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Durant ce long discours, Sidoine, pour complaire à son compagnon, avait pris l'air le plus bête du monde. Note que c'était précisément là l'air qu'il fallait. Mais, à la vérité, il s'ennuyait de toute la largeur de ses mâchoires, regardant d'un oeil désespéré le Nil, les sphinx, Memphis, les pyramides, s'efforçant même de penser aux momies, sans grands résultats. Il cherchait furtivement à l'horizon s'il ne trouverait pas un sujet qui lui permit d'interrompre l'orateur d'une façon polie. Comme celui-ci se taisait, il aperçut un peu tard, deux troupes d'hommes, se montrant aux deux bouts opposés de la plaine.

– Frère, dit-il, les morts m'ennuient. Apprends-moi quels sont ces gens qui viennent à nous.

IV
LES POINGS DE SIDOINE

J'ai oublié de te dire qu'il pouvait être midi, lorsque nos voyageurs discouraient de la sorte, assis sur une des grandes pyramides. Le Nil roulait lourdement ses eaux dans la plaine, pareil à la coulée d'un métal en fusion; le ciel était blanc comme la voûte d'un four énorme chauffé pour quelque cuisson gigantesque; la terre n'avait pas une ombre, et dormait sans haleine, écrasée sous un sommeil de plomb. Dans cette immense immobilité du désert, les deux troupes formées en colonnes, s'avançaient, semblables à des serpents glissant avec lenteur sur le sable.

Elles s'allongeaient, s'allongeaient toujours. Bientôt ce ne furent plus de simples caravanes, mais deux armées formidables, deux peuples rangés par files démesurées qui allaient d'un bout de l'horizon à l'autre, coupant d'une ligne sombre la blancheur éclatante du sol. Les uns, ceux qui descendaient du nord, portaient des casaques bleues; les autres, ceux qui montaient du midi, étaient vêtues de blouses vertes. Tous avaient à l'épaule de longues piques à pointe d'acier; de sorte qu'à chaque pas que faisaient les colonnes, un large éclair les sillonnait silencieusement. Ils marchaient les uns contre les autres.

– Mon mignon, cria Médéric, plaçons-nous bien, car, si je ne me trompe, nous allons avoir un beau spectacle. Ces braves gens ne manquent pas d'esprit. Le lieu est on ne peut mieux choisi pour couper commodément la gorge à quelques cent mille hommes. Ils vont se massacrer à l'aise, et les vaincus auront un beau champ de course, lorsqu'il s'agira de décamper au plus vite. Parlez-moi d'une pareille plaine pour se battre à l'extrême satisfaction des spectateurs.

Cependant, les deux armées s'étaient arrêtées en face l'une de l'autre, laissant entre elles une large bande de terrain. Elles poussèrent des clameurs effroyables, elles brandirent leurs armes, se montrèrent le poing, mais n'avancèrent pas d'une toise. Chacune semblait avoir un grand respect pour les piques ennemies.

– Oh! les lâches coquins! répétait Médéric qui s'impatientait; est-ce qu'ils comptent coucher ici? Je jurerais qu'ils ont fait plus de cent lieues pour le seul plaisir de se gourmer. Et, maintenant, les voilà qui hésitent à échanger la moindre chiquenaude. Je te demande un peu, mon mignon, s'il est raisonnable à deux ou trois millions d'hommes de se donner rendez-vous en Egypte, sur le coup de midi, pour se regarder face à face, en se criant des injures. Vous battrez-vous, coquins! Mais vois-les donc: ils bâillent au soleil, comme des lézards; ils semblent ne pas se douter que nous attendons. Ohé! doubles lâches, vous battrez-vous ou ne vous battrez-vous pas!

Les Bleus, comme s'ils avaient entendu les exhortations de Médéric, firent deux pas en avant. Les Verts, voyant cette manoeuvre, en firent par prudence deux en arrière. Sidoine fut scandalisé.

