Tasuta

Contes à Ninon

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

– Or ça, mon mignon, dit-il en sautant à terre, et notre peuple?

Sidoine, à cette question, éclata de plus belle en gémissements, dodelinant de la tête, se barbouillant le visage de ses larmes.

– Bah! reprit Médéric, notre peuple serait-il mort? L'aurais-tu massacré dans un moment d'ennui, réfléchissant que les peuples rois sont sujets aux abdications tout comme les autres monarques?

– Frère, frère, sanglota Sidoine, notre peuple s'est mal conduit.

– Vraiment?

– Il s'est mis en colère à propos de rien…

– Le vilain!

– …et m'a jeté à la porte…

– Le grossier!

– …comme jamais grand seigneur n'a jeté un aquais.

– Voyez-vous l'aristocrate!

A chaque virgule, Sidoine poussait un profond soupir. Lorsqu'il rencontra un point dans sa phrase, son émotion étant au comble, il fondit de nouveau en larmes.

– Mon mignon, reprit Médéric, il est triste sans doute pour un maître d'être congédié par ses valets, mais je ne vois pas là matière à tant se désoler. Si ta douleur ne me prouvait une fois de plus l'excellence de ton âme et ton ignorance des rapports sociaux, je te gronderais de t'affliger ainsi d'une aventure très-fréquente. Nous lirons l'histoire un de ces jours; tu le verras, c'est une vieille habitude des nations de malmener les princes dont elles ne veulent plus. Malgré le dire de certaines gens, Dieu n'a jamais eu la singulière fantaisie de créer une race particulière, dans le but d'imposer à ses enfants des maîtres élus par lui de père en fils. Ne t'étonne donc pas si les gouvernés veulent devenir gouvernants à leur tour, puisque tout homme a le droit d'avoir cette ambition. Cela soulage de pouvoir raisonner logiquement son malheur. Allons, sèche tes larmes. Elles seraient bonnes chez un efféminé, un glorieux nourri de louanges, qui aurait oublié son métier d'homme en exerçant trop longtemps celui de roi; mais nous, monarques d'hier, nous savons encore marcher sans autre escorte que notre ombre, et vivre au soleil, n'ayant pour royaume que le peu de poussière où se posent nos pieds.

– Eh! répondit Sidoine d'un ton dolent, tu en parles à ton aise. La profession me plaisait. Je me battais à poing que veux-tu, je mettais tous les jours mes habits du dimanche, je dormais sur de la paille fraîche. Raisonne, explique tant que tu voudras. Moi, je veux pleurer.

Et il pleura; puis, s'arrêtant brusquement au milieu d'un sanglot:

– Voici, dit-il, comment les choses se sont passées…

– Mon mignon, interrompit Médéric, tu deviens bavard: le désespoir ne te vaut rien.

– Ce matin, vers six heures, comme je rêvais innocemment, un grand bruit m'a éveillé. J'ai ouvert un oeil. Le peuple entourait mon lit, paraissant fort ému, attendant mon réveil, en quête de quelque jugement. Bon! me suis-je dit, voilà qui regarde Médéric: dormons encore. Et je me suis rendormi. Au bout de je ne sais combien de minutes, j'ai senti mes sujets me tirer respectueusement par un coin de ma blouse royale. Force m'a été d'ouvrir les deux yeux. Le peuple s'impatientait. Qu'a donc mon frère Médéric? ai-je pensé, de méchante humeur. Et, en pensant cela, je me suis mis sur mon séant. Ce que voyant, les braves gens qui m'entouraient ont poussé un murmure de satisfaction. Me comprends-tu, frère, et ne sais-je pas conter à l'occasion?

– Parfaitement, mais si tu contes de ce train-là, tu conteras jusqu'à demain. Que voulait notre peuple?

– Ah! voilà. Je crois n'avoir pas trop bien compris. Un vieux s'est approché de moi, traînant sur ses talons une vache au bout d'un cordeau. Il l'a plantée à mes pieds, la tête dirigée de mon côté. A droite et à gauche de la bête, en face de chaque flanc, se sont formés deux groupes se montrant le poing. Celui de droite criait: "Elle est blanche!" Celui de gauche: "Elle est noire!" Alors le vieux, avec force saluts, m'a dit d'un ton humble: "Sire, est-elle noire, est-elle blanche?"

