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Les esclaves de Paris

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Norbert restait pensif. Les appréhensions de Croisenois peu à peu le gagnaient.



Il songeait à cette lettre anonyme, et à celle qui l'avait écrite, qui possédait son secret, qui pouvait l'ébruiter…



– Que voulez-vous donc? demanda-t-il.



– Simplement que chacun de nous, sans mentionner les causes de notre rencontre, en écrive les conditions avec une acceptation signée; nous échangerons ensuite les procès-verbaux.



– Soit, mais faisons vite…



Il tira d'un petit pupitre des plumes et du papier qu'il plaça sur la table, et en moins de rien les déclarations furent rédigées.



Puis, sur la proposition de Croisenois, chacun des adversaires écrivit deux lettres, datées de l'étranger, que le survivant devait faire jeter à la poste à l'endroit d'où elles étaient datées et qui ne pouvaient manquer de dérouter les recherches au lendemain d'une disparition.



Tout étant arrêté désormais, Norbert se leva.



– Un mot encore, dit-il. Un militaire promène en ce moment, le long de l'esplanade des Invalides, le cheval sur lequel je suis venu… si vous me tuez, allez reprendre ce cheval, j'ai promis vingt francs au soldat.



– J'irai…



– C'est bien?.. descendons.



Ils sortaient de la chambre, et déjà Norbert avait fait passer Croisenois sur le palier, lorsque se sentant tirer par son pardessus, il se retourna.



La duchesse, trop faible pour se tenir debout, s'était traînée jusque-là à genoux.



Pauvre femme!.. elle avait tout entendu et, les mains jointes, d'une voix à peine intelligible, elle priait.



– Grâce!.. Norbert, disait-elle, je suis innocente, je vous le jure… Vous ne m'aimez pas; pourquoi vous battre?.. Grâce!.. demain, je vous le promets, j'entrerai dans un couvent, pour la vie… ayez pitié!..



– Eh!.. interrompit-il, priez Dieu pour que ce soit votre amant qui me tue… vous serez libre après!..



Et se dégageant brutalement, il repoussa la malheureuse femme, qui tomba, et referma la porte.



XVII

Vingt fois, durant cette scène d'un quart d'heure, Norbert de Champdoce avait été sur le point d'éclater et de s'abandonner à toute la furie de son ressentiment; vingt fois, la vanité plus forte l'avait retenu.



Il savait combien cruellement on avait raillé son manque absolu d'éducation, ses emportements, la brutalité de ses façons; il tenait à prouver à son ennemi qu'il savait, au besoin, se conduire en gentilhomme, et qu'il était capable de discuter froidement une question de vie ou de mort.



Mais il était à bout de volonté; quand il quitta la chambre de la duchesse, la contrainte trop violente qu'il s'était imposée l'étouffait, et il témoignait un empressement farouche, une impatience qui ressemblait à de la férocité.



Tout en éclairant Croisenois, le long du grand escalier, il ne cessait de répéter:



– Dépêchons!.. dépêchons-nous!..



Maintenant qu'il avait imposé ses conditions, il tremblait que cet homme qui l'avait outragé ne lui échappât. Que fallait-il pour le soustraire à sa vengeance? Un de ces hasards qui déconcertent les desseins les mieux conçus. Un domestique pouvait rentrer…



Arrivé au rez-de-chaussée, Norbert introduisit Croisenois dans une vaste pièce, qui avait l'air d'un arsenal, tant il s'y trouvait d'armes de toutes sortes, de toutes les époques et de tous les temps.



– Ici, dit-il d'un ton de raillerie blessante, nous devons trouver notre affaire.



Déjà, il avait posé sur la cheminée le bougeoir qu'il tenait à la main. Il sauta lestement sur le divan établi autour de la pièce, décrocha plusieurs paires d'épées, et les jeta sur la table, en disant:



– Choisissez!..



Non moins ardemment que M. de Champdoce, Georges de Croisenois désirait en finir. Tout était préférable au supplice qu'il endurait.



Lui aussi, sous sa politesse glaciale, il dissimulait des transports de rage et la plus implacable haine.



