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Les esclaves de Paris

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Octave reprit le bras de sa femme sans ajouter un mot. Le soupçon venait de l'effleurer de son aile de chauve-souris. Cette scène ne lui paraissait pas naturelle, l'agitation de Diane était bien extraordinaire. De vagues défiances, indéterminées, qu'il n'eût su comment traduire, s'éveillaient en lui.



Mme Diane, de son côté, était horriblement tourmentée. Cet accident était un avertissement. Il lui révélait l'étendue du péril qu'elle bravait tous les jours.



Elle se maudissait d'avoir été si faible, si pusillanime, si lâche! Comment une femme forte comme elle avait-elle pu perdre la tête à ce point? Pourquoi se défendre si énergiquement de connaître ce chien? à quel propos?.. Quelle maladresse que cette explication ensuite!.. Est-il donc vrai que la voix de la conscience peut étouffer celle de la raison!..



Si elle eût dit tout simplement: «Tiens! c'est Bruno, le chien du duc de Champdoce!» son mari n'eût rien vu là de surprenant. Son trouble avait fait, de la chose la plus simple du monde, un gros événement.



La préoccupation de son mari avait été visible après cette fatale promenade. Elle avait surpris un soupçon dans un coup d'œil qu'il lui avait jeté. Comment l'effacer? Comment lui rendre sa sécurité?



A tout hasard, elle se condamna à avoir désormais une frayeur insurmontable des chiens. En apercevait-elle un, elle poussait un cri. Elle faisait tenir ceux d'Octave à la chaîne… Ah! n'importe, elle sentait le terrain brûlant sous ses pieds, il lui semblait qu'elle était environnée d'une atmosphère explosible, qui à la moindre étincelle allait s'enflammer!



De ce jour, la dame de Mussidan n'eut plus qu'une pensée: partir, quitter Bivron, fuir n'importe où, mais fuir.



Il avait été convenu qu'au sortir de l'église les jeunes époux trouveraient une chaise de poste qui les emporterait vers quelque contrée bénie, inconnue, où elle trouverait avec l'oubli et le calme, la virginité de ses impressions.



Les événements en avaient décidé autrement, et de semaine en semaine, toutes sortes de raisons les retenaient à Mussidan.



Libre, la jeune femme n'eût pas été arrêtée une minute par ces raisons qui intéressaient cependant la fortune et l'avenir; mais elle avait trop à compter avec l'opinion de ceux qui l'entouraient pour oser paraître en faire bon marché.



Tout ce qu'elle pouvait raisonnablement tenter, c'était de pénétrer Octave de son idée fixe, de ramener continuellement son esprit à cette question de départ, qu'il lui était interdit d'aborder franchement.



A l'entendre parler devant les grands parents, on eût juré qu'elle voulait vivre et mourir à Mussidan.



Mais dès qu'elle était seule avec son mari, elle avait l'art de lui faire dire, tout en semblant le contrarier, qu'ils y étaient fort mal, que leur vie y était envahie par des importuns, qu'ils s'y trouvaient comme en tutelle, qu'ils ne s'appartiendraient véritablement que le jour ou ils seraient dans leur ménage, serrés l'un contre l'autre, chez eux, enfin!



Il est certain qu'Octave était bien persuadé qu'il avait pensé tout cela avant de le dire. Il serait parti s'il l'eût pu.



– Voyons, murmurait la jeune femme, ne saurais-tu patienter un peu!



– Eh!.. ni ton père et le mien n'en finissent, avec leurs tracasseries d'intérêts.



Cependant il fallait à Mme Diane plus que de la patience, car elle avait le pressentiment qu'une catastrophe était proche, elle la devinait, elle la sentait dans l'air.



La catastrophe arriva.



C'était dans les derniers jours d'octobre, le 26, un jeudi, vers les quatre heures de l'après-midi.



Elle venait d'achever sa toilette et était accoudée à une des fenêtres de sa chambre, quand tout à coup la cour du château fut envahie par une foule visiblement émue. Quelques femmes pleuraient s'essuyant les yeux du coin de leur tablier.



Presque aussitôt des paysans entrèrent, portant un brancard sur leurs épaules.



