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Étienne, alors, parla de la République, qui donnerait du pain à tout le monde. Mais la Maheude secoua la tête, car elle se souvenait de 48, une année de chien, qui les avait laissés nus comme des vers, elle et son homme, dans les premiers temps de leur ménage. Elle s’oubliait à en conter les embêtements d’une voix morne, les yeux perdus, la gorge à l’air, tandis que sa fille Estelle, sans lâcher son sein, s’endormait sur ses genoux. Et, absorbé lui aussi, Étienne regardait fixement ce sein énorme, dont la blancheur moue tranchait avec le teint massacré et jauni du visage.

– Pas un liard, murmurait-elle, rien à se mettre sous la dent, et toutes les fosses qui s’arrêtaient. Enfin, quoi! la crevaison du pauvre monde, comme aujourd’hui!

Mais, à ce moment, la porte s’ouvrit, et ils restèrent muets de surprise devant Catherine qui entrait. Depuis sa fuite avec Chaval, elle n’avait plus reparu au coron. Son trouble était si grand, qu’elle ne referma pas la porte, tremblante et muette. Elle comptait trouver sa mère seule, la vue du jeune homme dérangeait la phrase préparée en route.

– Qu’est ce que tu viens ficher ici? cria la Maheude, sans même quitter sa chaise. Je ne veux plus de toi, va-t’en!

Alors, Catherine tâcha de rattraper des mots.

– Maman, c’est du café et du sucre… Oui, pour les enfants… J’ai fait des heures, j’ai songé à eux…

Elle tirait de ses poches une livre de café et une livre de sucre, qu’elle s’enhardit à poser sur la table. La grève du Voreux la tourmentait, tandis qu’elle travaillait à Jean-Bart, et elle n’avait trouvé que cette façon d’aider un peu ses parents, sous le prétexte de songer aux petits. Mais son bon cœur ne désarmait pas sa mère, qui répliqua:

– Au lieu de nous apporter des douceurs, tu aurais mieux fait de rester à nous gagner du pain.

Elle l’accabla, elle se soulagea, en lui jetant à la face tout ce quelle répétait contre elle, depuis un mois. Filer avec un homme, se coller à seize ans, lorsqu’on avait une famille dans le besoin! Il fallait être la dernière des filles dénaturées. On pouvait pardonner une bêtise, mais une mère n’oubliait jamais un pareil tour. Et encore si on l’avait tenue à l’attache! Pas du tout, elle était libre comme l’air, on lui demandait seulement de rentrer coucher.

– Dis? qu’est-ce que tu as dans la peau, à ton âge?

Catherine, immobile près de la table, écoutait, la tête basse. Un tressaillement agitait son maigre corps de fille tardive, et elle tâchait de répondre, en paroles entrecoupées.

– Oh! s’il n’y avait que moi, pour ce que ça m’amuse!… C’est lui. Quand il veut, je suis bien forcée de vouloir, n’est-ce pas? parce que, vois-tu, il est le plus fort… Est-ce qu’on sait comment les choses tournent? Enfin, c’est fait, et ce n’est pas à défaire, car autant lui qu’un autre, maintenant. Faut bien qu’il m’épouse.

Elle se défendait sans révolte, avec la résignation passive des filles qui subissent le mâle de bonne heure. N’était-ce pas la loi commune? Jamais elle n’avait rêvé autre chose, une violence derrière le terri, un enfant à seize ans, puis la misère dans le ménage, si son galant l’épousait. Et elle ne rougissait de honte, elle ne tremblait ainsi, que bouleversée d’être traitée en gueuse devant ce garçon, dont la présence l’oppressait et la désespérait.

Étienne, cependant, s’était levé, en affectant de secouer le feu à demi éteint, pour ne pas gêner l’explication. Mais leurs regards se rencontrèrent, il la trouvait pâle, éreintée, jolie quand même avec ses yeux si clairs, dans sa face qui se tannait; et il éprouva un singulier sentiment, sa rancune était partie, il aurait simplement voulu qu’elle fût heureuse, chez cet homme qu’elle lui avait préféré. C’était un besoin de s’occuper d’elle encore, une envie d’aller à Montsou forcer l’autre à des égards. Mais elle ne vit que de la pitié dans cette tendresse qui s’offrait toujours, il devait la mépriser pour la dévisager de la sorte. Alors, son cœur se serra tellement, qu’elle étrangla sans pouvoir bégayer d’autres paroles d’excuse.

