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Les esclaves de Paris

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– Ceci est à examiner, dit M. Mascarot. En attendant, il doit y avoir quelque mesure à prendre, pour écarter tout danger immédiat. Voyons, Beaumar, je t'ai dit ces jours-ci de préparer le dossier de ce Gandelu, qu'elle est sa situation?

– Il est criblé de dettes, patron, mais ses créanciers le ménagent à cause d'un héritage prochain; Clichy, d'ailleurs n'existe plus.

L'honorable placeur haussa les épaules.

– Tu n'es qu'un sot, Beaumar, interrompit-il. Un gaillard de la trempe de ce Gaudelu, endetté et amoureux d'une fille comme Rose, donnera tête baissée dans tous les traquenards. Il est impossible que parmi ses créanciers il n'y ait pas deux ou trois de nos gens prêts à agir selon mes volontés. Étudie cela, tu me rendras réponse ce soir. Et sur ce… laisse-nous.

Une fois seuls, les deux amis restèrent assez longtemps enfoncés dans leurs réflexions. L'instant était décisif. Ils étaient maîtres encore de leurs résolutions, mais ils savaient qu'une première démarche les engagerait irrémissiblement. Or, ils étaient assez forts, l'un et l'autre, pour regarder bien en face et pour mesurer le péril.

L'éternel sourire du docteur Hortebize, pâlissait, et c'est d'une main fiévreuse qu'il tracassait son médaillon.

B. Mascarot le premier domina la torpeur qui l'envahissait.

– Assez de réflexions, fit-il, fermons les yeux et marchons… Tu as entendu les promesses du marquis de Croisenois? Il se donne à notre œuvre, mais non sans conditions. Pour lui comme pour nous, il faut qu'il soit le mari de Mlle de Mussidan.

– C'est un mariage qui n'est pas fait.

– Mais qui se fera, puisque nous le voulons. Et la preuve, c'est qu'avant deux heures, les projets de mariage qui existent entre Mlle Sabine et le baron de Breulh-Faverlay seront rompus. Nous tenons le comte et la comtesse de Mussidan, n'est-ce pas?..

Le docteur, tant bien que mal, étouffa un gros soupir.

– Vrai! murmura-t-il, je comprends les scrupules de Catenac. Ah! si comme lui j'avais un million!..

Pendant ces dernières phrases, B. Mascarot, allant et venant de son cabinet à sa chambre à coucher, remplaçait par sa tenue de ville son costume d'intérieur. Quand il eut terminé:

– Es-tu prêt? demanda-t-il au docteur.

– Il le faut bien!

– Partons alors.

Et, entrebâillant la porte de son cabinet, B. Mascarot cria:

– Beaumar, une voiture!

IV

S'il est à Paris un quartier privilégié, c'est assurément celui qui se trouve compris entre la rue du Faubourg-Saint-Honoré d'un côté, et la Seine de l'autre, qui commence à la place de la Concorde et finit à l'avenue du bois de Boulogne.

Dans ce coin béni de la grande ville, les millionnaires s'épanouissent naturellement, comme les rhododendrons à certaines altitudes.

Aussi, que de somptueuses demeures, avec leurs vastes jardins, leurs massifs fleuris, leurs pelouses toujours vertes, leurs grands arbres peuplés de merles familiers, de rossignols et de fauvettes!

Mais, entre tous ces riants hôtels que lorgne le passant, il n'en est pas de plus souhaitable que l'hôtel de Mussidan, la dernière œuvre de ce pauvre Sévair, mort à la peine, le jour où on reconnaissait enfin son mérite.

Bâti au milieu de la rue de Matignon, entre une grande cour sablée et un jardin ombreux, l'hôtel de Mussidan a un aspect somptueux qui n'exclut pas l'élégance.

Peu de sculptures autour des fenêtres et le long des corniches, pas de bariolages sur la façade. Un perron de marbre à double rampe, protégé par une légère marquise, conduit à la grande porte.

Lorsque le matin, vers sept heures, on passe devant la grille, le mouvement des domestiques dans la cour trahit la grande et riche maison.

C'est le carosse de cérémonie qu'on remise, ou le phaéton de monsieur le comte, ou le coupé plus simple que prend madame la comtesse lorsqu'elle court aux emplettes.

