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Les esclaves de Paris

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Le jeune peintre n'en pouvait croire ses yeux. L'art du déguisement haussé à cette perfection invraisemblable, devient du génie.

– M. Lecoq, balbutia-t-il.

– Silence, malheureux!.. On nous épie peut-être. Vite, deux mots. Je suis venu pour vous apporter la tranquillité d'esprit, qui fera plus pour votre rétablissement que tous les remèdes. Occupez-vous de vous guérir, moi je veille. Déjà, sans vous compromettre en rien, j'ai vu M. de Mussidan, et je lui ai fourni un prétexte pour reculer de plus d'un mois le mariage de sa fille et de Croisenois. Il me faut un mois pour prendre toute la bande d'un coup. Vous, pendant ce temps, vous resterez ici… On pourrait vous tendre un nouveau piège, et Dieu ne fait pas tous les jours des miracles… Ici, vous êtes relativement en sûreté; cependant, veillez… Ne mangez rien venant du dehors, à moins que celui qui vous l'apporte ne vous dise notre mot. On vous dépêchera peut-être quelque espion, ne parlez donc à âme qui vive… M. Gandelu viendra sans doute vous voir, son fils est tiré d'affaire. Si vous voulez m'écrire, s'il vous survient quelque chose d'extraordinaire, adressez-vous au malade qui est à votre droite, c'est un de mes hommes… Ce pauvre Pâlot est tellement désolé de votre accident que je n'ai pas eu le courage de lui laver la tête… Et adieu!.. Vous aurez tous les jours de mes nouvelles, ayez assez d'énergie pour savoir patienter.

– Je saurai attendre, fit André, puisque j'espère.

– Eh!.. murmura M. Lecoq en s'éloignant… c'est toute la vie.

XXXIV

Si M. Lecoq prêchait à André l'inaction et la patience, l'immobilité du découragement, suivant son expression; s'il commandait à ses agents la plus attentive prudence, si lui-même s'entourait des précautions les plus minutieuses, c'est qu'il était assez fort pour rendre justice à l'habileté de ses adversaires.

Il les jugeait gens à flairer sa surveillance d'aussi loin que les corbeaux éventent l'odeur de la poudre, et il prévoyait qu'à la moindre apparence de danger, ils s'envoleraient, chacun tirant de son côté, le laissant seul avec ses éléments de poursuites si péniblement amassés et désormais inutiles.

Souvent ses agents, excédés d'une besogne pénible et qui semblait ne mener à rien, l'avaient supplié d'agir. Il avait su contenir leur impatience.

– Ce n'est pas, répétait-il invariablement, en faisant du bruit autour des nasses qu'on prend du poisson.

L'événement prouvait qu'il avait eu raison d'attendre.

Cette fois, pour la grande partie, la plus importante, la dernière, la ténébreuse association avait été forcée de s'exposer au jour, de se découvrir.

Déjà on pouvait établir que le chef, celui qui se dissimulait sous une triple personnalité, était l'instigateur du meurtre.

Mais ce n'était rien encore. M. Lecoq ne voulait pas utiliser sitôt sa découverte, il avait juré qu'il prendrait toute la bande.

Et ses investigations avaient été si secrètement conduites, la trame dont il avait enveloppé les associés était si subtile, qu'ils ne se doutaient de rien.

B. Mascarot était irrémissiblement perdu au moment même où, plus que jamais, il se croyait sûr du succès.

Dès le lendemain de l'accident, il avait adressé à la préfecture de police une belle lettre, où il dénonçait le garnement et donnait assez d'indications pour qu'on pût le retrouver aisément.

– Toto, pensait-il, ne manquera pas de dire le rôle de Tantaine; mais le bonhomme n'existe plus, et je défie bien qu'on le ressuscite.

Et en effet, le matin même, il avait allumé un grand feu et brûlé jusqu'au dernier fil la défroque immonde qu'il endossait quand il jouait, pour ses opérations, le personnage du vieux clerc d'huissier.

Il riait tout seul de l'infaillibilité de sa ruse, tout en regardant tourbillonner et s'élever la fumée épaisse.

– Cherchez, mes petits amis, murmurait-il; cherchez bien, voici le complice de Toto qui s'évapore.