– C’est ça, tu fais mieux de te taire, reprit la Maheude implacable. Si tu reviens pour rester, entre; autrement, file tout de suite, et estime-toi heureuse que je sois embarrassée, car je t’aurais déjà fichu mon pied quelque part.

Comme si, brusquement, cette menace se réalisait, Catherine reçut dans le derrière, à toute volée, un coup de pied dont la violence l’étourdit de surprise et de douleur. C’était Chaval, entré d’un bond par la porte ouverte, qui lui allongeait une ruade de bête mauvaise. Depuis une minute, il la guettait du dehors.

– Ah! salope, hurla-t-il, je t’ai suivie, je savais bien que tu revenais ici t’en faire foutre jusqu’au nez! Et c’est toi qui le paies, hein? Tu l’arroses de café avec mon argent!

La Maheude et Étienne, stupéfiés, ne bougeaient pas. D’un geste furibond, Chaval chassait Catherine vers la porte.

– Sortiras-tu, nom de Dieu!

Et, comme elle se réfugiait dans un angle, il retomba sur la mère.

– Un joli métier de garder la maison, pendant que ta putain de fille est là-haut, les jambes en l’air!

Enfin, il tenait le poignet de Catherine, il la secouait, la traînait dehors. À la porte, il se retourna de nouveau vers la Maheude, clouée sur sa chaise. Elle en avait oublié de rentrer son sein. Estelle s’était endormie, le nez glissé en avant, dans la jupe de laine; et le sein énorme pendait, libre et nu, comme une mamelle de vache puissante.

– Quand la fille n’y est pas, c’est la mère qui se fait tamponner, cria Chaval. Va, montre-lui ta viande! Il n’est pas dégoûté, ton salaud de logeur!

Du coup, Étienne voulut gifler le camarade. La peur d’ameuter le coron par une bataille l’avait retenu de lui arracher Catherine des mains. Mais, à son tour, une rage l’emportait, et les deux hommes se trouvèrent face à face, le sang dans les yeux. C’était une vieille haine, une jalousie longtemps inavouée, qui éclatait. Maintenant, il fallait que l’un des deux mangeât l’autre.

– Prends garde! balbutia Étienne, les dents serrées. J’aurai ta peau.

– Essaie! répondit Chaval.

Ils se regardèrent encore pendant quelques secondes, de si près, que leur souffle ardent brûlait leur visage. Et ce fut Catherine, suppliante, qui reprit la main de son amant pour l’entraîner. Elle le tirait hors du coron, elle fuyait, sans tourner la tête.

– Quelle brute! murmura Étienne en fermant la porte violemment, agité d’une telle colère, qu’il dut se rasseoir.

En face de lui, la Maheude n’avait pas remué. Elle eut un grand geste, et un silence se fit, pénible et lourd des choses qu’ils ne disaient pas. Malgré son effort, il revenait quand même à sa gorge, à cette coulée de chair blanche, dont l’éclat maintenant le gênait. Sans doute, elle avait quarante ans et elle était déformée, comme une bonne femelle qui produisait trop; mais beaucoup la désiraient encore, large, solide, avec sa grosse figure longue d’ancienne belle fille. Lentement, d’un air tranquille, elle avait pris à deux mains sa mamelle et la rentrait. Un coin rose s’obstinait, elle le renfonça du doigt, puis se boutonna, toute noire à présent, avachie dans son vieux caraco.

– C’est un cochon, dit-elle enfin. Il n’y a qu’un sale cochon pour avoir des idées si dégoûtantes… Moi, je m’en fiche! Ça ne méritait pas de réponse.

