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Les esclaves de Paris

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IX

Il avait fallu à Mlle de Mussidan la certitude complète, absolue, d'un respect sans bornes, pour la décider à venir chez André.

Sûre de son empire, elle n'avait rien à redouter.

En pénétrant dans cet humble atelier, tout plein de sa pensée, elle devait se sentir chez elle, comme la vierge dans son sanctuaire, encore parfumé de l'encens de la veille.

Aussi, à la voir si parfaitement simple, si calme, si naturelle, jamais on ne se serait douté qu'elle osait la plus grave, la plus périlleuse démarche que puisse hasarder une jeune fille.

Après avoir donné la main à André, elle dénoua lentement les brides de son chapeau, le retira et le remit à Modeste en disant:

– Suis-je bien ainsi, mon ami?

L'exclamation passionnée de l'artiste à cette demande la fit sourire, et c'est gaîment qu'elle ajouta:

– Je veux dire: Suis-je bien comme je dois être pour mon portrait?

Sabine de Mussidan était belle; mais comparer sa beauté à celle de Rose, comme l'avait fait Paul, eût été une sottise et un blasphème.

Belle d'une beauté grossière et sensuelle, Rose pouvait tout au plus surprendre les sens et allumer les caprices d'un libertin.

La beauté de Sabine était de celles qui empruntent à l'idéal une irrésistible puissance et des séductions presque immatérielles à force d'être profondes.

Rose enchaînait le corps aux boues de la terre; Sabine emportait l'âme vers le ciel.

Pour juger Mlle de Mussidan, ou devait la connaître et, en quelque sorte, être digne d'elle.

Sa chaste beauté n'était pas de celles qui rayonnent et éblouissent. Une expression de placidité résignée, une réserve un peu hautaine en obscurcissaient l'éclat. Elle pouvait passer inaperçue comme un Raphaël oublié sous une couche de poussière, au fond d'une pauvre église de village.

Mais, quand on l'avait remarquée, on ne se lassait plus d'admirer son front impérieux couronné d'un diadème de cheveux noirs, fins et ondes, ses grands yeux profonds et doux, ses lèvres exquises de délicatesse, son teint si transparent qu'on voyait le sang frémir sous la peau.

Elle avait adopté pour son portrait une coiffure depuis longtemps passée de mode, qui lui seyait à merveille, et c'est en songeant à cette coiffure qu'elle avait dit: Suis-je bien?

– Hélas! répondit André, c'est en vous voyant que je reconnais mon impuissance. Il y a une heure, en contemplant mon ouvrage, je me disais: C'est achevé. Je reconnais que je n'ai rien fait.

Il avait écarté le rideau de serge, et le portrait de Sabine apparaissait en pleine lumière.

Ce n'était pas un chef-d'œuvre. André n'avait pas vingt-quatre ans, et avant d'étudier il était obligé de gagner son pain de chaque jour. Mais c'était une de ces compositions qui portent le cachet d'une individualité puissante, et dont les défauts même et les inexpériences ont une saveur d'originalité qui attire et qui charme.

Sabine resta une minute immobile devant la toile, et c'est de l'accent de la plus sincère conviction qu'elle dit:

– Cela est beau!

Le jeune peintre était bien trop découragé pour être sensible à cet éloge.

– C'est ressemblant, dit-il, mais la photographie que vous m'avez donnée est ressemblante aussi. Je n'ai pas su fixer sur la toile un reflet de votre âme. C'est une ébauche vulgaire, je recommencerai, et alors…

D'un geste, Sabine l'interrompit!

– Vous ne recommencerez pas, fit-elle d'une voix douce, mais ferme.

– Pourquoi? demanda-t-il, tout surpris.

– Parce que, mon ami, à moins d'événements graves, ma visite d'aujourd'hui sera la dernière.

Cette réponse foudroya André.

– La dernière!.. balbutia-t-il, que vous ai-je fait, ô mon Dieu! pour que vous me punissiez si cruellement?

– Je ne vous punis pas, André, répondit Sabine. Vous avez voulu mon portrait, j'ai cédé à vos instances, je ne m'en repens pas. Écoutons maintenant la voix de la raison. Ne comprenez-vous donc pas, malheureux, que je ne puis continuer à jouer mon honneur de jeune fille qui est le vôtre? Avez-vous songé à ce que dirait le monde, s'il venait à savoir que je viens chez vous, que j'y passe des après-midi?.. Répondez.

