Tasuta

Au Bonheur des Dames

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Elle causa, dit que c’était bien commode, ce mécanisme des rendus; auparavant, elle n’achetait jamais, tandis que, maintenant, elle se laissait tenter parfois. À la vérité, elle rendait quatre objets sur cinq, elle commençait à être connue de tous les comptoirs, pour les négoces étranges, flairés sous l’éternel mécontentement qui lui faisait rapporter les articles un à un, après les avoir gardés plusieurs jours. Mais, en parlant, elle ne quittait pas des yeux les portes du salon; et elle parut soulagée, quand Mme Bourdelais retourna vers ses enfants, afin de leur expliquer les photographies. Presque au même moment, M. de Boves et Paul de Vallagnosc entrèrent. Le comte, qui affectait de faire visiter au jeune homme les nouveaux magasins, échangea avec elle un vif regard; puis, elle se replongea dans sa lecture, comme si elle ne l’avait pas aperçu.

– Tiens! Paul! dit une voix derrière ces messieurs.

C’était Mouret, en train de donner son coup d’œil aux divers services. Les mains se tendirent, et il demanda tout de suite:

– Mme de Boves nous a-t-elle fait l’honneur de venir?

– Mon Dieu! non, répondit le comte, et à son grand regret. Elle est souffrante, oh! rien de dangereux.

Mais brusquement, il feignit de voir Mme Guibal. Il s’échappa, s’approcha, tête nue; tandis que les deux autres se contentaient de la saluer de loin. Elle, également, jouait la surprise. Paul avait eu un sourire; il comprenait enfin, il raconta tout bas à Mouret comment le comte, rencontré par lui rue Richelieu, s’était efforcé de lui échapper et avait pris le parti de l’entraîner au Bonheur, sous le prétexte qu’il fallait absolument voir ça. Depuis un an, la dame tirait de ce dernier l’argent et le plaisir qu’elle pouvait, n’écrivant jamais, lui donnant rendez-vous dans des lieux publics, les églises, les musées, les magasins, pour s’entendre.

– Je crois qu’à chaque rendez-vous ils changent de chambre d’hôtel, murmurait le jeune homme. L’autre mois, il était en tournée d’inspection, il écrivait à sa femme tous les deux jours, de Blois, de Libourne, de Tarbes; et je suis pourtant convaincu de l’avoir vu entrer dans une pension bourgeoise des Batignolles… Mais, regarde-le donc! est-il beau, devant elle, avec sa correction de fonctionnaire! La vieille France! mon ami, la vieille France!

– Et ton mariage? demanda Mouret.

Paul, sans quitter le comte des yeux, répondit qu’on attendait toujours la mort de la tante. Puis, l’air triomphant:

– Hein? tu as vu? il s’est baissé, il lui a glissé une adresse. La voilà qui accepte, de sa mine la plus vertueuse: une terrible femme, cette rousse délicate, aux allures insouciantes… Eh bien! il se passe de jolies choses chez toi!

– Oh! dit Mouret en souriant, ces dames ne sont point ici chez moi, elles sont chez elles.

Ensuite, il plaisanta. L’amour, comme les hirondelles, portait bonheur aux maisons. Sans doute, il les connaissait, les filles qui battaient les comptoirs, les dames qui, par hasard, y rencontraient un ami; mais si elles n’achetaient pas, elles faisaient nombre, elles chauffaient les magasins. Tout en causant, il emmena son ancien condisciple, il le planta au seuil du salon, en face de la grande galerie centrale, dont les halls successifs se déroulaient à leurs pieds. Derrière eux, le salon gardait son recueillement, ses petits bruits de plumes nerveuses et de journaux froissés. Un vieux monsieur s’était endormi sur le Moniteur. M. de Boves examinait les tableaux, avec l’intention évidente de perdre dans la foule son futur gendre. Et, seule, au milieu de ce calme, Mme Bourdelais égayait ses enfants, très haut, comme en pays conquis.

– Tu le vois, elles sont chez elles, répéta Mouret, qui montrait d’un geste large l’entassement de femmes dont craquaient les rayons.

