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Les esclaves de Paris

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– Moi non plus.

– Alors, tout va bien. Je vais rentrer et faire le service comme si monsieur le duc était dans sa chambre et soupait. Même, je mangerai, pour qu'on ne devine pas la supercherie.

– Bon appétit, vieux Jean!..

Le vieillard poussa un profond soupir.

– Monsieur le duc a-t-il bien le cœur de rire!.. fit-il d'un ton de reproche. Enfin!.. dans trois heures je serai dans le cabaret que voici, à gauche. Quand monsieur reviendra, il n'aura qu'à frapper deux coups au volet du pommeau de sa cravache, je sortirai aussitôt.

– Entendu!

Le cheval piaffait d'impatience et se tourmentait. Norbert serra légèrement les genoux, lui tendit la main, il partit comme un trait.

Jean avait bien choisi. Romulus était ce fameux cheval qui, l'année suivante, vendu au marquis de Septvair gagna le grand prix à Epsom.

Il allait, le long de la route boueuse, se développant, s'allongeant, le cou tendu, d'un galop régulier et précis, le souffle toujours égal.

Et l'imagination de Norbert, surexcitée déjà par les émotions de la soirée, par les apprêts de ce départ furtif, s'exaltait et se montait. Il pressait les flancs de son cheval, et exigeait toute sa vitesse.

Cependant, lorsqu'il arriva aux premières maisons du faubourg, ses défiances de paysan s'éveillèrent.

Si c'était une méchante farce qu'on lui faisait! Si cette lettre avait été adressée par quelques-uns de ses amis du cercle! Ils guetteraient certainement le résultat; ils le laisseraient se morfondre pendant deux heures; puis, tout à coup, ils apparaîtraient, ravis de le surprendre dans la situation la plus ridicule.

Que d'éclats de rire, ensuite, quelles gorges chaudes!.. Vous êtes jaloux, duc? Il croyait les entendre.

Cette crainte le rendit prudent. Au lieu de traverser Paris, il suivit au grand trot les boulevards extérieurs et longea les quais jusqu'à l'esplanade des Invalides.

Arrivé là, une difficulté se présenta qu'il n'avait pas prévue, non plus que Jean. Que faire de son cheval?

Les boutiques de marchands de vins étaient encore ouvertes, il pouvait entrer chez l'un d'eux, il y rencontrerait un homme de bonne volonté.

Mais, la supposition d'une plaisanterie absurde étant admise, n'est-ce pas donner l'éveil aux mystificateurs?

Il se demandait si mieux ne valait pas attacher Romulus à un arbre, quand, de l'autre côté de la chaussée, il vit passer un soldat qui sans doute regagnait sa caserne. Il poussa son cheval vers lui en l'appelant.

– Vous plairait-il, mon ami, lui dit-il, de me rendre un grand service, et de gagner vingt francs du même coup?

– Tout de même, s'il ne faut rien faire contre le service.

– Il s'agirait simplement de tenir mon cheval et de le faire marcher pour qu'il ne prenne pas froid, pendant que j'irai à deux pas d'ici rendre une visite…

– Oh! si c'est ainsi, pied à terre!.. j'en suis, j'ai la permission de la nuit.

Norbert descendit, et après être bien convenu avec le soldat de l'endroit où il le retrouverait, il s'éloigna rapidement.

Pour plus de sûreté, redoutant toujours une mystification, il remonta l'esplanade des Invalides, suivit la rue de Babylone, et enfin gagna la rue Barbet-de-Jouy, où donnait la porte des jardins de l'hôtel de Champdoce.

Presque en face se trouvait un porte cochère. Norbert se blottit dans un des angles et attendit. Il était alors dix heures moins cinq minutes.

Ce n'est pas sans précautions préalables que Norbert avait choisi cette cachette.

Par deux fois il avait exploré d'un bout à l'autre la rue Barbet-de-Jouy, qui est fort courte, et s'était assuré qu'elle était absolument déserte.

La supposition d'une mystification se trouvait ainsi à peu près écartée.

Restait à s'assurer si la dénonciation était calomnieuse. Il décida dans son esprit qu'il attendrait jusqu'à minuit, et que si à cette heure personne n'était venu, il reconnaîtrait l'innocence de la duchesse et se retirerait.

