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Les esclaves de Paris

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– C'est faux, monsieur!.. s'écria André, absolument faux!

L'homme aux lunettes haussa les épaules.

– Bon! fit-il tranquillement, si vous criez: C'est faux avec tant d'énergie, c'est que vous savez bien que je ne me trompe pas. Je n'ai plus besoin de preuves. Hier, M. de Mussidan est allé vous rendre visite, et mon agent m'a dit que sa figure rayonnait quand il est sorti de chez vous. Parbleu!.. vous lui avez promis de le débarrasser de Croisenois sans éventer le secret, et en échange il vous a promis sa fille. Voilà qui explique cette casquette, cette blouse et votre «maquillage.» Dites-moi donc encore que je me trompe.

Le jeune peintre ne savait pas mentir, il n'osa répondre.

– Et ce secret, continua le monsieur, le connaissez-vous? M. de Mussidan vous l'a-t-il confié?.. Moi, je l'ignore. Pourtant, si je voulais me donner la peine de chercher, si je cherchais bien… Tenez, on croit la police oublieuse, n'est-ce pas?.. Eh bien!.. on se trompe. Il n'est pas d'institution qui ait une si cruelle mémoire. Tant qu'une affaire n'est pas tirée au clair, comme disait mon maître, le père Tabaret, la police inquiète ne dort que d'un œil. Je sais tel crime oublié, dont trois générations de policiers se sont légué la recherche comme un mot d'ordre… Par exemple, avez-vous ouï dire que notre Croisenois avait un frère nommé Georges, bien plus âgé que lui?.. Ce Georges, un beau soir a disparu de la façon la plus mystérieuse. Qu'est-il devenu? Ce Georges en son temps, il y a de cela vingt-trois ans, était des amis de Mme de Mussidan. La disparition d'autrefois n'expliquerait-elle pas le mariage d'aujourd'hui?..

Le jeune peintre se dressa frémissant.

– Qui donc êtes-vous, monsieur? dit-il. Je veux savoir à qui je parle.

Le monsieur aux lunettes sourit et répondit:

– Je suis M. Lecoq.

Au nom du célèbre policier, André recula tout effaré, doutant presque.

– Monsieur Lecoq!.. balbutia-t-il, monsieur Lecoq!..

L'homme le plus fort a ses faiblesses. L'amour propre du célèbre policier fut délicatement chatouillé lorsqu'il vit quelle impression produisait son nom seul.

– Oui, M. Lecoq, répondit-il. Et maintenant que vous me connaissez, cher monsieur André, puis-je espérer que vous serez plus raisonnable? J'en sais long, je viens de vous le prouver…

En effet, il en savait long, plus long que le jeune peintre, à certains égards.

M. de Mussidan n'avait pas confié tout son secret au jeune peintre, mais il lui en avait dit précisément assez pour qu'il pût reconnaître combien peu l'homme de la rue de Jérusalem était éloigné de la vérité.

– Nous pouvons encore nous entendre, reprit M. Lecoq, et ce sera bien le diable si ma franchise ne provoque pas la vôtre. J'ai besoin de vous, je puis vous servir: tâchons de nous être mutuellement agréables et utiles…

Sachez d'abord, que le hasard seul m'a conduit jusqu'à vous. Je chassais, vous avez traversé ma voie. Je vous ai vu si exactement épié par les gens que je surveille, que je me suis dit aussitôt: Celui-ci est un des personnages importants de l'intrigue. Je vous ai fait suivre, et voici plusieurs jours que vous marchez entre mes espions et ceux des autres. Et aujourd'hui, tout bien considéré, je reconnais que je ne me suis pas trompé. C'est bien vous qui me fournirez le dénouement que je cherche.

– Moi, monsieur!..

– Oui, vous, André, artiste peintre, ornemaniste… en attendant mieux.

En attendant quoi?

André n'osa pas relever la réticence calculée du policier.