Justement, Mme Desforges, après avoir failli laisser son manteau dans la foule, entrait enfin et traversait le premier hall. Puis, arrivée à la grande galerie, elle leva les yeux. C’était comme une nef de gare, entourée par les rampes des deux étages, coupée d’escaliers suspendus, traversée de ponts volants. Les escaliers de fer, à double révolution, développaient des courbes hardies, multipliaient les paliers; les ponts de fer, jetés sur le vide, filaient droit, très haut; et tout ce fer mettait là, sous la lumière blanche des vitrages, une architecture légère, une dentelle compliquée où passait le jour, la réalisation moderne d’un palais du rêve, d’une Babel entassant des étages, élargissant des salles, ouvrant des échappées sur d’autres étages et d’autres salles, à l’infini. Du reste, le fer régnait partout, le jeune architecte avait eu l’honnêteté et le courage de ne pas le déguiser sous une couche de badigeon, imitant la pierre ou le bois. En bas, pour ne point nuire aux marchandises, la décoration était sobre, de grandes parties unies, de teinte neutre; puis, à mesure que la charpente métallique montait, les chapiteaux des colonnes devenaient plus riches, les rivets formaient fleurons, les consoles et les corbeaux se chargeaient de sculptures; dans le haut enfin, les peintures éclataient, le vert et le rouge, au milieu d’une prodigalité d’or, des flots d’or, des moissons d’or, jusqu’aux vitrages dont les verres étaient émaillés et niellés d’or. Sous les galeries couvertes, les briques apparentes des voûtins étaient également émaillées de couleurs vives. Des mosaïques et des faïences entraient dans l’ornementation, égayaient les frises, éclairaient de leurs notes fraîches la sévérité de l’ensemble; tandis que les escaliers, aux rampes de velours rouge, étaient garnis d’une bande de fer découpé et poli, luisant comme l’acier d’une armure.

Bien qu’elle connût déjà la nouvelle installation, Mme Desforges s’était arrêtée, saisie par la vie ardente qui animait ce jour-là l’immense nef. En bas, autour d’elle, continuait le remous de la foule, dont le double courant d’entrée et de sortie se faisait sentir jusqu’au rayon de la soie: foule encore très mêlée, où pourtant l’après-midi amenait davantage de dames, parmi les petites-bourgeoises et les ménagères; beaucoup de femmes en deuil, avec leurs grands voiles; toujours des nourrices fourvoyées, protégeant leurs poupons de leurs coudes élargis. Et cette mer, ces chapeaux bariolés, ces cheveux nus, blonds ou noirs, roulaient d’un bout de la galerie à l’autre, confus et décolorés au milieu de l’éclat vibrant des étoffes. Mme Desforges ne voyait de toutes parts que les grandes pancartes, aux chiffres énormes, dont les taches crues se détachaient sur les indiennes vives, les soies luisantes, les lainages sombres. Des piles de rubans écornaient les têtes, un mur de flanelle avançait en promontoire, partout les glaces reculaient les magasins, reflétaient des étalages avec des coins de public, des visages renversés, des moitiés d’épaules et de bras; pendant que, à gauche, à droite, les galeries latérales ouvraient des échappées, les enfoncements neigeux du blanc, les profondeurs mouchetées de la bonneterie, lointains perdus, éclairés par le coup de lumière de quelque baie vitrée, et où la foule n’était plus qu’une poussière humaine. Puis, lorsque Mme Desforges levait les yeux, c’était le long des escaliers, sur les ponts volants, autour des rampes de chaque étage, une montée continue et bourdonnante, tout un peuple en l’air, voyageant dans les découpures de l’énorme charpente métallique, se dessinant en noir sur la clarté diffuse des vitres émaillées. De grands lustres dorés descendaient du plafond; un pavoisement de tapis, de soies brodées, d’étoffes lamées d’or, retombait, tendait les balustrades de bannières éclatantes; il y avait, d’un bout à l’autre, des vols de dentelles, des palpitations de mousseline, des trophées de soieries, des apothéoses de mannequins à demi vêtus; et, au-dessus de cette confusion, tout en haut, le rayon de la literie, comme suspendu, mettait des petits lits de fer garnis de leurs matelas, drapés de leurs rideaux blancs, un dortoir de pensionnaires qui dormait dans le piétinement de la clientèle, plus rare à mesure que les rayons s’élevaient davantage.