De son poste, Norbert distinguait la petite porte de ses jardins, et par une éclaircie, il découvrait une partie de l'immense façade de son hôtel.

Trois fenêtres seulement, au premier étage, étaient éclairées d'une lueur pâle, chétive, mystérieuse. Ces trois fenêtres, il les reconnaissait bien, étaient celles de la chambre à coucher de la duchesse. Que faisait-elle à cette heure? Elle était seule, comme tous les soirs, et sans doute, assise au coin du feu, elle pleurait.

– Et ce serait là, pensait-il, une femme qui attend son amant!.. Non, ce n'est pas possible, et, si je reste ici plus longtemps, je perds toute estime de moi-même.

Pourtant, il restait.

Insensiblement, il en était venu à réfléchir à sa conduite envers sa femme.

Que n'avait-elle pas à lui reprocher? Il l'avait épousée malgré lui, la haïssant, en adorant une autre, et il ne lui avait que trop laissé voir l'état de son cœur.

Dès le lendemain de son mariage, il l'avait abandonnée. Et si, depuis quelques mois, il lui accordait quelques semblants d'affection, elle les devait, la malheureuse, au caprice de l'autre, qui lui donnait cela comme une aumône.

Qu'un homme entrât maintenant chez lui, qu'avait-il à dire?

La loi lui réservait toujours ses droits; sa conscience ne lui en accordait certainement aucun.

Il se tenait alors serré contre le mur, immobile comme la pierre même; il s'engourdissait, il lui semblait que sa vie et sa pensée se figeaient.

Depuis combien de temps était-il là? Depuis une heure ou depuis dix? Il l'ignorait absolument. Il voulut consulter sa montre; en vain, il faisait si noir qu'il ne voyait pas même dans sa main. Une demie sonna aux Invalides; quelle demie?

Il songeait sérieusement à se retirer, lorsqu'il crut entendre un léger bruit à l'extrémité de la rue. Il prêta l'oreille, avançant la tête pour mieux écouter.

Il avait encore les sens parfaits du paysan, de l'homme qui a vécu seul aux champs, et il était difficile qu'il se trompât. C'était bien le pas d'un homme qu'il entendait.

Mais ce pas n'était point net et décidé comme celui d'un homme, qui va où il a le droit d'aller, qui rentre chez lui, par exemple. Il était timide, ce pas, indécis et comme furtif. Norbert croyait deviner l'homme qui frémit en songeant qu'il est peut être suivi, et qui hésite, qui sonde le terrain, qui à chaque enjambée regarde de tous côtés.

Était-ce donc celui qu'il était venu attendre à tout hasard?

Bientôt il distingua comme une ombre qui glissait le long de la muraille, de l'autre côté de la rue. Arrivée en face de la petite porte du jardin, l'ombre s'arrêta.

Il y eut un temps d'arrêt. Puis, il lui parut que l'ombre faisait quelques mouvements, il entendit un choc qu'il ne s'expliqua pas, et tout disparut.

Mais le bruit sec d'un pêne retombant sur sa gâche lui apprit que la porte avait été ouverte et refermée.

Un homme venait d'entrer, l'incertitude n'était pas possible, et cependant Norbert voulait douter encore.

Il est de ces faits si inouïs, si invraisemblables, qu'on ne peut se résoudre à les accepter, qu'ils ne peuvent entrer dans l'esprit, qu'on accuserait presque ses sens d'erreur.

Si c'était un voleur?.. pensait-il. Mais un voleur aurait des complices.

Pourquoi cet homme ne viendrait-il pas pour quelque femme de chambre?.. Mais tous les gens étaient absents, tous…

Cependant, il ne perdait pas de vue les fenêtres de la chambre de sa femme.

Au bout d'une minute, elles s'éclairèrent plus vivement. On venait soit de relever l'abat-jour de la lampe, soit d'allumer une bougie…

C'est une bougie qu'on venait d'allumer, car presque aussitôt il en vit la clarté aux fenêtres du palier, puis à celles du grand escalier.