– Depuis plusieurs années, reprit M. Lecoq, j'ai acquis cette certitude, qu'une sorte de société de chantage a été organisée à Paris, par des gens habiles, ma foi!.. pour exploiter des secrets ignoblement surpris. Les coquins ne s'occupent ni des crimes ni même des délits, et c'est là leur force. Il s'attachent de préférence à toutes ces turpitudes privées qui échappent à l'action de la loi. Les infamies de détail, les ignominies de famille, les passions ridicules ou honteuses, les actions avilissantes, les imprudences, sont pour eux autant de fermes en Brie. Ces gens-là ont mis l'adultère en coupe réglée, et il en retirent cent mille francs par an.

– Ah! murmura André, je soupçonnais quelque chose comme cela.

– Naturellement, une fois sûr du fait, je me suis dit: Voici des gredins que je pincerai. C'était plus aisé à dire qu'à exécuter. Le chantage, voyez-vous, a ceci de particulier que ceux qui le pratiquent sont à peu près assurés de l'impunité. Qu'on vous prenne cent sous dans votre poche, vous crierez: au voleur! Mais si on vient vous demander mille francs en vous menaçant de divulguer un fait qui peut vous couvrir de ridicule ou de honte, vous paierez et ne soufflerez mot. Vingt fois je me suis présenté chez des pigeons qu'on venait faire chanter; ils saignaient encore des plumes arrachées, et cependant, jamais un seul n'a consenti à me fournir des armes contre les misérables. Je leur disais: fiez-vous à moi, la police est discrète, votre secret sera respecté, je vous le jure… Ah!.. ouitche!.. pas un n'a voulu croire à ma bonne foi. Imbéciles!

Il semblait indigné contre tous ces gens qui avaient douté de sa parole, et si comique était son exaspération, qu'André ne put s'empêcher de sourire.

– Bientôt, poursuivit-il, je reconnus l'inanité de mes tentatives, l'impossibilité d'arriver aux coquins par leurs victimes. Je me promis alors d'arriver à leurs victimes par eux. Ah! il m'a fallu de la patience. Voilà trois ans que je guette une occasion. Depuis dix-huit-mois un de mes agents est domestique chez M. de Croisenois. Les brigands! je suis sûr qu'à l'heure qu'il est, ils coûtent au moins dix mille francs à la «maison!..»

La «maison,» le jeune peintre le comprit, ne pouvait être que ce vaste édifice qui a son entrée rue de Jérusalem.

– Oui, dix mille francs, disait M. Lecoq, et je n'évalue pas tout le mauvais sang que je me suis fait. Je dois au seul Mascarot plus d'une douzaine de cheveux blancs. C'est que je croyais au Tantaine, oui, et au Martin-Rigal aussi. L'idée d'une porte de communication entre la maison du banquier de la rue Montmartre et celle du placeur de la rue Montorgueil ne m'était pas venue. Ah!.. il est fort le malin!..

Très fort, en effet, mais moins cependant que celui qui l'avait pénétré. Voilà ce que disait clairement le sourire du célèbre policier.

– Mais cette fois, continua-t-il, en s'animant peu à peu, cette fois les gaillards vont trop loin, et je les tiens. Eh! eh!.. fonder une société industrielle pour draguer d'un coup de filet la monnaie de toutes les dupes, l'idée est jolie. Mais, halte-là, je veille, les coquins sont perdus. Car je les connais tous, à cette heure, depuis leur chef, Mascarot, Rigal ou Tantaine, comme il vous plaira de l'appeler, jusqu'à Toto-Chupin, le plus intime de leurs agents, jusqu'à Paul, le docile instrument de leurs volontés. Nous pincerons toute la bande, le docteur Hortebize et Verminet, et le marquis de Croisenois, et Beaumarchef. Peut-être aurons-nous aussi Van Klopen; Catenac, lui, ne nous échappera pas. Il voyage pour le moment en province, du côté de Vendôme, avec M. le duc de Champdoce et un certain Perpignan, un drôle mûr pour la potence… mais qu'importe!.. Il traîne à ses trousses deux de mes anges gardiens qui me donnent heure par heure de ses nouvelles. Ma souricière est tendue et amorcée… Ils y viendront tous.

Le jeune peintre écoutait de toutes les forces de son attention, et se sentait pris de vertige.

Les adversaires qu'il avait à combattre prenaient, tout à coup à ses yeux des proportions inouïes, et il se sentait comme perdu au milieu du lacis d'intrigues qu'il entrevoyait.