Ce brancard était entièrement recouvert d'un drap, tout taché de sang d'un côté, et sous la toile grossière, on distinguait nettement les contours raides et immobiles d'un cadavre.



A cette vue, Mme Diane se sentit glacée jusqu'à la moelle des os; elle était saisie d'horreur, et cependant elle ne pouvait s'arracher de cette fenêtre.



Le matin même, son mari et M. de Clinchan, accompagnés de Montlouis et d'un domestique nommé Ludovic, étaient partis pour chasser aux environs.



Évidemment, un de ces quatre hommes gisait sous ce drap. Lequel?..



Le doute dura peu Octave parut. Il n'avait plus figure humaine, il paraissait mourant. M. de Clinchan et Ludovic le soutenaient chacun sous un bras.



Le mort était Montlouis!..



Il ne serait donc plus nécessaire de ruser pour obtenir le renvoi de l'infortuné secrétaire. Il n'y avait plus à craindre qu'il parlât!



Cette idée abominable traversant le cerveau de la jeune femme lui donna la force de descendre pour s'informer, pour savoir… Mais, à moitié de l'escalier, elle fut arrêté par M. de Clinchan, qui montait, et qui, hors de lui, la saisit brusquement par le bras, en lui disant d'une voix rauque et brève:



– Remontez, madame, remontez…



– Mais qu'y a-t-il, au nom du ciel?



– Un malheur affreux!.. Venez, rentrez chez vous; votre mari nous suit.



Elle résistait, mais il employait presque la force; il la poussa jusque dans sa chambre, et Octave s'y précipita au même moment.



En apercevant sa femme, il étendit les bras, l'attira à lui et, la serrant contre sa poitrine, il éclata en sanglots.



– Il pleure! murmura M. de Clinchan, il est sauvé! J'ai cru qu'il allait devenir fou.



Enfin, après bien des questions et des réponses incohérentes, Mme de Mussidan comprit que son mari avait tué Montlouis, à la chasse, involontairement…



Quelques heures plus tard, au salon, Ludovic expliquait cet horrible accident, le mimait pour ainsi dire; et prouvait qu'il n'y avait en rien de la faute de son maître, et qu'il fallait que la fatalité s'en fût mêlée.



Diane crut à cette fatalité.



Et cependant on ne lui disait pas la vérité.



Montlouis était mort pour elle, comme déjà le duc de Champdoce. Il était mort parce qu'il l'avait connue, qu'il possédait son secret, qu'il avait parlé. La vérité, la voici:



Après un déjeuner de chasseurs, dans les bois de Bivron, Octave, animé par une bouteille de sauterne, s'était mis à plaisanter Montlouis sur ses fréquentes absences, et à railler la femme qui en était la cause.



Ils marchaient alors seuls, un peu en arrière de leurs compagnons.



Pendant un moment, Montlouis laissa maltraiter cette femme qu'il aimait à la folie, mais à la fin, piqué par un sarcasme trop vif, il se révolta et répondit peu poliment.



C'en était assez pour irriter M. de Mussidan. Après avoir déclaré à son secrétaire qu'il ne tolérerait plus ses escapades, il lui reprocha amèrement de risquer une belle position pour une fille qui n'en valait pas la peine, qui le trompait, se moquait de lui avec d'autres, pour une drôlesse, enfin.



Montlouis était devenu plus blanc qu'un linge.



– Pas un mot de plus, monsieur, s'écria-t-il, je vous le défends!..



Son accent était si menaçant que, persuadé qu'il allait se précipiter sur lui, Octave leva la main pour le frapper.



D'un saut de côté, Montlouis esquiva le coup, mais il était ivre de fureur, et cette insulte dernière acheva de lui faire perdre la tête.



– Que parlez-vous de duper, s'écria-t-il, vous qui épousez la maîtresse des autres! Que parlez-vous de drôlesses, vous dont la femme n'est qu'une…



– Le mot n'était pas prononcé, qu'il tombait ayant reçu en pleine poitrine la charge entière du fusil d'Octave…



Comment M. de Mussidan cacha-t-il la vérité à Diane?.. Comment ne chercha-t-il pas à savoir ce qu'il y avait au fond des affreuses imputations du Montlouis?..