– Madame désire-t-elle des jarretières bon marché? dit un vendeur à Mme Desforges, en la voyant immobile. Tout soie, vingt-neuf sous.

Elle ne daigna pas répondre. Autour d’elle, les propositions glapissaient, s’enfiévraient encore. Pourtant, elle voulut s’orienter. La caisse d’Albert Lhomme se trouvait à sa gauche; il la connaissait de vue, il se permit un sourire aimable, sans hâte aucune au milieu du flot de factures qui l’assiégeait; pendant que, derrière lui, Joseph, se battant avec la boîte à ficelle, ne pouvait suffire à empaqueter les articles. Alors, elle se reconnut, la soie devait être devant elle. Mais il lui fallut dix minutes pour s’y rendre, tellement la foule augmentait. En l’air, au bout de leurs fils invisibles, les ballons rouges s’étaient multipliés; ils s’amassaient en nuages de pourpre, filaient doucement vers les portes, continuaient à se déverser dans Paris; et elle devait baisser la tête sous le vol des ballons, lorsque de tout jeunes enfants les tenaient, le fil enroulé à leurs petites mains.

– Comment! madame, vous vous êtes risquée! s’écria gaiement Bouthemont, dès qu’il aperçut Mme Desforges.

Maintenant, le chef de comptoir, introduit chez elle par Mouret lui-même, y allait parfois prendre le thé. Elle le trouvait commun, mais fort aimable, d’une belle humeur sanguine, qui la surprenait et l’amusait. D’ailleurs, l’avant-veille, il lui avait conté carrément les amours de Mouret et de Clara, sans calcul, par bêtise de gros garçon aimant à rire; et, mordue de jalousie, cachant sa blessure sous des airs de dédain, elle venait pour tâcher de découvrir cette fille, une demoiselle des confections, avait-il dit simplement, en refusant de la nommer.

– Est-ce que vous désirez quelque chose chez nous? reprit-il.

 

– Mais certainement, sans quoi je ne serais pas venue… Avez-vous du foulard pour des matinées?

Elle espérait obtenir de lui le nom de la demoiselle, prise du besoin de la voir. Tout de suite, il avait appelé Favier; et il se remit à causer avec elle, en attendant le vendeur qui achevait de servir une cliente, justement «la jolie dame», cette belle personne blonde dont tout le rayon causait parfois, sans connaître sa vie, ni même son nom. Cette fois, la jolie dame était en grand deuil. Tiens! qui avait-elle donc perdu, son mari ou son père? Pas son père sans doute, car elle aurait paru plus triste. Alors, que disait-on? ce n’était pas une cocotte, elle avait eu un mari véritable. À moins, cependant, qu’elle ne fût en deuil de sa mère. Pendant quelques minutes, malgré le gros du travail, le rayon échangea des hypothèses.

– Dépêchez-vous, c’est insupportable! cria Hutin à Favier, qui revenait de conduire sa cliente à une caisse. Quand cette dame est là, vous n’en finissez plus… Elle se moque bien de vous!

– Pas tant que je me moque d’elle, répondit le vendeur vexé.

Mais Hutin menaça de le signaler à la direction, s’il ne respectait pas davantage la clientèle. Il devenait terrible, d’une sévérité hargneuse, depuis que le rayon s’était ligué pour lui faire avoir la place de Robineau. Même il se montrait tellement insupportable, après les promesses de bonne camaraderie dont il chauffait autrefois ses collègues, que ceux-ci, désormais, soutenaient sourdement Favier contre lui.

– Allons, ne répliquez pas, reprit sévèrement Hutin. M. Bouthemont vous demande du foulard, les dessins les plus clairs.