Il ne répondit pas, il se raidissait contre le coup affreux.

– D'ailleurs, reprit Mlle de Mussidan, à quoi nous avance une toile qu'il faut cacher comme une mauvaise action? Oubliez-vous que de votre succès rapide dépend notre avenir, notre… mariage?

– Oh! non, non, je n'oublie pas.

– Poursuivez donc le succès. Ce n'est pas tout que je dise: «Je n'ai pas fait un choix vulgaire,» il faut que vous le prouviez par vos œuvres.

– Je le prouverai.

– Je le crois, ô mon unique ami! j'en suis sûre. Mais rappelez-vous nos chères conventions d'il y a un an. Je vous ai dit: «Devenez célèbre, et alors venez hardiment demander ma main au comte de Mussidan, mon père. S'il vous la refuse, si mes prières ne le touchent pas, eh bien! en plein midi, je sortirai de l'hôtel à votre bras. Et après un tel éclat…

André était convaincu.

– Vous avez raison! s'écria-t-il. Fou je serais si je sacrifiais tout un avenir de félicités pour un bonheur de quelques jours, si grand qu'il puisse être. Vous entendre d'ailleurs, c'est obéir.

Mlle de Mussidan s'était assise dans le grand fauteuil, André prit place près d'elle, sur un petit escabeau de chêne sculpté.

– Nous voici donc d'accord, fit-elle, avec un bon sourire qui versait des flots d'espérance dans le cœur de son ami, profitons-en un peu pour causer de nos intérêts que nous négligeons, ce me semble, terriblement.

Leurs intérêts!.. c'était le succès d'André.

Tout ce que tentait le jeune artiste, tout ce qui lui était proposé, il le disait à son amie, et gravement ils tenaient conseil.

– Eh bien!.. commença André, je suis cruellement embarrassé. Avant-hier, le prince Crescenzi, le célèbre amateur, est venu visiter mon atelier. Une de mes esquisses lui a plu, il m'a commandé un tableau qu'il me paiera six mille francs.

– Mais c'est un coup de fortune, cela?

– Oui, malheureusement, il le veut tout de suite. D'un autre côté, Jean Lantier, surchargé de travail, m'offre de me charger de toute l'ornementation d'une maison immense que fait bâtir aux Champs-Élysées un riche entrepreneur, M. Gandelu, je prendrais des ouvriers, et je pourrais gagner là sept ou huit mille francs.

– Où est l'embarras?

– Voilà. J'ai vu déjà deux fois M. Gandelu, il a choisi des cartons, et il veut que je me mette à sa bâtisse la semaine prochaine. Je ne puis accepter les deux choses, il faut choisir.

Sabine se recueillit un instant.

– Moi, dit-elle, je choisirais le tableau.

– Eh!.. moi aussi, seulement…

Mlle de Mussidan connaissait assez les affaires de son ami pour deviner les causes de son hésitation.

– Ah! murmura-t-elle, que ne m'aimez-vous assez pour vous rappeler que je suis riche? Nos projets n'iraient-ils pas plus vite si vous consentiez…

André était devenu blême.

– Voulez-vous donc, s'écria-t-il, empoisonner la pensée de notre amour?

Elle soupira, mais elle n'insista pas.

– Choisissons donc, fit-elle, la bâtisse de M. Gandelu.

Cinq heures sonnaient au vieux coucou de l'atelier. Sabine se leva.

– Avant de me retirer, fit-elle, je dois, mon ami, vous instruire d'une contrariété qui me menace. Il est question pour moi d'un mariage avec M. de Breulh-Faverlay.

– Ce millionnaire qui fait courir?

– Précisément. Résister aux désirs de mon père amènerait une explication, et je n'en veux pas. J'ai donc décidé que j'avouerais la vérité à M. de Breulh. Je le connais, c'est un honnête homme; il se retirera. Que pensez-vous de mon idée?

– Hélas! fit André désolé, je pense que si celui-là se retire, un autre se présentera.

– C'est probable… et nous le congédierons pareillement. Ne dois-je pas avoir ma part de difficultés?