– Et maintenant, reprit M. Lecoq, hésiterez-vous encore, monsieur André, à me confier ce que vous savez si je vous promets, sur l'honneur, de respecter, quoi qu'il arrive, vos confidences?

André n'en était plus a hésiter.

Comme tous ceux qui approchent le célèbre policier, il subissait son étrange influence.

Que cacher d'ailleurs à cet homme, pour qui ce semblait être un jeu de pénétrer et de déjouer les plus ténébreuses intrigues? Ce qu'on lui tairait aujourd'hui ne le saurait-il par demain? Le plus sage était encore de se concilier ses bonnes grâces.

– Je suis à vos ordres, monsieur, prononça le jeune peintre.

Et brièvement, avec une rare précision et la plus exacte franchise, il dit son histoire et tout ce qu'il savait.

Lorsqu'il eut terminé M. Lecoq se leva.

– Maintenant, s'écria-t-il, j'y vois clair tout à fait, et je m'explique l'ensemble des manœuvres de nos gaillards. Ah!.. ils voudraient forcer M. Gandelu fils à partir avec Rose… Parbleu!.. nous verrons bien.

Son œil brillait sous ses lunettes d'or; il venait d'arrêter son plan de bataille.

– De ce moment, monsieur, poursuivit-il, dormez en paix. Avant un mois, Mlle de Mussidan sera votre femme, je vous le promets. Et quand Lecoq promet, c'est qu'il peut tenir. Je réponds de tout!

Il s'interrompit, réfléchit un moment, et plus lentement ajouta:

– Oui, je réponds de tout, monsieur, excepté pourtant de votre vie. Tant d'immenses intérêts se concentrent sur votre tête, qu'on tentera l'impossible pour se défaire de vous. Je vous dis cela parce que j'estime votre énergie. Au nom du ciel, soyez prudent; défiez-vous de tout, ne vous oubliez pas une minute… Ne mangez pas deux fois de suite dans le même restaurant; rejetez tous les mets qui auraient une saveur étrange; fuyez les groupes dans la rue; redoutez les voitures; ne vous penchez pas à une fenêtre sans vous assurer que l'appui est solide… En un mot, craignez tout, soupçonnez tout…

Après s'être confondu en remerciements, le jeune peintre s'apprêtait à se retirer; l'homme de la préfecture le retint d'un geste.

– Encore un mot, dit-il. N'auriez-vous pas, par hasard, à l'épaule, tenez, ici, une blessure, un bobo, une cicatrice, un signe?..

 

– J'y ai, monsieur, la cicatrice ancienne d'une grave brûlure.

M. Lecoq ne prit pas la peine de dissimuler une grimace de satisfaction.

– Allons! allons! fit-il, j'avais décidément deviné. Tout va bien.

Et poussant doucement le jeune peintre hors du cabinet, il le salua de cet adieu si souvent adressé par B. Mascarot à son protégé Paul:

– Au revoir, monsieur le duc de Champdoce!..

XXXIII

André se retourna vivement, mais déjà la porte s'était refermée et la clé grinçait dans la serrure.

Il se trouvait dans la première salle, et le secrétaire du commissaire de police, les deux employés et son antagoniste du matin le regardaient en souriant, mais sans malveillance.

Il n'avait plus qu'à se retirer; il sortit après avoir balbutié quelques mots inintelligibles.

L'adieu de M. Lecoq l'intriguait outre mesure.

Pourquoi ces mots: Au revoir, monsieur le duc de Champdoce! Était-ce une plaisanterie? Que signifiait-elle alors? où en était le sel?

Certes André était un esprit positif, il l'avait prouvé, incapable de se reparaître de chimères; mais André était un enfant trouvé.

Est-il un seul de ces infortunés qui ne connaissent ni père ni mère, qui n'ait parfois rêvé de hautes destinées, qui ne se soit jamais dit que peut-être il avait été repoussé par une famille illustre qui le rechercherait un jour!.. – On cite des exemples si surprenants, si merveilleux!..

– Quel enfant je suis!.. murmura-t-il. La joie me trouble-t-elle donc la cervelle!..

