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AVENTURES DU GRAND SIDOINE ET DU PETIT MÉDÉRIC

I
LES HÉROS

A cent pas, le grand Sidoine avait quelque peu l'aspect d'un peuplier, si ce n'est qu'il était plus haut de taille et de tournure plus épaisse. A cinquante, on distinguait parfaitement son sourire satisfait, ses gros yeux bleus à fleur de tête, ses énormes poings qu'il balançait d'une façon timide et embarrassée. A vingt-cinq, on le déclarait sans hésiter garçon de coeur, fort comme une armée, mais bête comme tout.

Le petit Médéric, pour sa part, avait, quant à la taille, de fortes ressemblances avec une laitue, je dis une laitue en bas âge. Mais, à remarquer ses lèvres fines et mobiles, son front pur et élevé, à voir la grâce de son salut, l'aisance de son allure, on lui accordait aisément plus d'esprit qu'aux doctes cervelles de quarante grands hommes. Ses yeux ronds, pareils à ceux d'une mésange, dardaient des regards pénétrants comme des vrilles d'acier; ce qui, certes, l'aurait fait juger méchant enfant, si de longs cils blonds n'avaient voilé d'une ombre douce la malice et la hardiesse de ces yeux-là. Il portait des cheveux bouclés, il riait d'un bon rire engageant, de sorte qu'on ne pouvait s'empêcher de l'aimer.

Bien qu'ils eussent grand'peine à converser librement, le grand Sidoine et le petit Médéric n'en étaient pas moins les meilleurs amis du monde. Ils avaient seize ans tous deux, étant nés le même jour, à la même minute, et se connaissaient depuis lors; car leurs mères, qui se trouvaient voisines, se plaisaient à les coucher ensemble dans un berceau d'osier, aux jours où le grand Sidoine se contentait encore d'une couche de trois pieds de long. Sans doute, c'est chose rare que deux enfants, nourris d'une même bouillie, aient des croissances si singulièrement différentes. Ce fait embarrassait d'autant plus les savants du voisinage, que Médéric, contrairement aux usages reçus, avait à coup sûr rapetissé de plusieurs pouces. Les cinq ou six cents doctes brochures écrites sur ce phénomène par des hommes spéciaux, prouvaient de reste que le bon Dieu seul savait le secret de ces croissances bizarres, comme il sait, d'ailleurs, ceux des Bottes de sept lieues, de la Belle au bois dormant et de ces mille autres vérités, si belles et si simples, qu'il faut toute la pureté de l'enfance pour les comprendre.

Les mêmes savants, qui faisaient métier d'expliquer ce qui ne saurait l'être, se posaient encore un grave problème. Comment peut-il se faire, se demandaient-ils entre eux, sans jamais se répondre, que cette grande bête de Sidoine aime d'un amour aussi tendre ce petit polisson de Médéric? et comment ce petit polisson trouve-t-il tant de caresses pour cette grande bête? Question obscure, bien faite pour inquiéter des esprits chercheurs: la fraternité du brin d'herbe et du chêne.

Je ne me soucierais pas autant de ces savants, si un d'eux, le moins accrédité dans la paroisse, n'avait dit, certain jour, en hochant la tête: "Hé, hé! bonnes gens, ne voyez-vous pas ce dont il s'agit? Rien n'est plus simple. Il s'est fait un échange entre les marmots. Quand ils étaient au berceau, alors qu'ils avaient la peau tendre et le crâne de peu d'épaisseur, Sidoine a pris le corps de Médéric, et Médéric, l'esprit de Sidoine; de sorte que l'un a crû en jambes et en bras, tandis que l'autre croissait en intelligence. De là leur amitié. Ils sont un même être en deux êtres différents; là c'est, si je ne me trompe, la définition des amis parfaits."

Lorsque le bonhomme eut ainsi parlé, ses collègues rirent aux éclats et le traitèrent de fou. Un philosophe daigna lui démontrer comme quoi les âmes ne se transvasent point de la sorte, ainsi qu'on fait d'un liquide; un naturaliste lui criait en même temps, dans l'autre oreille, qu'on n'avait pas d'exemple, en zoologie, d'un frère cédant ses épaules à son frère, comme il lui céderait sa part de gâteau. Le bonhomme hochait toujours la tête, répétant: "J'ai donné mon explication, donnez la vôtre; nous verrons ensuite laquelle des deux sera la plus raisonnable."

