mlle Diane, merci!..

Et dessinant une coquette révérence, elle ajouta gaiement:

– Par exemple, une autre fois, avant de tirer, vous ferez bien de vous assurer qu'il ne passe personne dans le sentier.

Ce fut tout, elle s'éloigna.

Mais elle ne boitait plus; elle était si heureuse qu'il semblait que ses pieds ne touchaient plus la terre.

C'est qu'elle n'avait pu se méprendre aux regards de Norbert, au tremblement de sa voix, à ses gestes, à son attitude. Elle avait lu sur sa physionomie comme dans son cœur même ses pensées les plus secrètes, et elle ne pouvait douter de l'impression profonde que gardait cet adolescent.

Les femmes, d'ailleurs, ont comme un sixième sens qui leur révèle cela.

– Maintenant, se disait-elle, plus d'incertitudes, je serai duchesse de Champdoce.

Oh! comme elle le bénissait, ce bienheureux coup de fusil qui pouvait la tuer!

En moins de cinq phrases, et avec toutes les apparences du plus candide abandon, elle avait appris à Norbert tout ce qu'il importait qu'il sût.

Lui dire qu'elle passait tous les jours par ce sentier, ce n'était certes pas lui donner à entendre qu'elle espérait l'y revoir, mais c'était avouer qu'elle ne serait pas bien surprise de l'y rencontrer.

Parler de la petite liberté dont elle jouissait, cela ne signifiait-il pas, ou à peu près, que, le cas échéant, elle ne serait pas réduite à compter les minutes d'un entretien?

Elle était bien sûre que Norbert n'était pas de force à la deviner, mais elle était certaine aussi que pas une de ses paroles ne serait perdue.

Donc, elle n'apercevait pas d'obstacles.

Ah? si, pourtant. Le duc de Champdoce!..

Elle rejoignait en ce moment la route, elle se retourna cherchant si elle n'apercevrait pas encore Norbert.

Elle l'aperçut à la même place où elle l'avait quitté, dans la même attitude, ne bougeant non plus que les arbres qui l'entouraient.

Le pauvre garçon, lorsque Mlle Diane s'était éloignée, avait senti quelque chose se déchirer en lui. Longtemps il l'avait suivie des yeux, et longtemps après l'avoir perdue de vue, il restait sous le charme et comme en extase.

Quel événement!.. Mais ne rêvait-il pas? Etait-elle bien là, tout à l'heure, près de lui, le regardant, lui parlant?..

Une inspiration lui vint qu'il jugea divine. Il pouvait se procurer une preuve de la réalité de ses impressions, et quelle preuve!..

Il s'agenouilla sur le sentier et après de minutieuses recherches, sous un brin d'herbe, il découvrit ce grain de plomb qui avait blessé Mlle Diane. Même, un peu de sang s'était caillé autour…

C'est lentement, perdu dans une rêverie d'une douceur infinie, qu'il regagna le château.

A sa grande surprise, quand il entra dans la cour, il vit la grande porte ouverte, et, sur le perron, son père qui lui cria dès qu'il parut:

– Enfin, vous voici; vite, hâtez-vous, que je vous présente à notre hôte.

VI

Depuis la mort de l'infortunée duchesse de Champdoce, les étages supérieurs du château restaient rigoureusement fermés.

Les appartements n'en demeuraient pas moins habitables. Le duc en prenait soin, de même qu'il se plaisait à embellir son hôtel de Paris, non pour lui, mais pour ses petits-enfants.

La salle à manger, par exemple, était splendide, avec ses grands dressoirs de chêne noir sculpté, rehaussés d'incrustations d'acier, chargés de montagnes de vaisselle plate, aux armes des Dompair de Champdoce. Tout y était grandiose, les buffets et les consoles, les sièges larges et bas, recouverts d'une précieuse tapisserie; la table, si pesante que deux hommes la remuaient à peine.

Lorsque Norbert, à l'appel de son père, pénétra dans la salle, il aperçut tout d'abord, au fond, près d'une fenêtre, un gros petit homme, haut en couleur, à la lèvre épaisse et lippue, aux yeux à fleur de tête, un peu chauve, portant moustache et royale.

Sa mise était soignée, recherchée, même. Il avait à coup sûr un homme de goût pour tailleur, mais sa tournure était commune et mesquine.

Humble et mesquine à la fois était sa mine. On eût dit un subalterne de la veille mal initié aux relations de l'égalité, s'exerçant timidement à l'insolence.

A l'entrée de Norbert, M. de Champdoce le prit par la main et, doucement, l'attira vers ce personnage.

– Monsieur le comte, fit-il, le marquis de Champdoce, mon fils.

Il se retourna ensuite vers Norbert, et dit:

– Marquis, M. le comte de Puymandour.

Norbert tout en s'inclinant un peu trop, était stupéfait et le laissait voir. Ce titre de marquis, jamais son père ne le lui avait donné.