Cette bête de race, dont on lustre si soigneusement la robe, c'est Mirette, la favorite que monte parfois avant le déjeuner Mlle Sabine.

C'est à quelques pas de cette belle demeure, au coin de l'avenue de Matignon, que le placeur et son digne ami firent arrêter leur voiture. Ils descendirent, payèrent le cocher et remontèrent la rue.

B. Mascarot avait arboré son plus grand air. Avec ses vêtements noirs, sa cravate éblouissante de blancheur et ses lunettes, on l'eût pris aisément pour quelque grave magistrat.

Le docteur, lui, en route, s'était fait une raison, et s'il était très pâle encore, sa physionomie était redevenue souriante comme d'ordinaire.

– Prenons nos dernières dispositions, disait le placeur, tu es reçu chez M. et Mme de Mussidan, tu es presque de leurs amis.

– Oh!.. de leurs amis, non. Un simple guérisseur, n'ayant pas eu l'avantage d'avoir eu un aïeul aux croisades, n'existera jamais pour un Mussidan.

– Enfin, la comtesse te connaît, elle ne s'épouvantera pas dès que tu ouvriras la bouche, elle ne criera pas à l'assassin. En te retranchant derrière un coquin quelconque, tu peux même, à ses yeux, sauver ta réputation. Moi je me charge de parler au comte.

– Hum!.. fit le docteur, méfie-toi. Ce cher comte est affreusement violent. Il est homme, au premier mot malsonnant, à te jeter par la fenêtre.

M. Mascarot eût un geste de défi.

– J'ai de quoi le mater, dit-il.

– N'importe!.. Tiens-toi sur tes gardes.

Les deux amis passaient alors devant l'hôtel de Mussidan, et le docteur en expliqua brièvement la disposition intérieure; puis, ils poursuivirent leur route.

– A moi le mari, disait B. Mascarot, à toi la femme. Du comte, j'obtiens qu'il retire sa parole à M. de Breulh-Faverlay, mais je ne prononce pas le nom du marquis de Croisenois. Toi, au contraire, tu poses carrément la candidature Croisenois et tu glisses sur le Breulh-Faverlay.

– Sois sans inquiétude, mon thème est fait, je saurai me tenir.

– C'est là, cher docteur, qu'est le beau de notre affaire. Le mari s'inquiétera surtout à l'idée de sa femme. La femme sera très occupée de la pensée de son mari. Quand, après nous avoir vus, ils se trouveront ensemble, le premier qui abordera la question ne sera pas peu surpris de voir l'autre abonder dans son sens.

Ce résultat parut assez comique au docteur pour lui arracher un sourire.

– Et comme nous allons agir sur chacun d'eux par des moyens différents, dit-il, jamais ils ne se douteront de rien!.. Décidément, ami Baptistin, tu es encore plus ingénieux qu'on ne croit.

– Bien!.. bien!.. tu me feras des compliments après le succès.

Ils venaient de s'engager dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré, et de l'autre côté de la rue on apercevait un café. M. Mascarot s'arrêta.

– Tu vas, dit-il, docteur, entrer dans ce café, pendant que je ferai la course que tu sais. En repassant je te préviendrai. Si c'est: oui, je me présenterai le premier chez le comte, toi, un quart d'heure après moi, tu demanderas la comtesse.

Quatre heures sonnaient, lorsque ces honorables associés se séparèrent en donnant une poignée de main.

Le docteur Hortebize avait gagné le café indiqué.

B. Mascarot continua à remonter le faubourg Saint-Honoré. Ayant dépassé la rue du Colysée, il s'arrêta devant la boutique d'un marchand de vin et entra.

Le patron de cet établissement bien connu, il faudrait dire célèbre, dans le quartier, n'a pas jugé convenable de mettre son nom au-dessus de sa boutique. On l'appelle le père Canon.

Le vin qu'il sert aux passants, à son comptoir d'étain, ne vaut pas le diable, il le confesse sans pudeur; mais il tient en réserve, pour sa nombreuse clientèle, composée uniquement de domestiques du voisinage, un certain Mâcon qui a causé plus d'un congé immédiat.