– Frère, dit-il, j'éprouve une furieuse envie de m'en mêler. La danse ne commencera jamais, si je ne la mets en branle. N'es-tu pas d'avis qu'il serait bon d'essayer mes poings, en cette occasion?

– Pardieu! répondit Médéric, tu auras eu une idée décente dans ta vie.

Retrousse tes manches, fais-moi de la propre besogne.

Sidoine retroussa ses manches et se leva.

– Par lesquels dois-je commencer? demanda-t-il; les Bleus ou les

Verts?

Médéric songea une seconde.

– Mon mignon, dit-il, les Verts sont à coup sûr les plus poltrons. Daube-les-moi d'importance, pour leur apprendre que la peur ne garantit pas des coups. Mais attends: je ne veux rien perdre du spectacle; je vais, avant tout, me poster commodément.

Ce disant, il monta sur l'oreille de son frère et s'y coucha à plat ventre, en ayant soin de ne passer que la tête; puis il saisit une mèche de cheveux qu'il rencontra sous sa main, afin de ne pas être jeté à bas dans la bagarre. Ayant ainsi pris ses dispositions, il déclara être prêt pour le combat.

Aussitôt, Sidoine, sans crier gare, tomba sur les Verts à bras raccourcis. Il agitait ses poings en mesure, ainsi que des fléaux, et battait l'armée à coups pressés, comme blé sur aire. En même temps, il lançait ses pieds à droite et à gauche, au beau milieu des bataillons, lorsque quelques rangs plus épais lui barraient le passage. Ce fut un beau combat, je te l'assure, digne d'une épopée en vingt-quatre chants. Notre héros se promenait sur les piques, sans plus s'en soucier que de brins d'herbes; il allait, deçà, delà, ouvrait de toutes parts de larges trouées, écrasant les uns contre terre, lançant les autres à vingt ou trente mètres de hauteur. Les pauvres gens mouraient, n'ayant seulement pas la consolation de savoir quelle rude main les secouait ainsi. Car, au premier abord, quand Sidoine se reposait tranquillement sur la pyramide, rien ne le distinguait nettement des blocs de granit. Puis, lorsqu'il s'était dressé, il n'avait pas laissé à l'ennemi le temps de l'envisager. Observe qu'il fallait au regard deux bonnes minutes, pour monter le long de ce grand corps, avant de rencontrer une figure. Les Verts n'avaient donc pas une idée très-nette de la cause des formidables bourrades qui les renversaient par centaines. La plupart pensèrent sans doute, en expirant, que la pyramide s'écroulait sur eux, ne pouvant s'imaginer que des poings d'homme eussent autant de ressemblance avec des pierres de taille.

Médéric, émerveillé de ce fait d'armes, se trémoussait d'aise; il battait des mains, se penchait au risque de tomber, perdait l'équilibre, se raccrochait vite à la mèche de cheveux. Enfin, ne pouvant rester muet en de telles circonstances, il sauta sur l'épaule du héros, où il se maintint, en se tenant au lobe de l'oreille; de là, tantôt il regardait dans la plaine, tantôt il se tournait pour crier quelques mots d'encouragement.

– Oh la la! criait-il, quelles tapes, mon doux Jésus! quel beau bruit de marteaux sur l'enclume! Ohé, mon mignon! frappe à ta gauche, nettoie-moi ce gros de cavalerie qui fait mine de détaler. Eh! vite donc! frappe à ta droite, là, sur ce groupe de guerriers chamarrés d'or et de broderies, et lance pieds et poings ensemble, car je crois qu'il s'agit ici de princes, de ducs et autres crânes d'épaisseur. Pardieu! voilà de rudes taloches: la place est nette, comme si la faux y avait passé. En cadence, mon mignon, en cadence! Procède avec méthode; la besogne en ira plus vite. Bien, cela! Ils tombent par centaines, dans un ordre parfait.