Mais ces difficultés épouvantaient le malheureux artiste.

– Quelle vie sera la vôtre, murmura-t-il, quand il vous faudra résister aux obsessions de votre famille!

Elle le regarda fièrement et répondit:

– Est-ce que je doute de vous, André?

Mlle de Mussidan était prête. André voulait aller lui chercher une voiture; elle refusa, disant que Modeste et elle étaient bonnes marcheuses, et que certainement elles trouveraient un fiacre en route.

Comme à son entrée, elle abandonna sa main à André, et enfin elle sortit en disant:

– Je verrai M. de Breulh demain. A demain une lettre.

André était seul. Lorsque Mlle de Mussidan s'était éloignée, il lui avait semblé sentir la vie se retirer de lui.

Mais son abattement ne dura pas. Une triomphante inspiration venait de traverser son cerveau.

– Sabine, se dit-il, est partie à pied, il ne dépend donc que de moi de la voir quelques instants encore. Je puis, sans la compromettre, la suivre de loin…

Dix secondes plus tard, il était dans la rue.

Il faisait nuit, et cependant au bas de la pente de la rue de la Tour-d'Auvergne, il reconnut, il devina plutôt, Sabine et sa femme de chambre.

– C'est encore du bonheur! pensa-t-il, en s'élançant sur leurs traces.

Elles allaient rapidement, mais il eut vite amoindri la distance, et c'est à dix pas en arrière qu'il suivit, comme elles la rue de Laval, puis la rue de Douai.

Il allait, et il admirait la démarche de Sabine, sa distinction, la façon charmante dont elle détournait sa robe au lieu de la relever.

– Et dire, songeait-il, qu'un jour viendra peut-être où j'aurai le droit de sortir avec elle. Je sentirai son bras charmant s'appuyer sur le mien…

Cette seule idée le faisait tressaillir comme le contact d'une pile électrique.

Sabine et Modeste arrivaient alors à la rue Blanche. Elles arrêtèrent un fiacre et y montèrent. La vision s'évanouit.

 

La voiture était déjà bien loin, qu'André restait encore au coin du trottoir, planté sur ses pieds, regardant de toutes ses forces.

Cependant il ne pouvait demeurer là éternellement.

Il s'était décidé à reprendre lentement le chemin de son atelier, lorsque vers le milieu de la rue de Douai, comme il passait devant une boutique éclairée, il entendit une voix jeune et joyeuse qui l'appelait par son nom.

– Monsieur André! monsieur André!

Il leva la tête, brusquement, comme un homme qu'on éveille, et regarda.

Devant lui, près d'un coupé tout neuf, attelé de deux beaux chevaux, une jeune femme en toilette tapageuse lui faisait des signes d'amitié.

Il eut besoin d'un effort de mémoire pour la reconnaître.

– Je ne me trompe pas, dit-il enfin… Mademoiselle Rose, n'est-ce pas?

Mais derrière lui, presque à son oreille, une voix de fausset éclata, qui le reprit:

– Dites Mme Zora de Chantemille, s'il vous plaît.

André se retourna et se trouva nez à nez avec un jeune monsieur qui venait de donner des ordres au cocher du coupé.

– Ah! fit-il un peu surpris et reculant d'un pas.

– C'est ainsi, appuya le jeune monsieur. Chantemille est le nom de la terre que je donne à madame le lendemain de la mort de papa.

C'est avec une manifeste curiosité que le peintre examina ce donneur de terres.

Veston court, gilet rond, chapeau plat, jambes cagneuses, médaillon énorme pendu à une chaîne d'or, binocle, gants rouges… Il était d'un ridicule achevé.

Quant à la physionomie, en disant: «Un singe!..» Toto-Chupin n'avait pas sensiblement exagéré.

– Bast!.. s'écria Rose, que fait le nom!.. L'important est que monsieur, qui est de mes amis, dîne avec nous.

Et sans attendre une réponse, brusquement, elle poussa André dans un vestibule brillamment éclairé.

– Eh bien!.. disait le jeune monsieur, elle est bonne celle-là! Oui, je la trouve très bonne!.. Enfin… Les amis de nos amis sont nos amis.