Cet étranger soudainement introduit, contre toutes les habitudes du château, ce dîner dans la grande salle, cette cérémonie d'une présentation dans les règles de l'étiquette, la physionomie singulière du duc, tout cela était pour lui matière à réflexion.

Il n'était pas remis encore de son émotion du tantôt, et déjà un nouvel événement extraordinaire se présentait.

Une inquiétude vague l'agitait, comme s'il eût pressenti confusément que cette journée allait avoir sur sa destinée une influence décisive, et qu'elle serait comme le point de départ d'une vie toute différente de l'ancienne.

Cependant, la grosse cloche du perron, immobile depuis quinze ans sur ses gonds rouilles, sonna une volée.

 

Presque aussitôt, un valet de chambre parut, qui portait gauchement, avec les plus respectueuses précautions, une énorme soupière d'argent qu'il déposa sur la table.

Les convives s'assirent.

Ce dîner à trois, dans cette salle immense, eût été lugubre sans M. de Puymandour. Mais ce gros homme, outre qu'il avait la parole abondante et facile, possédait un fonds inépuisable de souvenirs, d'aventures, d'anecdotes et de balivernes, qu'il débitait d'une grosse voix vulgaire, riant d'un large rire de ses plaisanteries.

Tout en causant, il mangeait ferme et s'extasiait sur l'excellence du vin que le duc était allé chercher dans ses caves, où il en tenait en réserve des quantités considérables, destinées à égayer les repas de ses descendants.

Et le duc de Champdoce, si grave d'ordinaire, presque morose, silencieux comme les gens qu'obsède une idée fixe, M. de Champdoce souriait bonnement, paraissait prendre un plaisir extrême au bavardage de son hôte.

Etait-ce pure politesse d'amphitryon? Son approbation était-elle sincère? Sa gracieuseté ne cachait-elle pas une arrière-pensée? Le discerner était difficile.

Toujours est-il que Norbert n'en revenait pas.

Sans être doué d'une grande pénétration, il avait étudié son père comme l'esclave étudie son maître, et il le connaissait. Il avait retenu son opinion exacte sur quantité de choses, et savait précisément quels sujets avaient le don de lui plaire ou de l'irriter.

Or, M. de Puymandour eût parié de froisser toutes les idées du duc de Champdoce, de heurter tous ses préjugés, qu'il ne s'y fût pas pris autrement.

Mais il n'avait rien parié de semblable, le digne homme. Une telle pensée était bien loin de son esprit, cela sautait aux yeux. Sa figure n'exprimait que le parfait contentement de soi et des autres; il s'épanouissait, il triomphait en dehors, il jouissait.

Ces manières d'être n'avaient rien de surprenant pour qui était au fait de sa position dans le pays.

Il y jouissait d'une exécrable réputation.

M. de Puymandour habitait avec sa fille unique, Mlle Marie, une ravissante maison moderne, éloignée de moins d'une lieue de Champdoce. Recevoir était son plus grand bonheur, et il recevait magnifiquement.

Mais les hobereaux du voisinage, qui acceptaient de la meilleure grâce du monde ses bons dîners, ne se gênaient pas pour le déchirer à belles dents, tout en digérant. On disait très nettement: «Ce voleur de Puymandour,» ou encore: «Puymandour, ce coquin.» Il eût été prouvé qu'il s'était enrichi à arrêter des diligences sur les grands chemins, qu'on ne l'eût pas traité beaucoup plus mal.

C'est qu'en effet, il était riche. Il ne possédait pas moins de cinq millions, assuraient les bien informés. De là, certainement, la haine.

La vérité est que M. de Puymandour était un galant homme, avait fort honnêtement gagné ses millions, à faire le commerce des laines sur les frontières d'Espagne.

Son grand, son seul tort était de s'appeler simplement Palouzat.

Hélas! il vivait heureux et estimé à Orthez, sa ville natale, quand un matin la tarentule nobiliaire le piqua, et sa vie fut empoisonnée.

Son nom de Puymandour, il l'avait emprunté à une de ses terres; son titre de comte, il l'avait acheté à l'étranger; ses armes, il les avait commandées chez le meilleur faiseur de Paris.

Dès lors, il n'avait plus eu qu'une préoccupation: être, ou du moins paraître noble.

Chassé d'Orthez par les plaisanteries béarnaises, il vint s'établir en Poitou, espérant y trouver la noblesse moins exclusive et plus clémente. Funeste erreur!

Il fut toléré dès le premier jour; reconnu jamais. Et depuis douze ans, une moyenne de cinq allusions par jour lui prouvait qu'on oubliait pas son origine.

C'est dire quels sentiments de gratitude profonde il apportait au château de Champdoce.

Dîner chez ce terrible duc, qui jamais n'admettait personne à table, c'était recevoir un indiscutable brevet de noblesse.