Mais il avait désormais un rude auxiliaire, un protecteur qui s'intéressait à lui, plus qu'il ne pouvait le supposer.

Immédiatement après la sortie du jeune peintre, M. Lecoq avait rouvert la porte du cabinet et appelé son agent.

– Pâlot!..

Pâlot s'était levé et était accouru avec cette précipitation qui est plus que de l'obéissance, qui décèle le dévouement absolu du subordonné pour un supérieur qu'il révère et qu'il aime.

– Mon brave, lui dit le policier célèbre, tu as vu ce garçon qui sort d'ici?..

– Oui, patron.

– Eh bien!.. c'est un digne jeune homme, qui a du cœur et de l'énergie, de l'honneur et de la probité jusqu'au bout des ongles. Enfin je l'estime, moi qui a bien des raisons de ne pas aimer grand monde. C'est un homme, et il est mon ami.

Au geste de l'agent, il fut aisé de voir que désormais le jeune peintre devenait pour lui un être sacré.

– Tu vas le «filer,» poursuivit M. Lecoq, et de très près, car il s'agit non de l'observer mais de le défendre. La bande Mascarot en veut à sa peau, j'en mettrais la main au feu, et je ne veux pas qu'on me le tue. Tu es le meilleur de mes aides et le plus fidèle… je te le confie. Il est prévenu, mais il manque d'expérience; à toi de voir les dangers qu'il n'apercevrait pas. Si on lui cherchait une affaire, jette-toi dans la bagarre, et tâche de faire pincer tout le monde sans laisser soupçonner qui tu es. Si pour détourner quelque péril, il te faut lui parler, parle-lui; mais à la dernière extrémité seulement. Murmure à son oreille le nom de ma domestique, Janouille, et il comprendra que tu viens de ma part, il est averti. Enfin, tu me réponds de lui sur ta tête…

Il se recueillit, cherchant s'il n'oubliait rien, et jugeant ses instructions complètes, il reprit:

– Mais il ne faut pas surtout que les espions de la bande puissent reconnaître en toi l'homme de la dispute. Ils devineraient tout. Comment es-tu vêtu sous ta blouse?..

– Patron, j'ai mon costume de commissionnaire.

– Très bien!.. Arrange-toi, et fais soigneusement ta tête.

Le Pâlot, aussitôt, alla se placer devant la glace, et, tirant de sa poche une petite trousse, il en sortit une barbe rousse et une perruque de même couleur, dont il s'affubla avec une dextérité rapide que donne seule l'habitude.

Au bout de vingt minutes, ayant terminé, il vint se placer devant le «patron», qui s'était mis à écrire, en disant:

– Suis-je bien comme cela?

Le célèbre policier l'examina avec l'attention méticuleuse d'un sous-officier qui passe en revue ses soldats pour la parade, et hocha la tête en signe d'approbation.

– Pas mal!.. répondit-il d'un ton paternel, pas mal du tout.

Le fait est qu'il réalisait dans toute sa pureté primitive, le type du commissionnaire. Sur sa mine seule, un Auvergnat devait lui tendre la main et lui demander en patois des nouvelles du pays.

– Et maintenant, patron, demanda-t-il, où trouverai-je l'enfant?

– Dans les environs de chez Mascarot, car je lui ai bien recommandé de ne pas abandonner son rôle d'espion sans mes ordres. Allons, cours!..

Le Pâlot parti comme un trait, et en effet, arrivé rue Montmartre, à la hauteur de la rue des Jeûneurs, il aperçut celui qu'il était chargé de protéger.

André allait lentement, le long du trottoir, songeant aux recommandations de M. Lecoq et à la nécessité de paraître toujours surveiller ses adversaires lorsqu'un jeune homme, qui allait dans le même sens que lui, et qui avait un bras en écharpe, le dépassa.

En ce jeune homme, André crut reconnaître Paul. Sûr de n'être pas reconnu, il le devança à son tour… C'était bien l'amant regretté de Zora-Rose.

Cette rencontre arracha brusquement le jeune peintre à ses réflexions. Pourquoi avait-il le bras en écharpe?.. Telle est la première question qui se présenta à son esprit.