Tout ahuri de cette attaque imprévue, André se défendait de son mieux mais sans avantage. Jalouse de montrer son pouvoir naissant, Rose était placée devant la porte, et elle répétait:

– Vous dînerez avec nous, je le veux!.. je le veux!

Puis comme elle était experte en belles manières, elle prit en même temps la main d'André et celle du jeune monsieur, en disant:

– Monsieur André, je vous présente M. Gaston de Gandelu. M. de Gandelu… M. André, artiste peintre.

Les deux jeunes gens s'inclinèrent.

– André!.. faisait le jeune M. Gaston, j'ai entendu ce nom-là. J'ai vu la figure aussi… Ah! j'y suis, c'est chez papa. N'est-ce pas vous, monsieur, qui devez sculpter sa maison?

– En effet, monsieur.

– Alors, vous êtes des nôtres. Nous pendons une crémaillère, ce soir… Hein! elle est forte celle-là!.. Vous savez, plus on est de fous, plus on rit.

André résistait encore.

– Je ne puis, disait-il, j'ai un rendez-vous urgent!..

– Un rendez-vous!.. Ah! mais non!.. je la connais, celle-là, on ne me la fait pas.

André se taisait, indécis. Il était dans un de ces moments de tristesse morne, où on éprouve le secret désir de se dissiper, d'échapper en quelque sorte à soi-même.

– Au fait, pensa-t-il, pourquoi ne pas accepter! Si les amis de ce jeune homme lui ressemblent, ce sera drôle.

– Allons, s'écria Rose en s'élançant vers l'escalier, voilà qui est dit.

André s'apprêtait à la suivre, mais M. de Gandelu, mystérieusement, le retint par le revers de son pardessus.

– Hein! lui dit-il d'un air ravi, quelle femme!.. Et encore, vous ne voyez rien… Attendez que je l'aie formée, je ne vous dis que ça. D'abord moi, pour lancer une femme, je n'ai pas mon pareil. Demandez plutôt à Auguste de chez Riche.

– Cela se voit, fit André le plus sérieusement du monde.

– N'est-ce pas? Moi, d'abord, je suis comme ça, carré, et il faut marcher. Zora… hein! un rude nom, n'est-ce pas? c'est moi qui l'ai choisi. Donc, Zora n'est pas très épatante ce soir, mais laissez faire. Je lui ai tantôt commandé six robes, chez Van Klopen. Oh! mais des robes… Vous connaissez Van Klopen?

– Pas du tout.

– Eh bien!.. elle est forte. Quand je dirai ça à Jules, il m'appellera blagueur, vous verrez. Van Klopen, mon bon, est un tailleur pour dames. C'est un Alsacien qui enfonce toutes les couturières. Il vous a un goût, une invention, un chic… Il n'y a que lui pour habiller une femme…

Arrivée à son appartement, Zora-Rose s'impatientait.

– Viendrez-vous, enfin! cria-t-elle.

– Vite, fit Gandelu entraînant André, montons. Quand on la fâche, elle a des crises de nerfs terribles. Elle n'a pas voulu me l'avouer, mais on ne me monte pas le coup, à moi, je connais les femmes…

Rose et Paul n'étaient pas faits pour s'entendre. Ils se ressemblaient trop.

Si la nouvelle dame de Chantemille avait tant insisté pour avoir André à dîner, c'est qu'elle comptait l'éblouir de sa splendeur.

Pour commencer, elle lui montra ses deux domestiques, la cuisinière et la femme de chambre, qui avaient, la dernière surtout, un air!.. Puis il fallut qu'André visitât tout l'appartement, on ne lui fit grâce ni d'une pièce ni d'un meuble.

Il dut s'extasier devant l'éternel et horripilant salon bouton d'or à agréments gros bleu. Il fut forcé de palper les étoffes et d'essayer le moelleux des fauteuils.

Gandelu triomphant ouvrait la marche, armé d'un candélabre à huit branches, dont les bougies l'inondaient de leurs larmes. Il faisait remarquer le bon goût de chaque chose, et disait le prix de tout, d'un ton de commissaire-priseur.

En outre, il entremêlait cette visite domiciliaire de réflexions philosophiques.