Il n'osa pas. Il aimait sa femme éperdument, et la passion vraie est capable du toutes les capitulations et de toutes les lâchetés. Il sentait que jamais il n'aurait le courage de se séparer de Diane, qu'il pardonnerait quoi qu'il y eût…



Dès lors, à quoi bon s'éclairer?.. Mieux valait le doute qu'une désolante réalité. Le doute! c'est encore une porte ouverte à l'illusion.



Acquitté pat les juges, grâce à l'audacieuse initiative de Ludovic, Octave n'avait pas été absous par sa conscience.



Cette jeune fille, qu'aimait Montlouis, il la fit rechercher et parvint à la découvrir après bien des démarches. Pauvre fille! elle venait de mettre au monde un fils, et chassée par sa famille, elle était près de périr de misère.



Octave la sauva du désespoir, et sans lui dire quelles raisons le guidaient, lui jura qu'il l'aiderait à élever son enfant, qu'elle avait appelé Paul, comme Montlouis.



Quelques jours plus lard, M. et Mme de Mussidan quittaient le Poitou. Plus que jamais Diane souhaitait habiter Paris. Elle avait attiré à son service une ancienne soubrette de Mlle de Puymandour, et cette fille avait été indiscrète. Diane savait qu'avant son mariage, Mlle de Puymandour avait aimé Georges de Croisenois, et elle comptait sur lui pour se venger de Norbert.



XIII

Le mariage de Norbert avec Mlle de Puymandour ne pouvait avoir même un rayon de cette lune de miel fugitive qui luit pour deux êtres étrangers rapprochés par le hasard, et brusquement unis par des convenances de famille.



Chacun d'eux en voulait cruellement à l'autre de sa propre faiblesse, et si, pour Norbert, Marie était toujours une femme imposée par une volonté despotique, elle ne pouvait, elle, lui pardonner de l'avoir épousée.



Lorsqu'aux formules de la loi lues par le maire, il répondaient: Oui! il y avait déjà entre eux un abîme de glace. Chaque jour le creusa davantage.



Et personne pour les rapprocher. Personne pour amortir les chocs continuels de deux caractères également fiers et exaspérés.

 



Le comte de Puymandour les avait comme abandonné.



Dès le lendemain de l'établissement de sa fille, – c'était son expression, – il n'avait plus songé qu'à en tirer parti, au profit de sa vanité. Courir le pays aux armes de Champdoce, visiter vingt personnes par jour pour avoir l'occasion de dire vingt fois «madame la duchesse ma fille» lui semblait un bonheur sublime.



Lorsque Norbert, le lendemain de la mort de son père annonça qu'il partait pour Paris, M. de Puymandour approuva de toutes ses forces sa résolution. Il lui paraissait que restant seul au pays, il y remplacerait en quelque sorte le vieux duc, et sans doute pour mieux recueillir sa succession d'autorité et d'esprit, il annonça qu'il s'établirait à Champdoce, et en effet, il s'y installa.



C'est lorsqu'elle fut arrivée à Paris, que la jeune duchesse se jugea véritablement et avec trop de raison, hélas!.. la plus infortunée des femmes.



Champdoce, c'était presque la maison paternelle; ses yeux se reposaient sur des paysages connus, on venait la visiter; si elle sortait, elle rencontrait des figures amies.



Ici, tout lui semblait étranger, ennemi.



Lorsqu'elle se trouva dans cet immense hôtel de la rue de Varennes, elle se crut perdue.



Pourtant, elle devait avoir là cette vie quasi-royale que son père lui dépeignait comme une suprême jouissance ici-bas.



Le feu duc de Champdoce, si économe lorsqu'il s'agissait de lui ou de Norbert, redevenait le grand seigneur généreux et prodigue jusqu'à la folie dès qu'il croyait travailler pour ses descendants.



Cet hôtel, préparé pour ses petits-fils, était un miracle de luxe grandiose.