– Mais, interrompit Médéric, c'était de la haute philosophie, cela. La vache était-elle noire, mon mignon?

– Pas précisément.

– Alors elle était blanche?

– Oh! pour cela non. D'ailleurs, je m'inquiétais peu d'abord de la couleur de la bête. C'était à toi de répondre, je n'avais que faire de regarder. Tu ne répondais toujours pas. Moi, te pensant en train de préparer ton discours, je m'apprêtais à me rendormir sournoisement. Le vieux, qui s'était courbé en deux pour recevoir ma réponse, se sentant des démangeaisons dans l'échine, me répétait: "Sire, est-elle blanche, est-elle noire?"

– Mon mignon, tu dramatises ton récit selon toutes les règles de l'art. Pour peu que j'aie le temps, je ferai de toi un auteur tragique. Mais continue.

– Ah! le paresseux! me dis-je enfin, il dort comme un roi. Cependant le peuple commençait à s'impatienter de nouveau. Il s'agissait de t'éveiller, le plus doucement possible, sans qu'il s'aperçût du fait. Je glissai un doigt dans mon oreille gauche; elle était vide. Je le glissai dans mon oreille droite; vide également. C'est à partir de ces gestes que le peuple s'est fâché. – Pardieu! mon mignon, ignores-tu la mimique à ce point? Se gratter une oreille est signe d'embarras, et toi, lorsque tu as un jugement à rendre, tu vas te gratter les deux!

– Frère, j'étais fort troublé. Je me levai, sans plus faire attention au peuple, je fouillai énergiquement mes poches, celles de la blouse, celles de la culotte, toutes enfin. Rien dans les poches de gauche, rien dans les poches de droite. Mon frère Médéric n'était plus sur moi. J'avais espéré un instant le rencontrer se promenant dans quelque gousset écarté. Je visitai les coulures, j'inspectai chaque pli. Personne. Pas plus de Médéric dans mes vêtements que dans mes oreilles. Le peuple, stupéfait de ce singulier exercice, me soupçonna sans doute de chercher des raisons dans mes poches; il attendit quelques minutes, puis se mit à me huer, sans plus de respect, comme si j'eusse été le dernier des manants. Avoue-le, frère, il eût fallu une forte tête pour se sauver saine et sauve d'une pareille situation.

– Je l'avoue volontiers, mon mignon. Et la vache?

– La vache! c'est en effet la vache qui m'embarrassait. Lorsque j'eus acquis la triste certitude qu'il allait me falloir parler en public, j'appelai à moi le plus de bon sens possible pour regarder la vache et la voir sans prévention aucune. Le vieux venait de se relever, me criant d'une voix colère cette éternelle phrase, reprise en choeur par le peuple: "Est-elle blanche? est-elle noire?" En mon âme et conscience, mon frère Médéric, elle était noire et elle était blanche, le tout ensemble. Je m'apercevais bien que les uns la voulaient noire, les autres blanche; c'était justement là ce qui me troublait.

– Tu es un simple d'esprit, mon mignon. La couleur des objets dépend de la position des gens. Ceux de gauche et ceux de droite, ne voyant à la fois qu'un des flancs de la vache, avaient également raison, tout en se trompant de même. Toi, la regardant en face, tu la jugeais d'une façon autre. Était-ce la bonne? Je n'oserais le dire; car, remarque-le, quelqu'un placé à la queue aurait pu émettre un quatrième jugement tout aussi logique que les trois premiers.

– Eh! mon frère Médéric, pourquoi tant philosopher? Je ne prétends pas être le seul qui ait eu raison. Seulement, je dis que la vache était blanche et noire, le tout ensemble; et, certes, je puis bien le dire, puisque c'est là ce que j'ai vu. Ma première pensée a été de communiquer à la foule cette vérité que mes yeux me révélaient, et je l'ai fait avec complaisance, ayant la naïveté de croire cette décision la meilleure possible, car elle devait contenter tout le monde, en ne donnant tort à personne.