Tantaine envolé en fumée par la cheminée, restait à faire prendre la même route à B. Mascarot.

La tâche était plus délicate. Le clerc d'huissier était un vieux nomade, sans feu, ni lieu, personne ne devait s'inquiéter de lui.

B. Mascarot ne pouvait pas disparaître ainsi. B. Mascarot était un homme posé payant régulièrement un fort loyer et d'assez grosses impositions; on le connaissait et on l'estimait dans le quartier, il gérait un établissement prospère pour le placement des domestiques des deux sexes, sa disparition eût fait sensation, on eût causé et la police se fût émue.

Le plus simple était de recourir à une mise en scène de départ.

L'honorable placeur commença donc à raconter à tout venant que des affaires de famille, des raisons de santé, un gros héritage à liquider, le forçaient de vendre son agence, et de la vendre sur-le-champ, quitte à être très coulant sur le prix.

En même temps, il cherchait un acquéreur, il le trouva, et en vingt-quatre heures, l'affaire fut entamée, discutée, conclue et signée.

Ah! B. Mascarot eut du mal, la nuit qui précéda la prise de possession de son successeur.

Aidé de Beaumarchef, il transporta dans le cabinet de Martin-Rigal, le banquier, tous les papiers qui encombraient le bureau de l'agence.

Ce déménagement furtif s'exécuta par une porte dont l'ancien sous-off ne soupçonnait pas l'existence, et que certes ne connaissaient pas les propriétaires du mur mitoyen.

Cette porte, un trou à vrai dire, était percée dans un placard, et mettait en communication directe la chambre du placeur de la rue Montorgueil et le cabinet du banquier de la rue Montmartre.

Quand le dernier chiffon de papier eut été enlevé, B. Mascarot montra à son fidèle Beaumarchef une pile de briques et un sac de plâtre dans un coin. Il s'agissait de boucher cette ouverture difficile.

La besogne fut longue et fatigante, en raison de leur peu d'habitude; cependant ils la menèrent à bonne fin, et le crépi dont ils recouvrirent leur briquetage ne pouvait être que bien difficilement distingué de l'ancien.

A huit heures du matin, tout était terminé, et pour le mieux. Toutes les traces de briques et de plâtre avaient été effacées, et le parquet même avait été reciré.

Alors eut lieu une scène déchirante. Beaumarchef avait reçu la veille une somme de douze mille francs à lui remise, sous la condition qu'il irait se fixer en Amérique; le moment de son départ arrivé, et sur le point de quitter pour toujours «le patron,» il pleurait à chaudes larmes…

Il l'avait servi ce «patron,» avec un dévouement exclusif; quand il recevait un ordre, il l'exécutait aveuglément, et comme il n'était pas la pénétration même, beaucoup de choses lui avaient échappé; et il avait trempé sans s'en douter, dans bien des infamies…

Cependant, il s'éloigna si navré qu'il ne songeait même pas à relever ses moustaches, juste comme le nouveau placeur, M. Robinet, se présentait.

B. Mascarot avait hâte d'en finir, le plancher de cette maison, où tout lui rappelait les infamies du passé, lui brûlait les pieds. Il s'y sentait en péril. Il avait livré Tantaine pour se débarrasser de Toto; par Tantaine on pouvait arriver jusqu'à lui, et, qui sait, l'arrêter. Puis, sa dernière personnalité, la meilleure, celle qu'il avait choisie pour s'assurer une vieillesse honorée devenait inutile.

Mais il avait à mettre son successeur au courant, à lui expliquer les usages, non-seulement du bureau de placement, mais encore de l'hôtel garni qui en était l'annexe; il avait à montrer ses registres d'inscriptions, à livrer les rubriques, à donner enfin les moyens de se servir du fonds qu'il avait vendu.

Ses occupations et quelques visites dans la rue, à des fournisseurs, lui prirent la journée, et il était plus de quatre heures lorsqu'il put faire charger ses bagages sur un fiacre qu'il avait envoyé chercher, et partir après avoir souhaité bonne chance à celui qui le remplaçait.