J'aime la régularité en toute chose, moi. Le merveilleux spectacle! dirait-on pas un champ de blé, un jour de moisson, lorsque les gerbes sont couchées au bord des sillons, en longues rangées symétriques. Tape, tape, mon mignon. Ne t'amuse pas à écraser les fuyards un à un; ramène-les-moi vertement par le fond de leur culotte, et ne lève la main que sur trois ou quatre douzaines au moins. Oh la la! quelles calottes, quelles bourrades, quels triomphants coups de pied!

Et Médéric s'extasiait, se tournait en tous sens, ne trouvant pas d'exclamations assez choisies pour peindre son ravissement. A la vérité, Sidoine n'en frappait ni plus fort ni plus vite. Il avait pris au début un petit train bonhomme, continuant la besogne avec flegme, sans accélérer le mouvement. Il surveillait seulement les bords de l'armée. Lorsqu'il apercevait quelque fuyard, il se contentait de le ramener à son poste d'une chiquenaude, pour qu'il eût sa part au régal, quand viendrait son tour. Au bout d'un quart d'heure d'une pareille tactique, les Verts se trouvaient tous couchés proprement dans la plaine, sans qu'un seul restât debout pour aller porter au reste de la nation la nouvelle de leur défaite; circonstance rare et affligeante, qui ne s'est pas reproduite depuis dans l'histoire du monde.

Médéric n'aimait pas à voir le sang versé. Quand tout fut terminé:

– Mon mignon, dit-il à Sidoine, puisque tu as anéanti cette armée, il me semble juste que tu l'enterres.

Sidoine, ayant regardé autour de lui, aperçut cinq ou six buttes de sable qui se trouvaient là, il les poussa sur le champ de bataille, à l'aide de vigoureux coups de pied, et les aplanit de la main, de manière à en faire un seul coteau, qui servît de tombe à près de onze cent mille hommes. En pareil cas, il est rare qu'un conquérant prenne lui-même ce soin pour les vaincus. Ce fait prouve combien mon héros, tout héros qu'il était, se montrait bon enfant à l'occasion.

Durant l'affaire, les Bleus, stupéfaits de ce renfort qui leur tombait du haut d'une des grandes pyramides, avaient eu le temps de reconnaître que ce n'était pas là un éboulement de pavés, mais un homme en chair et en os. Ils songèrent d'abord à l'aider un peu; puis, voyant la façon aisée dont il travaillait, comprenant qu'ils seraient plutôt un embarras, ils se retirèrent discrètement à quelque distance, par crainte des éclaboussures. Ils se haussaient sur la pointe des pieds, se bousculaient pour mieux voir, accueillaient chaque coup d'un tonnerre d'applaudissements. Quand les Verts furent morts et enterrés, ils poussèrent de grands cris, ils se félicitèrent de la victoire, se mêlant tumultueusement, parlant tous à la fois.

Cependant Sidoine, ayant soif, descendit au bord du Nil, pour boire un coup d'eau fraîche. Il le tarit d'une gorgée; heureusement pour L'Égypte, il trouva ce breuvage si chaud et si fade, qu'il se hâta de rejeter le fleuve dans son lit, sans en avaler une goutte. Vois à quoi tient la fertilité d'un pays.

 

De fort méchante humeur, il revint dans la plaine et regarda les Bleus en se frottant les mains. – Frère, dit-il d'un ton insinuant, si je frappais un peu sur ceux-ci, maintenant? Ces hommes font beaucoup de bruit. Que penses-tu de quelques coups de poing pour les forcer à un silence respectueux?

– Garde-t'en bien! répondit Médéric, je les observe depuis un instant, et je leur crois les meilleures intentions du monde. Pour sûr, ils s'occupent de toi. Tâche, mon mignon, de prendre une pose majestueuse; car, si je ne me trompe, les grandes destinées vont s'accomplir. Regarde, voici venir une députation. Au tapage d'un million d'hommes émettant chacun leur avis, sans écouter celui du voisin, avait succédé le plus profond silence. Les Bleus venaient sans doute de s'entendre; ce qui ne laisse pas que d'être singulier, car, dans les assemblées de notre beau pays, où les membres ne sont guère qu'au nombre de quelques centaines, ils n'ont pu jusqu'ici s'accorder sur la moindre vétille.