Puis, d’une voix franche, elle ajouta, sans quitter le jeune homme du regard:

– J’ai mes défauts bien sûr, mais je n’ai pas celui-là… Il n’y a que deux hommes qui m’ont touchée, un herscheur autrefois, à quinze ans, et Maheu ensuite. S’il m’avait lâchée comme l’autre, dame! je ne sais trop ce qu’il serait arrivé, et je ne suis pas plus fière pour m’être bien conduite avec lui depuis notre mariage, parce que, lorsqu’on n’a point fait le mal, c’est souvent que les occasions ont manqué… Seulement, je dis ce qui est, et je connais des voisines qui n’en pourraient dire autant, n’est-ce pas?

– Ça, c’est bien vrai, répondit Étienne en se levant.

Et il sortit, pendant qu’elle se décidait à rallumer le feu, après avoir posé Estelle endormie sur deux chaises. Si le père attrapait et vendait un poisson, on ferait tout de même de la soupe.

Dehors, la nuit tombait déjà, un nuit glaciale, et la tête basse, Étienne marchait, pris d’une tristesse noire. Ce n’était plus de la colère contre l’homme, de la pitié pour la pauvre fille maltraitée. La scène brutale s’effaçait, se noyait, le rejetait à la souffrance de tous, aux abominations de la misère. Il revoyait le coron sans pain, ces femmes, ces petits qui ne mangeraient pas le soir, tout ce peuple luttant, le ventre vide. Et le doute dont il était effleuré parfois s’éveillait en lui, dans la mélancolie affreuse du crépuscule, le torturait d’un malaise qu’il n’avait jamais ressenti si violent. De quelle terrible responsabilité il se chargeait! Allait-il les pousser encore, les faire s’entêter à la résistance, maintenant qu’il n’y avait ni argent ni crédit? et quel serait le dénouement, s’il n’arrivait aucun secours, si la faim abattait les courages? Brusquement, il venait d’avoir la vision du désastre: des enfants qui mouraient, des mères qui sanglotaient, tandis que les hommes, hâves et maigris, redescendaient dans les fosses. Il marchait toujours, ses pieds butaient sur les pierres, l’idée que la Compagnie serait la plus forte et qu’il aurait fait le malheur des camarades l’emplissait d’une insupportable angoisse.

Lorsqu’il leva la tête, il vit qu’il était devant le Voreux. La masse sombre des bâtiments s’alourdissait sous les ténèbres croissantes. Au milieu du carreau désert, obstrué de grandes ombres immobiles, on eût dit un coin de forteresse abandonnée. Dès que la machine d’extraction s’arrêtait, l’âme s’en allait des murs. À cette heure de nuit, rien n’y vivait plus, pas une lanterne, pas une voix; et l’échappement de la pompe lui-même n’était qu’un râle lointain, venu on ne sait d’où, dans cet anéantissement de la fosse entière.

 

Étienne regardait, et le sang lui remontait au cœur. Si les ouvriers souffraient la faim, la Compagnie entamait ses millions. Pourquoi serait-elle la plus forte, dans cette guerre du travail contre l’argent? En tout cas, la victoire lui coûterait cher. On compterait ses cadavres, ensuite. Il était repris d’un fureur de bataille, du besoin farouche d’en finir avec la misère, même au prix de la mort. Autant valait-il que le coron crevât d’un coup, si l’on devait continuer à crever en détail, de famine et d’injustice. Des lectures mal digérées lui revenaient, des exemples de peuples qui avaient incendié leurs villes pour arrêter l’ennemi, des histoires vagues où les mères sauvaient les enfants de l’esclavage, en leur cassant la tête sur le pavé, où les hommes se laissaient mourir d’inanition, plutôt que de manger le pain des tyrans. Cela l’exaltait, une gaieté rouge se dégageait de sa crise de noire tristesse, chassant le doute, lui faisant honte de cette lâcheté d’une heure.

Et, dans ce réveil de sa foi, des bouffées d’orgueil reparaissaient et l’emportaient plus haut, la joie d’être le chef, de se voir obéi jusqu’au sacrifice, le rêve élargi de sa puissance, le soir du triomphe. Déjà, il imaginait une scène d’une grandeur simple, son refus du pouvoir, l’autorité remise entre les mains du peuple, quand il serait le maître.