Le dernier regard de la duchesse lui était entré dans le cœur comme un poignard. Lorsqu'il avait vu Norbert refuser rudement sa femme agenouillée, peu s'en était fallu qu'il ne le frappât au visage.



Il ne daigna seulement pas examiner les épées qui lui étaient offertes. Il en saisit une au hasard en disant:



– La première venue sera la bonne.



– Soit!.. dit Norbert, je prends l'autre. Sortons!..



Mais lorsqu'ils arrivèrent à la porte du jardin, une difficulté se présenta, que Croisenois avait prévue.



A la pluie de tout à l'heure, le brouillard avait succédé, épais et lourd comme la fumée de houille. La nuit était tellement noire, que, le bras étendu, on ne distinguait pas même vaguement sa main.



Norbert laissa échapper un juron.



– Impossible, dit-il, de se battre dans de pareilles ténèbres.



Et l'autre ne répondant pas, il insista.



– Qu'en pensez-vous, monsieur?



– Moi!.. répondit ironiquement Croisenois, je penserai tout ce qu'il vous plaira. Vous venez de me prouver…



D'un geste furibond, Norbert l'interrompit.



– Ce n'est pas là du moins ce qui nous arrêtera, déclara-t-il; j'ai une idée. Veuillez seulement me suivre par ici; bien… par ce couloir, pour ne pas éveiller l'attention des concierges.



Ils gagnèrent ainsi une écurie, et Norbert y prit une grosse lanterne à huile qu'il alluma.



– Avec cela, dit-il d'un ton satisfait, nous nous verrons.



– Certainement, mais les voisins nous verront aussi. Cette lumière à cette heure, dehors, ne manquera pas d'éveiller l'attention.



– Rassurez-vous… de nulle part on ne voit chez moi.



Ils étaient revenus au jardin, l'avaient traversé diagonalement et avaient gagné l'endroit dont avait parlé Norbert.



C'était un espace assez vaste, vide, mal tenu, qui servait de dégagement, et qui était fort adroitement dissimulé par une forte haie et des massifs d'arbres verts. Les jardiniers déposaient en cet endroit tous les détritus du jardin, les fagots de branches mortes, les outils de rebut, les pots de fleurs brisés. Il s'y trouvait des tas de sable et de terre de bruyère, de la paille, du fumier et des monceaux de feuilles.



Norbert, tant bien que mal, accrocha sa lanterne à une branche. Elle donnait plus de lumière qu'un réverbère ordinaire.



– Tenez, dit-il à Croisenois en montrant une place, près du mur, nous allons creuser la fosse là, dans ce coin. Elle y sera d'autant mieux qu'il sera très facile de cacher la terre fraîchement remuée sous une brassée de paille que voici.



Il avait retiré son pardessus et son paletot, tout en parlant. Il remit une bêche à Croisenois et s'empara d'une pioche en disant:



– A l'œuvre!..



Seul, Croisenois n'eût pas eu trop de la nuit entière, pour mener à fin une pareille besogne. Mais le duc de Champdoce n'avait pas oublié le pénible apprentissage de sa jeunesse. La terre était tassée, en cet endroit, et à chaque coup de pioche, il soulevait des mottes énormes.



Il déployait, d'ailleurs, toutes ses forces et une dextérité merveilleuse. Il travaillait avec une sorte de rage, sans avoir conscience de l'horreur de sa tâche. La sueur tombait de son front en grosses gouttes.



Mais aussi, au bout de quarante minutes la fosse était assez profonde.



– Assez!.. fit Norbert.



Et jetant sa pioche pour ramasser son épée, il ajouta:



– En garde, monsieur!..



Mais Croisenois ne bougea pas. Nature nerveuse et impressionnable, il sentait un froid mortel filtrer jusqu'à la moelle de ses os. Cette nuit, cette lueur vacillante, ces apprêts hideux saisissaient terriblement son imagination. Il ne pouvait détacher ses yeux de cette fosse béante, elle le fascinait, elle l'attirait.



– Eh bien?.. répéta durement Norbert.



Croisenois tressaillit et parut vouloir parler.