L'armée défilait en deux colonnes. Bientôt elle forma un cercle immense. Au milieu de ce cercle, se trouvait Sidoine, fort embarrassé de sa personne; il baissait les yeux, honteux de voir tant de monde le regarder. Quant à Médéric, il comprit que sa présence serait un sujet d'étonnement, inutile et même dangereux en ce moment décisif. Il se retira par prudence dans l'oreille qui lui servait de demeure depuis le matin.

La députation s'arrêta à vingt pas de Sidoine. Elle n'était pas composée de guerriers, mais de vieillards aux crânes nus et sévères, aux barbes magistrales, tombant en flots argentés sur les tuniques bleues. Les mains de ces vieillards avaient pris les rides sèches des parchemins qu'elles feuilletaient sans cesse; leurs yeux, habitués aux seules clartés des lampes fumeuses, soutenaient l'éclat du soleil avec les clignements de paupières d'un hibou égaré en plein jour; leurs échines se courbaient comme devant un pupitre éternel; tandis que, sur leurs robes, des taches d'huile et des traînées d'encre dessinaient les broderies les plus bizarres, signes mystérieux qui n'étaient pas pour peu de chose dans leur haute renommée de science et de sagesse.

Le plus vieux, le plus sec, le plus aveugle, le plus bariolé de la docte compagnie, avança de trois pas, en faisant un profond salut. Après quoi, s'étant dressé, il élargit les bras pour joindre aux paroles les gestes convenables.

– Seigneur Géant, dit-il d'une voix solennelle, moi, prince des orateurs, membre et doyen de toutes les académies, grand dignitaire de tous les ordres, je te parle au nom de la nation. Notre roi, un pauvre sire, est mort, il y a deux heures, d'un dérangement du ventre, pour avoir vu les Verts à l'autre bout de la plaine. Nous voilà donc sans maître qui nous charge d'impôts, qui nous fasse tuer au nom du bien public. C'est là, tu le sais, un état de liberté déplaisant communément aux peuples. Il nous faut un roi au plus vite; et, dans notre hâte de nous prosterner devant des pieds royaux, nous venons de songer à toi, qui te bats si vaillamment. Nous pensons, en t'offrant la couronne, reconnaître ton dévouement à notre cause. Je le sens, une telle circonstance demanderait un discours en une langue savante, sanscrite, hébraïque, grecque, ou tout au moins latine; mais que la nécessité où je me trouve d'improviser, que la certitude de pouvoir réparer plus tard ce manque de convenances, me servent d'excuses auprès de foi.

Le vieillard fit une pause.

– Je savais bien, songeait Médéric, que mon mignon avait des poings de roi.

V
LE DISCOURS DE MÉDÉRIC

– Seigneur Géant, continua le prince des orateurs, il me reste à t'apprendre ce que la nation a résolu et quelles preuves d'aptitude à la royauté elle te demande, avant de te porter au trône. Elle est lasse d'avoir pour maîtres des gens qui ressemblent en tous points à leurs sujets, ne pouvant donner le moindre coup de poing sans s'écorcher, ni prononcer tous les trois jours un discours de longue haleine sans mourir de phtisie au bout de quatre ou cinq ans. Elle veut, en un mot, un roi qui l'amuse, et elle est persuadée que, parmi les agréments d'un goût délicat, il en est deux surtout dont on ne saurait se lasser: les taloches vertement appliquées et les périodes vides et sonores d'une proclamation royale. J'avoue être fier d'appartenir à une nation qui comprend à un si haut point les courtes jouissances de cette vie. Quant à son désir d'avoir sur le trône un roi amusant, ce désir me paraît en lui-même encore plus digne d'éloges. Ce que nous voulons se réduit donc à ceci. Les princes sont des hochets dorés que se donne le peuple, pour se réjouir et se divertir à les voir briller au soleil; mais, presque toujours, ces hochets coupent et mordent, ainsi qu'il en est des couteaux d'acier, lames brillantes dont les mères effrayent vainement leurs marmots. Or nous souhaitons que notre hochet soit inoffensif, qu'il nous réjouisse, qu'il nous divertisse, selon nos goûts, sans que nous courions le risque de nous blesser, à le tourner et le retourner entre nos doigts. Nous voulons de grands coups de poing, car ce jeu fait rire nos guerriers, les amuse honnêtement, en leur mettant du coeur au ventre; nous désirons de longs discours, pour occuper les braves gens du royaume à les applaudir et les commenter, de belles phrases qui tiennent en joie les parleurs de l'époque. Tu as déjà, seigneur Géant, rempli une partie du programme, à l'entière satisfaction des plus difficiles; je le dis en vérité, jamais poings ne nous ont fait rire de meilleur coeur. Maintenant, pour combler nos voeux, il te faut subir la seconde épreuve. Choisis le sujet qu'il te plaira: parle-nous de l'affection que tu nous portes, de tes devoirs envers nous, des grands faits qui doivent signaler ton règne. Instruis-nous, égaye-nous. Nous t'écoutons.