Il fallait bien se rendre à l'évidence, cette fois!.. C'était un amant qui venait d'entrer; la duchesse l'attendait, il avait dû faire un signal convenu, et la duchesse allait au-devant de lui…

Norbert n'avait plus froid, maintenant, sa tête brûlait, son sang bouillait dans ses veines, le brouillard glacé lui semblait les vapeurs d'un brasier…

Comment punir les misérables qui outrageaient son honneur, quel châtiment trouver proportionné au crime?..

Tout à coup, il poussa un cri… Une idée infernale venait de traverser son esprit, et il l'acceptait comme une inspiration divine.

Il courut à la petite porte et forçant la serrure à l'aide de la crosse de son revolver, il se précipita dans le jardin.

XVI

Celle qui avait écrit la dénonciation anonyme était bien informée.

La duchesse de Champdoce attendait ce soir-là Georges de Croisenois.

C'était la première fois. Hélas! la pauvre femme avait fini par tomber dans le piège que lui tendait incessamment celle qu'elle croyait être son amie la plus tendre et la plus dévouée.

Elle succombait, en apparence au moins, à un genre de séduction odieux, infâme, beaucoup moins rare, il faudrait dire bien plus fréquent qu'on ne croit, à une de ces machinations d'autant plus perfides et infaillibles que celle qui en est l'objet est perdue si elle a seulement une minute d'éblouissement.

La veille, elle s'était trouvée dans le salon de Mme de Mussidan seule avec Georges de Croisenois; la contagion de sa passion l'avait gagnée, elle n'avait pas su résister à ses paroles enflammées; elle avait perdu la tête, et elle avait accordé ce rendez-vous, imploré à genoux.

– Eh bien! soit, avait-elle dit, soit… demain soir, à dix heures et demie, venez à la petite porte du jardin, elle sera simplement retenue par une pierre, poussez-la; et quand vous serez dans le jardin, prévenez-moi en frappant plusieurs fois des mains…

Ces quelques mots n'avaient pas été perdus pour Mme Diane, et comme elle estimait assez son amie pour craindre un retour, elle ne la quitta pas de la soirée, et le lendemain elle voulut dîner avec elle, et resta longtemps après le dîner.

 

C'est seulement lorsqu'elle fut seule, que la duchesse de Champdoce mesura l'étendue de sa faute, l'énormité de son imprudence. Ah! combien elle se repentait à cette heure, de sa faiblesse: Ce qu'elle possédait de plus précieux au monde, elle l'eût donné pour pouvoir reprendre cette fatale promesse.

Et le moment était venu, son amie était restée près d'elle jusqu'à la dernière minute.

Un moyen de salut s'offrait. Elle pouvait aller fermer la petite porte. Elle se leva pour y courir… trop tard.

Le signal retentissait dans le jardin.

Pauvre femme!.. Ces battements de mains qui annonçaient un rendez-vous d'amour, vibrèrent dans son âme comme un glas d'agonie tintant dans la nuit.

Vivement elle se baissa pour allumer une bougie au foyer, mais le tremblement nerveux qui la secouait paralysait ses mouvements. La cire coulait, qui avivait le feu et la brûlait, la mèche ne s'enflammait pas.

Elle se hâtait cependant. Elle se sentait enveloppée d'une atmosphère de périls inconnus, il lui semblait que chaque seconde qui s'envolait emportait des années de vie.

L'idée que Georges de Croisenois pénétrerait dans la maison, qu'il entrerait dans sa chambre, la glaçait d'horreur.

Elle voulait courir au devant de lui, et le conjurer de se retirer. Résisterait-il à ses prières? Elle ne le pouvait croire. En tous cas, elle était déterminée à employer la ruse, à mentir, à lui dire qu'elle n'était pas seule, qu'on la gardait à vue, que son mari était là…

Elle était persuadée que Croisenois demeurerait dans le jardin, et s'y cacherait, tant qu'elle n'aurait pas répondu à son signal. Il ne pouvait lui venir à l'esprit qu'il osât ouvrir la porte du vestibule ou seulement en approcher.

Elle comptait sans la prévoyante perfidie de celle qui avait juré sa perte!..