La lanterne éclairait assez pour qu'il fût aisé de suivre sur son visage les traces d'un violent combat intérieur.



– Je parlerai, dit-il enfin d'un ton solennel. Dans une minute, monsieur, un de nous deux sera couché là, mort… On ne ment pas en face de la mort… Eh bien!.. je vous jure sur mon honneur et sur mon salut que Mme la duchesse de Champdoce est innocente…



Norbert frappa impatiemment du pied.



– Vous m'avez déjà dit cela, interrompit-il d'un ton qui annonçait la plus parfaite incrédulité. Pourquoi vous répéter?..



– Parce que c'est mon devoir, monsieur, parce que si je meurs, je mourrai désespéré de cette idée que ma folle passion a perdu la plus pure et la plus noble des femmes. Ah! croyez-moi, les mourants ne mentent pas, vous n'avez rien à lui pardonner… et, tenez, je ne rougis pas de vous prier… oui, je vous prie… Si vous me tuez, que cette expiation vous suffise… Soyez humain pour votre femme, traitez-la doucement… Ne faites pas de sa vie un long supplice…



– Assez!.. interrompit Norbert, pour la troisième fois, assez!.. où je finirais par croire que vous êtes un lâche.



– Malheureux! s'écria Croisenois, en garde donc, et que Dieu décide!..



Ils tombèrent en garde, les fers se croisèrent et le combat commença, âpre, ardent, acharné, silencieux.



Le marquis de Croisenois passait pour un tireur habile, mais Norbert était doué d'une prodigieuse force musculaire, et, de plus, il tenait de son père un jeu brusque, saccadé, violent, très fait pour déconcerter une première fois.



Une circonstance encore contribuait à égaliser les chances. L'espace éclairé par la lanterne était assez restreint, dès qu'un des adversaires en sortait, il se trouvait dans l'ombre, presque à l'abri, tandis que l'autre restait en pleine lumière, exposé aux attaques, dans l'impossibilité de parer des coups qu'il ne voyait pas venir.



Ce fut la perte de Croisenois.



Comme il avançait, Norbert se déroba par un saut de côté, et lui parant un coup droit terrible, à fond, il lui traversa la poitrine de part en part.



Le malheureux étendit les bras en croix, lâchant son épée, sa tête se renversa, ses genoux fléchirent, et il tomba en arrière tout d'une pièce, sans un cri, sans un râle.

 



Trois fois il essaya de se relever, il parvint presque à se dresser sur son séant, trois fois ses forces le trahirent.



Il voulut parler, il ne put prononcer que quelques mots absolument inintelligibles, il vomissait le sang à flots.



Enfin, une dernière convulsion plus forte le tordit comme un sarment, ses mains se crispèrent serrant une poignée de terre, et il poussa un gros soupir.



Et ce fut tout!.. De tant de force, de jeunesse, d'espérances, il ne restait plus qu'un cadavre.



Georges de Croisenois était mort!..



Georges de Croisenois était mort, et Norbert de Champdoce restait debout devant lui, effaré, la pupille dilatée par la terreur, les cheveux hérissés sur la tête, secoué par une horrible trépidation nerveuse.



Il apprenait ce qu'on souffre à voir se débattre dans les spasmes de l'agonie l'homme qu'on a frappé.



Et cependant ce n'était pas l'idée qu'il venait de tuer Croisenois qui affolait Norbert. Il croyait sa cause juste, il pensait avoir agi comme il devait.



S'il était trempé des sueurs d'une mortelle angoisse, c'est qu'il songeait qu'il allait être forcé de se pencher sur ce corps, de le prendre dans ses bras, et de le jeter encore chaud et souple, tout tressaillant et vibrant encore, dans cette fosse.



A cela, il ne pouvait, non, il ne pouvait se résoudre.



Il le fallait, cependant. Pouvait-il s'arrêter dans la voie où il s'était engagé, hésiter, réfléchir même? Non. Force était d'aller jusqu'au bout; d'accomplir jusqu'à la fin son affreux dessein.



Il luttait!.. Il lutta bien dix minutes, cherchant pour s'encourager des raisons les plus fortes et les plus décisives, le risque d'une surprise, l'honneur de sa maison en péril.