En voyant entrer chez lui un personnage d'apparence sévère, le père Canon daigna se déranger. En France, le pays du rire, une mine grave est le meilleur des passeports.

– Monsieur désire quelque chose? demanda le marchand de vin.

– Je voudrais, répondit le placeur, parler à M. Florestan.

– De chez le comte de Mussidan, sans doute?

– Précisément, il m'a donné rendez-vous ici.

– Et il s'y trouve, monsieur, dit le père Canon; seulement il est en bas dans la salle de musique; je cours le chercher.

– Oh! inutile, ne vous dérangez pas, je descends.

Et, sans attendre une réponse, B. Mascarot se dirigea vers l'escalier d'une cave, dont l'entrée s'apercevait au fond de la boutique.

– Il me semble maintenant, murmura le père Canon, que j'ai déjà vu cet homme de loi qui connaît les êtres de ma maison.

L'escalier n'était ni trop noir ni trop raide, et de plus il était orné d'une rampe.

M. Mascarot descendit une vingtaine de marches et arriva à une porte matelassée qu'il tira.

Aussitôt, de même que le gaz d'un ballon se précipite par une fissure, des sons étranges, formidables, effroyables, s'élancèrent par cette issue.

Le placeur ne sembla ni effrayé ni surpris.

Il descendit trois marches encore, poussa une autre porte, matelassée comme la première, et se trouva sur le seuil d'une vaste pièce voûtée, disposée comme celle d'un café, éclairée au gaz, avec des tables et des chaises tout autour. Plusieurs consommateurs y buvaient du fameux vin de Mâcon.

Au milieu de la salle, deux hommes en bras de chemise soufflaient, jusqu'à en être cramoisis, dans des trompes à la Dampierre, entourées du galon vert traditionnel.

Près d'eux, un très vieux bonhomme, chaussé de grandes guêtres de cuir montant au-dessus du genou, ayant une ceinture de cuir fauve à plaque armoriée sur un gilet rouge, sifflait l'air que s'efforçaient de reproduire les joueurs de trompe.

Le silence se fit dès que parut M. Mascarot, qui, son chapeau à la main, saluait poliment à la ronde.

– Eh!.. c'est le papa Mascarot, s'écria un jeune homme à beaux favoris, portant culotte courte et bas blancs bien tirés. Arrivez donc, je vous attendais si bien que voici un verre propre pour vous.

 

M. Mascarot, sans se plus faire prier, alla prendre place à la table, trinqua, but et fit claquer sa langue en signe de satisfaction.

– Comme cela, reprit le jeune homme, qui n'était autre que Florestan, le père Canon vous a dit que j'étais à la salle de musique. Hein!.. on est bien ici.

– Admirablement.

– Vous nous voyez en train de prendre notre petite leçon. La police vous savez, ne veut pas qu'on joue de la trompe à Paris. Alors, savez-vous ce qu'a fait le père Canon? Il nous a installé dans cette cave. On peut y souffler tant qu'on veut, personne au-dehors n'entend rien. L'air vient par les deux tuyaux que vous voyez.

Les deux élèves ayant repris leur leçon, Florestan était obligé de se faire un porte-voix de ses deux mains, et de crier de toutes ses forces.

– Ce vieux-là, poursuivait-il, est un ancien piqueur du duc de Champdoce. Ah! quel professeur! Il n'a pas son pareil pour la trompe! Tel que vous me voyez, je n'ai que vingt leçons, et je vais déjà très bien. Il faut dire que j'ai, à ce qu'il paraît, une embouchure comme on n'en voit guère. Tenez, voulez-vous que je vous sonne un débuché, un bien-aller, un changement?..

M. Mascarot eut peine à dissimuler un mouvement d'épouvante.

– Merci! cria-t-il, un jour que j'aurai le temps, je serai ravi de vous entendre; mais aujourd'hui, je suis un peu pressé et je voudrais vous parler.

– A vos ordres! Mais j'y songe, ici vous ne serez peut-être pas très bien pour causer, montons, nous demanderons un cabinet.

Si les «cabinets de société» du père Canon ne sont pas précisément somptueux, ils ont l'inestimable mérite d'être discrets.