Désormais il passait à l'état de souvenir. Et déjà sur les plaques de la porte on lisait: J. Robinet, successeur de B. Mascarot.

Pour lui, en homme qui sait l'influence des petites circonstances sur les grands événements, il se fit conduire au chemin de fer de l'Ouest, et prit place dans un train qui partait pour Rouen.

Il se défiait, il pouvait être épié, il tenait à mettre toutes les chances de son côté, prétendait ne laisser aucune trace.

A Rouen seulement il osa se défaire des malles et des effets qu'il apportait, et encore ne fût-ce pas sans avoir tout lacéré et rendu, pensait-il, trop méconnaissable pour qu'on pût jamais en tirer une preuve contre lui.

A Rouen, enfin, il laissa la longue lévite, la barbe et les lunettes du placeur, il y anéantit B. Mascarot comme il avait déjà détruit Tantaine.

Et quand le lendemain il revint rue Montmartre, à la maison de banque, chez lui, où il avait annoncé un petit voyage, une seule individualité subsistait des trois qu'il avait simultanément animées pendant plus de vingt ans, celle de Martin-Rigal, le père de la capricieuse et coquette Flavie, le banquier recommandable, l'homme à la figure glabre, à la tête chenue.

Il n'avait pas remarqué en route, un jeune homme fort brun, à l'œil vif, à la lèvre moqueuse, ayant toutes les apparences d'un commis voyageur babillard et bon enfant, qui avait fait le même voyage que lui.

Rentré chez lui, après qu'il eut embrassé tendrement sa fille bien aimée, le premier soin de B. Mascarot, – c'est-à-dire de Martin-Rigal, – fut de courir à son cabinet, à ce mystérieux sanctuaire, dont la clé ne le quittait jamais, où il passait en apparence toutes ses journées, sans que personne, jamais, osât l'y aller troubler.

Là, le mur qui faisait face à la porte d'entrée avait été mis à nu sur un espace assez grand, plus haut que large, et à la place de la tapisserie arrachée, apparaissait un briquetage grossièrement cimenté.

 

C'était l'envers du rapide travail exécuté de nuit dans la chambre du placeur.

– Il me faudra, murmura l'honorable banquier, finir mieux cette besogne grossière, passer par dessus une couche de plâtre et recoller du papier sur le tout…

En attendant, avec une adresse et une promptitude extrêmes, il ramassa soigneusement les plâtras tombés à terre et les jeta dans la cheminée, où il les pulvérisa et les mêla aux cendres. Il balaya ensuite, et se mettant à quatre pattes, il éplucha pour ainsi dire le tapis brin par brin.

Puis, devant cette ouverture si parfaitement murée, il poussa un large cartonnier dont la destination était surtout de masquer cette mystérieuse issue, et qu'il déplaçait ou replaçait, autrefois, selon qu'il sortait ou rentrait.

Cela fait, après s'être assuré que tout était en ordre, il se laissa tomber sur son grand fauteuil du maroquin en poussant un soupir de satisfaction.

Aux angoisses qui l'avaient agité, succédait l'intime et délicieuse conviction d'une sécurité absolue, et une béatitude infinie s'épanouissait dans son âme.

Ainsi, il triomphait, s'applaudissant de sa ruse et de son audace, quand le souriant docteur Hortebize entra dans le cabinet.

– Eh bien! sceptique… lui cria-t-il avant que la porte ne fût refermée, douteras-tu encore!.. touches-tu enfin le succès du doigt? Que me parles-tu de Baptistin et de Tantaine… ils sont morts, ou plutôt ils n'ont jamais existé. Beaumar se promène à cette heure sur le pont d'un transatlantique. La Candèle, avant huit jours sera à Londres. Nos agents subalternes ont reçu avec leur congé une gratification et tous croient que j'ai fermé boutique après fortune faite. Tu peux jeter ton médaillon empoisonné. A nous les millions!..

– Dieu l'entende! répondit le docteur.

Martin-Rigal s'était levé, ivre de témérité heureuse, et il s'exprimait avec une exaltation bien éloignée de ses habitudes.