Le prince des orateurs, ayant ainsi parlé, fit une nouvelle révérence. Sidoine, qui avait écouté l'exorde d'un air inquiet, et suivi les différents points avec anxiété, fut frappé d'épouvante à la péroraison. Prononcer un long discours en public, lui paraissait une idée absurde, sortant par trop de ses habitudes journalières. Il regardait sournoisement le docte vieillard, craignant quelque méchante raillerie, se demandant si un bon coup de poing, appliqué à propos sur ce crâne jauni, ne le tirerait pas d'embarras. Mais le brave enfant n'avait pas de méchanceté. Ce vieux monsieur venait de lui parler si poliment, qu'il lui semblait dur de répondre d'une façon aussi brusque. S'étant juré de ne point desserrer les lèvres, sentant d'ailleurs toute la délicatesse de sa position, il dansait sur l'un et l'autre pied, roulait ses pouces, riait de son rire le plus niais. Comme il devenait de plus en plus idiot, il crut avoir trouvé une idée de génie. Il salua profondément le vieux monsieur.

Cependant, au bout de cinq minutes, l'armée s'impatienta. Je crois te l'avoir dit, ces événements se passaient en Égypte, sur le coup de midi. Or, tu le sais, rien ne rend de plus méchante humeur, que d'attendre au grand soleil. Les Bleus témoignèrent bientôt par un murmure croissant que le seigneur Géant eût à se dépêcher; autrement, ils allaient le planter là, pour se pourvoir ailleurs d'une majesté plus bavarde.

Sidoine, étonné qu'une révérence n'eût pas contenté ces braves gens, en fit coup sur coup trois ou quatre, se tournant en tous sens, afin que chacun eût sa part.

Alors ce fut une tempête de rires et de jurons, une de ces belles tempêtes populaires où chaque homme lance un quolibet, ceux-ci sifflant comme des merles, ceux-là battant des mains en manière de dérision. Le vacarme grandissait par larges ondées, décroissait pour grandir encore, pareil à la clameur des vagues de l'Océan. C'était, à la verve du peuple, un excellent apprentissage de la royauté.

Tout à coup, pendant un court moment de silence, une voix douce et flûtée se fit entendre dans les hauteurs de Sidoine; une douce, une tendre voix de petite fille, au timbre d'argent, aux inflexions caressantes.

"Mes bien-aimés sujets," disait-elle…

Des applaudissements formidables l'interrompirent, dès ces premiers mois. Le gracieux souverain! des poings à pétrir des montagnes, et une voix à rendre jalouse la brise de mai!

Le prince des orateurs, stupéfait de ce phénomène, se tourna vers ses savants collègues:

– Messieurs, leur dit-il, voici un géant qui a, dons son espèce, un organe singulier. Je ne pourrais croire, si je ne l'entendais, qu'un gosier capable d'avaler un boeuf avec ses cornes, puisse filer des sons d'une si remarquable finesse. Il y a là certainement une curiosité anatomique qu'il nous faudra étudier et expliquer à tout prix. Nous traiterons ce grave sujet à notre prochaine réunion, nous en ferons une belle et bonne vérité scientifique qui aura cours dans nos établissements universitaires.