– Eh quoi! mon pauvre mignon, tu as parlé? Pouvais-je me taire? Le – peuple était là, les oreilles grandes ouvertes, avides de phrases – comme la terre d'eau de pluie après deux mois de sécheresse. Les – plaisants, à me voir l'air niais et embarrassé, criaient que ma voix – de fauvette s'en était allée, juste à la saison des nids. Je tournai – sept fois ma phrase dans la bouche; puis fermant les paupières à – demi, arrondissant les bras, je prononçai ces mots du ton le plus – flûté possible: "Mes bien-aimés sujets, la vache est noire et – blanche, le tout ensemble."

– Oh la la! mon mignon, à quelle école as-tu appris à faire des discours d'une phrase? T'ai-je jamais donné de mauvais exemples? Il y avait là matière à emplir deux volumes, et tu vas jeter tout le fruit de tes observations en treize mots! Je jurerais qu'on t'a compris: ton discours était pitoyable!

– Je te crois, mon frère. J'avais parlé très doucement. Tous, hommes, femmes, enfants, vieillards, se bouchèrent les oreilles, se regardant épouvantés, comme s'ils eussent entendu le tonnerre gronder sur leur tête; puis ils poussèrent de grands cris: "Eh quoi! disaient-ils, quel est le malotru qui se permet de pareils beuglements? On nous a changé notre roi. Cet homme n'est pas notre doux seigneur, dont la voix suave faisait les délices de nos oreilles. Sauve-toi vite, vilain géant, bon tout au plus à effrayer nos filles, quand elles pleurent. Entendez-vous l'imbécile déclarer cette vache blanche et noire. Elle est blanche. Elle est noire. Voudrait-il se moquer de nous, en affirmant qu'elle est noire et blanche? Allons, vite, décampe! Oh! quelle sotte paire de poings! La laide parure, quand il les balance niaisement, comme s'il ne savait qu'en faire. Jette-les dans un coin pour courir plus vite. Tu nous guérirais des rois, si nous pouvions guérir de cette maladie. Hé! plus vite encore. Vide le royaume. Où avions-nous l'idée d'aimer les hommes hauts de plusieurs toises? Rien n'est plus artistement organisé que les moucherons. Nous voulons un moucheron!"

Sidoine, au souvenir de cette scène de tumulte, ne put maîtriser son émotion; ses larmes coulèrent de nouveau. Médéric ne souffla mot, car son mignon attendait sûrement ses consolations pour se désoler davantage.

 

– Le peuple, reprit-il après un silence, me poussait lentement hors du territoire. Je reculais pas à pas, sans songer à me défendre, n'osant plus desserrer les lèvres, cherchant à cacher mes poings qui excitaient de telles huées. Je suis fort timide de ma nature, tu le sais, et rien ne me fâche comme de voir une foule s'occuper de moi. Aussi, quand je me trouvai en pleins champs, mon parti fut-il bientôt pris: je tournai le dos à mes révolutionnaires, je me mis à courir de toute la longueur de mes jambes. Je les entendis se fâcher de ma fuite, plus fort qu'ils ne l'avaient fait, deux minutes auparavant, de ma lenteur à reculer. Ils m'appelèrent lâche, me montrèrent le poing, oubliant qu'ils risquaient de me faire souvenir des miens, et finirent par me jeter des pierres lorsque je fus trop loin pour en être atteint. Hélas! mon frère Médéric, voilà de bien tristes aventures.

– Ça! courage! répondit sagement Médéric. Tenons conseil. Que penses-tu d'une légère correction administrée à notre peuple, non pour le faire rentrer dans le devoir, – car, après tout, il n'avait pas le devoir de nous garder lorsque nous ne lui plaisions plus, – mais pour lui montrer qu'on ne jette pas impunément à la porte des gens comme nous. Je vote une courte averse de soufflets.

– Oh! dit Sidoine, de pareilles corrections se lisent-elles dans l'histoire?