J'ai longtemps médité ces paroles et je les ai trouvées pleines de sagesse. Jusqu'à meilleure explication, – si tant est que j'aie besoin d'une explication pour continuer ce conte, – je m'en tiendrai à celle donnée par le vieux savant. Je sais qu'elle blessera les idées nettes et géométriques de bien des personnes; mais, comme je suis décidé à accueillir avec reconnaissance les nouvelles solutions que mes lecteurs trouveront sans aucun doute, je crois agir justement, en une matière aussi délicate.

Ce qui, Dieu merci, n'était pas sujet à controverse, – car tous les esprits droits conviennent assez souvent d'un fait, – c'est que Sidoine et Médéric se trouvaient au mieux de leur amitié. Ils découvraient chaque jour tant d'avantages à être ce qu'ils étaient, que, pour rien au monde, ils n'auraient voulu changer de corps ni d'esprit.

Sidoine, lorsque Médéric lui indiquait un nid de pie, tout au haut d'un chêne, se déclarait l'enfant le plus fin de la contrée; Médéric, lorsque Sidoine se baissait pour s'emparer du nid, croyait de bonne foi avoir la taille d'un géant. Mal t'en eût pris, si tu avais traité Sidoine de sot, espérant qu'il ne saurait te répondre: Médéric t'aurait prouvé, en trois phrases, que tu tournais à l'idiotisme. Et Médéric donc, si tu l'avais raillé sur ses petits poings, tout juste assez forts pour écraser une mouche, c'eût été une bien autre chanson: je ne sais trop comment tu aurais échappé aux longs bras de Sidoine. Ils étaient forts et intelligents tous deux, puisqu'ils ne se quittaient point, et ils n'avaient jamais songé qu'il leur manquât quelque chose, si ce n'est les jours où le hasard les séparait.

Pour ne rien cacher, je dois dire qu'ils vivaient un peu en vagabonds, ayant perdu leurs parents de bonne heure, se sentant d'ailleurs de force à manger en tous lieux et en tous temps. D'autre part, ils n'étaient pas garçons à se loger tranquillement dans une cabane. Je te laisse à penser quel hangar il eût fallu pour Sidoine; quant à Médéric, il se serait contenté d'une armoire. Si bien que, pour la commodité de tous deux, ils logeaient aux champs, dormant en été sur le gazon, se moquant du froid l'hiver, sous une chaude couverture de feuilles et de mousses sèches.

Ils formaient ainsi un ménage assez singulier. Médéric avait charge de penser; il s'en acquittait à merveille, connaissait au premier coup d'oeil les terrains où se trouvaient les pommes de terre les plus savoureuses, et savait, à une minute près, le temps qu'elles devaient rester sous la cendre, pour être cuites à point. Sidoine agissait; il déterrait les pommes de terre, ce qui n'était pas, je t'assure, une petite besogne, car, si son compagnon s'en mangeait qu'une ou deux, il lui en fallait bien, quant à lui, trois ou quatre charretées; puis, il allumait le feu, les couvrait de braise, se brûlait les doigts à les retirer.

Ces menus soins domestiques n'exigeaient pas grandes ruses ni grande force de poignets. Mais il faisait bon voir les deux compagnons, dans les exigences plus graves de la vie, comme lorsqu'il fallait se défendre contre les loups, pendant les nuits d'hiver, ou encore se vêtir décemment, sans bourse délier, ce qui présentait des difficultés énormes.

Sidoine avait fort à faire pour tenir les loups à distance; il lançait à droite et à gauche des coups de pied à renverser une montagne. Le plus souvent, il ne renversait rien du tout, par la raison qu'il était très-maladroit de sa personne. Il sortait ordinairement de ces luttes les vêtements en lambeaux. Alors le rôle de Médéric commençait. De faire des reprises, il n'y fallait pas songer. Le malin garçon préférait se procurer de beaux habits neufs, puisque, d'une façon comme d'une autre, il devait se mettre en frais d'imagination. A chaque blouse déchirée, ayant l'esprit fertile en expédients, il inventait une étoffe nouvelle. Ce n'était pas tant la qualité que la quantité qui l'inquiétait: figure-toi un tailleur qui aurait à habiller les tours Notre-Dame.