– Hé! mon mignon, souffla doucement Médéric dans l'oreille de Sidoine, ouvre larges tes mâchoires, fais-les jouer en mesure, comme si tu broyais des noix. Il est bon que tu les remues avec vigueur, car ceux qui ne t'entendront pas, verront au moins que tu parles. N'oublie pas les gestes non plus: arrondis les bras avec grâce durant les périodes cadencées; plisse le front et lance les mains en avant, dans les éclats d'éloquence: lâche même de pleurer, aux endroits pathétiques. Surtout pas de bêtises. Suis bien le mouvement. Ne vas pas t'arrêter court, au beau milieu d'une phrase, ni poursuivre, lorsque je me tairai. Mets les points et les virgules, mon mignon. Cela n'est pas difficile, la plupart de nos hommes d'État ne font autre métier. Attention! je commence.

Sidoine ouvrit effroyablement la bouche et se mit à gesticuler, avec des mines de damné. Médéric s'exprima en ces termes:

"Mes bien-aimés sujets,

"Comme il est d'usage, laissez-moi m'étonner et me juger indigne de l'honneur que vous me faites. Je ne pense pas un traître mot de ce que je vous dis là; je crois mériter, comme tout le monde, d'être un peu roi à mon tour, et je ne sais vraiment pourquoi je ne suis pas né fils de prince, ce qui m'aurait évité l'embarras de fonder une dynastie.

"Avant tout, je dois, pour assurer ma tranquillité future, vous faire remarquer les circonstances présentes. Vous me croyez une bonne machine de guerre; c'est même à ce seul titre que vous m'offrez la couronne. Moi, je me laisse faire. Si je ne me trompe, on appelle cela le suffrage universel. L'invention me paraît excellente, les peuples s'en trouveront au mieux lorsqu'on l'aura perfectionnée. Veuillez donc, à l'occasion, vous en prendre à vous seuls, si je ne tiens pas toutes les belles choses que je vais promettre; car je puis en oublier quelqu'une, sans méchanceté, et il ne serait pas juste de me punir d'un manque de mémoire, lorsque vous auriez vous-mêmes manqué de jugement.

"J'ai hâte d'arriver au programme que je me traçais depuis longtemps, pour le jour où j'aurais le loisir d'être roi. Il est d'une simplicité charmante, je le recommande à mes collègues les souverains, qui se trouveraient embarrassés de leurs peuples. Le voici dans son innocence et sa naïveté: la guerre au dehors, la paix au dedans.

"La guerre au dehors est une excellente politique. Elle débarrasse le pays des gens querelleurs, en leur permettant d'aller se faire estropier hors des frontières. Je parle de ceux qui naissent les poings fermés, qui, par tempérament, sentiraient de temps à autre le besoin d'une petite révolution, s'ils n'avaient à rosser quelque peuple voisin. Dans chaque nation, il y a une certaine somme de coups à dépenser; la prudence veut que ces coups se distribuent à cinq ou six cents lieues des capitales. Laissez-moi vous dire toute ma pensée. La formation d'une armée est simplement une mesure prévoyante prise pour séparer les hommes tapageurs des hommes raisonnables; une campagne a pour but de faire disparaître le plus possible de ces hommes tapageurs, et de permettre au souverain de vivre en paix, n'ayant pour sujets que des hommes raisonnables. On parle, je le sais, de gloire, de conquêtes et autres balivernes. Ce sont là de grands mots dont se payent les imbéciles.