– Cette pendule, disait-il, c'est cent louis, c'est pour rien. Est-ce drôle que vous connaissiez papa! N'est-ce pas qu'il a une bonne tête?.. Cette jardinière, c'est trois cents francs!.. c'est donné!.. Mais méfiez-vous, il est rat. Ne voudrait-il pas me forcer à travailler? Je la trouve mauvaise. Moi travailler!.. Il s'en ferait mourir… N'est-ce pas, que ce n'est pas cher, ce guéridon, vingt louis?.. Moi, d'abord, quand il me la fait à la vertu, je me la brise. Un bonhomme qui n'en a pas seulement pour six mois, disent les médecins, il ferait mieux…

Il s'interrompit. On entendait un grand bruit dans l'antichambre.

– Ah! voilà mes invités, fit-il.

Et posant son candélabre sur la table, il sortit précipitamment.

André était émerveillé. Il avait bien ouï parler de ces jeunes messieurs qui font les délices des courses de Vincennes, mais il n'en avait approché aucun.

Son air stupéfait devait flatter Rose.

– Comme vous voyez, fit-elle, j'ai quitté Paul. D'abord, il m'ennuyait, puis il n'avait pas seulement de quoi m'acheter du pain.

– Lui!.. Plaisantez-vous? Aujourd'hui même il est venu chez moi et il m'a dit qu'il gagnait douze mille francs par an.

– Dites douze mille mensonges. A moins que… Sait-on ce dont est capable un garçon qui accepte des billets de cinq cents francs de gens qu'il ne connaît pas…

Elle se tut, mais en faisant signe qu'elle en avait encore long à dire.

Le jeune Gandelu introduisait et présentait ses amis.

– Mes enfants, disait il, tout est de chez Potel. Nous allons rire un peu, et après, vous savez… le petit bac de santé.

Les invités valaient l'hôte, et André commençait à se féliciter d'être venu, quand un domestique, en cravate blanche ouvrit les portes du salon et cria:

– Madame la vicomtesse est servie!!!

X

Quand on demande à B. Mascarot ce qu'il faut pour arriver, invariablement il répond:

– De l'activité, encore de l'activité, toujours de l'activité!..

Mais il a sur le commun des hommes à principes, une immense supériorité qui constitue sa force.

Les maximes qu'il professe, il les met en pratique.

C'est pourquoi, le lendemain de son expédition à l'hôtel de Mussidan, dès sept heures et demie du matin, il était à son bureau et travaillait.

Bien que, par suite d'un brouillard assez épais, il fît à peine jour, les clients commençaient à emplir la première salle de l'agence de placement.

Cette clientèle matineuse inquiète peu l'honorable placeur.

Elle se compose surtout de servantes de crêmeries ou de cuisinières qui, nourrissant à forfait les employés des grands magasins, ont avantage à s'approvisionner aux Halles centrales.

Ces pratiques, en général, ne savent rien de ce qui se passe dans les maisons où on les emploie, ou ce qui s'y fait n'offre aucun intérêt.

B. Mascarot les abandonne donc absolument à Beaumarchef, et ne se dérange que s'il survient quelque maître d'hôtel, ou encore un cuisinier de grande maison ce qui arrive parfois.

L'honorable placeur ne s'inquiétait donc pas plus du bruit de la salle voisine, qu'un grand personnage du tumulte des solliciteurs encombrant ses antichambres. Il mettait toute son attention à déchiffrer, à annoter et à classer dans un certain ordre ces petits carrés de papier qui avaient si fort intrigué Paul.

Et telle était sa préoccupation que, pareil à un vase qui déborde, il laissait échapper le trop plein de son cerveau en un monologue bizarre.

– Quelle entreprise! marmottait-il, mais aussi, quel résultat!.. Je suis seul, cependant, tout seul, pour porter le faix de cette tâche énorme. Mon dernier mot, personne le sait. Seul, je tiens en mes mains puissantes le bout de tous les fils que depuis vingt ans, avec la patience de l'araignée lissant sa toile, j'attache à mes pantins. Que je fasse un mouvement, tout remue. Qui croirait cela, à me voir? Quand je passe rue Montorgueil, on dit: «C'est Mascarot, placeur pour les deux sexes et autres.» Et on rit, et je laisse rire. Il n'est de puissances solides que les puissances ignorées. Celles qu'on connaît, on les attaque et on les démolit. Personne ne me connaît, moi!