Au milieu du rayon, une exposition des soieries d’été éclairait le hall d’un éclat d’aurore, comme un lever d’astre dans les teintes les plus délicates de la lumière, le rose pâle, le jaune tendre, le bleu limpide, toute l’écharpe flottante d’Iris. C’étaient des foulards d’une finesse de nuée, des surahs plus légers que les duvets envolés des arbres, des pékins satinés à la peau souple de vierge chinoise. Et il y avait encore les pongées du Japon, les tussors et les corahs des Indes, sans compter nos soies légères, les mille raies, les petits damiers, les semis de fleurs, tous les dessins de la fantaisie, qui faisaient songer à des dames en falbalas, se promenant par les matinées de mai, sous les grands arbres d’un parc.

– Je prendrai celui-ci, le Louis XIV, à bouquets de roses, dit enfin Mme Desforges.

Et, pendant que Favier métrait, elle fit une dernière tentative sur Bouthemont, resté près d’elle.

– Je vais monter aux confections voir les manteaux de voyage… Est-ce qu’elle est blonde, la demoiselle de votre histoire?

Le chef de rayon, que son insistance commençait à inquiéter, se contenta de sourire. Mais, justement, Denise passait. Elle venait de remettre entre les mains de Liénard, aux mérinos, Mme Boutarel, cette dame de province, qui débarquait à Paris deux fois par an, pour jeter aux quatre coins du Bonheur l’argent qu’elle rognait sur son ménage. Et, comme Favier prenait déjà le foulard de Mme Desforges, Hutin, croyant le contrarier, l’arrêta.

– C’est inutile, mademoiselle aura l’obligeance de conduire madame.

Denise, troublée, voulut bien se charger du paquet et de la note de débit. Elle ne pouvait rencontrer le jeune homme face à face, sans éprouver une honte, comme s’il lui rappelait une faute ancienne. Cependant, son rêve seul avait péché.

– Dites-moi, demanda tout bas Mme Desforges à Bouthemont, n’est-ce pas cette fille si maladroite? Il l’a donc reprise?… Mais c’est elle, l’héroïne de l’aventure!

– Peut-être, répondit le chef de rayon, toujours souriant et bien décidé à ne pas dire la vérité.

Alors, précédée de Denise, Mme Desforges monta lentement l’escalier. Il lui fallait s’arrêter toutes les trois secondes, pour ne pas être emportée par le flot qui descendait. Dans la vibration vivante de la maison entière, les limons de fer avaient sous les pieds un branle sensible, comme tremblant aux haleines de la foule. À chaque marche, un mannequin, solidement fixé, plantait un vêtement immobile, costumes, paletots, robes de chambre; et l’on eût dit une double haie de soldats pour quelque défilé triomphal, avec le petit manche de bois pareil au manche d’un poignard, enfoncé dans le molleton rouge, qui saignait à la section fraîche du cou.

Mme Desforges arrivait enfin au premier étage, lorsqu’une poussée plus rude que les autres l’immobilisa un instant. Elle avait maintenant, au-dessous d’elle, les rayons du rez-de-chaussée, ce peuple de clientes épandu qu’elle venait de traverser. C’était un nouveau spectacle, un océan de têtes vues en raccourci, cachant les corsages, grouillant dans une agitation de fourmilière. Les pancartes blanches n’étaient plus que des lignes minces, les piles de rubans s’écrasaient, le promontoire de flanelle coupait la galerie d’un mur étroit; tandis que les tapis et les soies brodées qui pavoisaient les balustrades, pendaient à ses pieds ainsi que des bannières de procession, accrochées sous le jubé d’une église. Au loin, elle apercevait des angles de galeries latérales, comme du haut des charpentes d’un clocher on distingue des coins de rues voisines, où remuent les taches noires des passants. Mais ce qui la surprenait surtout, dans la fatigue de ses yeux aveuglés par le pêle-mêle éclatant des couleurs, c’était, lorsqu’elle fermait les paupières, de sentir davantage la foule, à son bruit sourd de marée montante et à la chaleur humaine qu’elle exhalait. Une fine poussière s’élevait des planchers, chargée de l’odeur de la femme, l’odeur de son linge et de sa nuque, de ses jupes et de sa chevelure, une odeur pénétrante, envahissante, qui semblait être l’encens de ce temple élevé au culte de son corps.