Mais il s’éveilla, il tressaillit à la voix de Maheu qui lui contait sa chance, une truite superbe pêchée et vendue trois francs. On aurait de la soupe. Alors, il laissa le camarade retourner seul au coron, en lui disant qu’il le suivait; et il entra s’attabler à L’Avantage, il attendit le départ d’un client pour avertir nettement Rasseneur qu’il allait écrire à Pluchart de venir tout de suite. Sa résolution était prise, il voulait organiser une réunion privée, car la victoire lui semblait certaine, si les charbonniers de Montsou adhéraient en masse à l’Internationale.

IV. Ce fut au Bon-Joyeux, chez la veuve Désir, qu’on organisa la réunion privée…

Ce fut au Bon-Joyeux, chez la veuve Désir, qu’on organisa la réunion privée, pour le jeudi, à deux heures. La veuve, outrée des misères qu’on faisait à ses enfants, les charbonniers, ne décolérait plus, depuis surtout que son cabaret se vidait. Jamais grève n’avait eu moins soif, les soûlards s’enfermaient chez eux, par crainte de désobéir au mot d’ordre de sagesse. Aussi Montsou, qui grouillait de monde les jours de ducasse, allongeait-il sa large rue, muette et morne, d’un air de désolation. Plus de bière coulant des comptoirs et des ventres, les ruisseaux étaient secs. Sur le pavé, au débit Casimir et à l’estaminet du Progrès, on ne voyait que les faces pâles des cabaretières interrogeant la route; puis, dans Montsou même, toute la ligne s’étendait déserte, de l’estaminet Lenfant à l’estaminet Tison, en passant par l’estaminet Piquette et le débit de La Tête-Coupée; seul l’estaminet Saint-Éloi, que des porions fréquentaient, versait encore quelques chopes; et la solitude gagnait jusqu’au Volcan, dont les darses chômaient, faute d’amateurs, bien qu’elles eussent baissé leur prix de dix sous à cinq sous, vu la rigueur des temps. C’était un vrai deuil qui crevait le cœur du pays entier.

– Nom de Dieu! s’était écriée la veuve Désir, en tapant des deux mains sur ses cuisses, c’est la faute aux gendarmes! Qu’ils me foutent en prison, s’ils le veulent, mais il faut que je les embête!

Pour elle, toutes les autorités, tous les patrons, c’étaient des gendarmes, un terme de mépris général, dans lequel elle enveloppait les ennemis du peuple. Et elle avait accueilli avec transport la demande d’Étienne: sa maison entière appartenait aux mineurs, elle prêterait gratuitement la salle de bal, elle lancerait elle-même les invitations, puisque la loi l’exigeait. D’ailleurs, tant mieux, si la loi n’était pas contente! on verrait sa gueule. Dès le lendemain, le jeune homme lui apporta à signer une cinquantaine de lettres, qu’il avait fait copier par les voisins du coron sachant écrire; et l’on envoya ces lettres, dans les fosses, aux délégués et à des hommes dont on était sûr. L’ordre du jour avoué était de discuter la continuation de la grève; mais, en réalité, on attendait Pluchart, on comptait sur un discours de lui, pour enlever l’adhésion en masse à l’Internationale.

Le jeudi matin, Étienne fut pris d’inquiétude, en ne voyant pas arriver son ancien contremaître, qui avait promis par dépêche d’être là le mercredi soir. Que se passait-il donc? Il était désolé de ne pouvoir s’entendre avec lui, avant la réunion. Dès neuf heures, il se rendit à Montsou, dans l’idée que le mécanicien y était peut-être allé tout droit, sans s’arrêter au Voreux.

– Non, je n’ai pas vu votre ami, répondit la veuve Désir. Mais tout est prêt, venez donc voir.

Elle le conduisit dans la salle de bal. La décoration en était restée la même, des guirlandes qui soutenaient, au plafond, une couronne de fleurs en papier peint, et des écussons de carton doré alignant des noms de saints et de saintes, le long des murs. Seulement, on avait remplacé la tribune des musiciens par une table et trois chaises, dans un angle; et, rangés de biais, des bancs garnissaient la salle.