Avec un art parfait et assez naturellement pour qu'il fût impossible de soupçonner quel personnage méprisable elle jouait, Mme Diane avait appris à Croisenois que l'hôtel de Champdoce serait sûrement désert.

Il savait, en venant, que la duchesse était seule, que le duc habitait Maisons, que tous les domestiques dansaient à la noce d'un de leurs camarades.

Il n'hésita donc plus. Il gravit le perron; les portes étaient ouvertes, il entra et s'engagea à tâtons dans le grand escalier.

Et lorsque la duchesse, sa bougie allumée, sortit enfin, elle se trouva face à face avec Georges, qui montait sans bruit, blême d'émotion, les dents serrées, frémissant, une main sur son cœur pour en comprimer les battements.

Elle se rejeta en arrière, étouffant un cri d'angoisse.

– Fuyez!.. balbutia-t-elle, ou nous sommes perdus!

Mais il ne sembla pas l'entendre; il montait toujours, et quatre ou cinq marches le séparaient encore du palier.

Instinctivement, la duchesse reculait… Elle recula jusqu'au fond de sa chambre, et il la suivit, repoussant seulement la porte derrière lui.

Mais cette minute de répit avait suffi pour éclairer Mme de Champdoce.

– Si je souffre qu'il parle, pensait-elle, si je laisse voir mon indigne faiblesse, c'en est fait de l'honneur.

Le sentiment du devoir lui communiquait alors une énergie surnaturelle.

– Monsieur le marquis, commença-t-elle d'une voix affreusement altérée, et ferme, cependant; il faut vous retirer… à l'instant. J'ai eu hier un moment d'égarement. Vous êtes trop généreux et trop noble pour en abuser… la raison m'est revenue…

Il s'obstinait à la fixer, l'air suppliant, les mains jointes. Elle poursuivit:

– Écoutez-moi! Ma franchise vous donnera la mesure de ma résolution. Je vous aime…

Croisenois eut une exclamation de joie.

– Oui, continua la duchesse, pour être votre femme, je donnerais avec transport toutes les années qui me restent à vivre, hormis une seule. Je vous aime, Georges… mais la voix du devoir parle plus haut en moi que celle de mon amour. Il se peut que je meure de douleur… je mourrai du moins sans remords, ayant pour linceul mon honneur intact… J'ai dit… adieu!

Le marquis secoua la tête, il ne pouvait se résigner à s'éloigner ainsi.

– Sortez!.. ordonna la duchesse avec plus de force, sortez!..

Et comme il ne bougeait:

– Si vous m'aimez véritablement, ajouta-t-elle, mon honneur doit vous être cher autant que le vôtre… Retirez-vous et ne cherchez jamais à me revoir. Non, nous ne nous reverrons plus, le péril présent m'éclaire… Je suis la duchesse de Champdoce et je garderai intact et pur le nom que je porte. Je ne saurais d'ailleurs ni tromper, ni trahir…

L'enthousiasme des plus nobles sentiments, donnait à sa beauté une expression sublime, cette divine exaltation des vierges martyres qui chantaient au milieu des supplices.

Jamais Croisenois ne l'avait tant aimée; elle lui apparaissait plus belle que l'idéal, que le rêve; il était prêt à mourir pour elle.

– Que parlez-vous de trahir!.. s'écria-t-il. Oui, c'est vrai, je méprise la femme qui sourit au mari qu'elle trompe; la femme qui se résigne aux hypocrisies de tous les instants, aux caresses menteuses qui sont le flétrissant tribut de l'adultère… Mais je dis qu'elle est noble et courageuse, celle qui hardiment risque sa vie et abandonne tout pour celui qu'elle aime. Laissez ici votre nom, Marie, votre titre, votre fortune immense, toutes les jouissances de luxe et de vanité… et partons.

Mme de Champdoce eut un triste sourire.

– Je vous aime trop, Georges, répondit-elle, pour consentir à briser votre vie… Un jour viendrait où vous regretteriez amèrement votre abnégation… Ce doit être une lourde charge qu'une femme déshonorée!..

Georges de Croisenois se méprit au sens de ses paroles.