Une fois, dans un besoin pressant, il adressa une requête aux meuniers, sollicitant de leur bienveillance les vieilles voiles de tous les moulins à vent de la contrée. Comme il demandait avec une grâce sans pareille, il obtint bientôt assez de toile pour confectionner un superbe sac qui fit le plus grand honneur à Sidoine.

Une autre fois, il eut une idée plus ingénieuse encore. Comme une révolution venait d'éclater dans le pays, et que le peuple, pour se prouver sa puissance, brisait les écussons, déchirait les bannières du dernier règne, il se fit donner sans peine tous les vieux drapeaux qui avaient servi dans les fêtes publiques. Je te laisse à penser si la blouse, faite de ces lambeaux de soie, fut splendide à voir.

Mais c'étaient là des habits de cour, et Médéric cherchait une étoffe qui résistât plus longtemps aux griffes et aux dents des bêtes fauves. Un soir de bataille, les loups ayant achevé de dévorer les drapeaux, il lui vint une subite inspiration, en considérant les morts restés sur le sol. Il dit à Sidoine de les écorcher proprement, fit ensuite sécher les peaux au soleil. Huit jours après, son grand frère se promenait, la tête haute, vêtu galamment des dépouilles de leurs ennemis. Sidoine, un peu coquet, ainsi que tous les gros hommes, se montrait très-sensible aux beaux ajustements neufs; aussi se mit-il à faire chaque semaine un furieux carnage de loups, les assommant d'une façon plus douce, par crainte de gâter les fourrures.

Médéric n'eut plus, dès lors, à s'inquiéter de la garde-robe. Je ne t'ai point dit comment il arrivait à se vêtir lui-même, mais tu as sans doute compris qu'il y arrivait sans tant de ruses. Le moindre bout de ruban lui suffisait. Il était fort mignon, de taille bien prise, quoique petite; les dames se le disputaient pour l'attirer de velours et de dentelle. Aussi le rencontrait-on toujours mis à la dernière mode.

 

Je ne saurais dire que les fermiers fussent très-enchantés du voisinage des deux amis. Mais ils avaient tant de respect pour les poings de Sidoine, tant d'amitié pour les jolis sourires de Médéric, qu'ils les laissaient vivre dans leurs champs, comme chez eux. Les enfants, d'ailleurs, ne mésusaient pas de l'hospitalité; ils ne prélevaient quelques légumes que lorsqu'ils étaient las de gibier et de poisson. Avec de plus méchants caractères, ils auraient ruiné le pays en trois jours; une simple promenade dans les blés eût suffi. Aussi leur tenait-on compte du mal qu'ils ne faisaient pas. On leur avait même de la reconnaissance pour les loups qu'ils détruisaient par centaines, et pour le grand nombre d'étrangers curieux qu'ils attiraient dans les villes d'alentour.

J'hésite à entrer en matière, avant de t'avoir conté plus au long les affaires de mes héros. Les vois-tu bien, là, devant toi? Sidoine, haut comme une tour, vêtu de fourrures grises, Médéric, paré de rubans et de paillettes, brillant dans l'herbe à ses pieds, comme un scarabée d'or. Te les figures-tu se promenant dans la campagne, le long des ruisseaux, soupant et dormant dans les clairières, vivant en liberté sous le ciel de Dieu? Te dis-tu combien Sidoine était bête, avec ses gros poings, et que d'ingénieux expédients, que de fines reparties se logeaient dans la petite tête de Médéric? Te pénètres-tu de cette idée, que leur union faisait leur force, que, nés l'un loin de l'autre, ils auraient été de pauvres diables fort incomplets, obligés de vivre selon les us et coutumes de tout le monde? As-tu suffisamment compris que si j'avais de mauvaises intentions, je pourrais cacher là-dessous quelque sens philosophique? Es-tu enfin décidée à me remercier de mon géant et de mon nain, que j'ai élevés avec un soin particulier, de façon à en faire le couple le plus merveilleux du monde?

Oui?

Alors je commence, sans plus tarder, l'étonnant récit de leurs aventures.

