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Les esclaves de Paris

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– Ceux qui m'envoient, répondit le placeur, savent ce qui a été dit devant les juges. Malheureusement, ils connaissent le fait vrai, celui que trois hommes d'honneur avaient juré de taire et de cacher à tout prix.

Le comte, sur son fauteuil, eut un tressaillement; mais M. Mascarot ne voulut pas s'en s'apercevoir.

– Rassurez-vous, monsieur le comte, poursuivit-il. Ce n'est pas volontairement que vos témoins ont trahi leur serment. La Providence, en ses desseins mystérieux…

– Au fait, monsieur, interrompit le comte d'une voix frémissante; au fait!..

Jusqu'alors M. Mascarot avait parlé debout.

Voyant que bien décidément on ne lui offrirait pas de siège, il s'avança familièrement un fauteuil et s'assit.

A cette audace, M. de Mussidan frémit de colère, mais il n'osa rien dire. Et cette résignation seule eut suffi pour lever tous les doutes du placeur s'il en eût eu encore.

– J'arrive, dit-il. L'événement auquel nous faisons allusion avait deux témoins: un de vos amis d'abord, le baron de Clinchan, puis un de vos valets de pied, un certain Ludovic Trofeu, actuellement piqueur chez M. le comte de Commarin.

– J'ignore ce qu'est devenu Ludovic.

– Mais nos gens le savent, monsieur le comte. Ce Ludovic, lorsqu'il vous promettait un silence éternel, était garçon. Marié, quelques années plus tard, il a tout raconté à sa jeune femme, tout absolument. Cette femme, qui a mal tourné, a eu des amants, et c'est par l'un d'entre eux que la vérité est arrivée jusqu'aux oreilles de ceux qui m'envoient.

– Et c'est sur la parole d'un valet, s'écria le comte, sur le rapport d'une fille perdue, qu'on ose m'accuser, moi!..

Pas un mot d'accusation directe n'avait été prononcé, et déjà M. de Mussidan se défendait. Le digne placeur le remarquait bien.

– On a mieux que la parole de Ludovic, dit-il.

– Ah! fit le comte, qui était bien sûr de son ami, oserez-vous me dire que M. de Clinchan a parlé.

Il fallait que son trouble fût immense, car lui, l'homme du monde, si fin, le grand seigneur rompu à toutes les dissimulations, il ne remarquait pas la perfidie des questions de son adversaire, il ne s'apercevait pas que chacune de ses réponses était une arme qu'il fournissait contre lui.

– Non, répondit l'honorable placeur, le baron n'a pas parlé, il a fait pis, il a écrit.

– C'est faux!..

B. Mascarot, qui n'en est pas à un démenti près, ne broncha pas.

– M. de Clinchan a écrit, insista-t-il, seulement il croyait bien n'écrire que pour lui seul. M. de Clinchan, vous ne pouvez l'ignorer, monsieur le comte, est l'homme le plus méthodique de la terre, soigné et ordonné jusqu'à la puérilité.

– C'est connu, passez.

– En ce cas, vous ne serez pas surpris d'apprendre que, depuis l'âge de raison, M. de Clinchan tient registre de sa vie. Chaque soir, il relaie sur son journal l'état de sa santé, les variations de la température, les moindres incidents de sa journée inoccupée.

En effet, le comte connaissait cette particularité, qui avait valu à son ami plus d'une plaisanterie.

Maintenant il commençait à entrevoir le péril.

– En apprenant les révélations de Ludovic, continua M. Mascarot, nos gens ont pensé que, si le fait était vrai, on en trouverait une mention sur le journal de M. de Clinchan. Grâce à des prodiges d'adresse et d'audace, ils ont eu entre les mains, pendant une journée, le volume de ce journal correspondant à l'année 1842.

– Infamie!.. murmura le comte.

– Ils ont cherché et ils ont rencontré non pas une mention, mais trois.

M. de Mussidan eut un mouvement si violent que le brave placeur, un peu effrayé, recula son fauteuil.

– Des preuves, disait le comte, des preuves!

– Rien n'a été oublié. Avant de remettre en place le volume, on en a arraché les trois feuillets qui vous concernent. C'est aisé à vérifier…

– Où sont ces pages?

B. Mascarot prit son grand air d'honnête homme indigné.

– On ne me les a pas remises, fit-il, sans cela!.. mais on les a fait photographier et on m'en a confié une épreuve, afin de vous mettre à même d'examiner l'écriture.