Bien que séparés par de minces cloisons de verre rayé, rarement ils laissent s'évaporer les confidences qui s'y échangent, confidences, dont les «maîtres» sont l'éternel sujet.

– Ah! ils en conteraient de belles, ces cabinets, s'ils pouvaient parler!..

Ainsi disait Florestan, en prenant place en face de M. Mascarot à une petite table que le père Canon venait de charger d'une bouteille et de deux verres.

– Je le crois, approuva le digne placeur, mais ce n'est point de cancans qu'il s'agit. Si je t'ai fait demander un rendez-vous par Beaumar, c'est que tu es en position de me rendre un petit service.

– A vos ordres.

– En ce cas, nous y reviendrons. Commençons par parler de toi. Comment te trouves-tu chez ton comte de Mussidan?

Une outrageante familiarité est un des traits distinctifs de B. Mascarot. Il ne saurait s'empêcher de tutoyer ses clients. Il ignore sans doute qu'au mépris d'un homme pour ses semblables, on peut presque toujours juger de quel mépris lui-même est digne.

Cependant, ce tutoiement n'offusquait nullement Florestan.

– Je suis très mal, répondit-il, chez ce noble de malheur, si mal que j'ai déjà demandé à Beaumarchef de me chercher une autre condition.

– C'est à n'y pas croire. Tous mes renseignements affirment que le service du comte est très doux, et ton prédécesseur…

– Merci!.. interrompit le domestique avec une grimace significative, je voudrais vous y voir. D'abord, il est rat!..

D'un mouvement éloquent, l'honorable placeur blâma ce vilain défaut.

– Ensuite, continua Florestan, il est plus soupçonneux qu'un chat. Jamais rien à la traîne, pas une lettre, pas un cigare, pas un louis. La moitié de sa vie se passe à ouvrir et à fermer ses serrures, et il dort avec ses clés sous son oreiller.

– J'avoue qu'une telle méfiance est singulièrement blessante.

– N'est-ce pas? Ajoutez à cela qu'il est d'une violence terrible. Pour un rien, les yeux lui sortent de la tête. On dirait toujours qu'il va vous tuer ou vous battre, pour le moins. Moi, d'abord, il me fait peur.

Ce portrait, après l'avertissement du docteur, devait donner à réfléchir à B. Mascarot.

– Le comte est-il donc toujours ainsi? demanda-t-il.

– Les jours ordinaires, oui. Il est pire quand il a beaucoup joué ou beaucoup bu. Et Dieu sait s'il s'en fait faute. Il ne rentre jamais avant quatre heures du matin, quand il rentre toutefois.

– Diable! cette conduite ne doit guère être du goût de la comtesse.

Florestan éclata de rire, jugeant l'observation naïve.

– Madame!.. fit-il. Elle se soucie bien de monsieur, en vérité. Souvent ils sont des semaines sans se voir. Cette femme-là, pourvu qu'elle dépense, elle est contente. Aussi, il faut voir les créanciers chez nous.

– Cependant M. et Mme de Mussidan sont très riches.

– Énormément riches, papa Mascarot, immensément. Ce qui n'empêche pas qu'il y a des moments où il n'y a pas cent sous à l'hôtel. Alors, madame est comme une tigresse, elle envoie emprunter à toutes ses amies, n'importe quoi, cent francs, vingt francs, dix francs… et on les lui refuse.

– C'est humiliant.

– A qui le dites-vous? Cependant, quand il faut absolument une grosse somme, c'est au duc de Champdoce que madame s'adresse. Oh!.. celui-là, il ne dit jamais non. Et elle ne lui en écrit pas long, allez.

M. Mascarot daigna sourire.

– On dirait, fit-il, que tu sais ce que la comtesse écrit.

– Dame! vous comprenez, on aime à savoir ce qu'on porte. Elle dit simplement: «Mon ami, j'ai besoin de tant…» et il paie sans rechigner. Il faut, voyez-vous, qu'il y ait eu quelque chose entre eux.

– D'après cela, je le croirais.