Tout y était somptueux, magnifique et rare, depuis les tentures jusqu'aux plus menus objets, depuis les services armoriés et l'argenterie massive jusqu'aux tableaux et aux statues qui décoraient la grande galerie.



Et le duc avait toujours si amoureusement soigné cet hôtel que tout y était disposé comme si, d'un instant à l'autre, on eût attendu le maître.



Norbert et sa femme arrivant, purent croire qu'ils rentraient chez eux après une courte absence, tant chaque chose était à sa place.



Les trois vieux valets qui avaient la garde et le soin de l'hôtel, leur dirent que leur chambre était prête et que le dîner allait être servi.



Cependant Norbert, livré à lui-même, eût été très embarrassé. Mais il avait un conseiller, le fidèle Jean, qui gardait les traditions de la bonne époque, et qui eut bientôt établi le service sur le plus grand pied.



A Paris on trouve tout à acheter, tout, même le temps. En moins de quinze jours Jean peupla les cuisines, les offices et les antichambres de valets bien dressés; il encombra les remises d'équipages et emplit les écuries de chevaux de prix.



Mais pour la jeune duchesse de Champdoce, ce mouvement, ce train princier n'animaient pas l'hôtel. Il restait pour elle vide et morne. Les valets lui faisaient l'effet d'ombres se mouvant dans un crépuscule funèbre.



Elle trouvait les appartements trop vastes, les plafonds trop hauts, les tentures lugubres, les tableaux affreusement tristes, tous les meubles trop grands et trop lourds.



Elle vivait sous l'impression continuelle d'une terreur vague, indéfinissable, le cœur serré d'une inexprimable angoisse, tressaillant au moindre bruit.



Et personne à qui confier ses peines…



Ses anciennes amies de Paris… Norbert lui avait défendu de les voir: il ne les jugeait pas assez nobles. Ils étaient en grand deuil… Norbert avait déclaré qu'ils ne feraient de visites que l'année suivante.



Elle restait donc seule, abandonnée.



Comment le souvenir de Georges Croisenois ne lui serait-il pas revenu?



Si son père l'eût voulu, pourtant, elle eût été la femme de Georges, et, à cette heure, ils seraient bien loin, ensemble, ils cacheraient leur bonheur dans quelque contrée bénie, en Italie, à Florence, à Naples. Il l'aimait, celui-là, tandis que Norbert…



Norbert menait alors une de ces existences insensées qui annoncent comme un parti pris de ruine et de suicide.



Présenté dès son arrivée au cercle de… par son oncle, le chevalier de Septvair, il fut reçu avec acclamation. On le considérait comme une conquête.



Il portait un des noms historiques de France, la renommée triplait sa fortune si considérable; il fut entouré, recherché, fêté, choyé. Il ne savait auquel entendre, tant il eut bientôt d'amis intimes, de complaisants, de flatteurs et de simples parasites.



Sentant quels succès lui défendait l'infériorité de son éducation, il rechercha les triomphes faciles, ceux qu'assurent l'argent dépensé, les abus des forces physiques, les excentricités bruyantes, le mépris affecté de toutes les conventions sociales.



Ne pouvant prétendre à devenir le plus élégant et le plus spirituel, il voulut au moins se distinguer par sa brutalité et son cynisme.



Il jetait l'or par les fenêtres pour installer une écurie de courses, il eut l'art d'accrocher deux ou trois duels qui furent heureux, il se montrait partout en compagnie de filles perdues.



Ses journées se passaient à monter à cheval et à faire des armes. La nuit, il soupait et il jouait. Sa femme ne le voyait plus. Quand il rentrait à l'hôtel, c'était à l'aube, les jambes flageolantes et la langue pâteuse, ayant le plus souvent perdu des sommes considérables.



Jean, ce gardien fidèle de l'honneur de la maison de Champdoce, gémissait, non de voir son maître courir à la ruine, mais de le savoir toujours entouré d'équivoques compagnons de débauche.



– Et le nom! monsieur, disait-il quelquefois, le nom!



– Eh! que m'importe, pourvu que je vive vite et que je meure bientôt!..