– Mais oui. Parfois, les rois rasent une ville; d'autrefois, les villes coupent le cou aux rois. C'est une douce réciprocité. Si cela peut te distraire, nous allons assommer ceux pour le compte desquels nous assommions hier.

– Non, mon frère, ce serait une triste besogne.

Je suis de ceux qui n'aiment pas à manger les poulets de leur basse-cour.

– Bien dit, mon mignon. Léguons alors le soin de nous faire regretter au roi notre successeur. D'ailleurs, ce royaume était trop petit; tu ne pouvais te remuer sans passer les frontières. C'est assez nous amuser aux bagatelles de la porte. Il nous faut chercher au plus vite le Royaume des Heureux, qui est un grand royaume où nous régnerons à l'aise. Surtout, marchons de compagnie. Nous emploierons quelques matinées à parfaire notre éducation, à prendre une idée précise de ce monde, dont nous allons gouverner un des coins. Est-ce dit, mon mignon?

Sidoine ne pleurait plus, ne réfléchissait plus, ne parlait plus. Les larmes, un instant, lui avaient mis des pensées au cerveau et des paroles aux lèvres. Le tout s'en était allé ensemble.

– Écoute et ne réponds pas, ajouta Médéric; nous allons enjamber notre royaume d'hier et nous diriger vers l'Orient, en quête de notre royaume de demain.

VIII
L'AIMABLE PRIMEVÈRE, REINE DU ROYAUME DES HEUREUX

Il est grand temps, Ninon, de te conter les merveilles du Royaume des

Heureux. Voici les détails que Médéric tenait de son ami le bouvreuil.

Le Royaume des Heureux est situé dans un monde que les géographes n'ont encore pu découvrir, mais qu'ont bien connu les braves coeurs de tous les temps, pour l'avoir maintes fois visité en songe. Je ne saurais rien te dire sur la mesure de sa surface, la hauteur de ses montagnes, la longueur de ses fleuves; les frontières n'en sont point parfaitement arrêtées, et, jusqu'à ce jour, la science du géomètre consiste, dans ce fortuné pays, à mesurer la terre par petits coins, selon les besoins de chaque famille. Le printemps n'y règne pas éternellement, comme tu pourrais le croire, la fleur a ses épines; la plaine est semée de grands rocs; les crépuscules sont suivis de nuits sombres, suivies à leur tour de blanches aurores. La fécondité, le climat salubre, la beauté suprême de ce royaume, proviennent de l'admirable harmonie, du savant équilibre des éléments. Le soleil mûrit les fruits que la pluie a fait croître; la nuit repose le sillon du travail fécondant du jour. Jamais le ciel ne brûle les moissons, jamais les froids n'arrêtent les rivières dans leur course. Rien n'est vainqueur; tout se contre-balance, se met pour sa part dans l'ordre universel; de sorte que ce monde, où entrent en égale quantité toutes les influences contraires, est un monde de paix, de justice et de devoir.

Le Royaume des Heureux est très-peuplé; depuis quand? on l'ignore; mais, à coup sûr, on ne donnerait pas dix ans à cette nation. Elle ne paraît pas encore se douter de la perfectibilité du genre humain, elle vit paisiblement, sans avoir besoin de voter chaque jour, pour maintenir une loi, vingt lois qui chacune en demanderont à leur tour vingt autres pour être également maintenues. L'édifice d'iniquité et d'oppression n'en est qu'aux fondements. Quelques grands sentiments, simples comme des vérités, y tiennent lieu de règles: la fraternité devant Dieu, le besoin de repos, la connaissance du néant de la créature, le vague espoir d'une tranquillité éternelle. Il y a une entente tacite entre ces passants d'une heure, qui se demandent à quoi bon se coudoyer lorsque la route est large et mène petits et grands à la même porte. Une nature harmonieuse, toujours semblable à elle-même, a influé sur le caractère des habitants: ils ont, comme elle, une âme riche d'émotions, accessible à tous les sentiments. Cette âme, où la moindre passion en plus amènerait des tempêtes, jouit d'un calme inaltérable, par la juste répartition des facultés bonnes et mauvaises.