"Si les rois se jettent leurs troupes à la tête au moindre mot, c'est qu'ils s'entendent et se trouvent bien du sang versé. Je compte donc les imiter en appauvrissant le sang de mon peuple, qui pourrait, un beau jour, avoir la fièvre chaude. Seulement, un point m'embarrassait. Plus on va, plus les sujets de guerre deviennent difficiles à inventer; bientôt on en sera réduit à vivre en frères, faute d'une raison pour se gourmer honnêtement. J'ai dû faire appel à toute mon imagination. De nous battre pour réparer une offense, il n'y fallait pas songer: nous n'avons rien à réparer, personne ne nous provoque, nos voisins sont gens polis et de bon ton. De nous emparer des territoires limitrophes, sous prétexte d'arrondir nos terres, c'était là une vieille idée qui n'a jamais réussi en pratique, et dont les conquérants se sont toujours mal trouvés. De nous fâcher à propos de quelques balles de coton ou de quelques kilogrammes de sucre, on nous aurait pris pour de grossiers marchands, pour des voleurs qui ne veulent pas être volés; tandis que nous tenons, avant tout, à être une nation bien apprise, ayant en horreur les soucis du commerce, vivant d'idéal et de bons mots. Aucun moyen d'un usage commun en matière de bataille ne pouvait donc nous convenir. Enfin, après de longues réflexions, il m'est venu une inspiration sublime. Nous nous bâtirons toujours pour les autres, jamais pour nous, ce qui nous évitera toute explication sur la cause de nos coups de poing. Remarquez combien cette méthode sera commode, et quel honneur nous tirerons de pareilles expéditions. Nous prendrons le titre de bienfaiteurs des peuples, nous crierons bien haut notre désintéressement, nous nous poserons modestement en soutiens des bonnes causes, en dévoués serviteurs des grandes idées. Ce n'est pas tout. Comme ceux que nous ne servirons pas pourront s'étonner de cette singulière politique, nous répondrons hardiment que notre rage de prêter nos armées à qui les demande est un généreux désir de pacifier le monde, de le pacifier bel et bien à coups de piques. Nos soldats, dirons-nous, se promènent en civilisateurs, coupant le cou à ceux qui ne se civilisent pas assez vite, semant les idées les plus fécondes dans les fosses creusées sur les champs de bataille. Ils baptiseront la terre d'un baptême de sang pour hâter l'ère prochaine de liberté. Mais nous n'ajouterons pas qu'ils auront ainsi une besogne éternelle, attendant vainement une moisson qui ne saurait lever sur des tombes.

 

"Voilà, mes chers sujets, ce que j'ai imaginé. L'idée a toute l'ampleur et l'absurdité nécessaires pour réussir. Donc, ceux d'entre vous qui se sentiraient le besoin de proclamer une ou deux républiques sont priés de n'en rien faire chez moi. Je leur ouvre charitablement les empires des autres monarques. Qu'ils disposent librement des provinces, changent les formes des gouvernements, consultent le bon plaisir des peuples; qu'ils se fassent tuer chez mes voisins, au nom de la liberté, et me laissent gouverner chez moi aussi despotiquement que je l'entendrai.

"Mon règne sera un règne guerrier.