II
ILS SE METTENT EN CAMPAGNE

On matin d'avril, – l'air était encore vif, de légers brouillards s'élevaient de la terre humide, – Sidoine et Médéric se chauffaient à un grand feu de broussailles. Ils venaient de déjeuner et attendaient que le brasier se fût éteint, pour faire un bout de promenade. Sidoine, assis sur une grosse pierre, regardait les charbons d'un air pensif; mais il fallait se défier de cet air-là, car il était connu de tous que le brave enfant ne pensait jamais à rien. Il souriait béatement, en appuyant les poings sur ses genoux. Médéric, couché en face de lui, contemplait avec amour les poings de son compagnon; bien qu'il les eût vus grandir, il trouvait, à les regarder, un éternel sujet de joie et d'étonnement.

– Oh! la belle paire de poings! songeait-il; les maîtres poings que voilà! Comme les doigts en sont épais et bien plantés! Je ne voudrais pas, pour tout l'or du monde, en recevoir la moindre chiquenaude: il y aurait de quoi assommer un boeuf. Ce cher Sidoine ne semble pas se douter qu'il porte notre fortune au bout des bras.

Sidoine, que le feu réjouissait, allongeait en effet les mains d'une façon indolente. Il dodelinait de la tête, abîmé dans un oubli complet des choses de ce monde. Médéric se rapprocha du feu qui s'éteignait.

– N'est-ce pas dommage, reprit-il à voix basse, d'user de si belles armes contre les méchantes carcasses de quelques loups galeux? Elles méritent vraiment un plus noble usage, comme d'écraser des bataillons entiers et de renverser des murs de citadelle. Nous qui sommes nés sûrement pour de grands destins, nous voilà dans notre seizième année, sans avoir encore fait le moindre exploit. Je suis las de la vie que nous menons au fond de cette vallée perdue, je crois qu'il est grandement temps d'aller conquérir le royaume que Dieu nous garde quelque part; car plus je regarde les poings de Sidoine, et plus j'en suis convaincu: ce sont là des poings de roi.

Sidoine était loin de songer aux grandes destinées rêvées par Médéric. Il venait de s'assoupir, ayant peu dormi la nuit précédente. On sentait, à la régularité de son souffle, qu'il ne prenait pas même la peine d'avoir des songes.

– Hé! mon mignon! lui cria Médéric.

Il leva la tête, il regarda son compagnon d'un air inquiet, agrandissant les yeux, dressant les oreilles.

– Écoute, reprit celui-ci, et tâche de comprendre, s'il est possible. Je songe à noire avenir, je trouve que nous le négligeons beaucoup. La vie, mon mignon, ne consiste pas à manger de belles pommes de terre dorées et à se vêtir de splendides fourrures. Il faut, en outre, se faire un nom dans le monde, se créer une position. Nous ne sommes pas gens du commun, pouvant nous contenter de l'état et du titre de vagabonds. Certes, je ne méprise pas ce métier, qui est celui des lézards, bêtes à coup sûr plus heureuses que bien des hommes; mais nous serons toujours à temps de le reprendre. Il s'agit donc de sortir au plus tôt de ce pays, trop petit pour nous, et de chercher une contrée plus vaste, où nous puissions nous montrer à notre avantage. Sûrement, nous ferons vite fortune, si tu me secondes selon tes moyens, j'entends en distribuant des taloches d'après mes avis et conseils. Me comprends-tu?

– Je crois que oui, répondit Sidoine d'un ton modeste; nous allons voyager et nous battre tout le long de la route. Ce sera charmant.

– Seulement, continua Médéric, il nous faut un but pour nous ôter le loisir de baguenauder en chemin. Vois-tu, mon mignon, nous aimons trop le soleil. Nous serions bien capables de passer notre jeunesse à nous chauffer au pied des haies, si nous ne connaissions, au moins par ouï-dire, le pays où nous désirons nous rendre. J'ai donc cherché une contrée qui fût digne de nous posséder. Je t'avoue que, d'abord, je n'en trouvais aucune. Heureusement, je me suis rappelé une conversation que j'ai eue, il y a quelques jours, avec un bouvreuil de ma connaissance. Il m'a dit venir en droite ligne d'un grand royaume, nommé le Royaume des Heureux, célèbre par la fertilité du sol et l'excellent caractère des habitants; il est gouverné en ce moment par une jeune reine, l'aimable Primevère, qui, dans la bonté de son coeur, ne se contente pas de laisser vivre en paix ses sujets, mais veut encore faire participer les animaux de son empire aux rares félicités de son règne. Je te dirai, une de ces nuits, les étranges histoires que m'a contées à ce sujet mon ami le bouvreuil. Peut-être, – car tu me parais singulièrement curieux aujourd'hui, – désires-tu connaître comment je compte agir dans le Royaume des Heureux. Dès à présent, à ne juger les choses que de loin, il me semble assez convenable de me faire aimer de l'aimable Primevère, et de l'épouser, pour vivre grassement ensuite, sans souci des autres empires du monde. Nous verrons à te créer une position qui convienne à tes goûts, en te permettant de t'entretenir la main. Mon mignon, je jure de te tailler tôt ou tard une noble besogne, telle que le monde, dans mille ans, parlera encore de tes poings.