Tu le vois, Ninon, ce ne sont pas là des anges, et leur monde n'est pas un paradis. Un rêveur de nos pays fiévreux s'accommoderait mal de cette région tempérée où le coeur doit battre d'un mouvement régulier, aux caresses d'un air pur et tiède. Il dédaignerait ces horizons tranquilles, baignés d'une lumière blanche, sans orages, sans midis éblouissants. Mais quelle douce patrie pour ceux qui, sortis hier de la mort, se souviennent en soupirant du bon sommeil qu'ils ont dormi dans l'éternité passée, et qui attendent d'heure en heure le repos de l'éternité future. Ceux-là se refusent à souffrir la vie; ils aspirent à cet équilibre, à cette sainte tranquillité, qui leur rappelle leur véritable essence, celle de n'être pas. Se sentant à la fois bons et méchants, ils ont pris pour loi d'effacer autant que possible la créature sous le ciel, de lui rendre sa place dans la création, en réglant les harmonies de leur âme sur les harmonies de l'univers.

Chez un tel peuple, il ne peut exister grande hiérarchie. Il se contente de vivre, sans se séparer en castes ennemies, ce qui le dispense d'avoir une histoire. Il refuse ces choix du hasard qui appellent certains hommes à la domination de leurs frères, en leur donnant une part d'intelligence plus grande que la commune part dont le ciel peut disposer envers chacun de ses enfants. Courageux et poltrons, idiots et hommes de génie, bons et méchants, se résignent en ce pays à n'être rien par eux-mêmes, à se reconnaître pour tout mérite celui de faire partie de la famille humaine. De cette pensée de justice est née une société modeste, un peu monotone au premier regard, n'ayant pas de fortes personnalités, mais d'un ensemble admirable, ne nourrissant aucune haine, constituant un véritable peuple, dans le sens le plus exact de ce mot.

Donc, ni petits ni grands, ni riches ni pauvres, pas de dignités, pas d'échelle sociale, les uns en haut, les autres en bas, et ceux-ci poussant ceux-là; une nation insouciante, vivant de tranquillité, aimante et philosophe; des hommes qui ne sont plus des hommes. Cependant, aux premiers jours du royaume, pour ne pas trop se faire montrer au doigt par leurs voisins, ils avaient sacrifié aux idées reçues en nommant un roi. Ils n'en sentaient pas le besoin; ils ne virent dans cette mesure qu'une simple formalité, même un moyen ingénieux d'abriter leur liberté à l'ombre d'une monarchie. Ils choisirent le plus humble des citoyens, non point assez bête pour qu'il pût devenir méchant à la longue, mais d'une intelligence suffisante pour qu'il se sentît le frère de ses sujets. Ce choix fut une des causes de la paisible prospérité du royaume. La mesure prise, le roi oublia peu à peu qu'il avait un peuple, le peuple, qu'il avait un roi. Le gouvernant et les gouvernés s'en allèrent ainsi côte à côte dans les siècles, se protégeant mutuellement, sans en avoir conscience; les lois régnaient par cela même qu'elles ne se faisaient pas sentir; le pays jouissait d'un ordre parfait, résultant de sa position unique dans l'histoire: une monarchie libre dans un peuple libre.

Ce seraient de curieuses annales, celles qui conteraient l'histoire des rois du Royaume des Heureux. Certes, les grands exploits et les Réformes humanitaires y tiendraient peu de place, y offriraient un mince intérêt; mais les braves gens prendraient plaisir à voir avec quelle naïve simplicité se succédait sur le trône cette race d'excellents hommes qui naissaient rois tout naturellement, qui portaient la couronne, comme on porte au berceau des cheveux blonds ou noirs. La nation, ayant au commencement pris la peine de se donner un maître, entendait bien ne plus s'occuper de ce soin, et comptait avoir voté une fois pour toutes. Elle n'agissait pas précisément ainsi par respect pour l'hérédité, mot dont elle ignorait le sens; mais cette façon de procéder lui paraissait de beaucoup la plus commode.