– Parbleu!.. Aussi qu'arrive-t-il? Quand monsieur et madame se trouvent ensemble, c'est pour se disputer. Et quelles disputes!.. Dans les ménages d'ouvriers, quand le mari a un peu bu, il cogne et la femme crie. Mais ce n'est rien. On se couche là-dessus, on s'embrasse sur les bleus et tout est dit. Tandis qu'eux, papa Mascarot, je les ai entendus se dire froidement de ces choses qu'on ne peut pas pardonner…

A l'air distrait dont le brave placeur écoutait ces détails, on eut pu croire qu'il les connaissait.

– Comme cela, fit-il, je ne vois, dans la maison, que Mlle Sabine dont le service ne soit pas désagréable.

– Oh! elle, il n'y a rien à lui reprocher, elle est bonne, pas regardante, polie.

– De telle sorte que son prétendu, M. de Breulh-Faverlay, sera un très heureux mari.

– Heureux, c'est selon. Le mariage n'est pas fait. D'ailleurs…

Florestan s'interrompit comme s'il eût été pris d'un scrupule soudain.

Il promena son regard autour du cabinet, pour bien s'assurer que nul ne pouvait l'entendre, et c'est à voix basse, de l'air le plus mystérieux, qu'il continua:

– D'ailleurs, Mlle Sabine, je peux bien vous confier cela, à vous, a toujours été abandonnée à elle-même, elle est libre autant que le serait un garçon… Enfin, vous m'entendez.

B. Mascarot était subitement devenu fort attentif.

– Bah!.. fit-il, Mlle Sabine aurait un amoureux?

– Tout juste.

– Impossible!.. mon garçon. Et même, tiens, laisse-moi te le dire, tu as tort de répéter des suppositions malveillantes.

Cette simple observation parut indigner le discret domestique.

– Des suppositions!.. fit-il. Jamais… On sait ce qu'on sait. Si je parle de l'amoureux, c'est que je l'ai vu, de mes yeux, non pas une, mais deux fois.

A la façon dont le bon placeur tracassa ses lunettes, Beaumarchef eût reconnu qu'il était intéressé au plus haut point.

– Vraiment! dit-il. Conte-moi donc cela.

– Eh bien!.. La première fois, c'était à l'église, un matin, que mademoiselle était allée seule faire, soi-disant, ses dévotions. Tout à coup le temps se met à la pluie, et Modeste, la femme de chambre, me prie d'aller porter un parapluie. Bon, je pars, j'arrive. En entrant, qu'est-ce que je vois? Mademoiselle debout, près du bénitier, causant avec un jeune homme. Naturellement, je ne me montre pas, j'observe.

– C'est là ce que tu appelles être sûr?

– Positivement, et vous ne douteriez pas, si vous aviez vu de quels yeux ils se regardaient.

– Comment était ce jeune homme?

– Très bien: de ma taille à peu près, parfaitement mis, ayant l'air pas commode et même un peu extraordinaire.

– Passe à la seconde fois.

– Oh! c'est toute une histoire. Cette fois, on me charge d'accompagner mademoiselle chez une de ses amies, qui demeure rue Marbeuf. Très bien. Mais voilà qu'au coin de l'avenue mademoiselle me fait signe d'approcher. J'approche. – «Tenez, Florestan, me dit-elle, j'oubliais la lettre que voici, courez la jeter à la poste. Je vous attends ici.»

– Et tu as lu cette lettre?

– Moi, jamais. Je me dis: «Mon bonhomme, on veut t'éloigner, c'est qu'il y a quelque chose; il faut rester.» En effet, au lieu de courir à la poste, je me cache derrière un arbre et j'attends. J'avais à peine disparu que je vois avancer, qui? mon particulier de l'église. Si changé, par exemple, que j'ai eu de la peine à le reconnaître. Il était vêtu comme un ouvrier, avec un pantalon de toile et une grande blouse pleine de plâtre. Ils ont bien causé dix minutes. Mademoiselle lui a remis quelque chose qui m'a paru être une photographie. Et voilà!..

La bouteille de Mâcon était vide. Florestan allait frapper pour en demander une autre. B. Mascarot l'arrêta.

– Non, non, prononça-t-il, l'heure s'avance, et il faut que je te dise quel service j'attends de toi. Le comte de Mussidan est chez lui en ce moment?

– Ne m'en parlez pas; voici deux jours qu'à la suite d'une chute de rien dans l'escalier, il ne sort pas.