– Comment! Dieu m'entende! répliqua-t-il, mais il m'a entendu, ce me semble, la bataille est gagnée, et gagnée sur tous les points…

– Chut!.. ne chante pas victoire, cela porte malheur…

– Bah!.. nous n'avons plus de retour à craindre, et tes dernières défiances s'envoleraient si tu connaissais comme moi la situation. Quel était l'ennemi le plus redoutable? André. Il ne compte plus. Sans doute, il n'a pas été tué, mais il est hors de combat pour un mois, et cela suffit. D'ailleurs, il s'est résigné. J'ai reçu avant-hier le dernier rapport d'un de mes hommes, qui avait réussi à se faire admettre à l'hôpital Beaujon, et cet observateur intelligent m'assure que notre artiste n'a reçu aucune visite et n'a pas écrit une ligne depuis quinze jours qu'il a repris connaissance.

– Il avait des amis.

L'honorable banquier haussa les épaules.

– Vrai, docteur, fit-il, je t'admire! Comment, c'est toi qui crois aux amis qui pensent encore à vous après un malheur et quinze jours d'absence!.. Tu seras éternellement jeune. Quels sont les amis d'André? M. de Breulh Faverlay?.. Voici la saison des courses, il ne bouge plus de ses écuries. Mme de Bois-d'Ardon?.. les modes du printemps suffisent à remplir sa cervelle. M. Gandelu?.. il a assez à faire à se préoccuper de son fils… Les autres ne comptent pas.

– Et le jeune M. Gaston?..

– Il s'est rendu aux bonnes raison de Tantaine, guérisseur mon ami, il s'est réconcilié avec l'aimable Rose, et tous deux sont partis pour Florence…

Tout cela ne dissipait pas absolument le nuage qui obscurcissait le front du docteur.

– La famille de Mussidan m'inquiète, objecta-t-il.

– Pourquoi? Croisenois fait sa cour et il est reçu, je t'assure, très convenablement. Dam!.. Mlle Sabine ne lui saute pas encore au cou, mais déjà elle le remercie très gracieusement tous les soirs du bouquet qu'il lui envoie tous les matins. Que veux-tu de mieux?

– Je voudrais que le comte n'eût pas remis le mariage de sa fille et de notre cher marquis. Pourquoi ce retard? Il me chiffonne.

– Moi, il me contrarie, mais voilà tout. Sois tranquille, on ne nous abuse pas d'un vain prétexte. Je me suis informé, j'ai vu… Donc, il faut attendre. Que vois-tu là de louche?

– Rien, répondit le docteur, rien.

Et, en effet, le banquier faisait pénétrer dans l'esprit de son ami l'assurance qui l'animait.

– De ce coté, ajouta le souriant Hortebize, je crois en effet maintenant que tout va bien.

– Tout va bien des autres côtés. Les actions des Mines de Tifila marchent bien, ami docteur, et nos actionnaires, en vérité, ne se font pas trop tirer l'oreille. Il est vrai que je ne suis pas cruel. Je tonds, je n'écorche pas, et personne ne crie. J'ai taxé chacun selon ses moyens, depuis mille jusqu'à vingt mille francs. Déjà nous tenons pour tout près d'un million de promesses d'actions…

– Et avec nous, murmura le docteur, promettre, c'est tenir.

– Tu l'as dit, illustre homéopathe. Pas d'argent, pas de restitution: donnant, donnant. Et les recouvrements s'opèrent sans périls pour nous… Tu auras un million pour ta part, docteur.

Le digne M. Hortebize se frottait les mains à s'enlever l'épiderme.

Ce mot magique, million, lui dorait l'avenir d'éblouissants rayons.

Un million!.. quelle perspective infinie de dîners exquis, d'amours discrets, de jouissances délicates!..

– D'autre part, reprit Martin-Rigal, j'ai vu Catenac, de retour de Vendôme, où tout s'est passé comme je le prévoyais. Le duc de Champdoce halète d'impatience et d'espoir, sur la piste qui doit, pense-t-il, le conduire à son fils… Ah! docteur, cette fausse piste par moi créée, est mon chef-d'œuvre. L'idée seule vaut bien ce qu'elle nous rapportera. Mais aussi, que de peines, de soins, de démarches, de promesses, de menaces… Feu Tantaine, non plus que défunt Mascarot ne s'étaient pas épargnés…

– Et Perpignan?.. il est fin, m'as-tu dit.