Sidoine, qui avait compris, aurait sauté au cou de son frère, si cela eût été possible. Lui dont l'imagination était fort paresseuse d'ordinaire, il voyait, avec les yeux de l'âme, des champs de bataille vastes comme des océans, riante perspective qui faisait courir des frissons de joie le long de ses bras. Il se leva, serra la ceinture de sa blouse et se campa devant Médéric.

Celui-ci songeait, jetant autour de lui des regards tristes.

– Les habitants de ce pays ont toujours été bons pour nous, dit-il enfin. Ils nous ont soufferts dans leurs champs. Sans eux, nous n'aurions pas si fière mine. Nous devons, avant de les quitter, leur laisser une preuve de notre reconnaissance. Que pourrions-nous bien faire qui leur fût agréable?

Sidoine crut naïvement que cette question s'adressait à lui. Il eut une idée.

– Frère, répondit-il, que penses-tu d'un grand feu de joie? Nous pourrions brûler la ville prochaine, à l'extrême satisfaction des habitants; car, pour peu qu'ils aient mon goût, rien ne les distraira autant que de belles flammes rouges par une nuit bien noire.

Médéric haussa les épaules.

– Mon mignon, dit-il, je te conseille de ne jamais te mêler de ce qui me regarde. Laisse-moi réfléchir une seconde. Si j'ai besoin de tes bras, alors tu travailleras à ton tour.

– Voici, reprit-il après un silence. Il y a là, au sud, une montagne qui, m'a-t-on dit, gêne beaucoup nos bienfaiteurs. La vallée manque d'eau; leurs terres sont d'une telle sécheresse, qu'elles produisent le pire vin du monde, ce qui est un continuel chagrin pour les buveurs du pays. Las de piquette, ils ont convoqué dernièrement toutes leurs académies; une aussi docte assemblée allait certainement inventer la pluie, sans plus de peine que si le bon Dieu s'en fût mêlé. Les savants se sont donc mis en campagne; ils ont fait des études fort remarquables sur la nature et la pente des terrains, concluant que rien ne serait plus facile que de dériver et d'amener dans la plaine les eaux du fleuve voisin, si cette diablesse de montagne ne se trouvait justement sur le passage. Observe, mon mignon, combien les hommes nos frères sont de pauvres sires. Ils étaient là une centaine à mesurer, à niveler, à dresser de superbes plans; ils disaient, sans se tromper, ce qu'était la montagne, marbre, craie ou pierre à plâtre; ils l'auraient pesée, s'ils l'avaient voulu, à quelques kilogrammes près; et pas un, même le plus gros, n'a songé à la porter quelque part, où elle ne gênât plus. Prends la montagne, Sidoine, mon mignon. Je vais chercher dans quel lieu nous pourrions bien la poser sans malencontre. Sidoine ouvrit les bras. Il en entoura délicatement les rochers. Puis, il fit un léger effort, se renversant en arrière, et se releva, serrant le fardeau contre sa poitrine. Il le soutint sur son genou, attendant que Médéric se décidât. Ce dernier hésitait.

– Je la ferais bien jeter à la mer, murmurait-il, mais un tel caillou occasionnerait pour sûr un nouveau déluge. Je ne puis non plus la faire mettre brutalement à terre, au risque d'écorner une ville ou deux. Les cultivateurs pousseraient de beaux cris, si j'encombrais un champ de navets ou de carottes. Remarque, Sidoine, mon mignon, l'embarras où je suis. Les hommes se sont partagé le sol d'une façon ridicule. On ne peut déranger une pauvre montagne sans écraser les choux d'un voisin.

– Tu dis vrai, mon frère, répondit Sidoine. Seulement, je te prie d'avoir une idée au plus vite. Ce n'est pas que ce caillou soit lourd; mais il est si gros, qu'il m'embarrasse un peu.