La vérité est que cette vie tourbillonnante attirait Norbert comme l'abîme le malheureux qui se penche au-dessus. S'abandonnant au vertige, il ne luttait plus, il ne pensait plus.



Une seule pensée émergeait de l'ombre, celle de Diane. Celle-là, quoi qu'il fît, il ne pouvait l'anéantir. Au milieu même des brouillards de l'ivresse, l'image de cette femme tant aimée se détachait lumineuse, comme une lampe dans la nuit…



Il y avait plus de six mois que cette existence sans frein durait, quand, par une belle après-midi du mois de février, au moment où il descendait à cheval la grande avenue des Champs-Élysées, Norbert aperçut une femme qui lui adressait, de la tête, un salut amical.



Elle était dans une magnifique calèche découverte, malgré le froid, enveloppée jusqu'au menton dans de précieuses fourrures.



Norbert pensa que c'était quelqu'une des demoiselles de théâtre qu'il connaissait, et par désœuvrement il poussa son cheval vers la voiture.



Arrivé à dix pas, il faillit tomber, tant sa surprise fut grande. Il venait de reconnaître Diane, Mme de Mussidan.



Il continua d'avancer cependant, et comme la voiture venait de s'arrêter, il rangea son cheval entre la portière et la contre-allée.



La jeune femme ne semblait guère moins agitée que lui, et pendant un instant ils gardèrent le silence, échangeant des regards enflammés, oppressés comme s'ils eussent pressenti quelle destinée était suspendue au-dessus de leur tête.



Enfin Norbert comprit qu'il fallait dire quelque chose, quoi que ce fût, mais parler; déjà les domestiques l'examinaient d'un œil curieux.



– Vous à Paris, madame!.. balbutia-t-il.



– Oui, monsieur le duc.



– Depuis longtemps?



– Il y aura mardi deux mois que mon mari et moi sommes installés.



Elle appuya sur ces mots: Mon mari.



– Deux mois!..



– Ni plus ni moins, et c'est à peine si j'y puis croire, tant les jours ont passé vite.



Un sourire étrange passa dans ses yeux et elle ajouta:



– Mais donnez-moi donc des nouvelles de Mme la duchesse de Champdoce; se plaît-elle à Paris?



Norbert eut un geste furibond.



– La duchesse, fit-il d'une voix sourde, la duchesse…



Mme de Mussidan l'interrompit. Elle avait dégagé une de ses mains des fourrures, elle la lui tendit, en disant d'un ton moitié tendre, moitié railleur:



– J'espère que nous sommes toujours amis… bons amis. Allons, au revoir…



Le cocher, comme si le mot: «Au revoir,» eût été un signal, toucha, et la calèche partit au grand trot de ses beaux carrossiers.



Norbert n'avait pas pris la main que lui tendait la jeune femme; il était bien trop abasourdi.



Mais il ne lui fallut pas dix secondes pour se remettre. Enlevant brusquement son cheval, il le fit voiler sur place, et, lui enfonçant les éperons dans le ventre, il le lança vers l'Arc-de-Triomphe.



– Ah! s'écriait-il, avec l'accent de la rage la plus vive, je l'aime encore! Je ne puis aimer qu'elle! je n'ai jamais aimé, je n'aimerai jamais qu'elle!..



Ainsi songeait Norbert, tout en poussant, contre toute prudence, son cheval au milieu des voitures qui sillonnaient l'avenue, cherchant des yeux la calèche de Mme de Mussidan. Il fallait qu'elle eût quitté les Champs-Élysées par une allée latérale, car il ne l'apercevait pas.



– Mais je retrouverai Diane, murmurait-il, je la chercherai, je la reverrai, je le veux; elle ne m'a pas oublié, sa voix me l'a dit…



A ce moment, une pensée de salut traversa son esprit.



– Une femme comme elle, se dit-il, ne peut pardonner franchement certaines offenses; quand elle paraît revenir, on a tout à craindre.



Malheureusement il ne s'arrêta pas à cette réflexion. Il avait tout oublié, et les pires infortunes ne lui avaient rien appris.



Et le soir même, il courait à son cercle, pensant qu'il y trouverait infailliblement quelqu'un pour lui apprendre la demeure de Mme de Mussidan.