– Ah! vous doutez de moi!.. interrompit-il, je le vois, je le sens… Oui, vous tremblez qu'un jour, bientôt peut-être, je ne rompe le lien qui nous unirait. Un lien!.. j'en saurai trouver un qui vous rassurera. Vous seriez déshonorée, dites-vous… Eh bien!.. je le serai aussi. Cette nuit, au cercle, je veux me faire surprendre trichant au jeu… On me soufflettera, je ne répondrai pas; on me chassera, je sortirai la tête basse au milieu des huées… On dira: Croisenois, voleur!.. Serai-je assez déshonoré?.. Je me croirai cependant heureux, oh!.. bien heureux, si le lendemain vous consentez à fuir avec moi, loin, bien loin, où vous voudrez, sous un nom d'emprunt…

Il s'était approché, il avait pris la main de Mme de Champdoce, et elle ne songeait pas à la retirer. Cette preuve d'amour était si forte, si inouïe, qu'elle sentait chanceler sa résolution… Et quelles perspectives… seuls, bien loin!..

Mais une idée affreuse traversa son esprit, elle se redressa vivement:

– Malheureuse!.. s'écria-t-elle, malheureuse que je suis… j'oubliais Ah!.. c'est impossible maintenant, impossible…

– Pourquoi?..

– Ah! Georges, parce que… elle sanglotait… Georges, si vous saviez, si…

Il s'était encore avancé, il avait osé la saisir par la taille, et elle se débattait faiblement. Déjà, il se penchait vers ce front si pur qui attirait irrésistiblement ses lèvres, quand tout à coup il sentit que le corps de la duchesse s'affaissait entre ses bras, ses traits se décomposaient affreusement, elle étendait vers la porte son bras roidi.

Georges se retourna vivement.

La porte de la chambre était ouverte et Norbert de Champdoce se tenait immobile sur le seuil.

Le marquis de Croisenois était brave: cependant tout son sang se figea d'un bloc dans ses veines.

Il vit, comme aux lueurs de l'éclair, la situation telle qu'il l'avait faite, telle qu'elle était: affreuse, désespérée, sans issue…

– N'avancez pas!.. cria-t-il d'une vois terrible; n'avancez pas!..

Il était dans la maison d'autrui, la nuit, sans armes… et il menaçait. Il lui semblait que la vie de la duchesse était en danger, et sa raison s'égarait.

Un éclat de rire sardonique de Norbert le rappela au sentiment du péril réel.

Il eut honte de son trouble, de son empressement inutile, de la trépidation nerveuse qui le secouait.

Enlevant comme une plume Mme de Champdoce, qu'il avait soutenue jusqu'alors, il la déposa sur un fauteuil.

Elle était inanimée, inerte, mais à travers ses longs cils presque joints filtrait un dernier regard d'amour et de pardon pour celui qui la perdait.

Ce regard, Croisenois le surprit, et il suffit pour lui rendre toutes les apparences de sang-froid et lui inspirer une audace désespérée.

Il se retourna brusquement, et s'adressant à Norbert:

– Quelles que soient les apparences, monsieur, commença-t-il, vous n'avez ici qu'un coupable à punir: moi. L'ombre d'un soupçon s'adressant à Mme la duchesse serait un outrage injuste… C'est à son insu, sans un encouragement, sachant l'hôtel désert, que j'ai osé pénétrer jusqu'ici…

Norbert ne répondit pas.

Lui aussi, il avait besoin de se remettre, de recueillir ses idées.

Il savait, en montant l'escalier, qu'il allait surprendre un amant près de la duchesse; mais il ne pouvait prévoir que cet amant serait précisément l'homme qu'il haïssait le plus au monde.

En apercevant Croisenois, il lui avait fallu un effort surnaturel de volonté pour résister à la tentation de se précipiter sur lui.

Cet homme, il le soupçonnait de lui avoir volé sa maîtresse, et maintenant il lui volait sa femme!..

S'il se taisait, c'est qu'il ne voulait pas lui donner le spectacle du désordre de son esprit. S'il semblait plus froid que le marbre, quand il avait toutes les flammes de l'enfer dans le cœur, c'est qu'il s'était imposé un rôle.

Mais on voit tous les jours des fous furieux affecter une surprenante placidité. Avec ces apparences de calme inaltérable, Norbert était fou.