– Viens donc, reprit Médéric. Nous allons le poser entre ces deux coteaux que tu vois au nord de la plaine. Il y a là une gorge qui souffle un froid du diable en ce pays. Notre caillou, qui la bouchera parfaitement, abritera la vallée des vents de mars et de septembre.

Lorsqu'ils furent arrivés, et comme Sidoine s'apprêtait à jeter la montagne du haut de ses bras, ainsi que le bûcheron jette son fagot, au retour de la forêt:

– Bon Dieu! mon mignon, cria Médéric, laisse-la glisser doucement, si tu ne veux ébranler la terre, à plus de cinquante lieues à la ronde. Bien: ne te hâte ni ne te soucie des écorchures. Je crois qu'elle branle. Il serait bon de la caler avec quelque roche, pour qu'elle ne s'avise de rouler lorsque nous ne serons plus ici. Voilà qui est fait. Maintenant, les braves gens boiront de bon vin. Ils auront de l'eau pour arroser leurs vignes et du soleil pour en dorer les grappes. Écoute, Sidoine, je suis bien aise de te le faire observer, nous sommes plus habiles qu'une douzaine d'académies. Nous pourrons, dans nos voyages, changer à notre gré la température et la fertilité des pays. Il ne s'agit que d'arranger un peu les terrains, d'établir au nord un paravent de montagnes, après avoir ménagé une pente pour les eaux. La terre, je l'ai souvent remarqué, est mal bâtie; je doute que les hommes aient jamais assez d'esprit pour en faire une demeure digne de nations civilisées. Nous verrons à y travailler un peu, dans nos moments perdus. Aujourd'hui, voilà notre dette de reconnaissance payée. Mon mignon, secoue ta blouse qui est toute blanche de poussière, et partons.

Sidoine, il faut le dire, n'entendit que le dernier mot de ce discours. Il n'était pas philanthrope, ayant l'esprit trop simple pour cela; il se souciait peu d'un vin dont il ne devait jamais boire. L'idée de voyager le ravissait; à peine son frère eut-il parlé de départ, que la joie lui fit faire deux ou trois enjambées, ce qui l'éloigna de plusieurs douzaines de kilomètres. Heureusement, Médéric avait saisi un pan de la blouse.

– Ohé! mon mignon, cria-t-il, ne pourrais-tu avoir des mouvements moins brusques? Arrête, pour l'amour de Dieu! Crois-tu que mes petites jambes soient capables de semblables sauts? Si tu comptes marcher d'un tel pas, je te laisse aller en avant et te rejoindrai peut-être dans quelques centaines d'années. Arrête, assieds-toi.

 

Sidoine s'assit. Médéric saisit à deux mains le bas de la culotte de fourrure. Comme il était d'une merveilleuse agilité, il grimpa légèrement sur le genou de son compagnon, en s'aidant des touffes de poils et des accrocs qu'il rencontra en chemin. Puis, il s'avança le long de la cuisse, qui lui sembla une belle grande route, large, droite, sans montée aucune. Arrivé au bout, il posa le pied dans la première boutonnière de la blouse, s'accrocha plus haut à la seconde, monta ainsi jusqu'à l'épaule. Là, il fit ses préparatifs de voyage, prit ses aises, se coucha commodément dans l'oreille gauche de Sidoine. Il avait choisi ce logis pour deux raisons: d'abord il se trouvait à l'abri de la pluie et du vent, l'oreille en question étant une maîtresse oreille; ensuite il pouvait, en toute sûreté d'être entendu, communiquer à son compagnon une foule de remarques intéressantes.

Il se pencha sur le bord d'un trou noir qu'il découvrit dans le fond de sa nouvelle demeure, et, d'une voix perçante, cria dans cet abîme:

– Maintenant, mon mignon, tu peux courir, si bon te semble. Ne t'amuse pas dans les sentiers, fais en sorte que nous arrivions au plus vite. M'entends-tu?

– Oui, frère, répondit Sidoine. Je te prie même de ne pas parler si haut, car ton souffle me chatouille d'une façon désagréable.

Et ils partirent.