Il se baissait, il avançait les bras… puis il reculait devant le contact, le cœur lui manquait et il se redressait.



Enfin, triomphant d'une indicible horreur, il saisit le corps de Croisenois, l'enleva, et d'un seul coup, par un effort extraordinaire, il le lança dans la fosse…



Le corps tomba contre la terre humide avec un bruit flasque et sourd qui retentit jusqu'au fond des entrailles de Norbert.



L'émotion extraordinaire qu'il en ressentit acheva de troubler son cerveau. Une ivresse furieuse s'empara de lui, pareille à cette incompréhensible frénésie qui parfois transporte les meurtriers et les pousse, sans motifs appréciables, à s'acharner après le corps de leur victime.



Saisissant une bêche, la même que l'instant d'avant maniait si maladroitement le pauvre Georges, il se mit avec une adresse et une vigueur surhumaines, à combler la fosse.



En moins de rien il eut recouvert le corps. Il foula ensuite la terre, la battit et la piétina. Puis, quand il vit que le terrain était bien uni, il répandit dessus des poignées de feuilles mortes et de paille menue.



C'était fini… qu'une averse vînt seulement et le lendemain l'œil le plus exercé ne devait pas découvrir aucun indice.



– Voilà, murmura-t-il, comment sait se venger un Dompair de Champdoce!.. Voilà ce qu'il en coûte…



Il s'arrêta court.



A quelques pas, dans l'ombre, sous les arbres, il lui semblait distinguer presque au ras de terre, une tête, des yeux ardents fixés sur lui.



Le coup fut si fort qu'il chancela… Mais il se remit aussitôt, et emporté par un mouvement instinctif, il ramassa son épée, sanglante encore, et se précipita vers l'endroit où il avait aperçu l'effrayante apparition.



A son premier geste, une forme humaine s'était dressée d'un bond, une forme de femme. Elle se mit à fuir à toutes jambes vers l'hôtel.



Il la rejoignit au perron.



Se sentant prise, elle s'était laissée tomber à genoux, et le front sur le sable, les bras tendus vers lui, elle criait désespérément:



– Grâce! ne m'assassinez pas!..



Il saisit la misérable par ses vêtements, la redressa, et l'entraîna de force jusqu'au bout du jardin, sous la lanterne.



C'était une fille de dix-huit à dix-neuf ans, laide, mal faite, pauvrement vêtue et malpropre.



Norbert l'examinait et ne la reconnaissait pas, pourtant il était bien sûr qu'il avait déjà vu ce vilain visage.



– Qui es-tu? lui demanda-t-il.



Elle ne répondit que par un torrent de larmes, elle suffoquait. Il comprit qu'il n'en tirerait pas un mot s'il ne la rassurait pas.



– Voyons, fit-il plus doucement, ne pleure pas et ne tremble pas ainsi, je ne te ferai aucun mal. Qui es-tu?



– Je suis Caroline Schimel.



Ce nom n'apprenait rien à Norbert.



– Caroline?.. répéta-t-il.



– Oui, monsieur le duc, je suis fille de cuisine chez vous depuis trois mois.



C'était bien cela; il l'avait aperçue en traversant la cour, il la remettait maintenant.



– Comment n'es-tu pas à la noce avec les autres? demanda-t-il.



Elle se remit à sangloter de plus belle.



– Hélas!.. monsieur le duc, ce n'est pas ma faute, j'étais invitée et j'avais bien envie d'y aller; mais je n'avais pas de robe à me mettre: je ne gagne que quinze francs par mois. Pas une des filles de madame n'a voulu m'en prêter une. Elles disent comme cela que je suis trop laide, et que je sens la vaisselle: comme si c'était ma faute!..



L'important était de savoir au juste ce que cette fille avait pu surprendre.



– Comment te trouvais-tu dans le jardin? interrompit Norbert.



– J'étais bien désolée et je m'étais mise à la fenêtre de ma mansarde pour pleurer, quand j'ai aperçu une lumière dans le jardin, j'ai pensé que c'étaient peut-être des voleurs, et je suis descendue sur la pointe du pied, par l'escalier de service…



– Et qu'as-tu vu?