L'honorable banquier eut un geste de profond mépris.

– Perpignan, répondit-il, est dupe autant que le duc, plus s'il se peut, l'imbécile!..

Il s'imagine qu'il découvre cette route que j'ai jalonnée, tous ces poteaux indicateurs par moi plantés entre l'hospice de Vendôme et Paul. Avant-hier, ils en étaient à Vigoureux, l'ancien saltimbanque marchand de vins, rue Dupleix, qui va leur donner l'adresse de Fritz, le vieux musicien… Et nous le verrons arriver un de ces jours. Mais Paul sera alors le mari de ma fille, et Flavie sera duchesse de Champdoce, et elle aura six cent mille livres de rentes…

Il s'interrompit, on grattait à la porte, et presque aussitôt Mlle Flavie entra.

Mlle Rigal était bien jolie, mais jamais sa beauté n'avait rayonné comme en ces jours d'espérance et de joie où elle se flattait d'avoir conquis l'homme qu'elle aimait, et dont elle allait devenir la femme.

Elle salua le docteur d'un geste amical, et légère comme l'oiseau se posant sur une branche, elle sauta sur les genoux de son père, entoura son cou de ses bras, et l'embrassa bien fort, à plusieurs reprises, en faisant claquer ses lèvres.

Le souriant Hortebize observait son ami, et en lui-même, bien que le spectacle ne fût pas nouveau pour lui, il s'étonnait.

C'est qu'en effet, à voir maintenant le banquier, on ne pouvait reconnaître l'homme qui, dix minutes plus tôt parlait froidement d'un meurtre qu'il avait combiné.

Du moment où Flavie avait paru, une stupéfiante révolution s'était opérée en lui. Toute intelligence avait disparu de sa physionomie pour faire place à une expression d'extase béate et d'admiration sans bornes.

– Oh! oh!.. fit-il gaîment, voici une bien jolie préface! Voyons la requête maintenant, car il y a une requête, n'est-ce pas, ma chérie?..

Mlle Flavie hocha la tête d'un air mutin, et de ce ton qu'on prend pour gronder un baby qui n'est pas sage:

– Fi! le vilain père, dit-elle. Suis-je donc dans l'habitude, monsieur, de vous vendre mes caresses?.. Et quand je désire une chose, ai-je besoin d'une préface pour vous dire: Je veux.

– Pour cela, non. Mais en te voyant entrer…

– Je suis venue simplement te prévenir que nous t'attendons pour dîner, et que Paul et moi nous avons grand faim. Et si je t'ai embrassé, c'est que je t'aime. Oh! oui, je t'aime bien. Tu es si bon, si bon!.. Tiens, on me donnerait à choisir entre tous les pères de l'univers, que c'est toi que je choisirais.

Il souriait d'un air ravi, fermant les yeux à demi, à la manière des chats dont on gratte la tête, pour mieux savourer la délicatesse de la sensation.

– Avoue au moins, reprit-il, que depuis six semaines environ, tu m'aimes un petit peu plus qu'avant.

– Non, répondit-elle avec une naïveté féroce, pas depuis six semaines, depuis quinze jours seulement.

– Cependant, il y a plus d'un mois que notre ami le docteur nous a amené dîner un certain jeune homme…

La jeune fille éclata de rire, d'un bon rire franc et sonore.

– Je t'ai bien aimé pour cela, répondit-elle, oui, beaucoup, énormément, mais je t'aime encore plus pour autre chose, et quand j'y pense, vois-tu…

Elle n'acheva pas, mais une douzaine de baisers appliqués à la file sur le front du son père, traduisit sa pensée plus éloquemment que toutes les phrases du monde.

– Et quelle est cette chose?.. demanda le banquier.

– Ah!.. voilà! C'est un mystère, un grand secret que je ne veux pas dire.

– Je t'en prie.

– Curieux!.. Vous vous fâcheriez, monsieur.