Il présentait en même temps trois épreuves d'une admirable netteté.

Longtemps le comte les examina avec la plus scrupuleuse attention, et c'est d'une voix qui trahissait son découragement, qu'il dit:

– Oui, c'est bien l'écriture de Clinchan.

Pas un des muscles de la terne figure du placeur ne trahit la joie qu'il ressentait.

– Avant tout, reprit-il, je crois indispensable de prendre connaissance de la relation de M. de Clinchan. Monsieur le comte désirerait-il la parcourir lui-même, ou veut-il que je lui en donne lecture.

– Lisez! répondit M. de Mussidan, qui plus bas ajouta: Je n'y vois plus.

Le placeur, pour obéir, traîna son fauteuil près des bougies.

– A en juger par le style, observa-t-il, M. de Clinchan doit avoir rédigé ceci le soir même de l'accident. Enfin, je commence:

«AN 1842. —26 octobre.– Aujourd'hui, de grand matin, je suis parti pour chasser avec Octave de Mussidan. Nous étions suivis du piqueur Ludovic et d'un brave garçon nommé Montlouis, que Octave dresse pour en faire son futur intendant.

«La journée promettait d'être superbe. A midi, j'avais déjà trois lièvres. Octave était d'une gaîté folle.

«Vers une heure, nous traversions les taillis de Bivron. J'allais devant, à cinquante pas, avec Ludovic, lorsque des éclats de voix nous font nous retourner. Octave et Montlouis avaient une discussion de la dernière violence, et nous voyons le comte lever la main sur son futur intendant.

«J'allais accourir, quand je vois Montlouis venir vers nous. Je lui crie: Qu'y a-t-il?

«Au lieu de me répondre, le malheureux se retourna vers son maître en proférant des menaces et en criant un mot qui, dans la position d'Octave, nouvellement marié, était une injure abominable.

«Ce mot, Octave l'entendit.

«Il avait à la main son fusil armé; il épaule, ajuste et fait feu.

«Montlouis tombe nous accourons. L'infortuné avait été tué raide. Le coup avait fait balle.

«J'étais consterné, mais je n'ai rien vu d'aussi terrible que le désespoir d'Octave. Il s'arrachait les cheveux, il embrassait le cadavre!..

«Seul de nous, Ludovic avait gardé son sang-froid.

« – Ceci, nous dit-il, doit être un accident de chasse. Le terrain y prête merveilleusement. Monsieur aura tiré de là-bas.

«Là-dessus, nous avons arrangé une version, et fait le serment de la soutenir.

«C'est moi qui ait fait la déclaration au juge de paix de Bivron, il n'a pas douté de mon récit.

« – Mais quelle journée!.. Je crains bien un gros rhume! Mon pouls bat quatre-vingt-six pulsations, j'ai la fièvre, et je sens que je dormirai mal.

«Octave est comme fou. Mon Dieu!.. Qu'arrivera-t-il?..»

Enfoncé dans son fauteuil, le comte de Mussidan écouta cette lecture sans donner le plus léger signe de sensibilité.

Était-il tout à fait accablé, cherchait-il quelque moyen pour replonger dans l'oubli de la tombe ce fantôme du passé qui, tout à coup, surgissait menaçant en travers de son chemin?

Voilà ce que se demandait le placeur, qui n'avait cessé d'épier l'effet produit.

Mais aux derniers mots le comte se redressa de l'air d'un homme qui à son réveil constate qu'il vient d'être le jouet d'un affreux cauchemar.

– C'est de la folie! fit-il avec le plus beau sang-froid.

– Folie bien lucide, en ce cas, murmura M. Mascarot, folie jouant assez bien la raison pour surprendre les plus experts. On n'est ni plus net, ni plus précis, ni plus bref.

– Et si je prouvais, moi, reprit le comte, que ce récit est faux, absurde, ridicule, qu'il ne peut être que l'œuvre d'un maniaque, d'un halluciné…

B. Mascarot secoua tristement la tête.

– Ne nous laissons point endormir par de trompeuses illusions, monsieur le comte, soupira-t-il, notre réveil n'en serait que plus terrible.

Il disait «nous» audacieusement, associant par ce pluriel sa personne à lui, B. Mascarot, et celle du comte de Mussidan. Et le comte, loin de se révolter, eut comme un sourire.