Caroline se tut, elle avait peur.



– Réponds, insista Norbert, qui bouillait, mais qui sentait la nécessité de se contenir, ne crains pas de me dire la vérité, si tu es bien franche, tu seras récompensée.



– Eh bien!.. j'ai tout vu.



– Tout quoi?..



– Quand je suis arrivée, vous étiez en train de creuser la terre avec l'autre, tant que vous pouviez… c'est moi qui ai été surprise en vous reconnaissant. Tout de suite j'ai pensé que c'était pour des trésors, que vous creusiez… Comme je me trompais! Bientôt l'autre vous a parlé, mais je n'entendais pas, et ensuite vous avez commencé à vous battre tous deux… Seigneur Dieu!.. comme c'était beau!.. Vos sabres brillaient comme des baguettes de feu, quand la lumière donnait dessus… J'avais une frayeur terrible, mais je ne pouvais pas détourner les yeux, il fallait que je regarde, c'était plus fort que moi… Puis j'ai vu quand l'autre est tombé en arrière, comme ça…



– Et ensuite?..



Caroline frissonnait à ce point que ses dents claquaient quand elle s'interrompait.



– Ensuite, répondit-elle avec une visible hésitation, j'ai vu quand vous l'avez.. enterré là!..



– L'as-tu bien regardé, cet autre?



– Oui, monsieur le duc.



– L'avais-tu déjà vu, le connaissais-tu, sais-tu son nom?



– Non, monsieur le duc.



Norbert réfléchissait. Il s'agissait de prendre un parti et de le prendre vite.



– Écoute, ma fille, reprit-il, si tu sais te taire, si tu sais oublier, ce sera un grand bonheur pour toi d'être descendue au jardin cette nuit.



– Oh!.. je ne dirai rien, monsieur le duc, je vous le jure, à personne.



– Eh bien! si tu tiens ce serment que tu me fais, ta fortune est faite. Demain, je le remettrai une bonne somme, tu retourneras dans ton pays et tu épouseras quelque brave garçon qui te plaira…



– Serait-ce bien possible, mon Dieu!..



– Cela sera. Tu vas remonter dans ta chambre et te coucher. Demain, mon valet de chambre, Jean, te dira ce qu'il faut faire, tu lui obéiras comme à moi-même.



– Oh!.. monsieur le duc, monsieur le duc!..



Dans le transport de sa joie, elle riait et pleurait à la fois.



– Je compte donc sur ton silence, insista Norbert. Si tu es discrète, c'est le bonheur. Si tu dis jamais un mot, un seul… tu es perdue. Tu penses bien qu'un homme comme moi fait tout ce qu'il veut… Va donc, et jusqu'à ce que tu aies vu Jean, tiens ta langue et cache ton contentement.



Deux mobiles tout-puissants, l'intérêt et la peur, semblaient répondre de Caroline Schimel et assurer son silence.



C'était évidemment dans la sincérité même de son âme qu'elle avait juré de se taire.



Mais cela ne signifiait pas qu'elle fût assez forte pour porter le poids écrasant de ce redoutable secret. Un moment ne viendrait-il pas où elle céderait à un besoin d'épanchement plus fort que sa volonté, où elle se confierait à quelqu'un! Ne se pouvait-il pas encore qu'elle fût assez simple pour se vendre sans s'en douter si on venait à la questionner par hasard.



Savoir son nom, son honneur, sa vie, aux mains d'une fille de cette condition, c'était à perdre tout repos, toute sécurité, à l'exemple de ce prisonnier qui voyait, au-dessous de son cachot, les enfants de son geôlier jouer avec des allumettes au milieu des barils de poudre.



Et se sentir à sa merci!.. Car Norbert était à sa discrétion absolue. Il ne le comprenait que trop. Pour lui, les moindres désirs de cette fille seraient des ordres irrésistibles. Il pouvait lui passer par la tête des idées absurdes, des fantaisies exorbitantes… elle commanderait et il obéirait.



Quel moyen employer pour se soustraire à cet asservissement odieux? Il n'y en avait qu'un. Les morts seuls ne parlent pas.