Cependant Croisenois, debout, les bras croisés, poursuivait:

– Je venais d'entrer, monsieur, lorsque vous êtes arrivé… Pourquoi, mon Dieu!.. n'avez-vous pas entendu notre entretien!.. Vous connaîtriez toute la grandeur, toute la noblesse des sentiments de Mme de Champdoce… Mon offense, je le sens, n'en est que plus grande… mais je me mets à vos ordres, monsieur… à votre discrétion. Je suis prêt à vous accorder toutes les satisfactions que vous exigerez…

Ces dernières paroles semblèrent rompre le charme qui clouait Norbert sur le seuil. Il entra d'un pas lourd et roide, et alla successivement fermer toutes les portes, dont il mit les clés dans sa poche.

Ce soin pris, il vint s'adosser à la cheminée, ayant sa femme à demi évanouie à sa gauche, Croisenois en face.

– Si je vous ai bien compris, monsieur, commença-t-il, vous me proposez un duel. C'est-à-dire, qu'après m'avoir déshonoré ce soir, il vous conviendra de me tuer demain… c'est trop de bonté.

– Monsieur…

– Permettez!.. Je suis peut-être un enfant, ainsi que vous le disiez à Mme de Mussidan, j'ai du moins assez d'expérience pour savoir qu'il est sot d'abandonner les avantages acquis. Au jeu que vous jouiez, monsieur, on risque sa vie… et vous avez perdu, n'est-ce pas?

Croisenois inclina machinalement la tête en signe d'assentiment. Le nom de Mme de Mussidan jeté dans cette conversation, lui révélait les véritables sentiments de Norbert.

– Je suis un homme mort, pensa-t-il, en regardant la duchesse, non à cause de celle-ci… mais à cause de l'autre.

Norbert, lui, poursuivait, s'exaltant au bruit de ses paroles.

– Un duel!.. où donc seraient, monsieur, mes avantages? Je vous tue… en suis-je moins déshonoré? Non. Vous me tuez, je suis déshonoré plus que jamais, et ridicule par dessus. A quoi bon un duel… Je rentre au milieu de la nuit, je suis armé, je vous brûle la cervelle… la loi a une excuse pour moi.

Il avait, tout en parlant, sorti de la poche de son pardessus son revolver; il l'avait armé, et le doigt sur la détente, il ajustait Croisenois.

Ce fut pour Georges un instant terrible, car la violence des sensations ne lui en ôtait pas l'exacte perception.

Il ne bougea pas. Il mettait son honneur à bien tomber. Mais voyant que l'autre hésitait et tardait, le supplice devenait intolérable.

– Tirez, cria-t-il, tirez donc!..

– Non!.. fit Norbert.

Et relevant son revolver, il ajouta froidement:

– J'ai réfléchi: votre cadavre me gênerait.

Croisenois avait fait le sacrifice de sa vie, mais c'était mourir deux fois que de subir les irrésolutions d'un homme en démence.

Exaspéré de l'effort qu'il avait dû faire, il lui saisit le bras, et le serrant rudement:

– Il faut que ceci finisse, monsieur, dit-il, ma patience à des bornes. Que voulez-vous enfin!..

– Je veux vous tuer!.. s'écria Norbert avec un tel accent de haine et de rage, que Georges en frissonna, mais non pas avec une balle que je ne sentirais pas entrer…

 

Il se dégagea, se recula, et, avec une violence inouïe, poursuivit:

– Je prétends vous tuer utilement pour mon honneur. On dit que le sang lave la boue… C'est faux. Quand j'exprimerais tout le vôtre, jusqu'à la dernière goutte, sur la tache que vous venez de faire à mon blason, elle ne serait pas effacée. Il faut qu'un de nous deux disparaisse, de telle sorte que jamais on ne puisse retrouver sa trace… qu'il soit comme englouti.

– Eh!.. monsieur, trouvez le moyen.

Norbert parut réfléchir.

– Je l'aurais, ce moyen, murmura-t-il, si j'étais sûr que personne au monde ne sait… ne se doute… que vous êtes ici.

– Personne ne peut en avoir la pensée, monsieur, personne…

– Le jureriez-vous?