Aussi, lors du règne de l'aimable Primevère, aucun généalogiste n'aurait-il pu, en remontant le cours des temps, suivre, dans ses différents membres, cette longue descendance de rois, tous issus du même père. L'héritage royal les suivait dans les âges, sans qu'ils aient jamais à s'inquiéter si quelque mendiant ne le leur volait pas en route. Maints d'entre eux parurent même ignorer toute leur vie la haute sinécure qu'ils tenaient de leurs aïeux. Pères, mères, fils, filles, frères, soeurs, oncles, tantes, neveux, nièces, s'étaient passé le sceptre de main en main, comme un joyau de famille.

Le peuple aurait fini par ne plus reconnaître son roi du moment, dans une parenté devenue nombreuse à la longue et fort embrouillée, sans la bonhomie mise par les princes eux-mêmes à se faire reconnaître. Parfois il se présentait telle circonstance où un roi était d'une nécessité absolue. Comme, à tout prendre, le cours ordinaire des choses est préférable, les sujets sommaient leur maître légitime de se nommer. Alors celui qui possédait le bâton de bois doré dans un coin de sa maison, le prenait modestement, jouait son personnage, quitte à se retirer, la farce terminée. Ces courtes apparitions d'une majesté mettaient un peu d'ordre dans les souvenirs de la nation.

Il faut le faire remarquer, au grand honneur de la famille régnante, jamais, à l'appel du peuple, deux rois ne s'étaient présentés; entre héritiers, le fait mérite d'être constaté: pas d'arrière-neveu envieux du gros lot échu à la branche aînée. Je ne puis affirmer cependant que l'aimable Primevère fût issue directement du roi fondateur de la dynastie. Tu le sais de reste, on n'est pas toujours la fille de son père. En toute certitude, la dignité de reine s'était transmise jusqu'à elle, d'après les lois civiles de parenté. Elle avait dans les veines un sang rose où peut-être pas une goutte de sang royal ne se trouvait mêlée, mais qui certainement gardait encore quelques atomes du sang du premier homme. Magnifique exemple, pour les peuples et les princes de nos contrées, que cette dynastie se développant sans secousse, descendant les âges, au gré des naissances et des morts.

Le père de l'aimable Primevère, comme il vieillissait, oubliant le grand art de ses ancêtres, eut la singulière idée de vouloir apporter quelques réformes dans le gouvernement. Une république faillit bel et bien être déclarée. Sur ces entrefaites, le bonhomme mourut, ce qui évita à ses sujets la peine de se fâcher. Ils n'eurent garde, dès lors, de changer un système politique dont ils se trouvaient au mieux depuis tant de siècles, ils laissèrent tranquillement monter sur le trône la fille unique du défunt, l'aimable Primevère, âgée de douze ans. L'enfant, qui avait un grand sens pour son âge, se garda de suivre l'exemple de son père. Ayant appris ce qu'il en coûtait de vouloir le bonheur d'une nation qui déclarait jouir d'une parfaite félicité, elle chercha ailleurs des êtres à consoler, des existences à rendre plus douces. Selon l'histoire, elle tenait du ciel une de ces âmes de femmes, faites de pitié et d'amour, souffles d'un Dieu meilleur, et d'une essence si pure que les hommes, pour expliquer cette bonté pénétrante, ont été forcés d'inventer tout un peuple d'anges et de chérubins. Eh! oui, Ninon, nous peuplons le ciel de nos amoureuses, de nos soeurs à la voix tendre, de nos mères, ces saintes âmes, les anges gardiens de nos prières. Dieu ne perd rien à cette croyance, qui est la mienne. S'il lui faut une milice céleste, il a là-haut, autour de son trône, les pensées miséricordieuses de tous les braves coeurs de femmes aimant en ce monde. Primevère donna, dès sa naissance, plusieurs preuves de sa mission; elle naissait pour protéger les faibles et faire des oeuvres de paix et de justice. Je ne te dirai point, quand sa mère l'enfanta, qu'on remarqua plus de soleil aux cieux, plus d'allégresse dans les coeurs. Cependant, ce jour-là les hirondelles du toit causèrent de l'événement plus tard que de coutume. Si les loups ne s'attendrirent pas, les larmes de joie n'étant guère dans leur nature, les brebis, passant devant la porte, bêlèrent doucement, se regardant avec des yeux humides. Il y eut, parmi les bêtes du pays, j'entends les bonnes bêtes, une émotion qui adoucit pour une heure leur triste condition de brute. Un Messie était né, attendu de ces pauvres intelligences; je te le demande, et cela sans raillerie sacrilège, dans leurs souffrances et leurs ténèbres, ne doivent-elles pas, comme nous, espérer un Sauveur?