Quatre personnes allaient maintenant posséder le secret de Norbert: celle qui avait écrit la lettre anonyme et qu'il ne connaissait pas, la duchesse, Caroline, et enfin Jean à qui il serait bien forcé de se confier…



Mais ce n'était ni le temps, ni le lieu de réfléchir, de se désespérer. L'heure volait, et de seconde en seconde le danger grandissait. Les domestiques pouvaient reparaître d'un moment à l'autre.



Norbert se hâta de faire disparaître les dernières traces du duel, et courut à la chambre de la duchesse.



Il pensait la trouver inanimée, mourante là où elle était tombée quand il l'avait poussée. Il comptait la faire revenir à elle, la forcer de se coucher et repartir pour Maisons.



Ses prévisions furent trompées.



La duchesse, lorsqu'il entra, était dans un fauteuil, au coin du la cheminée, pâle, l'œil sec et brillant du feu de la fièvre.



Elle se leva, dès que son mari parut, attachant sur lui un regard si étrange, que n'en pouvant endurer la fixité, il baissa la tête.



Mais il se redressa presque aussitôt, honteux et indigné contre lui, d'un mouvement dont il rougissait comme d'une insigne lâcheté.



– Mon honneur est vengé, prononça-t-il avec un ricanement mauvais. M. le marquis de Croisenois est mort!.. J'ai tué votre amant, madame.



Elle était armée contre ce coup, car elle ne broncha pas. Seulement, son expression devint plus dédaigneuse et la flamme de ses yeux noirs redoubla d'intensité.



– Vous vous trompez, fit-elle d'une voix dont nulle émotion n'altérait le timbre. M. de Croisenois… Georges, n'était pas mon amant.



– Oh!.. vous pouviez vous épargner un mensonge, je ne vous demande rien…



L'attitude impassible de la duchesse blessait et irritait Norbert. Il faisait tout pour la tirer de ce calme, inexplicable pour lui.



Mais c'est en vain qu'il cherchait des paroles mortifiantes, qu'il prenait son accent le plus sarcastique, elle planait à de telles hauteurs qu'il ne pouvait l'atteindre…



– Je ne mens pas, répondit-elle. A quoi me servirait de tromper et de feindre… Qu'ai-je à redouter, désormais!.. Vous voulez la vérité? Soit. Sachez donc que ce n'est pas à mon insu que Georges s'est introduit ici ce soir. Il vous l'affirmait, le malheureux, il espérait me sauver. S'il est venu, c'est que je lui avais donné un rendez-vous, je l'attendais; j'avais, exprès pour lui, laissé ouverte la petite porte du jardin…



– Madame!..



– Quand vous êtes arrivé, il entrait, et c'était la première fois qu'il entrait chez moi… J'aurais pu vous abandonner, vous trahir, non… Georges avait l'âme trop loyale et trop haute pour accepter les dégoûtantes transactions de l'adultère. Quand vous l'avez surpris à mes genoux, il me conjurait de fuir avec lui. J'ai tenu à ce moment, sa vie et son honneur… et j'hésitais. Ah!.. malheureuse, pourquoi ai-je hésité… Il vivrait encore maintenant, nous serions loin d'ici, l'aurore d'une existence de bonheur se lèverait…



Elle s'animait en parlant, elle d'ordinaire si craintive et si réservée: sa lèvre tremblait, de fugitives rougeurs couvraient son teint transparent. Le charbon de la passion avait touché ses lèvres.



– Oh!.. je vous dirai tout, poursuivit-elle, tout, puisque vous l'exigez. Je l'aimais, oui, je l'aimais de toute la puissance de mon âme, de toutes les forces de mon intelligence… Il n'était pas une des fibres de mon être qui ne fût tout à lui. Et je l'aimais ainsi, bien avant de savoir que vous existiez pour mon désespoir. C'est mon amour brisé que je pleurais ce jour maudit où j'ai été assez faible, assez lâche, assez misérable pour vous donner ma main. Vous avez tué Georges, croyez-vous? Eh bien! non. Son souvenir au dedans de moi-même est plus vivant que jamais, plus radieux, plus impérissable…

 



– Ah!.. prenez garde, s'écria Norbert, prenez garde, sinon…



– Quoi!.. vous me tuerez aussi!.. Faites; je ne vous disputerai pas ma vie… elle ne m'est rien sans lui. Il n'est plus… j'ai vécu. La mort!.. voilà le seul bienfait qu'il soit en votre pouvoir de m'accorder… Frappez!.. Vous nous réunirez dans la mort, nous qui n'avons pu être unis dans la vie, et je tomberai en vous criant: merci!..