– Sur tout ce que j'ai de plus sacré au monde, je le jure.

Un sourire de triomphe que ne remarqua pas le marquis, illumina la physionomie de Norbert.

– Alors, fit-il, au lieu d'user de mon droit, qui était de vous tuer, je consens à risquer ma vie contre la vôtre.

Croisenois dissimula, non sans peine, un soupir de soulagement. Il était jeune, riche, heureux: c'était une chance de salut qui se présentait.

– Je vous ai dit que j'étais à vos ordres, fit-il.

– J'entends, surtout pour un duel. Pourtant, ne vous abusez pas, ce ne sera pas un combat ordinaire, en plein soleil, avec des témoins pour déclarer si l'honneur est satisfait un peu, beaucoup, pas du tout…

– Nous nous battrons selon que vous le déciderez, monsieur…

– Fort bien. Cela étant, nous allons nous battre à l'épée, à l'instant même, dans le jardin.

Le marquis jeta un coup d'œil vers la fenêtre.

–Vous regardez, reprit Norbert, et vous dites que la nuit est bien noire, qu'on ne verra pas le bout des épées…

– C'est vrai.

– Rassurez-vous, monsieur le marquis, il y aura toujours assez de clarté pour l'agonie de celui de nous qui restera dans le jardin… car un de nous y restera, vous devez l'avoir compris.

– Je l'ai compris… descendons.

Norbert secoua la tête.

– Vous êtes bien pressé, monsieur le marquis prononça-t-il, vous ne me laissez pas finir mes conditions…

– Parlez, monsieur.

– Il y a au bout du jardin, un espace assez vaste, si humide qu'on n'y cultive rien et que personne n'en approche. C'est là que je veux vous conduire. Nous prendrons chacun une pelle et une pioche, et en moins de rien nous aurons creusé un trou assez profond pour recevoir celui de nous qui sera tué. Alors seulement nous mettrons l'épée à la main, et nous nous battrons jusqu'à ce qu'un de nous deux tombe. Celui qui restera debout achèvera l'autre, s'il n'est pas mort, le poussera dans la fosse et le recouvrira de terre.

Une insurmontable horreur glaçait Georges de Croisenois.

– Jamais! s'écria-t-il enfin, jamais je n'accepterai de conditions pareilles.

– Prenez garde alors, fit Norbert, j'userai de mes droits!

Et relevant son revolver, il ajouta:

– Dans quatre minutes, onze heures sonneront à cette pendule… si au premier coup vous n'avez pas accepté… je fais feu!..

Pas un muscle du visage de Croisenois ne bougea.

Le quadruple canon du revolver était à moins d'un pied de sa poitrine, le doigt d'un ennemi mortellement offensé s'appuyait sur la détente; mais ce danger, après tant d'émotions, le laissait absolument insensible.

Ce qu'il comprenait, c'est qu'il avait quatre minutes devant lui, un siècle, en un moment pareil! pour se reconnaître, pour réfléchir, pour délibérer.

Tant d'événements depuis une demie heure se succédaient, se pressaient, qui lui semblaient impossibles, incohérents, absurdes, qu'il n'était pas bien sûr de n'être point le jouet d'un cauchemar odieux, et qu'il sentait vaciller sa raison.

– Monsieur le marquis, prononça Norbert, vous n'avez plus que deux minutes.

Croisenois tressaillit. Son âme était à mille lieues de la situation présente. Vite, ses yeux cherchèrent les aiguilles de cette pendule qui battait les secondes qui lui restaient à vivre, s'il n'acceptait pas.

Il ne restait même pas deux minutes complètes.

Ses regards allèrent alors de Norbert à Mme de Champdoce.

La duchesse, toujours affaissée sur un fauteuil, semblait près d'expirer. On l'eût crue morte sans le spasme nerveux qui la secouait de la nuque aux talons, sans les sanglots étouffés qui, à intervalles inégaux, déchiraient sa poitrine et rompaient le silence funèbre.

La laisser en cet état, sans secours, était affreux; mais Croisenois ne savait que trop que la plus légère marque de compassion de sa part, serait comme une insulte nouvelle.