– Eh bien!.. mon garçon, j'ai absolument besoin de parler à ton patron. Si je lui faisais passer ma carte, il ne me recevrait pas, j'ai compté sur toi pour m'introduire près de lui.

Florestan resta bien une bonne minute sans répondre.

– C'est raide, fit-il enfin, ce que vous me demandez là. Il n'aime pas les visites improvisées, le patron, et il est bien capable de me fourrer à la porte. Mais bast! puisque je veux le quitter, je me risque.

Déjà M. Mascarot était debout.

– Nous ne pouvons arriver ensemble, dit-il. File, je vais régler ici, et, dans cinq minutes, je me présenterai. Surtout, n'aie pas l'air de me connaître.

– Soyez tranquille!.. Et, vous savez, cherchez-moi une bonne place.

Ainsi qu'il était convenu, l'honnête placeur paya, puis passa au café prévenir le docteur Hortebize.

Et quelques instants plus tard, Florestan, de sa plus belle voix, annonçait à son maître:

– M. Mascarot.

V

Il est certain que B. Mascarot, directeur d'une agence de placement, sise rue Montorgueil, – pour employer ses expressions – est doué d'un prodigieux aplomb.

Son esprit audacieux a si souvent parcouru le champ inexploré de toutes les probabilités, qu'il n'est rien qui puisse le prendre au dépourvu.

Tant de fois, par la pensée, il s'est placé au milieu des circonstances les plus invraisemblables, que la réalité ne saurait avoir de surprises pour lui.

Quoi qu'il advienne, il est en garde naturellement.

Lui-même aime à se comparer à ces écuyers habiles qui, ayant longtemps monté des chevaux dressés à jeter bas leur cavalier, peuvent, sans crainte d'être désarçonnés, enfourcher n'importe quelle monture.

Cet orgueil est légitime et même justifié par des faits indiscutables. B. Mascarot a fait ses preuves.

Néanmoins, pendant qu'il gravissait les marches du magnifique escalier de l'hôtel de Mussidan, éclairé, car la nuit était venue, par des lanternes d'une richesse extrême, l'intrépide placeur – lui-même, quelques heures plus tard, l'avouait au docteur – sentait ses jambes fléchissantes et cotonneuses.

Son cœur battait plus vite et sa salive s'épaississait autour de sa langue, lorsque Florestan, après lui avoir fait traverser une antichambre à divans de velours, l'introduisit dans la bibliothèque, une pièce très vaste, du goût le plus sévère.

A ce nom trivial de Mascarot, qui éclatait là plus dissonnant qu'un juron d'ivrogne dans une chambrette de jeune fille, M. de Mussidan leva vivement la tête.

Le comte était établi au fond de la pièce, et il lisait à la lueur des quatre bougies d'un candélabre d'un merveilleux travail.

Laissant tomber son journal sur ses genoux, il posa son binocle sur son nez et considéra d'un air profondément surpris le placeur, qui, le chapeau à la main, la bouche en cœur, l'échine en cerceau, s'avançait balbutiant d'inintelligibles excuses.

Cet examen sommaire ne lui apprenant rien, M. de Mussidan se leva à demi, et demanda:

– Vous désirez, monsieur?..

– Monsieur le comte, répondit B. Mascarot, daignera m'excuser si, n'ayant pas l'honneur d'être connu de lui, j'ai osé… je me suis permis…

D'un geste brusque et impérieux, le comte lui coupa la parole.

 

– Attendez!

Cette fois, il se leva tout à fait, alla tirer violemment un des cordons de sonnette qui pendait de chaque côté de la cheminée, et revint prendre place dans son fauteuil.

B. Mascarot, demeurait toujours au milieu de la bibliothèque, muet, un peu interdit, se demandant, car cela entrait dans ses prévisions, si on allait le faire reconduire jusqu'à la grille.

Il s'était bien écoulé une minute lorsque, la porte s'ouvrant, le fidèle domestique qui avait introduit «son placeur» parut.

– Florestan, lui dit le comte du ton le plus calme, voici la première fois que vous vous permettez de faire entrer quelqu'un ici, sans que je vous en aie donné l'ordre. Si cela vous arrivait une seconde fois, vous quitteriez mon service.