Cependant, Mouret, toujours debout devant le salon de lecture, en compagnie de Vallagnosc, respirait cette odeur, s’en grisait, en répétant:

– Elles sont chez elles, j’en connais qui passent la journée ici, à manger des gâteaux et à écrire leur correspondance… Il ne me reste qu’à les coucher.

Cette plaisanterie fit sourire Paul, qui, dans l’ennui de son pessimisme, continuait à trouver inepte la turbulence de cette humanité, pour des chiffons. Quand il venait serrer la main de son ancien condisciple, il s’en allait presque vexé de le voir si vibrant de vie, au milieu de son peuple de coquettes. Est-ce qu’une d’elles, le cerveau et le cœur vides, ne lui apprendrait pas la bêtise et l’inutilité de l’existence? Justement, ce jour-là, Octave semblait perdre de son bel équilibre; lui qui, d’habitude, soufflait la fièvre à ses clientes, avec la grâce tranquille d’un opérateur, il était comme pris dans la crise de passion dont peu à peu les magasins brûlaient. Depuis qu’il avait vu Denise et Mme Desforges monter le grand escalier, il parlait plus haut, gesticulait sans le vouloir; et, tout en affectant de ne pas tourner la tête vers elles, il s’animait ainsi davantage, à mesure qu’il les sentait approcher. Son visage se colorait, ses yeux avaient un peu du ravissement éperdu dont vacillaient à la longue les yeux des acheteuses.

– On doit rudement vous voler, murmura Vallagnosc, qui trouvait à la foule des airs criminels.

Mouret avait ouvert les bras tout grands.

– Mon cher, ça dépasse l’imagination.

Et, nerveusement, enchanté d’avoir un sujet, il donnait des détails intarissables, racontait des faits, en tirait un classement. D’abord, il citait les voleuses de profession, celles qui faisaient le moins de mal, car la police les connaissait presque toutes. Puis, venaient les voleuses par manie, une perversion du désir, une névrose nouvelle qu’un aliéniste avait classée, en y constatant le résultat aigu de la tentation exercée par les grands magasins. Enfin, il y avait les femmes enceintes, dont les vols se spécialisaient: ainsi, chez une d’elles, le commissaire de police avait découvert deux cent quarante-huit paires de gants roses, volées dans tous les comptoirs de Paris.

– C’est donc ça que les femmes ont ici des yeux si drôles! murmurait Vallagnosc. Je les regardais, avec leurs mines gourmandes et honteuses de créatures en folie… Une jolie école d’honnêteté!

– Dame! répondit Mouret, on a beau les mettre chez elles, on ne peut pourtant pas leur laisser emporter les marchandises sous leurs manteaux… Et des personnes très distinguées. Nous avons eu, la semaine dernière, la sœur d’un pharmacien et la femme d’un conseiller à la Cour. On tâche d’arranger cela.

Il s’interrompit pour montrer l’inspecteur Jouve, qui précisément filait une femme enceinte, en bas, au comptoir des rubans. Cette femme, dont le ventre énorme souffrait beaucoup des poussées du public, était accompagnée d’une amie, chargée de la défendre sans doute contre les chocs trop rudes; et, chaque fois qu’elle s’arrêtait devant un rayon, Jouve ne la quittait plus des yeux, tandis que l’amie, près d’elle, fouillait à son aise au fond des casiers.

– Oh! il la pincera, reprit Mouret, il connaît toutes leurs inventions.

Mais sa voix trembla, il eut un rire contraint. Denise et Henriette, qu’il n’avait cessé de guetter, passaient enfin derrière lui, après avoir eu beaucoup de mal à se dégager de la foule. Et il se tourna, il salua sa cliente du salut discret d’un ami, qui ne veut pas compromettre une femme en l’arrêtant au milieu du monde. Seulement, celle-ci, mise en éveil, s’était très bien aperçue du regard dont il avait d’abord enveloppé Denise. Cette fille, décidément, devait être la rivale qu’elle avait eu la curiosité de venir voir.