– A la grande rigueur, poursuivait le placeur, si M. de Clinchan se fût borné à cette relation, on pourrait s'inscrire en faux, opposer un système basé sur son état mental à un moment donné, état provenant de la commotion par lui éprouvée. Malheureusement le baron se dépense en encre. Permettez que je vous fasse entendre en quels termes il revient à la charge.

– Soit, j'écoute.

– Trois jours se sont écoulés, reprit B. Mascarot; M. de Clinchan a eu le temps de se remettre, et cependant voici ce qu'il dit:

«AN 1842. —29 octobre.– Ma santé m'inquiète. Je ressens des douleurs à toutes les articulations. Ce malaise vient peut-être des tourments incroyables que me cause l'affaire d'Octave.

«J'ai été forcé tantôt de me transporter chez le juge d'instruction. Il a, ce diable de juge, des regards à faire remuer la vérité au fond des entrailles.

«Je remarque avec terreur que ma version a quelque peu varié. Il faut, si je ne veux pas me couper, que je rédige une déposition et que je l'apprenne par cœur. Cela me sera surtout utile pour l'audience.

«Ludovic se tient bien. Il est fort intelligent ce garçon, je serais bien aise de l'avoir à mon service.

«C'est à peine si j'ose sortir tant je suis obsédé de gens qui me demandent le récit de l'accident. Rien que dans la famille de Sauvebourg, je l'ai raconté dix-sept fois.

«Je m'ennuie extraordinairement ici.»

– Eh bien!.. monsieur le comte, demanda le placeur, que pensez-vous de ces réflexions?

M. de Mussidan ne répondit pas à cette question.

– Achevez votre lecture, monsieur, dit-il.

– Volontiers. La troisième mention, pour brève qu'elle est, n'en est pas moins décisive. Voici ce que le baron écrivait un mois après les événements:

 

«AN 1842. —23 novembre.– Enfin, c'est fini. J'arrive du tribunal. Octave est acquitté.

«Ludovic a été admirable. Il a expliqué l'accident avec une si rare habileté que personne, dans l'auditoire, n'a pu concevoir l'ombre d'un soupçon. Tout bien pesé, ce garçon est trop fort, je ne le prendrai pas à mon service.

«Mon tour de déposer est venu. Il m'a fallu lever la main et jurer de dire la vérité. Je ne pouvais prévoir l'émotion qui s'est emparée de moi.

«Non, il faut avoir passé par là pour se faire une idée de ce qu'est un faux témoignage. J'ai cru que je ne parviendrais pas à lever le bras, il me semblait de plomb.

«En regagnant ma place, je constatai une forte oppression. Mon pouls, certainement n'avait pas quarante pulsations.

«Voilà pourtant où peut conduire la colère!.. Il faut que pendant un an j'écrive chaque jour cette maxime: «Ne jamais céder à mon premier mouvement.»

– Et, en effet, ajouta le placeur, une année durant, M. de Clinchan a écrit cette phrase en tête de toutes les pages de son journal. Je tiens ces faits des gens qui ont eu les volumes entre les mains.

C'était bien la dixième fois que B. Mascarot mettait en avant ces «gens» dont il se prétendait le mandataire contraint, et M. de Mussidan s'obstinait à ne le pas remarquer, s'entêtait à ne pas demander: «Quels sont donc ces gens?» Cela était extraordinaire, sinon un peu inquiétant.

Le comte s'était levé et il arpentait son cabinet, soit qu'il cherchât des idées, soit qu'il voulût enlever au placeur la possibilité de suivre dans ses yeux le reflet de ses émotions.

– C'est tout? demanda-t-il après un silence.

– Oui, monsieur le comte.

– Cela étant, savez-vous ce que vous répondrait un juge impartial?

– Oui, je serais assez curieux de savoir…

– Il vous répondrait ceci, interrompit le comte: Un homme en possession de son bon sens n'écrit pas des choses pareilles. Il est de ces secrets qu'on s'efforce d'oublier, qu'on ne dit pas à son bonnet de nuit, qu'à plus forte raison on ne confie pas à une feuille de papier qui s'égare, qui peut être volée, qui doit tomber entre les mains d'héritiers. Il est impossible qu'un homme sensé, coupable d'un faux témoignage, c'est-à-dire d'un crime qui entraîne les travaux forcés, aille s'amuser à en coucher les détails sur un registre, en y joignant l'analyse de ses sensations.

L'honnête placeur ne put retenir un mouvement de commisération.