III
LÉGER APERÇU SUR LES MOMIES

Ce n'est pas Sidoine qui aurait jamais sollicité un ministre des travaux publics pour l'établissement de ponts et de routes. Il marchait d'ordinaire à travers champs, s'inquiétant peu des fossés, encore moins des coteaux; il professait un dédain profond pour les coudes des sentiers frayés. Le brave enfant faisait de la géométrie sans le savoir, car il avait trouvé, à lui tout seul, que la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre.

Il traversa ainsi une douzaine de royaumes, ayant soin de ne pas poser le pied au beau milieu de quelque ville, ce qu'il sentait devoir déplaire aux habitants. Il enjamba deux ou trois mers, sans trop se mouiller. Quant aux fleuves, il ne daigna même pas se fâcher contre eux, les prenant pour ces minces filets d'eau dont la terre est sillonnée après une pluie d'orage. Ce qui l'amusa prodigieusement, ce furent les voyageurs qu'il rencontra; il les voyait suer le long des montées, aller au nord pour revenir au midi, lire les poteaux au bord des routes, se soucier du vent, de la pluie, des ornières, des inondations, de l'allure de leurs chevaux. Il avait vaguement conscience du ridicule de ces pauvres gens, qui s'en vont de gaieté de coeur risquer une culbute dans quelque précipice, lorsqu'ils pourraient demeurer si tranquillement assis à leur foyer.

– Que diable! aurait dit Médéric, quand on est ainsi bâti, on reste chez soi.

Mais pour l'instant, Médéric ne regardait pas sur la terre. Au bout d'un quart d'heure de marche, il désira cependant reconnaître les lieux où ils se trouvaient. Il mit le nez dehors, se pencha sur la plaine; il se tourna aux quatre points du monde, et ne vit que du sable, qu'un immense désert emplissant l'horizon. Le site lui déplut.

– Seigneur Jésus! se dit-il, que les gens de ce pays doivent avoir soif! J'aperçois les ruines d'un grand nombre de villes, et je jurerais que les habitants en sont morts, faute d'un verre de vin. Sûrement ce n'est pas là le Royaume des Heureux; mon ami le bouvreuil me l'a donné comme fertile en vignobles et en fruits de toutes espèces; il s'y trouve même, a-t-il ajouté, des sources d'une eau limpide, excellente pour rincer les bouteilles. Cet écervelé de Sidoine nous a certainement égarés.

Et se tournant vers le fond de l'oreille:

– Hé! mon mignon! cria-t-il, où vas-tu?

– Pardieu! répondit Sidoine sans s'arrêter, je vais devant moi.

– Vous êtes un sot, mon mignon, reprit Médéric. Vous avez l'air de ne pas vous douter que la terre est ronde, et qu'en allant toujours devant vous, vous n'arriveriez nulle part. Nous voilà bel et bien perdus.

– Oh! dit Sidoine en courant de plus belle, peu m'importe: je suis partout chez moi.

– Mais arrête donc, malheureux! cria de nouveau Médéric. Je sue, à te regarder marcher ainsi. J'aurais dû veiller au chemin. Sans doute, tu as enjambé la demeure de l'aimable Primevère, sans plus de façons qu'une hutte de charbonnier: palais et chaumières sont de même niveau pour tes longues jambes. Maintenant, il nous faut courir le monde au hasard. Je regarderai passer les empires, du haut de ton épaule, jusqu'au jour où nous découvrirons le Royaume des Heureux. En attendant, rien ne presse; nous ne sommes pas attendus. Je crois utile de nous asseoir un instant, pour méditer plus à l'aise sur le singulier pays que nous traversons en ce moment. Mon mignon, assieds-toi sur cette montagne qui est là, à tes pieds. – Ça, une montagne! répondit Sidoine en s'asseyant, c'est un pavé, ou le diable m'emporte! A vrai dire, ce pavé était une des grandes pyramides. Nos compagnons, qui venaient de traverser le désert d'Afrique, se trouvaient pour lors en Égypte. Sidoine, n'ayant pas en histoire des connaissances bien précises, regarda le Nil comme un ruisseau boueux; quant aux sphinx et aux obélisques, ils lui parurent des graviers d'une forme singulière et fort laide. Médéric, qui savait tout sans avoir rien appris, fut fâché du peu d'attention que son frère accordait à cette boue et à ces pierres, visitées et admirées de plus de cinq cents lieues à la ronde.