Une fiche plus importante que les autres passait sous ses yeux.

Rapidement, il traça en marge quelques lignes, et, après un silence, il reprit:

– Je puis échouer, c'est incontestable. Il peut se trouver un hardi matin qui rompe une maille de mon filet, les timides s'évaderont par la déchirure, et alors… Cet imbécile de comte de Mussidan ne me demandait-il pas si je connais mon code! Oui, je l'ai étudié, mon code pénal, et je sais que, livre 3, titre II, se trouve un certain article 400, qui semble avoir été rédigé spécialement en vue de mes opérations. Travaux forcés à temps, s'il vous plaît… sans compter que si un magistrat madré me joint avec l'article 305, il s'agit des travaux forcés à perpétuité!..

Sur ces mots, qu'il prononça lentement, comme pour en bien mesurer la portée, un frisson courut le long de son échine; mais ce fut qu'un éclair, car, avec un triomphant sourire, il poursuivit:

– Oui… mais pour envoyer B. Mascarot respirer l'air de Toulon, il faut pincer B. Mascarot, et ce n'est pas précisément l'enfance de l'art. Vienne une alerte sérieuse, et… bonsoir, plus de Mascarot, il disparaît, évanoui, fondu, évaporé!.. Peut-on remonter à ces timides joueurs qui sont mes associés. Catenac, l'avare, et Hortebize, l'épicurien? Non, je les ai placés hors de toute atteinte. Inquiéterait-on Croisenois? Jamais. Et il périrait plutôt que de parler. Au fond de tout, on trouverait Beaumarchef, La Caudèle, Toto-Chupin et deux ou trois autres pauvres diables. La belle prise! Ils ne diraient rien, ceux-là, pour cent raisons, dont la première est qu'ils ne savent rien.

Ces raisonnements lui semblaient si péremptoires, qu'il s'oublia jusqu'à rire tout haut.

Puis, d'un geste fier rajustant ses lunettes, il ajouta:

– J'irai droit à mon but, comme un boulet de canon. Ce que je veux, sera. Par Croisenois, j'enlèverai d'un coup quatre millions… j'ai fait mon compte. Paul épousera Flavie… je l'ai juré, et après, pour que Flavie soit heureuse et enviée, elle sera duchesse à trois cent mille livres de rentes…

Ses fiches étaient en ordre.

Il retira d'un tiroir secret de son bureau un petit registre qui ressemblait à un répertoire, avec son alphabet collé le long de la tranche.

Il l'ouvrit, ajouta quelques noms à ceux qui s'y trouvaient déjà et le ressera en disant d'un ton de menace:

– Vous êtes tous là, mes bons amis, tous, et vous ne vous en doutez guère. Vous êtes tous riches, vous êtes heureux et honorés, vous vous croyez libres… Allons donc! Il est un homme à qui vous appartenez, âme, corps et biens, et cet homme qui vous tient ainsi, c'est B. Mascarot, le placeur de la rue Montorgueil. Vous êtes bien fiers tous, et pourtant, quand il le voudra, vous serez à ses pieds, vous disputant l'honneur de dénouer ses souliers. Or, il va vouloir, mes petits amis, ce bon papa Mascarot, il trouve qu'il a travaillé assez comme cela, il est las des affaires, il veut se retirer et il lui faut servir quelques petites rentes.

 

Il se tut, on frappait à la porte.

Du bout du doigt il toucha son timbre, et la vibration n'était pas éteinte, que Beaumarchef parut.

– C'est à n'y pas croire, patron, s'écria dès le seuil l'ancien sous-off… Vous m'avez demandé, n'est-ce pas, de compléter le dossier du jeune M. de Gaudelu.

– Après?

– Eh bien, patron, il se trouve que la cuisinière qu'il a donnée à sa petite dame a été placée par nous. C'est une de nos anciennes pratiques de l'hôtel. Même elle nous devait onze francs, et elle nous les apporte; elle est là, c'est une nommée Marie… Voilà un hasard?