 

Couchée dans son berceau, Primevère, en ouvrant les yeux, accorda son premier sourire au chien et au chat de la maison, assis sur leur derrière, aux deux bords du petit lit, gravement, comme il sied à de hauts dignitaires. Elle versa sa première larme, tendant les mains vers une cage où chantait tristement un rossignol; lorsque, pour l'apaiser, on lui eut remis la frêle prison, elle l'ouvrit et reprit son sourire, à voir l'oiseau étendre larges ses ailes.

Je ne puis te conter, jour par jour, sa jeunesse passée à placer près des fourmilières des poignées de blé, non tout à fait au bord, pour ne pas ôter aux ouvrières le plaisir du travail, mais à une courte distance, afin de ménager les pauvres membres de ces infiniment petits; sa belle jeunesse dont elle fit une longue fête, soulageant son besoin de bonté, donnant à son coeur la continuelle joie de faire le bien, d'aider les misérables: pierrots et hannetons sauvés des mains de méchants garçons, chèvres consolées par une caresse de la perte de leurs chevreaux, bêtes domestiques nourries grassement d'os et de soupes cuites, pain émietté sur les toits, fétu de paille tendu aux insectes naufragés, bienfaits, douces paroles de toutes sortes. Je l'ai dit, elle eut de bonne heure l'âge de raison. Ce qui d'abord avait été chez elle instinct du coeur, devint bientôt jugement et règle de conduite. Ce ne fut plus seulement sa bonté naturelle qui lui fit aimer les bêtes; ce bon sens dont nous nous servons pour dominer, eut en elle ce rare résultat, de lui donner plus d'amour, en l'aidant à comprendre combien les créatures ont besoin d'être aimées. Quand elle allait par les sentiers, avec les fillettes de son âge, elle prêchait parfois sa mission, et c'était un charmant spectacle que ce docteur aux lèvres roses, d'une naïveté grave, expliquant à ses disciples la nouvelle religion, celle qui apprend à tendre la main, dans la création, aux êtres les plus déshérités. Elle disait souvent qu'elle avait eu jadis de grandes pitiés, en songeant aux bêtes privées de la parole, ne pouvant ainsi nous témoigner leurs besoins; elle craignait, dans ses premières années, de passer à leur côté, quand elles avaient faim ou soif, et de s'éloigner sans les soulager, leur laissant ainsi la haineuse pensée du mauvais coeur d'une petite fille se refusant à la charité. De là, disait-elle, vient toute la mésintelligence entre les fils de Dieu, depuis l'homme jusqu'au ver; ils n'entendent point leurs langages, ils se dédaignent, faute de se comprendre assez pour se secourir en frères.

Bien des fois, en face d'un grand boeuf qui arrêtait, des heures entières, ses yeux mornes sur elle, elle avait cherché avec angoisse ce que pouvait désirer la pauvre créature qui la regardait si tristement. Mais maintenant, pour sa part, elle ne craignait plus d'être jugée méchante. La langue de chaque bête lui était connue; elle devait cette science à l'amitié de ses chers malheureux qui la lui avaient enseignée dans une longue fréquentation. Et quand on lui demandait la façon d'apprendre ces milliers de langages, pour mettre fin à un malentendu qui rend la création mauvaise, elle répondait avec un doux sourire: "Aimez les bêtes, vous les comprendrez."