Aux confections, les vendeuses perdaient la tête. Deux demoiselles étaient malades, et Mme Frédéric, la seconde, avait tranquillement donné son congé, la veille, passant à la caisse pour faire régler son compte, lâchant le Bonheur d’une minute à l’autre, comme le Bonheur lui-même lâchait ses employés. Depuis le matin, dans le coup de fièvre de la vente, on ne causait que de cette aventure. Clara, maintenue au rayon par le caprice de Mouret, trouvait ça «très chic»; Marguerite racontait l’exaspération de Bourdoncle; tandis que Mme Aurélie, vexée, déclarait que Mme Frédéric aurait au moins dû la prévenir, car on n’avait pas idée d’une dissimulation pareille. Bien que celle-ci n’eût jamais fait une confidence à personne, on la soupçonnait cependant d’avoir quitté les nouveautés, pour épouser le propriétaire d’un établissement de bains, du côté des Halles.

– C’est un manteau de voyage que madame désire? demanda Denise à Mme Desforges, après lui avoir offert une chaise.

– Oui, répondit sèchement cette dernière, décidée à être impolie.

La nouvelle installation du rayon était d’une sévérité riche, de hautes armoires de chêne sculpté, des glaces tenant la largeur des panneaux, une moquette rouge qui étouffait le piétinement continu des clientes. Pendant que Denise était allée chercher des manteaux de voyage, Mme Desforges, qui regardait autour d’elle, s’aperçut dans une glace; et elle restait à se contempler. Elle vieillissait donc, qu’on la trompait pour la première fille venue? La glace reflétait le rayon entier, avec sa turbulence; mais elle ne voyait que sa face pâle, elle n’entendait pas, derrière elle, Clara qui racontait à Marguerite une des cachotteries de Mme Frédéric, la façon dont celle-ci faisait le tour, matin et soir, en enfilant le passage Choiseul, afin de donner l’idée qu’elle logeait peut-être sur la rive gauche.

– Voici nos derniers modèles, dit Denise. Nous les avons en plusieurs couleurs.

Elle étalait quatre ou cinq manteaux. Mme Desforges les considérait d’un air dédaigneux; et, à chacun, elle devenait plus dure. Pourquoi ces fronces, qui étriquaient le vêtement? et celui-ci, carré des épaules, ne l’aurait-on pas dit taillé à coups de hache? On avait beau aller en voyage, on ne s’habillait pas comme une guérite.

– Montrez-moi autre chose, mademoiselle.

Denise dépliait les vêtements, les repliait, sans se permettre un geste d’humeur. Et c’était cette sérénité dans la patience qui exaspérait davantage Mme Desforges. Ses regards, continuellement, retournaient à la glace, en face d’elle. Maintenant, elle s’y regardait près de Denise, elle établissait des comparaisons. Était-ce possible qu’on lui eût préféré cette créature insignifiante? Elle se souvenait, cette créature était bien celle qu’elle avait vue, autrefois, faire à ses débuts une figure si sotte, maladroite comme une gardeuse d’oies qui débarque de son village. Sans doute, aujourd’hui, elle se tenait mieux, l’air pincé et correct dans sa robe de soie. Seulement, quelle pauvreté, quelle banalité!

 

– Je vais soumettre à madame d’autres modèles, disait tranquillement Denise.

Quand elle revint, la scène recommença. Puis, ce furent les draps qui étaient trop lourds et qui ne valaient rien. Mme Desforges se tournait, élevait la voix, tâchait d’attirer l’attention de Mme Aurélie, dans l’espoir de faire gronder la jeune fille. Mais celle-ci, depuis sa rentrée, avait conquis peu à peu le rayon; elle y était chez elle à présent, et la première lui reconnaissait même des qualités rares de vendeuse, la douceur obstinée, la conviction souriante. Aussi Mme Aurélie haussa-t-elle légèrement les épaules, en se gardant d’intervenir.