B. Mascarot haussa les épaules.

– Tu n'est qu'un sot, Beaumar, prononça-t-il, de t'extasier ainsi. Je t'ai cependant expliqué ce que c'est au juste que le hasard. C'est un champ comme un autre, plus fertile cependant et plus vaste, et qui n'a d'autre propriétaire que les habiles. Or, voici vingt-cinq ans que je l'ensemence, ce champ; c'est s'il ne me donnait pas de récolte, qu'il faudrait s'étonner.

C'est d'un air pénétré que l'ex-sous-off… écoutait son patron, la bouche béante, comme si par cette ouverture les leçons eussent pu entrer en lui plus facilement pour s'aller loger dans les cases de sa cervelle.

– Qu'est-ce que cette cuisinière? demanda le bon placeur.

– Oh!.. patron, rien qu'en la regardant, vous le devinerez. C'est une vieille cliente, et il y a longtemps que l'ai classée dans la catégorie D, vous savez: cuisinières à placer près des demoiselles très lancées.

L'estimable placeur n'écoutait plus, il réfléchissait.

– Va me chercher cette fille, dit-il enfin.

Et pendant que Beaumarchef obéissait, il ajouta, répondant à quelque objection de son esprit:

– Négliger le plus léger renseignement est folie, l'expérience me l'a démontré.

Mais déjà la cuisinière de la catégorie D était devant lui, toute fière d'être introduite dans le sanctuaire de l'agence.

Et certes, il n'était besoin que d'un seul coup d'œil pour comprendre les causes déterminantes de la classification de Beaumarchef.

C'est, du reste, avec cette aménité onctueuse qui a établi sa réputation par tout Paris que B. Mascarot l'accueillit.

– Eh bien! ma fille, lui demanda-t-il, vous avez donc trouvé une place à votre convenance et où vous serez selon vos mérites?

– Ma foi, monsieur, je crois que oui. Je ne connais Mme Zora de Chantemille que d'hier à deux heures…

– Ah!.. elle s'appelle Zora de Chantemille.

– C'est-à-dire, vous comprenez, c'est un nom comme ça qu'elle a pris. Mais elle s'est assez disputée à ce sujet avec monsieur. Elle voulait, elle, s'appeler Raphaële, mais monsieur en tenait pour Zora, si bien…

– Zora est fort joli, prononça gravement le placeur.

– Tenez, c'est justement ce que nous avons dit à madame, la femme de chambre et moi. Belle personne, du reste, pas regardante, et qui s'entend à faire danser les écus. Je puis vous garantir que, déjà, à mon su, vu et entendu dire, elle a fait dépenser à monsieur plus de trente mille francs.

– Diable!

– Oh! elle va bien. Et tout à crédit, s'il vous plaît. Monsieur de Gandelu n'a pas le sou, à ce que m'a dit un garçon de chez Potel; mais il paraît que son père ne connaît pas sa fortune. Ainsi, hier, pour la crémaillère, comme ils disaient, il y a eu un dîner, mais un dîner!.. Enfin, il coûtait plus de mille francs avec les vins.

Jusque-là, le digne placeur n'apercevait pas l'ombre d'un renseignement à utiliser, et il se disposait à congédier sa cliente, lorsque celle-ci, qui avait deviné son intention, reprit vivement:

– Minute! je ne vous ai encore rien dit.

Certainement, B. Mascarot n'attendait rien de cette fille, mais il est patient, mais il a appris à se contraindre, mais il sait qu'un ambitieux, si haut qu'il soit, ne doit jamais repousser un collaborateur, si intime qu'il puisse être, si inutile qu'il paraisse.

Il se renversa donc sur son fauteuil, et d'un air aussi satisfait que s'il eût été prodigieusement intéressé, il dit:

– Voyons le reste.

– Donc, reprit la cuisinière de Rose-Zora, nous avons eu un grand dîner: huit invités, et madame était la seule femme. Ah! monsieur, quels hommes distingués, et aimables, et spirituels, et bien mis!.. Mais c'est encore monsieur qui était le mieux.

– Peste!..

– C'est ainsi. Sur les dix heures ils étaient tous très gris. Alors, savez-vous ce qu'ils ont fait? Ils ont envoyé dire au concierge de veiller à ce que personne ne traversât la cour, parce qu'ils voulaient jeter la vaisselle par la fenêtre. Et ils l'ont jetée. Plats, assiettes, verres, bouteilles, tout y a passé. C'est comme cela dans le grand monde. Les garçons de chez Potel m'ont dit que c'est une mode qui a été apportée à Paris par des princes russes.