– C’est parfait, déclara Étienne.

– Et, vous savez, reprit la veuve, vous êtes chez vous. Gueulez tant que ça vous plaira… Faudra que les gendarmes me passent sur le corps, s’ils viennent.

Malgré son inquiétude, il ne put s’empêcher de sourire en la regardant, tellement elle lui parut vaste, avec une paire de seins dont un seul réclamait un homme, pour être embrassé; ce qui faisait dire que, maintenant, sur les six galants de la semaine, elle en prenait deux chaque soir, à cause de la besogne.

Mais Étienne s’étonna de voir entrer Rasseneur et Souvarine; et, comme la veuve les laissait tous trois dans la grande salle vide, il s’écria:

– Tiens! c’est déjà vous!

Souvarine, qui avait travaillé la nuit au Voreux, les machineurs n’étant pas en grève, venait simplement par curiosité. Quant à Rasseneur, il semblait gêné depuis deux jours, sa grasse figure ronde avait perdu son rire débonnaire.

– Pluchart n’est pas arrivé, je suis très inquiet, ajouta Étienne.

Le cabaretier détourna les yeux et répondit entre ses dents:

– Ça ne m’étonne pas, je ne l’attends plus.

– Comment?

Alors, il se décida, il regarda l’autre en face, et d’un air brave:

– C’est que, moi aussi, je lui ai envoyé une lettre, si tu veux que je te le dise; et, dans cette lettre, je l’ai supplié de ne pas venir… Oui, je trouve que nous devons faire nos affaires nous-mêmes, sans nous adresser aux étrangers.

Étienne, hors de lui, tremblant de colère, les yeux dans les yeux du camarade, répétait en bégayant:

– Tu as fait ça! tu as fait ça!

– J’ai fait ça, parfaitement! Et tu sais pourtant si j’ai confiance en Pluchart! C’est un malin et un solide, on peut marcher avec lui… Mais, vois-tu, je me fous de vos idées, moi! La politique, le gouvernement, tout ça, je m’en fous! Ce que je désire, c’est que le mineur soit mieux traité. J’ai travaillé au fond pendant vingt ans, j’y ai sué tellement de misère et de fatigue, que je me suis juré d’obtenir des douceurs pour les pauvres bougres qui y sont encore; et, je le sens bien, vous n’obtiendrez rien du tout avec vos histoires, vous allez rendre le sort de l’ouvrier encore plus misérable… Quand il sera forcé par la faim de redescendre, on le salera davantage, la Compagnie le paiera à coups de trique, comme un chien échappé qu’on fait rentrer à la niche… Voilà ce que je veux empêcher, entends-tu!

Il haussait la voix, le ventre en avant, planté carrément sur ses grosses jambes. Et toute sa nature d’homme raisonnable et patient se confessait en phrases claires, qui coulaient abondantes, sans effort. Est-ce que ce n’était pas stupide de croire qu’on pouvait d’un coup changer le monde, mettre les ouvriers à la place des patrons, partager l’argent comme on partage une pomme? Il faudrait des mille ans et des mille ans pour que ça se réalisât peut-être. Alors, qu’on lui fichât la paix, avec les miracles! Le parti le plus sage, quand on ne voulait pas se casser le nez, c’était de marcher droit, d’exiger les réformes possibles, d’améliorer enfin le sort des travailleurs, dans toutes les occasions. Ainsi, lui se faisait fort, s’il s’en occupait, d’amener la Compagnie à des conditions meilleures; au lieu que, va te faire fiche! on y crèverait tous, en s’obstinant.

Étienne l’avait laissé parler, la parole coupée par l’indignation. Puis, il cria:

– Nom de Dieu! tu n’as donc pas de sang dans les veines?

Un instant, il l’aurait giflé; et, pour résister à la tentation, il se lança dans la salle à grands pas, il soulagea sa fureur sur les bancs, au travers desquels il s’ouvrait un passage.

– Fermez la porte au moins, fit remarquer Souvarine. On n’a pas besoin d’entendre.