– Je puis assurer à monsieur le comte…

– Vous voilà prévenu, il suffit.

Durant cette minute d'attente, pendant ce colloque rapide, B. Mascarot étudiait le comte avec toute l'intensité d'attention que communique un intérêt personnel en jeu.

M. le comte Octave de Mussidan ne ressemblait en rien à l'homme qu'on se serait imaginé après avoir entendu les histoires de Florestan.

Déjà, du temps de Montaigne, il ne fallait se fier qu'à demi au portrait d'un maître tracé par ses serviteurs.

Le comte, qui avait alors cinquante ans à peine, en paraissait bien soixante. D'une taille un peu au-dessus de la moyenne, il était desséché plutôt que maigre. Ses cheveux sur son crâne étaient rares, et ses favoris, qu'il portait fort longs, étaient complètement blancs. Les chagrins ou les passions de sa vie s'accusaient en rides profondes sur sa figure tourmentée. L'expression amère encore plus que hautaine de sa physionomie trahissait l'homme qui, ayant bu l'existence jusqu'à la lie, ne souhaite plus que briser la coupe.

Tels on se réprésente ces lords orgueilleux de l'Angleterre, qui ne vivent plus que par les excitations de la tribune ou la fièvre de leur ambition.

Florestan sorti, M. de Mussidan se retourna vers l'intrus, et du même ton glacial, dit:

– Expliquez-vous maintenant, monsieur.

M. Mascarot s'est des centaines de fois, exposé à des réceptions fâcheuses, mais jamais il n'avait été reçu ainsi.

Blessé dans sa vanité, car il est vaniteux comme tous ceux qui exercent un pouvoir occulte, il ressentit contre M. de Mussidan le plus violent mouvement de colère.

– Misérable grand seigneur! pensa-t-il, nous verrons bien si tu seras aussi fier tout à l'heure.

Mais son visage ne trahit rien de ses pensées. Son attitude resta servile, son sourire bassement obséquieux.

– Monsieur le comte, commença-t-il, ne peut me connaître, et il me permettra de prendre la liberté de me présenter moi-même. Monsieur le comte a entendu mon nom. Pour ce qui est de ma profession, je suis placeur et aussi agent d'affaires, quand l'occasion se présente.

La volonté, la pratique, ont donné aux imitations de M. B. Mascarot une perfection si rare, que son humilité, son ton de miel, trompèrent absolument son interlocuteur.

M. de Mussidan n'eut pas un soupçon, pas un pressentiment, il ne devina pas sous ces lunettes bleues des regards menaçants.

– Ah! vous êtes agent d'affaires, dit-il d'un air ennuyé. Ce sont alors mes créanciers qui vous envoient vers moi, monsieur…

– Mascarot, monsieur le comte.

– Mascarot, soit! Eh bien! monsieur Mascarot, ces gens-là sont absurdes, je le leur ai souvent répété. Comment sont-ils assez ridicules pour donner signe de vie, lorsque je ne chicane jamais sur le total d'une facture, quand je paye sans sourciller des intérêts extravagants? Ils savent qu'ils ne peuvent manquer d'être payés, n'est-il pas vrai? Ils n'ignorent pas que je suis riche, ils ont dû vous le dire. C'est vrai: j'ai une fortune territoriale des plus considérables. Si jusqu'ici je n'ai voulu ni vendre, ni emprunter, c'est que cela m'a convenu ainsi. Emprunter est ridicule, quand on ne se suffît pas avec ses revenus. On se grève d'intérêts qui s'accumulent et qui conduisent tout doucement à l'expropriation, qui est la ruine. Le Crédit foncier me donnerait un million demain, rien que de mes terres du Poitou, je n'en veux pas.

La preuve que B. Mascarot avait bien recouvré son sang-froid, c'est qu'au lieu de chercher à ramener le comte à la question qui avait décidé sa démarche, il le laissait dire, écoutant bien attentivement, songeant à mettre à profit ce qu'il entendait.

– Ce que je vous dis là, reprit le comte, rapportez-le textuellement aux gens dont vous êtes l'ambassadeur.

– Je demanderai pardon à monsieur le comte, mais…

– Mais quoi?