– Hé! Sidoine, dit-il, tâche de prendre, s'il t'est possible, un air d'admiration et de respectueux étonnement. Il est du dernier mauvais goût de rester calme en face d'un pareil spectacle. Je tremble que quelqu'un ne l'aperçoive, dodelinant ainsi de la tête devant les ruines de la vieille Egypte. Nous serions perdu dans l'estime des gens de bien. Remarque qu'il ne s'agit pas ici de comprendre, ce que personne n'a envie de faire, mais de paraître profondément pénétré du haut intérêt que présentent ces cailloux. Tu as tout juste assez d'esprit pour t'en tirer avec honneur. Là, tu vois le Nil, cette eau jaunâtre qui croupit dans la vase. C'est, m'a-t-on dit, un fleuve très-vieux; il est à croire cependant qu'il n'est pas plus âgé que la Seine et la Loire. Les peuples de l'antiquité se sont contentés d'en connaître les embouchures: nous, gens curieux, aimant à nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, nous en cherchons les sources depuis quelques centaines d'années, sans avoir pu découvrir encore le plus mince réservoir. Les savants se partagent: d'après les uns, il existerait certainement une fontaine quelque part, qu'il s'agirait seulement de bien chercher; les autres, qui me paraissent avoir des chances de l'emporter, jurent qu'ils ont fouillé tous les coins, et qu'à coup sûr le fleuve n'a point de sources. Moi, je n'ai pas d'opinion décidée en cette matière, car il m'arrive rarement d'y songer; d'ailleurs, une solution quelconque ne m'engraisserait pas d'un centimètre. Regarde maintenant ces vilaines bêtes qui nous entourent, brûlées par des millions de soleils; c'est pure malice, assure-t-on, si elles ne parlent pas; elles connaissent le secret des premiers jours du monde, et l'éternel sourire qu'elles gardent sur les lèvres est simplement par manière de se moquer de notre ignorance. Pour moi, je ne les juge pas si méchantes; ce sont de bonnes pierres, d'une grande simplesse d'esprit, qui en savent moins long qu'on veut le dire. Écoute toujours, mon mignon, ne crains pas de trop apprendre. Je ne te dirai rien sur Memphis, dont nous apercevons les ruines à l'horizon; je ne te dirai rien par l'excellente raison que je ne vivais pas au temps de sa puissance. Je me défie beaucoup des historiens qui en ont parlé. Je pourrais lire, comme un autre, les hiéroglyphes des obélisques et des vieux murs écroulés; mais, outre que cela ne m'amuserait pas, étant très-scrupuleux en matière d'histoire, j'aurais la plus grande crainte de prendre un A pour un B, et de t'induire ainsi en des erreurs qui seraient pour toi d'une déplorable conséquence. Je préfère joindre à ces considérations générales un léger aperçu sur les momies. Rien n'est plus agréable à voir qu'une momie bien conservée. Les Égyptiens s'enterraient sans doute avec tant de coquetterie, dans la prévision du rare plaisir que nous aurions un jour à les déterrer. Quant aux pyramides, selon l'opinion commune, elles servaient de tombeaux, si pourtant elles n'étaient pas destinées à un autre usage qui nous échappe. Ainsi, à en juger par celle sur laquelle nous sommes assis, – car notre siège, je te prie de le remarquer, est une pyramide de la plus belle venue, – je les croirais bâties par un peuple hospitalier, pour servir de sièges, aux voyageurs fatigués, n'était le peu de commodité qu'elles offrent à un tel emploi. Je finirai par une morale. Sache, mon mignon, que trente dynasties dorment sous nos pieds; les rois sont couchés par milliers dans le sable, emmaillotés de bandelettes, les joues fraîches, ayant encore leurs dents et leurs cheveux. On pourrait, si l'on cherchait bien, en composer une jolie collection qui offrirait un grand intérêt pour les courtisans. Le malheur est qu'on a oublié leurs noms et qu'on ne saurait les étiqueter d'une façon convenable. Ils sont tous plus morts que leurs cadavres. Si jamais tu deviens roi, songe à ces pauvres momies royales endormies au désert; elles ont vaincu les vers cinq mille ans, et n'ont pu vivre dix siècles dans la mémoire des hommes. J'ai dit. Rien ne développe l'intelligence comme les voyages. Je compte parfaire ainsi ton éducation, en te faisant un cours pratique sur les divers sujets qui se présenteront en chemin.