Après être allé lui-même la fermer, il s’assit tranquillement sur une des chaises du bureau. Il avait roulé une cigarette, il regardait les deux autres de son œil doux et fin, les lèvres pincées d’un mince sourire.

– Quand tu te fâcheras, ça n’avance à rien, reprit judicieusement Rasseneur. Moi, j’ai cru d’abord que tu avais du bon sens. C’était très bien de recommander le calme aux camarades, de les forcer à ne pas remuer de chez eux, d’user de ton pouvoir enfin pour le maintien de l’ordre. Et, maintenant, voilà que tu vas les jeter dans le gâchis!

À chacune de ses courses au milieu des bancs, Étienne revenait vers le cabaretier, le saisissait par les épaules, le secouait, en lui criant ses réponses dans la face.

– Mais, tonnerre de Dieu! je veux bien être calme. Oui, je leur ai imposé une discipline! oui, je leur conseille encore de ne pas bouger! Seulement, à ne faut pas qu’on se foute de nous, à la fin!… Tu es heureux de rester froid. Moi, il y a des heures où je sens ma tête qui déménage.

C’était, de son côté, une confession. Il se raillait de ses illusions de néophyte, de son rêve religieux d’une cité où la justice allait régner bientôt, entre les hommes devenus frères. Un bon moyen vraiment, se croiser les bras et attendre, si l’on voulait voir les hommes se manger entre eux jusqu’à la fin du monde, comme des loups. Non! il fallait s’en mêler, autrement l’injustice serait éternelle, toujours les riches suceraient le sang des pauvres. Aussi ne se pardonnait-il pas la bêtise d’avoir dit autrefois qu’on devait bannir la politique de la question sociale. Il ne savait rien alors, et depuis il avait lu, il avait étudié. Maintenant, ses idées étaient mûres, il se vantait d’avoir un système. Pourtant, il l’expliquait mal, en phrases dont la confusion gardait un peu de toutes les théories traversées et successivement abandonnées. Au sommet, restait debout l’idée de Karl Marx: le capital était le résultat de la spoliation, le travail avait le devoir et le droit de reconquérir cette richesse volée. Dans la pratique, il s’était d’abord, avec Proudhon, laissé prendre par la chimère du crédit mutuel, d’une vaste banque d’échange, qui supprimait les intermédiaires; puis, les sociétés coopératives de Lassalle, dotées par l’État, transformant peu à peu la terre en une seule ville industrielle, l’avaient passionné, jusqu’au jour où le dégoût lui en était venu, devant la difficulté du contrôle; et il en arrivait depuis peu au collectivisme, il demandait que tous les instruments du travail fussent rendus à la collectivité. Mais cela demeurait vague, il ne savait comment réaliser ce nouveau rêve, empêché encore par les scrupules de sa sensibilité et de sa raison, n’osant risquer les affirmations absolues des sectaires. Il en était simplement à dire qu’il s’agissait de s’emparer du gouvernement, avant tout. Ensuite, on verrait.

– Mais qu’est-ce qu’il te prend? pourquoi passes-tu aux bourgeois? continua-t-il avec violence, en revenant se planter devant le cabaretier. Toi-même, tu le disais: il faut que ça pète!

Rasseneur rougit légèrement.

– Oui, je l’ai dit. Et si ça pète, tu verras que je ne suis pas plus lâche qu’un autre… Seulement, je refuse d’être avec ceux qui augmentent le gâchis, pour y pêcher une position.

À son tour, Étienne fut pris de rougeur. Les deux hommes ne crièrent plus, devenus aigres et mauvais, gagnés par le froid de leur rivalité. C’était, au fond, ce qui outrait les systèmes, jetant l’un à une exagération révolutionnaire, poussant l’autre à une affectation de prudence, les emportant malgré eux au-delà de leurs idées vraies, dans ces fatalités des rôles qu’on ne choisit pas soi-même. Et Souvarine, qui les écoutait, laissa voir, sur son visage de fille blonde, un mépris silencieux, l’écrasant mépris de l’homme prêt à donner sa vie, obscurément, sans même en tirer l’éclat du martyre.

 

– Alors, c’est pour moi que tu dis ça? demanda Étienne. Tu es jaloux?