Par un phénomène fréquent, lorsque la pensée est concentrée sur un fait unique, il eut l'intuition de la vérité, il la vit rapidement, comme à la lueur d'un éclair.

– Au moins, pensa-t-il, je saurai où il va.

Il le suivit, et le vit entrer dans la maison de Martin-Rigal.

Deux femmes causaient sur la porte, lorsque Paul passa, et André entendit parfaitement l'une d'elles dire:

– Voilà le prétendu de Mlle Flavie-Rigal, la fille du banquier.

Ainsi Paul allait épouser la fille du chef de l'odieuse association. M. Lecoq connaissait-il ce détail? oui, sans doute. Cependant André se promit de lui écrire, car le célèbre policier lui avait donné son adresse. Il demeurait dans cette même rue Montmartre, à deux pas de la maison Martin-Rigal.

Mais les heures volaient, et les préoccupations d'André ne l'empêchèrent pas de penser qu'il n'avait que le temps de courir aux Champs-Élysées, à la bâtisse de M. Gandelu, s'il voulait trouver encore Vignol, cet ami auquel il comptait demander l'hospitalité.

Il se hâta si bien qu'il faisait grand jour encore, et que pas un ouvrier n'était parti quand il arriva.

Ses camarades n'avaient pas les yeux de lynx des agents de B. Mascarot, et pas un ne le reconnut lorsqu'il demanda M. Vignol.

– Il est là haut, lui répondit-on, au fronton, prenez l'escalier à gauche…

Ce fronton était l'œuvre importante de la partie sculpturale de la bâtisse, et c'est devant lui qu'était établie la petite cabane.

Vignol y travaillait seul, lorsque André s'y présenta, et il poussa de grandes exclamations, quand son ami se nomma. Il ne retrouvait plus son vieux camarade, sous cet ignoble accoutrement.

Comme de juste, Vignol demanda des explications.

– Bast!.. une affaire de cœur, répondit insoucieusement le jeune peintre.

– Et c'est pour arriver au cœur de ta belle que tu te déguises ainsi?..

– Tais-toi. Je t'expliquerai tout, répondit André; pour le moment, je viens te demander si tu peux me loger…

Il s'interrompit brusquement, prêtant l'oreille. Il était devenu affreusement pâle. Il lui semblait avoir entendu un cri terrible, puis son nom et celui de Mlle de Mussidan…

Il ne s'était pas trompé. La même voix, une voix de femme, déchirante, répéta:

– André!.. c'est moi, c'est Sabine… Au secours!..

Prompt comme l'éclair, le jeune peintre se précipita à la fenêtre de la loge, l'ouvrit, et se pencha violemment.

Hélas!.. Toto-Chupin, le misérable, avait gagné le billet de mille francs du doux père Tantaine.

L'appui céda avec un craquement sinistre. Et André fut lancé dans l'espace.

La petite cabane était fixée à vingt mètres au moins du pavé; la chute devait être effroyable.

Elle fut d'autant plus affreuse qu'il s'écoula bien deux secondes entre l'instant où le malheureux André fut précipité et celui où son corps mutilé et sanglant vint s'écraser contre le sol.

Deux secondes… deux siècles d'épouvantable agonie… l'éternité.

C'est à dire qu'il eut la conscience nette et entière de l'horrible guet-apens. Il comprit, il put apprécier le coup qui le frappait en pleine vie, en plein bonheur.

Il se sentit tomber, il mesura la chute, il vit, en bas, la mort inévitable.

Et pendant deux secondes, un monde de pensées traversa son cerveau.

Tout son passé, depuis le moment où il s'était enfui de l'hospice lui apparut d'un seul coup.

Et dans l'avenir, suprême et intolérable douleur, il lui sembla entrevoir Sabine au bras du marquis de Croisenois.

A Sabine fut sa dernière pensée. Lui mort qui la défendrait…

Mascarot, le misérable, triomphait!..

Dans les Champs-Élysées, trois cents personnes au moins assistèrent au terrible spectacle.

Au cri désespéré de Vignol, tous les promeneurs s'étaient arrêtés, et glacés d'horreur, la poitrine haletante, ils regardaient… Ils ne perdaient aucun détail.