L'honorable placeur tracassait terriblement ses lunettes. La résignation la plus héroïque a des bornes.

– Enfin, demanda-t-il, qu'avez-vous remarqué de curieux?

– Voilà!.. Parmi tous ces messieurs, il y en avait un qui faisait comme une tache dans la société, un grand brun à l'air mauvais, mal mis, et qui ne disait rien. On aurait juré qu'il se moquait des autres; manant, va!..

– Eh bien?

– Eh bien! Madame n'avait d'amabilités que pour lui. Elle était toujours à lui offrir les meilleures choses: Voulez-vous de ceci, prenez donc de cela, vous ne buvez pas, et patati, et patata… Après le dîner, quand les autres se sont mis à jouer, lui, qui n'avait probablement pas le sou, il est resté à causer avec madame.

– Et vous savez ce qu'ils disaient?

– Naturellement. Ils étaient près de la porte de la chambre à coucher; je suis allée l'entrebailler et j'ai écouté.

– Ce n'est peut-être pas très bien?

– Tant pis!.. J'aime à connaître les affaires des gens que je sers. Donc, ils parlaient d'un monsieur que madame a connu autrefois, et qui est l'ami du grand brun, un nommé… attendez donc… un nommé…

Beaumarchef estima que c'était le cas de montrer son excellente mémoire.

– Paul Violaine… fit-il.

– Précisément, répondit la cuisinière.

Puis l'étonnement lui venant avec la réflexion, elle ajouta:

– Ah ça! mais… comment savez-vous ce nom, vous?

B. Mascarot avait relevé ses lunettes pour lancer à son associé un regard foudroyant.

– Beaumar sait tout, répondit-il négligemment, c'est son état.

L'explication ne satisfit peut-être pas complètement l'estimable cuisinière, mais comme elle tenait à son récit, elle continua:

– Donc, madame racontait que ce n'était qu'un pas grand'chose, qu'il fallait se défier de lui, qu'il était capable de tout, qu'il avait volé douze mille francs…

Le placeur s'était redressé, son attention était devenue très réelle, sa patience était récompensée.

– Avez-vous retenu, demanda-t-il, le nom de ce grand brun?

– Ma foi!.. non. Les autres l'appelaient l'artiste.

Ce vague renseignement ne pouvait suffire au méthodique placeur.

– Écoutez, ma fille, commença-t-il d'une voix de miel, voulez-vous me rendre un service signalé?

– A vous, le roi des hommes pour les domestiques!.. Faut-il passer dans le feu.

– Non. Il faudrait simplement m'avoir le nom et l'adresse de ce grand brun. Il ressemble tellement, d'après ce que vous me dites, à un artiste qui me doit de l'argent…

– Suffit, vous pouvez compter sur moi.

Elle aspira une large prise et ajouta:

– Aujourd'hui, il faut que je file pour mon déjeuner. Demain ou après-demain, vous aurez votre adresse. Au revoir!..

Elle sortit, et la porte n'était pas refermée sur elle que B. Mascarot ébranla son bureau d'un formidable coup de poing.

– Hortebize, s'écria-t-il, est incomparable pour flairer un danger. Heureusement, j'ai le moyen de supprimer cette drôlesse et le jeune crétin qui voudrait se ruiner pour elle.

Comme toujours, quand le verbe supprimer monte aux lèvres de son patron, l'ex-sous-off tomba en garde: une, deux!.. Il ne connaît que cela, lui.

– Dieu! que tu es ridicule avec les gestes, interrompit le doux placeur en haussant les épaules. Va, j'ai mieux que cela. Rose avoue dix-neuf ans, mais elle ment, elle en a bel et bien vingt et un passés. Donc elle est majeure. Le jeune idiot, lui, est mineur encore. De sorte que si le papa Gandelu avait un peu de nerf, eh! eh!.. ce serait drôle et moral, tout à la fois; l'article 354 est élastique.

– Vous dites, patron? interrogea Beaumarchef, qui ne comprenait pas.