– Jaloux de quoi? répondit Rasseneur. Je ne me pose pas en grand homme, je ne cherche pas à créer une section à Montsou, pour en devenir le secrétaire.

L’autre voulut l’interrompre, mais il ajouta:

– Sois donc franc! tu te fiches de l’Internationale, tu brûles seulement d’être à notre tête, de faire le monsieur en correspondant avec le fameux Conseil fédéral du Nord!

Un silence régna. Étienne, frémissant, reprit:

– C’est bon… Je croyais n’avoir rien à me reprocher. Toujours je te consultais, car je savais que tu avais combattu ici, longtemps avant moi. Mais, puisque tu ne peux souffrir personne à ton côté, j’agirai désormais tout seul… Et, d’abord, je t’avertis que la réunion aura lieu, même si Pluchart ne vient pas, et que les camarades adhéreront malgré toi.

– Oh! adhérer, murmura le cabaretier, ce n’est pas fait… Il faudra les décider à payer la cotisation.

– Nullement. L’Internationale accorde du temps aux ouvriers en grève. Nous paierons plus tard, et c’est elle qui, tout de suite, viendra à notre secours.

Rasseneur, du coup, s’emporta.

– Eh bien! nous allons voir… J’en suis, de ta réunion, et je parlerai. Oui, je ne te laisserai pas tourner la tête aux amis, je les éclairerai sur leurs intérêts véritables. Nous saurons lequel ils entendent suivre, de moi, qu’ils connaissent depuis trente ans, ou de toi, qui as tout bouleversé chez nous, en moins d’une année… Non! non! fous-moi la paix! c’est maintenant à qui écrasera l’autre!

Et il sortit, en faisant claquer la porte. Les guirlandes de fleurs tremblèrent au plafond, les écussons dorés sautèrent contre les murs. Puis, la grande salle retomba à sa paix lourde.

Souvarine fumait de son air doux, assis devant la table. Après avoir marché un instant en silence, Étienne se soulageait longuement. Était-ce sa faute, si on lâchait ce gros fainéant pour venir à lui? et il se défendait d’avoir recherché la popularité, il ne savait pas même comment tout cela s’était fait, la bonne amitié du coron, la confiance des mineurs, le pouvoir qu’il avait sur eux, à cette heure. Il s’indignait qu’on l’accusât de vouloir pousser au gâchis par ambition, il tapait sur sa poitrine, en protestant de sa fraternité.

Brusquement, il s’arrêta devant Souvarine, il cria:

– Vois-tu, si je savais coûter une goutte de sang à un ami, je filerais tout de suite en Amérique!

Le machineur haussa les épaules, et un sourire amincit de nouveau ses lèvres.

– Oh! du sang, murmura-t-il, qu’est-ce que ça fait? la terre en a besoin.

Étienne, se calmant, prit une chaise et s’accouda de l’autre côté de la table. Cette face blonde, dont les yeux rêveurs s’ensauvageaient parfois d’une clarté rouge, l’inquiétait, exerçait sur sa volonté une action singulière. Sans que le camarade parlât, conquis par ce silence même, il se sentait absorbé peu à peu.

– Voyons, demanda-t-il, que ferais-tu à ma place? N’ai-je pas raison de vouloir agir?… Le mieux, n’est-ce pas? est de nous mettre de cette Association.

Souvarine, après avoir soufflé lentement un jet de fumée, répondit par son mot favori:

– Oui, des bêtises! mais, en attendant, c’est toujours ça… D’ailleurs, leur Internationale va marcher bientôt. Il s’en occupe.

– Qui donc?

– Lui!

Il avait prononcé ce mot à demi-voix, d’un air de ferveur religieuse, en jetant un regard vers l’orient. C’était du maître qu’il parlait, de Bakounine l’exterminateur.

– Lui seul peut donner le coup de massue, continua-t-il, tandis que tes savants sont des lâches, avec leur évolution… Avant trois ans, l’Internationale, sous ses ordres, doit écraser le vieux monde.