Précipité la tête la première, André était allé donner contre une de ces traverses qui assujettissent les grands mâts des échafaudages.

D'en bas on vit très distinctement ses bras battre l'air désespérément, et ses mains qui se crispaient dans le vide, s'ouvrir et se refermer.

Il s'efforçait de se retenir, de se rattraper à quelque chose, au mât, à l'angle d'une planche, à quelque bout de cordage…

Il se fut raccroché à une barre de fer rouge.

Mais il ne saisit rien, et fut rejeté cinq mètres plus bas, contre les pierres d'une fenêtre qui faisaient saillie, et qu'il heurta des reins…

De là, il rebondit sur une seconde traverse d'abord, puis sur le plancher du premier étage de l'échafaudage…

Les planches élastiques plièrent sous le poids de son corps, et faisant tremplin, le lancèrent au loin, dans la contre allée, non sur le bitume, mais sur la partie sablée.

Alors seulement, la foule oppressée laissa échapper une immense clameur, et un cercle compacte se forma autour du malheureux qui gisait à terre, inanimé, baigné de sang.

Mais déjà tous les ouvriers de la bâtisse accouraient à la suite de Vignol, qui, à demi fou de douleur, avait cependant réussi à leur faire comprendre que cet individu de mauvaise mine n'était autre que leur camarade, André.

A grand'peine ils écartèrent les curieux, qui, avides d'une affreuse émotion, se pressaient et s'étouffaient pour voir de plus près comment agonise un infortuné, après une chute de plus de cent pieds, et pour contempler la dernière convulsion de son agonie.

Hélas!.. le pauvre André ne donnait plus aucun signe de vie.

Son visage horriblement contusionné, avait la pâleur et l'immobilité du marbre; ses yeux étaient clos, ses membres absolument inertes.

Un flot de sang s'échappa de sa bouche, quand Vignol, plus livide que lui, et tremblant comme la feuille, lui souleva la tête qu'il appuya sur son genou.

– Oh!.. il est bien mort, disaient les badauds, il n'en reviendra pas.

Les sculpteurs n'écoutaient pas; ils délibéraient entre eux sur la parti qu'ils devaient prendre.

– Il faut le porter à l'hospice Beaujon, déclara enfin Vignol, qui commençait à reprendre son sang-froid, nous en sommes à deux pas.

Un brave homme avait couru donner l'alarme au poste le plus voisin, et les sergents de ville arrivaient suivis d'une de ces lugubres civières recouvertes de rideaux de coutil, comme on en rencontre que trop souvent dans les rues de Paris.

Les sculpteurs y déposèrent leur camarade, deux d'entre eux demandèrent à prendre les brancards, et tous traversèrent la chaussée pour gagner l'hospice Beaujon par la rue de l'Oratoire.

Moins préoccupée, la foule eût remarqué un incident qui l'eût bien vivement intriguée.

Au moment où André tombait, un commissionnaire s'était élancé sur une jeune femme qui passait. C'était une de ces malheureuses qui balayent à la journée, de leurs robes traînantes, le bitume des contre-allées des Champs-Élysées.

C'était elle qui avait crié.

A la vue de cet homme se jetant sur elle comme un furieux, elle essaya de fuir, de se débattre, mais il lui prit le bras, et le serra à le briser en disant:

– Ah!.. tais-toi, et ne bouge pas… sinon!..

Sa voix, son geste, ses regards étaient si menaçants que la créature, saisie de terreur, demeura immobile et se tut.

 

– Pourquoi as-tu appelé? demanda le commissionnaire.

– Je ne sais pas.

– Tu mens.

– Non, je vous le jure. Un monsieur s'est approché de moi, tout à l'heure, et m'a dit: «Si vous voulez, madame, crier deux fois, à une demi-minute d'intervalle: André, c'est moi, Sabine, au secours!.. je vous donnerai deux louis.» Naturellement, j'ai accepté. Il m'a remis quarante francs et j'ai fait ce qu'il voulait.

– Et comment était-il ce monsieur?