Personne encore n'était arrivé au cercle; personne, sauf le baron Dusourd. C'était un gros homme curieux et bavard, sachant tout, se mêlant de tout, qui ne manquait pas d'esprit, capable de faire battre des montagnes, personnage problématique comme sa baronnie, fort riche d'ailleurs, et qu'on avait surnommé «La Gazette.»



C'est au baron que Norbert s'adressa, et dès les premiers mots il éclata de rire.



– Encore un!.. fit-il. Comment, vous aussi, mon cher duc, vous voici amoureux de la divine vicomtesse!



Norbert devint cramoisi. Il n'avait pu encore se déshabituer de rougir.



– Oh! il n'y a pas de honte à cela, dit gravement le gros homme. Vous ne seriez pas le premier à qui Mme de Mussidan mettrait la cervelle à l'envers. Vous seriez, à ma connaissance, le… le combien seriez-vous? Mettons le cinquième.



– Le cinquième!..



– Juste!.. faut-il vous énumérer les victimes? D'abord, Mussidan; il a épousé, lui. Puis, le plus jeune des Sairmeuse, puis Clairin, puis Georges de Croisenois… Vous le voyez, elle mène son char à quatre; vous, on vous mettra en arbalète…



Impatienté, Norbert tourna le dos au baron qui ne s'en offensa pas, habitué qu'il était à ces procédés. Même le gros homme riait dans ses favoris, de la malice qu'il avait eue de ne pas répondre…



C'était une leçon pour Norbert; il résolut de s'en remettre au hasard, et le hasard ne lui fit pas défaut. Le hasard est toujours exact, quand on s'engage dans une entreprise funeste, et qu'il pourrait la faire manquer.



Le lendemain même, aux Champs-Élysées, Norbert rencontra Mme de Mussidan, et il la rencontra pareillement tous les jours qui suivirent.



A chaque rencontre, ils avaient échangé quelques mots, et au commencement de la semaine suivante, après bien des hésitations, Diane finissait par promettre à Norbert que le lendemain, à trois heures, elle ferait arrêter sa calèche près du bois, qu'elle descendrait comme pour marcher un peu, et qu'elle lui accorderait une entrevue.



Mme de Mussidan avait dit: A trois heures…



Bien avant deux heures, Norbert était au rendez-vous, bouillant d'impatience, torturé par l'incertitude.



Il se demandait: Est-ce bien moi qui attends ici, comme autrefois au sentier de Bivron?



Que d'événements, cependant; que de changements survenus!..



Ce n'était pas Diane qui allait venir. Ce serait la comtesse de Mussidan, la femme d'un autre.



Lui-même, il était marié.



Ce n'était pas le caprice d'un père, qui les séparait à cette heure, c'était le devoir, la loi, la société.



Pourquoi, se disait-il dans sa folle exaltation, Diane et lui ne s'affranchiraient-ils pas de vains préjugés? Pourquoi ne quitteraient-ils pas, elle son mari, lui sa femme?..



L'heure passait cependant.



Depuis une heure, Norbert avait consulté sa montre soixante fois au moins.



– Si elle allait ne pas venir!..



Comme il disait cela, il vit une voiture s'arrêter et une femme en descendre.



C'était elle.



Rapidement elle gagna les arbres, et franchit un espace vide, sans s'inquiéter des ronces, pour arriver plus vite à la petite allée.

 



Norbert s'inclinait, mais elle, sans mot dire, lui prit le bras et l'entraîna plus avant dans le bois.



Il avait beaucoup plu les jours précédents, et l'allée où avait attendu Norbert était fort boueuse. Mais cela n'arrêta pas Mme de Mussidan.



– Marchons! disait-elle d'une voix brève, marchons, on peut nous apercevoir de la route… J'ai pris toutes mes précautions, ma voiture et mes gens m'attendent à une des portes de Saint-Philippe-du-Roule, mais je puis avoir été épiée, suivie… Marchons!..



– Vous n'aviez pas ces frayeurs, autrefois!..