"Obtenir la paix au dedans est un problème plus difficile à résoudre. On a beau se débarrasser des méchants garçons, il reste toujours dans les masses un esprit de révolte contre le maître de leur choix. Souvent j'ai réfléchi à cette haine sourde que les nations ont portée de tous temps à leurs princes; mais j'avoue n'avoir jamais pu en trouver la cause raisonnable et logique. Nous mettrons cette question au concours dans nos académies, pour que nos savants se hâtent de nous indiquer d'où vient le mal et quel doit être le remède. Mais, en attendant l'aide de la science, nous emploierons, pour guérir notre peuple de son inquiétude maladive, les faibles moyens dont nos prédécesseurs nous ont légué la recette. Certes, ils ne sont pas infaillibles; si nous en faisons usage, c'est qu'on n'a pas encore inventé de bonnes cordes assez longues et assez fortes pour garrotter une nation. Le progrès marche si lentement! Ainsi nous choisirons nos ministres avec soin. Nous ne leur demanderons pas de grandes qualités morales ni intellectuelles; il les suffira médiocres en toutes choses. Mais ce que nous exigerons absolument, c'est qu'ils aient la voix forte, et se soient longtemps exercés à crier: Vive le roi! sur le ton le plus haut, le plus noble possible. Un beau: Vive le roi! poussé dans les règles, enflé avec art, s'éteignant dans un murmure d'amour et l'admiration, est un mérite rare qu'on ne saurait trop récompenser. A vrai dire, cependant, nous comptons peu sur nos ministres; souvent, ils gênent plus qu'ils ne servent. Si notre avis prévalait, nous jetterions ces messieurs à la porte, nous vous servirions de roi et de ministres, le tout ensemble. Nous fondons de plus grandes espérances sur certaines lois que nous nous proposons de mettre en vigueur; elles vous empoigneront un homme au collet, elles vous le lanceront à la rivière, sans plus amples explications, selon l'excellente méthode des muets du sérail. Vous voyez d'ici combien sera commode une justice aussi expéditive; il est tant de fâcheux tenant aux formes, croyant candidement qu'un crime est nécessaire pour être coupable! Nous aurons également à notre service de bons petits journaux payés grassement, chantant nos louanges, cachant nos fautes, nous prêtant plus de vertus qu'à tous les saints du paradis. Nous en aurons d'autres, et ceux-là nous les payerons plus cher, qui attaqueront nos actes, discuteront notre politique, mais d'une façon si plate, si maladroite, qu'ils ramèneront à nous les gens d'esprit et de bon sens. Quant aux journaux que nous ne payerons pas, ils ne pourront ni blâmer ni approuver; de toutes manières, nous les supprimerons au plus tôt. Nous devrons aussi protéger les arts, car il n'est pas de grand règne sans grands artistes. Pour en faire naître le plus possible, nous abolirons la liberté de pensée. Il serait peut-être bon aussi de servir une petite rente aux écrivains en retraite, j'entends à tous ceux qui ont su faire fortune, qui sont patentés pour tenir boutique de prose ou de vers. Quant aux jeunes gens, à ceux qui n'auront que du talent, ils auront des lits réservés dans nos hôpitaux. A cinquante ou soixante ans, s'ils ne sont pas tout à fait morts, ils participeront aux bienfaits dont nous comblerons le monde des lettres. Mais les vrais soutiens de notre trône, les gloires de notre règne, ce seront les tailleurs de pierres et les maçons. Nous dépeuplerons les campagnes, nous appellerons à nous tous les hommes de bonne volonté, et leur ferons prendre la truelle. Ce sera un touchant, un sublime spectacle! Des rues larges, des rues droites trouant une ville d'un bout à un autre! de beaux murs blancs, de beaux murs jaunes, s'élevant comme par enchantement! de splendides édifices, décorant d'immenses places plantées d'arbres et de réverbères! Bâtir n'est rien encore, mais que démolir a de charmes! Nous démolirons plus que nous ne bâtirons. La cité sera rasée, nivelée, débarbouillée, badigeonnée. Nous changerons une ville de vieux plâtre en une ville de plâtre neuf. De pareils miracles, je le sais, coûteront beaucoup d'argent; comme ce n'est pas moi qui payerai, la dépense m'inquiète peu. Tenant, avant tout, à laisser des traces glorieuses de mon règne, je trouve que rien n'est plus propre à étonner les générations futures, qu'une effroyable consommation de chaux et de briques. D'ailleurs, j'ai remarqué ceci: plus un roi fait bâtir, plus son peuple se montre satisfait; il semble ne pas savoir quels sots payent ces constructions, il croit naïvement que son aimable souverain se ruine pour lui donner la joie de contempler une forêt d'échafaudages. Tout ira pour le mieux. Nous vendrons très-cher les embellissements aux contribuables, et nous distribuerons les gros sous aux ouvriers, afin qu'ils se tiennent tranquilles sur leurs échelles. Ainsi, du pain au menu peuple et l'admiration de la postérité. N'est-ce pas très-ingénieux? Si quelque mécontent s'avisait de crier, ce serait à coup sûr mauvais coeur et pure jalousie.