– C'était un grand vieux, très sale, avec des lunettes vertes, je ne l'avais jamais tant vu.

Le commissionnaire se recueillit un moment.

– Eh bien!.. misérable, dit-il enfin, les cris que tu viens de pousser ont peut-être causé la mort d'un homme, la mort de ce pauvre garçon qui vient de tomber du haut de cette maison…

– Ah!.. fallait pas qu'il y aille!..

Cette stupide indifférence exaspéra tellement le commissionnaire, que sans un mot de plus il traîna la jeune femme jusqu'à un sergent de ville qui courait vers le rassemblement et qu'il la lui remit.

– Conduisez-la au poste, lui avait-il dit, après s'être fait reconnaître, et ouvrez l'œil, c'est un témoin important pour la cour d'assises.

C'est que ce commissionnaire n'était autre que le fidèle agent de M. Lecoq.

– Certainement, se disait-il, cette fille dit vrai, elle ne savait ce qu'elle faisait, et c'est Tantaine qui lui a donné deux louis. Nous le pincerons, le brigand, et son compte est bon… Malheureusement tout son sang répandu par le bourreau ne rendra pas la vie à cet honnête jeune homme.

Mais avant de réfléchir, Pâlot avait à agir, à rassembler les éléments de son rapport.

Comment l'accident était-il arrivé?..

Le savoir était aisé. Le montant de la fenêtre de la petite loge était tombé en même temps qu'André, et s'était brisé en plusieurs morceaux sur le trottoir. L'agent ramassa un de ces morceaux et l'examina.

Le crime, dont il ne doutait d'ailleurs pas, était manifeste.

La planche avait été sciée des deux côtés, et même elle gardait encore quelques débris du mastic dont on avait dû se servir pour dissimuler le trait de scie.

C'était là une «pièce à conviction» trop importante pour être négligée.

Le faux commissionnaire appela donc un des ouvriers de la bâtisse, dont la physionomie annonçait de l'intelligence, et après lui avoir fait remarquer les indices qu'il venait de relever, il l'engagea à ramasser les planches, et à les mettre en lieu sûr.

– Gardez-les précieusement, conseilla-t-il, pour l'enquête qui ne manquera pas d'avoir lieu.

Ces devoirs remplis, Pâlot put enfin s'approcher du groupe de curieux. Trop tard, on venait d'emporter André.

Il regardait autour de lui, cherchant à qui demander des renseignements, quand sur un banc voisin, il aperçut une pratique à lui, qu'il avait eu dix fois occasion d'épier, au temps où M. Lecoq n'avait pas surpris encore le secret de la triple personnalité de B. Mascarot.

Cette bonne pratique était Toto-Chupin.

Maître Toto n'avait plus ses sordides haillons de l'avant-veille, il s'était hâté d'employer l'à-compte que lui avait remis le vieux clerc d'huissier. De la tête aux pieds, il était vêtu de neuf, magnifiquement, cette fois, et aussi ridiculement que s'il se fut appliqué à exagérer encore les ridicules du jeune M. Gaston.

Mais il paraissait bien insensible à ces splendeurs tant souhaitées.

Il était affaissé sur son banc, comme s'il eût été près de s'évanouir. Sa face blême d'ordinaire, était livide; ses yeux avaient une affreuse expression d'égarement, et sa mâchoire s'agitait convulsivement, comme s'il eût cherché à ramener un peu de salive dans sa bouche desséchée.

Ces circonstances devaient frapper vivement Pâlot.

Ce n'est pas pour rien qu'il est le favori de M. Lecoq. L'élève de prédilection a retenu quelque chose des procédés du maître.

– Bien sûr, se dit-il, c'est ce détestable garnement qui a fait le coup, et il est épouvanté de son crime.

C'était vrai. Toto-Chupin se débattait sous l'étreinte d'un sentiment nouveau pour lui, qu'il ne soupçonnait pas: le remords.

Et pendant que l'agent de M. Lecoq l'observait, il délibérait en lui même s'il n'irait pas tout dénoncer au prochain bureau de police, non qu'il songeât à se concilier par ses aveux la bienveillance des juges, mais parce qu'il en voulait mortellement au père Tantaine, et qu'il était résolu à se venger de ce vieux qui avait fait de lui un assassin.