– J'étais ma maîtresse, alors. Ma réputation était toute ma fortune, mais elle m'appartenait, j'avais le droit de la risquer; en la perdant, je ne faisais tort qu'à moi seule… En me mariant, j'ai reçu en dépôt l'honneur de l'homme qui me donnait son nom. Je saurai le garder intact.



– Dites que vous ne m'aimez plus.



Elle s'arrêta brusquement, écrasa Norbert d'un de ces regards glacés dont elle avait le secret, et lentement répondit:



– Vous avez perdu la mémoire, monsieur le duc, moi je me rappelle une lettre…



D'un geste suppliant, Norbert l'interrompit.



– Grâce!.. balbutia-t-il, ayez pitié!.. Vous me plaindriez si vous connaissiez l'horreur du châtiment!.. J'étais devenu fou, aveugle, stupide… Jamais je ne vous ai aimée comme à cette heure…



Un sourire glissa sur les lèvres de Mme de Mussidan. Norbert ne lui apprenait rien, mais elle voulait, il lui fallait ce mot: la certitude.



– Hélas! murmura-t-elle, que puis-je vous répondre? un mot terrible et fatal: trop tard!..



– Diane!..



Il essaya de prendre la main de la jeune femme, elle se rejeta en arrière.



– Oh! pas ainsi, monsieur le duc, dit-elle d'un air véritablement égaré, ne m'appelez pas ainsi… Vous n'en avez pas le droit… C'est assez d'avoir perdu la jeune fille, ne déshonorez pas la jeune femme!.. Il faut m'oublier, entendez-vous?.. C'est pour vous dire cela que je suis venue. L'autre jour, en vous apercevant, je n'ai pas été maîtresse de mon premier mouvement; ce cœur que vous avez possédé tout entier s'élançait vers vous, et je vous ai fait signe… Ne cherchez pas à vous prévaloir de ma faiblesse… Je vous ai dit: «Nous sommes amis…» J'étais folle. Nous ne pouvons même pas être amis, nous devons devenir l'un pour l'autre… des étrangers.



Les paroles du baron, au cercle, sonnaient encore aux oreilles de Norbert.



– Vous êtes moins sévère pour M. de Sairmeuse, fit-il amèrement, pour M. Georges de Croisenois, pour…



– Que prétendez-vous dire! interrompit-elle d'un ton hautain. Ces messieurs sont les amis de mon mari. Tandis que vous…



Elle lui prit les poignets qu'elle serra comme en un étau, entre ses mains délicates, et penchant son visage vers celui de Norbert, jusqu'à le toucher presque:



– Vous oubliez encore, poursuivit-elle, qu'à Bivron on affirmait que j'étais votre maîtresse!.. Croyez-vous que la calomnie n'a pas su pénétrer jusqu'à mon mari!.. Un jour qu'on prononçait votre nom devant lui, j'ai vu le soupçon et la haine dans ses yeux… Grand Dieu!.. s'il se doutait, quand je rentrerai, que votre main vient de toucher la mienne, il me chasserait comme une misérable… Est-ce que la porte de notre maison ne vous est pas à tout jamais fermée?..



– Ah!.. je suis bien malheureux!..



– Trouvez-vous donc mon sort digne d'envie!.. Mais à quoi bon gémir! On ne change pas sa destinée. Soyez homme… et s'il vous reste quelque affection… pour moi, prouvez-le-moi en ne cherchant jamais à me revoir.



Norbert était désespéré, il la conjurait de rester encore, il s'attachait à elle…



– Ah!.. s'écria-t-elle, ne m'ôtez pas mon courage!..



Et, se dégageant vivement, elle regagna sa voiture qui partit au galop.



Elle s'éloignait, mais elle venait de verser dans le cœur de Norbert un poison plus subtil que celui qu'elle destinait au duc de Champdoce.



C'est qu'elle le connaissait, comme le virtuose de génie l'instrument dont il tire des sons merveilleux; elle savait quelles cordes vibraient en lui, et comment il fallait les attaquer. Elle était certaine qu'avant un mois il serait à ses pieds, qu'elle reprendrait sur lui un empire plus absolu que jamais, et qu'il l'aiderait à exécuter contre