– Non, je te jure…

– Eh bien!.. c'est qu'il y a quinze jours seulement que je connais toute ta tendresse. Pauvre père chéri!.. Va, j'ai pleuré de bonnes larmes quand j'ai su quelles peines tu prenais pour plaire à ta méchante fille, quand j'ai compris les difficultés qu'il t'a fallu vaincre pour amener à mes pieds mon artiste aimé. Penser que tu as eu le courage d'endosser ces affreux habits malpropres et de mettre une grande vilaine barbe et des lunettes vertes. Ah!.. tu étais bien laid, je le jure, horriblement laid…

M. Martin-Rigal, à ces mots, se dressa si brusquement que Mlle Flavie faillit tomber. Il était devenu plus pâle que la mort…

– Que veux-tu dire? balbutia-t-il.

– Eh!.. tu me comprends bien. Est-ce qu'un père peut tromper l'œil de sa fille!.. Les autres ne le reconnaissaient pas, mais moi…

– Tu te trompes, Flavie, tu as été abusée par quelque ressemblance…

Elle l'interrompit d'un geste moqueur.

– Ainsi, reprit-elle en le fixant obstinément, ce n'est pas toi qui es venu déguisé chez Paul, un jour que… – voyons, monsieur, regardez-moi… – un jour que j'y étais allée, moi, toute seule. Ah! tu n'as pas tressailli, je prends le docteur à témoin; donc tu savais que j'ai fait cette folie, donc je ne me trompe pas…

– Tu es folle, écoute-moi…

– Rien. D'ailleurs, père, je ne veux pas te mentir. Sans cette preuve morale que tu viens de me donner, j'étais matériellement sûre de mon fait. Je suis aussi fine que toi, sache-le. Quand tu es entré chez Paul, en dépit de tes misérables vêtements, j'ai eu un soupçon vague, indéterminé, un pressentiment. Ton haut le corps, lorsque je suis allée t'ouvrir et que tu m'as vue, ne m'a pas échappé. Aussi, lorsque tu es sorti avec le docteur, ai-je été coller mon oreille contre la porte d'entrée. Et j'ai entendu quelque chose de ce que vous disiez. Et ce n'est pas tout; en sortant de chez Paul, je suis accourue ici, je me suis mise en embuscade sur le palier, et je t'ai vu tirer une clé de ta poche et entrer dans ce cabinet où nous sommes. Nieras-tu encore maintenant?..

Le banquier ne songeait pas à nier, il semblait près de défaillir.

– Voilà, murmurait-il, ce que peut coûter une imprudence, une seule. Il me fallait rentrer, Croisenois m'attendait; je craignais ses soupçons…

Puis, tout à coup une idée atroce traversant son cerveau:

– Au moins, reprit-il vivement, tu as tu ta découverte; n'est-ce pas, Flavie, tu n'en as parlé à personne?

– Oh!.. à personne, je puis te le jurer.

Il respira.

– Je ne compte pas Paul, ajouta la jeune fille, mais lui, n'est-ce pas moi!..

Malheureuse!.. s'écria Martin-Rigal, pauvre malheureuse!..

Son geste était si terrible, sa voix si menaçante, que pour la première fois de sa vie, Mlle Rigal eut peur de son père.

– Mais qu'ai-je donc fait de si mal, reprit-elle tout interdite et près de pleurer. J'ai dît à Paul: ô cher et unique ami de mon cœur, nous serions des monstres d'ingratitude si nous n'adorions pas mon père, nous devrions baiser la trace de ses pas. Vous ne savez pas jusqu'où il est allé pour nous. Il n'a pas craint de revêtir des haillons pour arriver jusqu'à vous, pour vous prendre…

Le docteur, jusqu'alors muet témoin de cette scène, interrompit Flavie.

– Et lui, Paul, qu'a-t-il répondu?

 

– Lui!.. il a tout d'abord paru confondu, puis il s'est frappé le front en disant: je comprends tout!.. Et ensuite il s'est mis à rire, mais à rire…

Le banquier qui arpentait son cabinet, en proie à la plus vive agitation, s'arrêta brusquement devant sa fille.

– Et toi, pauvre enfant, prononça-t-il d'un ton amer, toi tu n'as pas compris ce rire. Paul, à cette heure, sais que tu as été ma complice. Il pouvait douter encore, tu lui as prouvé que j'agissais par tes ordres, lorsque je suis allé le chercher…

– Qu'importe!..