Norbert, lui, conservait son attitude de statue, ses gestes roides, quelque chose de mécanique dans tous ses mouvements. A le mieux étudier, Croisenois remarquait enfin la flamme étrange, anormale, de ses yeux.

– Dieu prenne pitié de nous, pensa-t-il, nous sommes à la discrétion d'un maniaque, d'un fou!..

La première pensée de haine pénétrait en lui. Il se demandait en frémissant ce que deviendrait, lui mort, cette femme qu'il avait aimée jusqu'à lui offrir le sacrifice de son honneur.

– Pour mon salut, dit-il, pour le salut de cette infortunée, dont la vie ne serait plus qu'une lente agonie, il faut que je tue M. de Champdoce… et je le tuerai.

A cette pensée, des bouffées de rage lui montaient au cerveau, ses dernières hésitations s'évanouirent.

– J'accepte!.. déclara-t-il d'une voix forte.

Il était temps. Le ressort de la pendule glissa, ou entendit cette légère vibration du métal qui précède la sonnerie, le premier coup de onze heures tinta.

– Je vous remercie, monsieur, dit froidement Norbert.

Mais Croisenois avait tout à coup dépouillé cette affectation de froideur dédaigneuse qui est comme le cachet indélébile d'une certaine éducation. Il n'avait plus peur d'être de mauvais goût, maintenant. Il était résolu de défendre quand même sa vie, qu'il croyait être celle de la duchesse.

– Oui, j'accepte, reprit-il… mais à de certaines conditions, pourtant.

– Il a été convenu…

– Permettez que je m'explique: Nous allons nous battre dans votre jardin, n'est-ce pas, la nuit, sans témoins, sur le bord d'une fosse creusée par nous… soit. Celui qui restera debout recouvrira de terre le corps de l'autre… Soit encore. Mais êtes-vous bien sur qu'alors tout sera dit, et que la terre nous gardera un éternel secret?

Norbert haussa dédaigneusement les épaules.

– Vous ne savez pas… reprit violemment Croisenois, vous ne savez pas… mais je sais, moi, ce qui arriverait, si le hasard, un jour, nous trahissait, si on découvrait quelque chose…

– Ah!..

– On accuserait le survivant, vous ou moi, d'assassinat.

– Probablement.

– Il serait poursuivi alors, arrêté, emprisonné, traîné en cour d'assises, jugé, condamné, envoyé au bagne…

– Je le crois.

– Vous le croyez… et vous avez espéré que je consentirais à courir de tels risques!..

Un geste, plus éloquent que toutes les protestations, compléta sa pensée.

– Ces risques existent, en effet, reprit Norbert, mais ils sont ma garantie, à moi. Cette crainte de poursuites probables, m'assure que, si vous me tuez, ma mort sera cachée comme je veux qu'elle le soit.

– Vous vous contenterez de ma parole, monsieur.

Il était aisé de voir que cette discussion animait Norbert, et qu'il lui fallait, pour se contenir, les plus violents efforts.

– Ah…! prenez garde, fit-il d'une voix sourde, je finirais par croire que vous avez peur.

– J'ai peur d'être accusé d'un meurtre… oui.

– C'est un danger qui me menace comme vous.

Mais Croisenois était bien décidé à ne pas céder.

– Eh bien…! s'écria-t-il avec l'accent d'une inébranlable résolution, s'il en est ainsi, je refuse votre duel…! Non, je ne veux pas me battre dans des conditions telles que je serais réduit à souhaiter plutôt être tué que survivre. Vous parliez de l'égalité des chances… Sont-elles égales entre nous? Que je disparaisse… nul jamais ne s'avisera de venir chercher mon cadavre ici. Vous êtes chez vous, vous pouvez prendre toutes les précautions imaginables… Si je vous tue, au contraire… que faire? Faudra-t-il que je demande l'aide de la duchesse de Champdoce… Ne sera-t-elle pas soupçonnée elle-même?.. Faudra-t-il, lorsque tout Paris s'occupera de votre disparition, faudra-t-il qu'elle dise à ses jardiniers: «Surtout gardez-vous de donner un coup de bêche là-bas, au fond du jardin, là où vous avez, un matin, trouvé la terre fraîchement remuée!..»