– Mon avis, monsieur le comte, dit-il, est que vous avez tort de chercher une issue de ce côté. Votre thèse n'est pas soutenable, pas un avocat ne l'accepterait. Si, pour arriver à des preuves certaines, j'entends des preuves judiciaires, on examinait les trente et quelques volumes du journal de M. de Clinchan, on y trouverait, paraît-il, bien d'autres énormités.

M. de Mussidan réfléchissait, mais sa physionomie ne portait aucune trace d'appréhension si légère qu'elle fût. Il paraissait avoir arrêté un parti et ne plus discuter que pour la forme.

– Soit, fit-il, j'abandonne ce système.

– Oui, cela vaut autant.

– Mais qui m'assure que je n'ai pas sous les yeux l'œuvre d'un faussaire? On imite terriblement bien les écritures, en un temps où la Banque a eu de la peine à reconnaître des billets faux mêlés aux siens.

– On peut vérifier. Manque-t-il ou non des feuillets à un des volumes de M. de Clinchan?

– Qu'est-ce que cela prouve?

– Tout, monsieur le comte. Laissez-moi vous montrer que ce système ne vaut pas mieux que l'autre. Tout d'abord, j'abandonne le témoignage de M. de Clinchan; il est clair qu'il répondrait conformément à vos intérêts.

– Passons, passons!..

– Mais en l'état de cause, le journal de M. de Clinchan est pour nous comme un livre à souche. Les fragments des feuillets déchirés remplissent le rôle du talon. Si les deux déchirures se rapportent, n'y a-t-il pas évidence? Hélas! les gens qui m'envoient vers vous sont bien habiles, ils n'ont rien oublié.

Le comte eut un sourire ironique, un de ces sourires d'homme qui tient en réserve un argument vainqueur.

– Est-ce vraiment votre opinion? demanda-t-il.

– En mon âme et conscience, oui!

– Alors, autant avouer.

– Oh!.. avec de telles preuves contre soi, on avoue pas, on est convaincu.

– Alors, oui, c'est vrai, Montlouis a été tué comme le dit Clinchan. Et Clinchan, s'il est un imprudent, est un homme de cœur. Il a su quelles raisons, dans ma discussion avec Montlouis, m'ont exalté jusqu'au délire, et ces raisons, il ne les a pas consignées.

B. Mascarot eut un soupir de soulagement, quoique, en vérité, il fut inquiet de la tournure de l'entretien et du ton dégagé de son adversaire.

– Seulement, reprit le comte, ce sont des niais, ceux qui ont prétendu se faire une arme contre moi de cet immense malheur.

Il prit en parlant ainsi, un volume sur les rayons de sa bibliothèque, le feuilleta et le plaça tout ouvert devant B. Mascarot, en disant:

– Voici le code d'instruction criminelle, lisez, tenez, ici, article 637:

«L'action publique et l'action civile résultant d'un crime de nature à entraîner la peine de mort ou des peines afflictives perpétuelles… se prescriront après dix années révolues, etc., etc.»

M. de Mussidan espérait bien que ce seul article écraserait le louche personnage. Point.

Loin de sembler surpris, M. Mascarot eut un large et bon sourire.

– Eh!.. répondit-il, je suis agent d'affaires, monsieur le comte, c'est vous dire que je connais mon code. Le jour où ceux que je représente sont venus me trouver, mon premier mouvement a été de leur lire cet article.

– Ah!.. Et qu'ont-ils répondu?

– Ceci, textuellement: «Pardieu!.. nous savons cela. S'il n'y avait pas prescription, nous n'aurions pas besoin de vos services; nous irions tout bonnement trouver le comte, nous lui demanderions la moitié de sa fortune, et il se ferait un plaisir de nous la donner.»

Il n'y avait pas à se tromper à l'air et à l'accent d'assurance de B. Mascarot.

M. de Mussidan comprit bien que des misérables, d'une audace et d'une habileté supérieures, devaient avoir trouvé quelque infaillible moyen d'utiliser contre lui le crime de sa jeunesse.

Mais s'il fut saisi, à cette certitude, d'une inquiétude si grande que son cœur se serra, il était assez maître de lui pour n'en rien laisser échapper.

– Allons fit-il, la moitié de ma fortune l'échappe belle, à ce qu'il paraît. Les prétentions, je l'imagine et je l'espère, sont plus modestes, maintenant que les feuillets volés à mon ami ne sont plus que d'inutiles chiffons.

– Oh! inutiles!..

– Le code, à cet égard, est précis, ce me semble?