– Je me permettrai…

– Ne vous permettez rien, ce serait inutile. Ce que j'ai promis, je le tiendrai. Le jour où il me faudra doter ma fille, je liquiderai ma situation, pas avant. Seulement, je veux bien ajouter qu'il ne s'écoulera pas beaucoup de temps avant qu'elle épouse M. de Breulh-Faverlay. J'ai dit.

Ce «j'ai dit» signifiait on ne peut plus clairement: «Retirez-vous!»

Pourtant M. Mascarot ne bougea pas. D'un geste prompt comme celui d'un maître d'armes rajustant son masque, il ajusta ses lunettes sur son nez, et c'est sans tremblement dans la voix qu'il lui dit:

– Eh bien, monsieur le comte, c'est justement ce mariage qui m'amène.

Positivement, M. de Mussidan crut avoir mal entendu.

– Vous dites? interrogea-t-il.

– Je dis, insista le placeur, que je suis envoyé vers vous, monsieur le comte, au sujet du mariage de M. de Breulh et de Mlle Sabine.

Lorsqu'ils parlaient de la violence du caractère de M. de Mussidan, ni le docteur ni Florestan n'exagéraient.

En entendant le nom de sa fille prononcé par ce louche agent d'affaires, il devint fort rouge et un éclair de colère brilla dans ses yeux.

– Sortez! dit-il d'un ton bref.

Ce n'était certes pas l'intention du digne placeur.

– Il s'agit de choses importantes, monsieur le comte, prononça-t-il.

Cette insistance était faite pour exaspérer M. de Mussidan.

– Ah! vous vous obstinez à rester! cria-t-il.

Et en même temps, assez péniblement à cause de sa jambe malade, il se leva pour aller à la sonnette.

Mais B. Mascarot avait deviné le mouvement.

– Prenez garde, fit-il, si vous sonnez, vous vous en repentirez toute votre vie.

Cette menace parut transporter de fureur M. de Mussidan. Laissant la sonnette, il saisit une canne déposée près de la cheminée et il allait châtier l'insolent, quand celui-ci, sans rompre d'une semelle, de la voix la plus ferme dit:

– Des violences, monsieur le comte, souvenez-vous de Montlouis!..

Lorsqu'aux prudentes recommandations du docteur Hortebize, B. Mascarot répondait: «sois tranquille, je sais comment mater le comte,» c'est à peine s'il avait conscience de son pouvoir.

A ce nom de Montlouis, M. de Mussidan devint plus blanc que sa chemise et se recula, laissant échapper la canne dont il s'était armé.

Un spectre, se dressant devant lui, les bras étendus pour protéger le placeur ne l'eût pas plus vivement impressionné.

– Montlouis!.. murmura-t-il, Montlouis!..

Mais déjà B. Mascarot, assuré désormais du succès de sa négociation avait repris l'humble attitude du solliciteur.

– Croyez, monsieur le comte, prononça-t-il, qu'il ne m'a pas fallu moins que l'imminence du danger, pour me décider à prononcer ce nom qui éveille en vous les plus pénibles souvenirs.

M. de Mussidan paraissait à peine entendre. C'est en chancelant qu'il avait regagné son fauteuil.

– Ce n'est pas moi, continuait le placeur, qui jamais aurais conçu la pensée de m'armer contre vous d'un accident… malheureux. Voyez en moi ce que je suis réellement, un intermédiaire entre des gens que je méprise, et vous, pour qui je professe le plus profond respect.

Grâce à une énergie de volonté peu commune, M. de Mussidan avait réussi à rendre à ses yeux et à sa physionomie leur expression habituelle.

– En vérité, monsieur, dit-il, d'un ton qu'il s'efforçait de rendre indifférent, je ne vous comprends pas. Mon émotion n'est que trop explicable. Un jour, à la chasse, j'ai eu le malheur affreux de tuer un pauvre garçon, mon secrétaire, qui portait le nom que vous dites. Les tribunaux ont été appelés à se prononcer sur cet horrible événement, et, après avoir entendu les témoins, ils ont jugé que ce n'était pas à moi, mais à la victime, qu'on devait imputer l'imprudence.

Le sourire de B. Mascarot devenait si ironique et si éloquent à la fois que M. de Mussidan s'arrêta.