Aussi, lorsqu'on eut servi le café, – le duc en avait envoyé acheter à Bivron, – la reconnaissance de M. de Puymandour, déborda en actions de grâces et en promesses d'absolu dévouement.

Mais dix heures sonnaient, il parla de se retirer, et bientôt il sortit, fier d'offrir son bras au duc de Champdoce, qui avait insisté pour l'accompagner jusqu'à la route. Ils allaient lentement, s'arrêtant de temps à autre, et Norbert qui marchait derrière eux, pouvait saisir quelques brides de leur conversation.

– Je n'ai qu'une parole, faisait M. de Puymandour, j'irai jusqu'au million tout rond, c'est une somme cela.

– Trop faible de moitié, répétait le duc.

– Songez que ce sera comptant.

– Jarnicoton! mon cher comte, vous irez bien jusqu'à quinze cent mille francs.

– Ah!.. monsieur le duc, vous m'égorgez…

Mais qu'importait à Norbert cette discussion d'intérêts mesquins!

Il était à cent lieues de la situation présente. Depuis que cette jeune fille si belle lui était apparue comme une vierge miraculeuse à un mystique, sa pensée ne lui appartenait plus.

Sa préoccupation était si profonde, que c'est par un instinct purement machinal qu'il s'arrêta quand s'arrêtèrent son père et M. de Puymandour.

Et certes, il n'entendit rien des phrases qu'ils échangèrent avant de se séparer, tout en se prodiguant les poignées de main.

– Vous avez mon dernier mot, disait le duc de Champdoce.

– Oh! jamais, c'est impossible.

– Laissez donc, vous y viendrez… dans votre intérêt.

– Enfin, je réfléchirai. Nous avons du temps devant nous et nous sommes gens de revue. Sans adieu, monsieur le duc!..

– Sans adieu, cher comte. Mes respectueux hommages à Mlle de Puymandour.

Il était déjà loin, ce «cher comte,» et le duc de Champdoce restait en place, écoutant le bruit de ses pas qui devenait de moins en moins distinct.

Quand il fut certain qu'on ne pourrait l'entendre:

– Jarnicoton! s'écria-t-il, ce sire de Puymandour peut s'estimer heureux que j'aie besoin de lui. Vit-on jamais faquin plus outrecuidant!..

Sur cet amical adieu, il prit le bras de Norbert pour regagner le château. Mais sa contrainte de la soirée avait été trop forte pour qu'il n'éprouvât pas le besoin d'exhaler sa colère dissimulée.

– Voilà pourtant, disait-il, un des représentants de la nouvelle aristocratie. Et des meilleurs, notez-le. Car enfin, s'il est du dernier bouffon, et pitoyablement vaniteux, il a de l'intelligence et de la probité. Dans cent ans les fils de ces gens-là, mieux éduqués que messieurs leurs pères, constitueront une noblesse nouvelle tout aussi avide de prérogatives et d'influence que l'ancienne.

Pendant plus d'une heure encore, M. de Champdoce parla sur ce sujet, texte habituel de ses méditations. Il eût pu parler toute la nuit sans contradiction.

D'abord, son fils n'eût jamais osé l'interrompre; ensuite, il ne l'écoutait même pas.

Norbert en était à s'efforcer de ressaisir les plus minutieux détails de l'aventure du matin, et telle était la puissance de son désir, qu'il arrivait à la sensation intense de la réalité. Il revoyait Mlle de Sauvebourg, il touchait son bas taché de sang, sa voix harmonieuse vibrait à son oreille.

Mais n'avait-il pas été un peu niais et même ridicule?

Cette question, surtout, le préoccupait et l'inquiétait.

Après avoir failli tuer Mlle Diane, il s'était excusé avec autant d'à-propos, à peu près, que s'il lui eût simplement marché sur le pied ou déchiré la robe.

Quelle opinion avait-elle pu emporter de lui?

A cette idée, que sans doute elle le jugeait un être grossier et mal élevé, absolument indigne d'elle, il lui montait au cerveau des bouffées de rage folle.

A qui devait-il s'en prendre de n'être, par les façons et par l'éducation, qu'un paysan, un rustre? A son père. Ah! si le duc l'eût élevé selon sa condition, il connaîtrait les usages de la belle compagnie et saurait comment on parle aux jeunes filles pour s'en faire aimer. Et cette raison s'ajoutant à toutes celles qu'il croyait avoir de haïr son père, sa haine redoublait.

Cependant, ce que Mlle Diane avait préparé et prévu, se réalisa.

Norbert ne pouvait oublier qu'elle lui avait dit que tous les jours elle passait par ce sentier où il l'avait rencontrée.

Donc, il pouvait se trouver sur son passage, réparer sa maladresse.

En ce moment, il lui semblait qu'il avait mille choses à lui dire, et que si elle était là il trouverait des paroles pour l'émouvoir.