M. Mascarot prit la peine d'ajuster ses lunettes, signe manifeste qu'il allait dire quelque chose de grave.

– Vous avez raison, monsieur le comte, prononça-t-il. On ne doit pas songer à vous atteindre par les voies judiciaires. Vous ne pouvez être ni recherché ni poursuivi pour ce meurtre qui date de vingt-trois ans.

– Donc!

– Pardon!.. Les malheureux au nom desquels je parle, et j'en rougis, ont imaginé une petite combinaison qui ne laisserait pas que d'être bien désagréable, je dirais volontiers désastreuse, pour vous d'abord, puis pour M. le baron de Clinchan.

– Et peut-on connaître cette combinaison… ingénieuse?

– Certes!.. c'est justement pour vous l'expliquer, pour vous en démontrer le succès certain, que j'ai été envoyé vers vous.

Il s'arrêta, cherchant sans doute comment exposer le mieux et le plus nettement le projet, et enfin reprit:

– Admettons d'abord, monsieur le comte, que vous rejetiez la requête que je suis chargé de vous présenter.

– Peste!.. c'est là ce que vous appelez une requête?

– Mon Dieu! le nom ne fait rien à la chose. Je me suppose repoussé par vous. Qu'arrive-t-il? Dès demain, mes clients – j'ai honte de les appeler ainsi, – font imprimer dans un journal le récit émouvant de M. de Clinchan, avec ce simple titre: Histoire d'une chasse. On ne met que des initiales, bien entendu, mais suffisamment transparentes. De plus, on ajoute un détail.

– Vous oubliez qu'il y a des tribunaux, monsieur, et qu'en matière de calomnie la preuve n'est pas admise.

Le digne placeur eut une petite grimace ironique.

– Oh!.. nos gens n'oublient rien, fit-il, et c'est même sur la particularité que vous indiquez que leur plan est basé. C'est pour cela que dans la version donnée à un journal, ils introduisent un cinquième personnage, un homme à eux, un complice qu'ils nomment en toutes lettres. Cet homme, dès le lendemain de la publication, dépose une plainte contre le signataire. Il pousse les hauts cris, il se prétend calomnié, il demande à prouver devant les tribunaux qu'il ne faisait pas partie de cette funeste partie de chasse.

– Et alors?

– Alors, monsieur le comte, cet homme qui veut qu'il soit avéré, qu'il soit reconnu que le journal s'est trompé, fait assigner comme témoins, vous d'abord, puis M. de Clinchan, puis Ludovic. Comme il demandera des dommages-intérêts, il aura un avocat, qui est trouvé et qui est du complot. Naturellement cet avocat parlera. «Que M. de Mussidan soit un assassin, dira-t-il, c'est ce dont nous ne saurions douter d'après les documents que nous avons entre les mains. M. de Clinchan est un faux témoin, il l'a écrit. Ludovic suborné a surpris la religion de la justice. Mais mon client, cet homme honorable, ne saurait être confondu, etc., etc.» Et comptez qu'on trouvera l'occasion de lire et de relire les fameux feuillets! Je ne sais si je m'explique bien clairement!..

Hélas! oui, si clairement et avec une logique si implacable que l'idée ne pouvait même venir de se soustraire à cette odieuse machination.

D'un rapide coup d'œil, le comte embrassa l'avenir.

Il vit l'éclat déshonorant, le scandale affreux d'un tel procès. Il vit la France entière occupée de ces débats. Il se vit, ainsi que les siens, au ban de l'opinion.

Et cependant, tel était son caractère entier et impatient de toute contrainte, qu'il était bien plus désespéré encore que consterné.

Il connaissait la vie et les hommes. Il savait que les misérables qui le tenaient là, sous le couteau, lui demandant la bourse ou l'honneur, devaient redouter l'œil de la justice. Il se disait que s'il repoussait leurs prétentions, ils n'oseraient probablement pas accomplir leurs menaces.

S'il ne se fût agi que de lui, il eût certainement couru les risques de la résistance, et pour commencer il se fût donné l'indicible satisfaction de bâtonner l'impudent personnage qui était là, devant lui.

Mais pouvait-il exposer aux périls d'un refus Clinchan, cet ami dévoué qui s'était compromis pour lui.

Clinchan, nature timide et peureuse, incapable de survivre à un éclat.

Toutes ces pensées et bien d'autres tourbillonnaient dans son esprit pendant qu'il arpentait sa bibliothèque. Il était ballotté entre les résolutions les plus opposées, tantôt résigné à subir l'affront, tantôt près de se jeter sur le digne placeur.