Ce n'étaient pas d'ailleurs des raisonnements bien profonds que les siens; elle jugeait avec le coeur, ne s'embarrassant pas d'idées philosophiques qu'elle ignorait. Sa façon de voir avait ceci d'étrange, en notre siècle d'orgueil, qu'elle ne considérait pas l'homme seul dans l'oeuvre de Dieu.

Elle aimait la vie sous toutes les formes; elle voyait les êtres, du plus humble jusqu'au plus grand, gémir sous une même loi de souffrance; dans cette fraternité des larmes, elle ne pouvait distinguer ceux qui ont une âme de ceux auxquels nous n'en accordons pas. La pierre seule la laissait insensible; et encore, par les rudes gelées de janvier, elle songeait à ces pauvres cailloux qui devaient avoir si froid sur les grands chemins. Elle s'était attachée aux bêtes, comme nous nous attachons aux aveugles et aux muets, parce qu'ils ne voient ni n'entendent. Elle allait chercher les plus misérables des créatures, par besoin d'aimer beaucoup.

Certes, elle n'avait pas la sotte idée de croire un homme caché sous la peau d'un âne ou d'un loup; ce sont là d'absurdes inventions pouvant venir à un philosophe, mais peu faites pour la tête blonde d'une petite fille. Voilà encore un parfait égoïste, le sage qui a déclaré aimer les bêtes parce que les bêtes sont des hommes déguisés! Pour elle, Dieu merci! elle croyait les bêtes des bêtes complètes. Elle les aimait naïvement, songeant qu'elles vivent, qu'elles sentent la joie et la douleur comme nous. Elle les traitait en soeurs, tout en comprenant la différence qui existe entre leur être et le nôtre, mais en se disant aussi que Dieu, leur ayant donné la vie, les a faites pour être consolées.

Lorsque l'aimable Primevère monta sur le trône, voyant qu'elle ne pouvait faire oeuvre de charité en travaillant au bonheur de son peuple, elle prit la résolution de travailler à celui des bêtes de son royaume. Puisque les hommes se déclaraient parfaitement heureux, elle se consacrait à la félicité des insectes et des lions. Ainsi elle apaisait son besoin d'aimer.

Il faut le dire, si la concorde régnait dans les villes, il n'en était pas de même dans les bois. De tous temps, Primevère avait éprouvé de douloureux étonnements à voir la guerre éternelle que se livrent entre elles les créatures. Elle ne pouvait s'expliquer l'araignée buvant le sang de la mouche, l'oiseau se nourrissant de l'araignée. Un de ses plus pesants cauchemars consistait à voir, par les mauvaises nuits d'hiver, une sorte de ronde effrayante, un cercle immense emplissant les cieux; ce cercle était formé de tous les êtres placés à la file, se dévorant les uns les autres; il tournait sans cesse, emporté dans la furie du terrible festin. L'épouvante mettait au front de l'enfant une sueur froide, lorsqu'elle comprenait que ce festin ne pouvait finir, que les êtres tourneraient ainsi éternellement, au milieu de cris d'agonie.

Mais c'était là un rêve pour elle; la chère fillette n'avait pas conscience de la loi fatale de la vie, qui ne peut être sans la mort. Elle croyait au pouvoir souverain de ses larmes.

Voici le beau projet qu'elle forma, dans son innocence et sa bonté, pour le plus grand bonheur des bêtes de son royaume.

A peine maîtresse du pouvoir, elle fit publier à son de trompe, aux carrefours de chaque forêt, dans les basses-cours et sur les places des grandes villes, que toute bête se sentant lasse du métier de vagabond trouverait un asile sûr à la cour de l'aimable Primevère. En outre, disait la proclamation, les pensionnaires, instruits dans l'art difficile d'être heureux, selon les lois du coeur et de la raison, jouiraient d'une nourriture abondante, exempte de larmes. Comme l'hiver appréciait, les repas devenant rares, des loups maigres, des insectes frileux, tous les animaux domestiques de la contrée, les chats et les chiens errants, enfin cinq à six douzaines de bêtes fauves curieuses se rendirent à l'appel de la jeune reine.