– Si madame voulait bien m’indiquer le genre? demandait de nouveau Denise, avec son insistance polie que rien ne décourageait.

– Mais puisque vous n’avez rien! cria Mme Desforges.

Elle s’interrompit, étonnée de sentir une main se poser sur son épaule. C’était Mme Marty, que sa crise de dépense emportait au travers des magasins. Ses achats avaient tellement grossi, depuis les cravates, les gants brodés et l’ombrelle rouge, que le dernier vendeur venait de se décider à mettre sur une chaise le paquet, qui lui aurait cassé les bras; et il la précédait, en tirant cette chaise, où s’entassaient des jupons, des serviettes, des rideaux, une lampe, trois paillassons.

– Tiens! dit-elle, vous achetez un manteau de voyage?

– Oh! mon Dieu! non, répondit Mme Desforges. Ils sont affreux.

Mais Mme Marty était tombée sur un manteau à rayures, qu’elle ne trouvait pourtant pas mal. Sa fille Valentine l’examinait déjà. Alors, Denise appela Marguerite, pour débarrasser le rayon de l’article, un modèle de l’année précédente, que cette dernière, sur un coup d’œil de sa camarade, présenta comme une occasion exceptionnelle. Quand elle eut juré qu’on l’avait baissé de prix deux fois, que de cent cinquante on l’avait mis à cent trente, et qu’il était maintenant à cent dix, Mme Marty fut sans force contre la tentation du bon marché. Elle l’acheta, le vendeur qui l’accompagnait laissa la chaise et tout le paquet des notes de débit, jointes aux marchandises.

Cependant, derrière ces dames, au milieu des bousculades de la vente, les commérages du rayon continuaient sur Mme Frédéric.

– Vrai! elle avait quelqu’un? disait une petite vendeuse, nouvelle au comptoir.

– L’homme des bains, pardi! répondait Clara. Faut se défier de ces veuves si tranquilles.

Alors, tandis que Marguerite débitait le manteau, Mme Marty tourna la tête; et, désignant Clara d’un léger mouvement des paupières, elle dit très bas à Mme Desforges:

– Vous savez, le caprice de M. Mouret.

L’autre, surprise, regarda Clara, puis reporta les yeux sur Denise, en répondant:

– Mais non, pas la grande, la petite!

Et, comme Mme Marty n’osait plus rien affirmer, Mme Desforges ajouta à voix plus haute, avec un mépris de dame pour des femmes de chambre:

– Peut-être la petite et la grande, toutes celles qui veulent!

Denise avait entendu. Elle leva ses grands yeux purs sur cette dame qui la blessait ainsi et qu’elle ne connaissait pas. Sans doute, c’était la personne dont on lui avait parlé, cette amie que le patron voyait au-dehors. Dans le regard qu’elles échangèrent, Denise eut alors une dignité si triste, une telle franchise d’innocence, qu’Henriette resta gênée.

– Puisque vous n’avez rien de possible à me montrer, dit-elle brusquement, conduisez-moi aux robes et costumes.

– Tiens! cria Mme Marty, j’y vais avec vous… Je voulais voir un costume pour Valentine.

Marguerite prit la chaise par le dossier, et la traîna, renversée, sur les pieds de derrière, qu’un tel charriage usait à la longue. Denise ne portait que les quelques mètres de foulard, achetés par Mme Desforges. C’était tout un voyage, maintenant que les robes et costumes se trouvaient au second, à l’autre bout des magasins.