Ses gestes désordonnés, ses exclamations trahissaient la violence de ses sensations, et pour braver les emportements de ce furieux, qui, lorsque le sang affluait à son cerveau, tirait sur un homme comme sur un lapin, il fallait une impudence montée jusqu'à l'héroïsme.

Mais B. Mascarot en a bien vu d'autres.

Pendant qu'avec un petit frisson taquin il se demandait s'il sortirait de la bibliothèque, par la porte ou par la fenêtre, il tournait ses pouces d'un air bonasse.

A la fin, le comte, se faisant une violence inouïe, la plus dure de son existence, se décida pour le parti de la prudence.

Il s'arrêta brusquement devant le placeur, et sans prendre la peine de dissimuler son dégoût, d'une voix brève, il dit:

– Finissons!.. Combien voulez-vous vendre ces papiers?

B. Mascarot eut la mine contrite de l'honnête homme méconnu.

– Oh!.. monsieur le comte, protesta-t-il, pouvez-vous bien me croire complice…

M. de Mussidan haussa les épaules.

– Au moins, interrompit-il, faites-moi l'honneur de m'accorder autant d'intelligence qu'à vous… Quelle somme exigez-vous?

Pour la première fois depuis son entrée, le placeur parut embarrassé, il hésita.

– On ne veut pas d'argent, dit-il enfin.

– Pas d'argent!.. fit le comte surpris, que voulez-vous donc?

– Une chose qui n'est rien pour vous, qui est énorme pour ceux qui m'envoient. Je suis chargé de vous dire que vous pouvez dormir tranquille, si vous consentez à rompre les projets d'union qui existent entre Mlle de Mussidan et M. de Breulh-Faverlay. Les feuillets du journal de M. de Clinchan vous seront restitués le jour du mariage de Mlle Sabine avec tout autre prétendant que vous choisirez.

 

Ces exigences, au moins bizarres, étaient si loin des prévisions du comte qu'il demeurait immobile, comme pétrifié.

– Mais c'est de la folie! murmura-t-il.

– Rien jamais n'a été plus sérieux.

Tout à coup M. de Mussidan tressaillit; un soupçon atroce venait de traverser son esprit.

– Voudriez-vous, demanda-t-il, oseriez-vous me présenter et m'imposer un gendre?..

L'honorable placeur se redressa.

– J'ai assez d'expérience, monsieur, répondit-il, pour être certain que jamais vous ne consentiriez à sacrifier votre fille à votre salut.

– Mais alors…

– Vous vous êtes mépris, monsieur le comte, sur le mobile du mes clients. Ils vous menacent, c'est vrai, mais c'est à M. de Breulh qu'ils en veulent. Ils ont juré qu'il n'épouserait pas une jeune fille qui aura près d'un million de dot. Leurs procédés à votre égard sont ceux de misérables, leur but pourrait presque s'avouer.

Tel était l'étonnement de M. de Mussidan, que, sans y prendre garde, il donna une apparence toute nouvelle à l'entretien.

Il résistait encore, mais sans passion. Il répondait bien plutôt aux objections de son esprit qu'à son interlocuteur.

– M. de Breulh a ma parole, dit-il.

– Un prétexte n'est pas difficile à trouver.

– La comtesse de Mussidan tient beaucoup à ce mariage. Elle en parle sans cesse, je trouverai de ce côté bien des obstacles.

Le placeur jugea sage de ne pas répondre.

– Enfin, continua le comte, je crains que ma fille ne ressente un grand chagrin de cette rupture.

Grâce à Florestan, B. Mascarot connaissait la valeur de cette objection.

– Oh!.. fit-il. Une jeune demoiselle du rang de Mlle Sabine, à son âge, avec son éducation, ne saurait avoir des impressions bien profondes.

Pendant un quart d'heure encore, le comte lutta. Subir la loi de vils coquins abusant d'un secret volé l'humiliait affreusement.

Mais il était pris. Il était à la merci de ces gens. Il céda.

– Soit, fit-il, ma fille n'épousera pas M. de Breulh.

B. Mascarot triomphait, mais sa physionomie pour cela ne changea pas. C'est à reculons qu'il sortit, saluant plus bas que jamais, outrant les témoignages de respect.

Mais en descendant l'escalier, il se frotta les mains.

– Si Hortebize a réussi comme moi, murmurait-il, l'affaire est dans le sac.