Étienne tendait les oreilles, très attentif. Il brûlait de s’instruire, de comprendre ce culte de la destruction, sur lequel le machineur ne lâchait que de rares paroles obscures, comme s’il eût gardé pour lui les mystères.

– Mais enfin explique-moi… Quel est votre but?

– Tout détruire… Plus de nations, plus de gouvernements, plus de propriété, plus de Dieu ni de culte.

– J’entends bien. Seulement, à quoi ça vous mène-t-il?

– À la commune primitive et sans forme, à un monde nouveau, au recommencement de tout.

– Et les moyens d’exécution? comment comptez-vous vous y prendre?

– Par le feu, par le poison, par le poignard. Le brigand est le vrai héros, le vengeur populaire, le révolutionnaire en action, sans phrases puisées dans les livres. Il faut qu’une série d’effroyables attentats épouvantent les puissants et réveillent le peuple.

En parlant, Souvarine devenait terrible. Une extase le soulevait sur sa chaise, une flamme mystique sortait de ses yeux pâles, et ses mains délicates étreignaient le bord de la table, à la briser. Saisi de peur, l’autre le regardait, songeait aux histoires dont il avait reçu la vague confidence, des mines chargées sous les palais du tzar, des chefs de la police abattus à coups de couteau ainsi que des sangliers, une maîtresse à lui, la seule femme qu’il eût aimée, pendue à Moscou, un matin de pluie, pendant que, dans la foule, il la baisait des yeux une dernière fois.

– Non! non! murmura Étienne, avec un grand geste qui écartait ces abominables visions, nous n’en sommes pas encore là, chez nous. L’assassinat, l’incendie, jamais! C’est monstrueux, c’est injuste, tous les camarades se lèveraient pour étrangler le coupable!

Et puis, il ne comprenait toujours pas, sa race se refusait au rêve sombre de cette extermination du monde, fauché comme un champ de seigle, à ras de terre. Ensuite, que ferait-on, comment repousseraient les peuples? Il exigeait une réponse.

– Dis-moi ton programme. Nous voulons savoir où nous allons, nous autres.

Alors, Souvarine conclut paisiblement, avec son regard noyé et perdu:

– Tous les raisonnements sur l’avenir sont criminels, parce qu’ils empêchent la destruction pure et entravent la marche de la révolution.

Cela fit rire Étienne, malgré le froid que la réponse lui avait soufflé sur la chair. Du reste, il confessait volontiers qu’il y avait du bon dans ces idées, dont l’effrayante simplicité l’attirait. Seulement, ce serait donner la partie trop belle à Rasseneur, si l’on en contait de pareilles aux camarades. Il s’agissait d’être pratique.

La veuve Désir leur proposa de déjeuner. Ils acceptèrent, ils passèrent dans la salle du cabaret, qu’une cloison mobile séparait du bal, pendant la semaine. Lorsqu’ils eurent fini leur omelette et leur fromage, le machineur voulut partir; et, comme l’autre le retenait:

– À quoi bon? pour vous entendre dire des bêtises inutiles!… J’en ai assez vu. Bonsoir!

Il s’en alla de son air doux et obstiné, une cigarette aux lèvres.

L’inquiétude d’Étienne croissait. Il était une heure, décidément Pluchart lui manquait de parole. Vers une heure et demie, les délégués commencèrent à paraître, et il dut les recevoir, car il désirait veiller aux entrées, de peur que la Compagnie n’envoyât ses mouchards habituels. Il examinait chaque lettre d’invitation, dévisageait les gens; beaucoup, d’ailleurs, pénétraient sans lettre, il suffisait qu’il les connût, pour qu’on leur ouvert la porte. Comme deux heures sonnaient, il vit arriver Rasseneur, qui acheva sa pipe devant le comptoir, en causant, sans hâte. Ce calme goguenard acheva de l’énerver, d’autant plus que des farceurs étaient venus, simplement pour la rigolade, Zacharie, Mouquet, d’autres encore: ceux-là se fichaient de la grève, trouvaient drôle de ne rien faire; et, attablés, dépensant leurs derniers deux sous à une chope, ils ricanaient, ils blaguaient les camarades, les convaincus, qui allaient avaler leur langue d’embêtement.