Et le grand voyage commença, le long des galeries encombrées. En tête marchait Marguerite, tirant la chaise comme une petite voiture, s’ouvrant un chemin avec lenteur. Dès la lingerie, Mme Desforges se plaignit: était-ce ridicule, ces bazars où il fallait faire deux lieues pour mettre la main sur le moindre article! Mme Marty se disait aussi morte de fatigue; et elle n’en jouissait pas moins profondément de cette fatigue, de cette mort lente de ses forces, au milieu de l’inépuisable déballage des marchandises. Le coup de génie de Mouret la tenait tout entière. Au passage, chaque rayon l’arrêtait. Elle fit une première halte devant les trousseaux, tentée par des chemises que Pauline lui vendit, et Marguerite se trouva débarrassée de la chaise, ce fut Pauline qui dut la prendre. Mme Desforges aurait pu continuer sa marche, pour libérer Denise plus vite; mais elle semblait heureuse de la sentir derrière elle, immobile et patiente, tandis qu’elle s’attardait également, à conseiller son amie. Aux layettes, ces dames s’extasièrent, sans rien acheter. Puis, les faiblesses de Mme Marty recommencèrent: elle succomba successivement devant un corset de satin noir, des manchettes de fourrure vendues au rabais, à cause de la saison, des dentelles russes dont on garnissait alors le linge de table. Tout cela s’empilait sur la chaise, les paquets montaient, faisaient craquer le bois; et les vendeurs qui se succédaient, s’attelaient avec plus de peine, à mesure que la charge devenait plus lourde.

– Par ici, madame, disait Denise sans une plainte, après chaque halte.

– Mais c’est stupide! criait Mme Desforges. Nous n’arriverons jamais. Pourquoi n’avoir pas mis les robes et costumes près des confections? En voilà un gâchis!

Mme Marty, dont les yeux se dilataient, grisée par ce défilé de choses riches qui dansaient devant elle, répétait à demi-voix:

– Mon Dieu! que va dire mon mari?… Vous avez raison, il n’y a pas d’ordre, dans ce magasin. On se perd, on fait des bêtises.

Sur le grand palier central, la chaise eut peine à passer. Mouret, justement, venait d’encombrer le palier d’un déballage d’articles de Paris, des coupes montées sur du zinc doré, des nécessaires et des caves à liqueur de camelote, trouvant qu’on y circulait trop librement, que la foule ne s’y étouffait pas. Et, là, il avait autorisé un de ses vendeurs à exposer, sur une petite table, des curiosités de la Chine et du Japon, quelques bibelots à bas prix, que les clientes s’arrachaient. C’était un succès inattendu, déjà il rêvait d’élargir cette vente. Mme Marty, pendant que deux garçons montaient la chaise au second étage, acheta six boutons d’ivoire, des souris en soie, un porte-allumettes en émail cloisonné.

Au second, la course recommença. Denise, qui depuis le matin promenait ainsi des clientes, tombait de lassitude; mais elle restait correcte, avec sa douceur polie. Elle dut encore attendre ces dames aux étoffes d’ameublement, où une cretonne ravissante avait accroché Mme Marty. Puis, aux meubles, ce fut une table à ouvrage dont cette dernière eut le désir. Ses mains tremblaient, elle suppliait en riant Mme Desforges de l’empêcher de dépenser davantage, lorsque la rencontre de Mme Guibal lui apporta une excuse. C’était au rayon des tapis, celle-ci venait enfin de monter rendre tout un achat de portières d’Orient, fait par elle depuis cinq jours; et elle causait, debout devant le vendeur, un grand gaillard, dont les bras de lutteur remuaient, du matin au soir, des charges à tuer un bœuf. Naturellement, il était consterné par ce «rendu», qui lui enlevait son tant pour cent. Aussi tâchait-il d’embarrasser la cliente, flairant quelque aventure louche, sans doute un bal donné avec les portières, prises au Bonheur, puis renvoyées, afin d’éviter une location chez un tapissier; il savait que cela se faisait parfois, dans la bourgeoisie économe. Madame devait avoir une raison pour les rendre; si c’étaient les dessins ou les couleurs qui n’allaient pas à madame, il lui montrerait autre chose, il avait un assortiment très complet. À toutes ces insinuations, Mme Guibal répondait tranquillement, de son air assuré de femme reine, que les portières ne lui plaisaient plus, sans daigner ajouter une explication. Elle refusa d’en voir d’autres, et il dut s’incliner, car les vendeurs avaient ordre de reprendre les marchandises, même s’ils s’apercevaient qu’on s’en fût servi.