L'idée de s'assurer de la personne de Toto-Chupin et de le faire conduire en lieu sûr devait traverser et traversa l'esprit de Pâlot.

Mais il avait appris à se tenir en garde contre son premier mouvement.

– Pas de sottises!.. murmura-t-il. Si j'empoigne ce garnement, je donne l'éveil à la bande. Qu'il s'envole!.. Paris a beau être grand, nous le retrouverons quand nous aurons besoin de lui. Peut-être même ai-je eu tort d'arrêter cette fille…

Il en revint alors à ses informations, mais il ne put rien recueillir de précis, sinon que le blessé avait été transporté à l'hospice Beaujon.

– Le plus court est encore d'y aller, se dit-il.

Et aussitôt il s'élança dans cette direction.

Déjà Pâlot n'était plus sous l'impression immédiate et palpitante de l'événement, et le long de la route il en calculait les conséquences.

– Que va dire le patron? pensait-il. Que je ne suis qu'un propre à rien. Ah!.. il aura bien raison. Il me confie un de ses amis et je ne sais pas le défendre! Je suis déshonoré. Comment! je sais que la vie de ce garçon ne tient qu'à un fil, et je le laisse entrer dans une maison en construction!.. Autant le tuer de ma main!..

C'est donc en tremblant que, une fois arrivé à l'hospice Beaujon, Pâlot s'informa près d'un interne de service d'un jeune homme qu'on venait d'apporter il n'y avait pas plus d'une demi-heure.

– Vous voulez parler du nº 17, répondit l'interne; il est dans un état déplorable; nous craignons une fracture du crâne, un épanchement, que sais-je!..

Il n'y eut rien de tout cela, et cependant ce ne fut que soixante-douze heures après sa chute qu'André reprit assez de connaissance pour se préoccuper de sa situation.

C'est vers le milieu de la nuit que le jeune peintre revint à lui; la pâle lueur d'une veilleuse éclairait à peine la salle immense de l'hospice; d'un coup, il vit où il était.

Être vivant encore lui parut étrange et d'autant plus prodigieux qu'il ne ressentait aucune souffrance aiguë. La douleur ne vint que lorsqu'il essaya de se retourner dans son lit. Cependant il remuait aisément les jambes et un bras.

– Je m'en tirerai, pensa-t-il… mais depuis combien de temps suis-je ici?

Il voulait recueillir ses idées; mais sa pensée vacillait comme celle d'un homme longtemps soumis à l'influence du chloroforme… il se rendormit.

Quand il se réveilla, il faisait grand jour, et la salle était pleine de monde et de bruit. C'était l'heure de la visite.

Le chirurgien en chef, un homme tout jeune encore, à la physionomie spirituelle et bienveillante, allait de lit en lit, suivi d'une vingtaine d'élèves, professant et démontrant tour à tour, et distribuant à ses malades de ces bonnes paroles qui donnent comme un avant-goût du bistouri.

Le tour d'André venu, le docteur lui apprit qu'il avait seulement une épaule démise, le bras gauche cassé en deux endroits, une immense blessure à la tête, et que son corps n'était qu'une contusion… Et il le félicita d'en être quitte à si bon marché.

Le jeune peintre l'écoutait à peine. Avec la raison, le souvenir de Sabine lui revenait, et il se demandait avec effroi ce qu'il allait advenir pendant qu'il était là, cloué dans son lit.

Cette inquiétude poignante lui arrachait des larmes, quand il vit se détacher du groupe des «carabins» et s'avancer vers lui un gros monsieur à énormes favoris roux, portant une haute cravate blanche et un chapeau de forme surannée, et qu'on devait prendre pour un de ces médecins de province, qui, à tous leurs voyages à Paris, suivent les visites des hôpitaux.

Ce monsieur se pencha vers André et murmura:

– Janouille.

A ce nom, qui était le mot de reconnaissance dont il était convenu avec M. Lecoq, André ne fut pas maître d'un mouvement qui lui arracha un cri de douleur.

– Je vois, reprit à voix basse le gros monsieur, que vous ne me reconnaissez pas.