Norbert écoutait béant, confondu, pétrifié, s'étonnant qu'il fût encore des émotions pour lui, lorsqu'il croyait les avoir toutes épuisées pendant cette terrible soirée.



Était-ce bien elle, Marie, sa femme, qui s'exprimait avec cette violence inouïe, qui déchirait tous les voiles du passé, qui le bravait en face, qui défiait sa colère!..



Jadis il la comparait aux glaces du pôle, et voici que tout à coup la passion débordait de son cœur comme la lave du cratère.



Se pouvait-il qu'il l'eût ainsi méconnue!..



Il oubliait, pour l'admirer, jusqu'à son ressentiment. Elle lui semblait transfigurée; sa beauté n'était plus de cette terre, tout son être vibrait, une hardiesse sans pareille s'irradiait de ses prunelles enflammées, et des masses lourdes de ses cheveux noirs se dégageaient comme des étincelles quand elle secouait la tête.



C'était là vraiment la passion, et non cette ombre moqueuse qui le lassait depuis si longtemps. Marie était capable d'aimer, et non Diane, cette femme blonde à l'œil bleu d'acier, pour qui l'amour n'était qu'une bataille ou un jeu.



Il avait perdu ses jours à poursuivre une chimère, et le bonheur s'était lassé de l'attendre à son foyer.



Ce fut comme une révélation qui le bouleversa. Que n'eût-il pas donné pour effacer le passé! L'idée folle, absurde, lui vint que peut-être sa femme pourrait pardonner.



Il s'avança vers elle, les bras tendus, en bégayant:



– Marie!.. Marie!..



D'un regard d'impitoyable mépris, elle l'arrêta.



– Je vous défends, dit-elle, je vous défends de m'appeler Marie.



Il ne répondit pas, et avançait de nouveau, quand tout à coup elle se rejeta violemment en arrière en poussant un grand cri:



– Horreur!.. il a du sang de Georges sur les mains.



Norbert s'arrêta et regarda. C'était vrai.



La paume entière de sa main gauche était rouge, et il avait à sa manchette une large tache de sang.



Cette vue l'atterra et cependant il osa encore hasarder un geste suppliant.



La duchesse, pour toute réponse, lui montra la porte.



– Sortez!.. s'écria-t-elle avec une véhémence extraordinaire, sortez. Je ne vous trahirai pas, je garderai le secret de votre crime… ne me demandez rien au-delà. Et n'oubliez jamais qu'il y a un cadavre entre nous, et que je vous hais…



Toutes les furies de la rage et de la jalousie déchirèrent le cœur de Norbert. Croisenois, mort, l'emportait encore.



– Et vous, dit-il d'une voix rauque, vous oubliez que je suis votre mari, que vous êtes à moi, et que je puis faire un supplice de chaque instant de votre vie… Je vous le rappellerai. Demain, à dix heures, je serai ici. A bientôt.



Il sortit en courant, comme deux heures sonnaient, et gagna l'esplanade des Invalides.



«Solide au poste,» selon son expression, le militaire promenait toujours Romulus.



– Par ma foi!.. bourgeois, dit-il, quand Norbert vint le «relever de faction,» vous les faites de longueur, vos visites!.. Je n'avais que la permission du spectacle, me voilà bien sûr, en revenant, de mes quatre jours de «clou,» ce n'est pas drôle.



– Bast! j'avais dit vingt francs, ce sera quarante, répondit Norbert en lui tendant deux louis.



– Ah!.. vous m'en direz tant!..



Une heure plus tard, Norbert frappait au volet du cabaret où l'attendait le vieux Jean