– Hélas!.. un homme comme Paul ne saurait aimer la femme qui est venue au devant de lui. Eût-elle à lui prodiguer des trésors de beauté et d'amour… il se dira toujours qu'elle s'est jetée à sa tête. Il acceptera tous les témoignages de tendresse et de dévouement, mais il n'y répondra pas plus qu'une idole de bois ne rend l'encens qu'on lui prodigue. Tu ne le vois pas!.. Dieu veuille que jamais ne tombe le bandeau que la passion a noué sur ses yeux. Puisses-tu ne jamais pénétrer le misérable caractère de ce triste imbécile, nul jusqu'à l'ineptie, gonflé de vanité, sans esprit, sans énergie, sans volonté, sans cœur…

Mlle Flavie était devenue pourpre.

– Assez, interrompit-elle d'une voix saccadée, assez… Je ne serai pas lâche à ce point de laisser insulter mon mari, et je saurai le défendre contre tous… même et surtout contre mon père.

Le banquier baissa la tête sans répondre.

Déjà il en était à s'épouvanter de son audace et à se reprocher d'avoir cédé aux inspirations de sa colère. Ce qu'il avait dit, et il frémissait à cette idée, pouvait lui coûter l'affection de sa fille.

Il se demandait par quelles excuses atténuer l'effet de son emportement, quand le souriant Hortebize intervint.

Ce cher docteur prit Mlle Flavie par la taille, et bien qu'elle se débattît un peu, la conduisit doucement hors du cabinet.

– Éloignez-vous, chère enfant, murmurait-il à son oreille, votre père est mal disposé, il ne sait ce qu'il dit.

C'était là, positivement, l'opinion sincère du digne M. Hortebize, et il ne la cacha pas à son ami, dès qu'ils se retrouvèrent seuls.

– En vérité, lui dit-il, je ne m'explique pas la colère. Il dépendait de toi, autrefois, d'empêcher ce mariage; pourquoi as-tu manqué de courage? Les récriminations à cette heure son inutiles…

Martin-Rigal était consterné.

– C'en est fait, balbutia-t-il, me voici à la discrétion de ce misérable Paul.

– Pas plus, ce me semble, qu'avant l'indiscrétion de ta fille. Paul n'est-il pas notre complice! Qu'avons-nous à craindre de lui? Rien. Il connaissait les secrets de l'association. Sommes-nous plus compromis parce qu'il a pénétré le mystère de ta triple personnalité?..

– Ah!.. tu n'aimes pas Flavie, toi, interrompit le banquier, tu n'es pas son père; tu ne saurais apercevoir comme moi les funestes conséquences de cette révélation. Paul, jusqu'ici, devait croire que je ne connaissais pas Mascarot, et que j'étais une victime du chantage. Là était ma force. Dupe, il me respectait et je le tenais; complice, il m'échappe…

Il se recueillit quelques moments, puis se redressant avec une énergie désespérée, il ajouta:

– Enfin, le mal est sans remède, il faut en prendre son parti. Le mieux est de hâter ce mariage maudit, et de précipiter les recherches du duc de Champdoce. Allons dîner, j'écrirai à Catenac demain.

Le mariage eut lieu, en effet, à la fin de la semaine suivante, et Paul quitta son petit logis pour prendre possession du magnifique appartement que le banquier avait fait préparer au-dessus du sien.

La transition était brusque, mais Paul ne pouvait plus s'étonner de rien.

Ce pauvre niais s'était si bien pénétré des maximes de l'honorable B. Mascarot et de l'excellent M. Hortebize, qu'il arrivait à se persuader que des aventures pareilles à la sienne attendent à Paris tous les jeunes gens intelligents. Et il admirait à la fois combien il est aisé de n'être pas honnête et combien cela rapporte.

De remords, il n'en avait plus l'ombre. Il ne craignait qu'une chose, échouer quand viendrait la scène décisive qui devait lui donner un si grand état dans le monde et le titre de duc.

Ce moment, il l'appelait de tous ses vœux, et il rougit de plaisir le jour où Martin-Rigal lui dit:

– Rassemblez vos forces, ce sera pour ce soir.

– Oh!.. je ne faiblirai pas, répondit-il.

Il ne faiblit pas, en effet, et, lorsque dans la soirée le duc de Champdoce se présenta, suivi de Perpignan et de Catenac, le jeune imposteur s'éleva à la hauteur de ses maîtres, et joua avec une déplorable perfection le rôle si difficile que commandaient les circonstances.

Mais il eût pu être gauche et maladroit sans danger; le duc de Champdoce n'en eût rien vu.

Cet homme, dont l'existence n'avait été qu'une longue suite de misères, et qui avait si terriblement expié les crimes de sa jeunesse, était comme saisi de vertige.

Si on l'eût écouté, Paul fût venu immédiatement s'établir avec sa femme à l'hôtel de Champdoce. Mais sur cette proposition, Martin-Rigal éleva des objections.

L'honorable banquier tenait à paraître médiocrement satisfait de voir son gendre devenir tout à coup duc et dix fois millionnaire.

Il objecta qu'il était bien tard, que Mme la duchesse n'était aucunement préparée à ce grand événement qui allait tomber dans sa vie…

Et enfin, il fut convenu que M. de Champdoce viendrait, le lendemain, déjeuner chez Martin-Rigal, et que, après le repas, il emmènerait son fils.

C'est à onze heures qu'on attendait le duc, rue Montmartre. Mais dix heures n'avaient pas sonné que déjà il se faisait annoncer dans le cabinet du banquier, où le maître de la maison, Catenac, Hortebize et Paul tenaient conseil.

Presque sur les pas de M. de Champdoce, Mme Flavie entra.

Pauvre fille!.. Elle ne soupçonnait pas l'ignoble comédie, et depuis la veille cette pensée que son mari était l'unique héritier d'une grande maison la rendait presque folle de joie.

Elle voyait là, non le titre éblouissant de duchesse, qui devenait le sien, mais la justification de son choix.

– Eh bien!.. disait-elle à son père, que ses naïves expansions mettaient au supplice, eh bien!.. me railleras-tu encore d'aimer un pauvre bohême, un artiste sans nom, sans fortune… tu n'osais dire sans talent. Il se trouve que cet artiste, ce bohême, est un Dompair de Champdoce, et que son père possède des millions!..

Elle était entrée dans le cabinet de son père sur la pointe du pied, et elle demeura debout près de la porte, émue, ravie, retenant son souffle.

Le duc de Champdoce était assis sur le divan, près de Paul, et il tenait, il pressait entre ses mains la main de ce jeune homme qu'il croyait son fils.

Il racontait ses anxiétés de la nuit.

Il avait voulu disposer l'esprit de la duchesse à cet événement immense, d'autant plus inattendu qu'il lui avait tû ses investigations, et quelques mots d'espoir, bien vagues cependant, avaient failli mettre sa vie en péril.

– Ce matin, ajoutait-il, elle va tout à fait mieux, elle est avertie, elle espère…

Il fut interrompu brusquement.

De l'autre côté de la muraille faisant face à la porte, on frappait à coups redoublés.

– Oh!.. fit M. de Champdoce, voici des voisins qui ne se gênent guère.

Non, ils ne se gênaient pas. Ils attaquaient évidemment le mur au pic et de la pince, sans ménagements, ni précautions; toute la maison en était ébranlée, et le cartonnier appuyé contre ce mur oscillait.

Les trois honorables associés étaient devenus livides, et ils échangeaient des regards désespérés.

Pour eux, il était clair qu'on attaquait le briquetage élevé par B. Mascarot et Beaumarchef.

Pourquoi démolissait-on ce briquetage, dans quel but?..

L'absence absolue de précautions trahissait des gens ayant et se sachant bien le droit de faire la besogne qu'ils exécutaient…

Le duc de Champdoce était stupéfait. L'effroi des trois complices ne pouvait lui échapper, il sentait trembler terriblement la main de Paul, il ne s'expliquait pas tant d'effroi pour quelques coups de pioche.

Seule de la maison à ne se douter de rien, Flavie n'était nullement émue.