Germinal / Жерминаль. Книга для чтения на французском языке

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IV

Lorsque Maheu rentra, après avoir laissé Étienne chez Rasseneur, il trouva Catherine, Zacharie et Jeanlin attablés, qui achevaient leur soupe. Au retour de la fosse, on avait si faim, qu’on mangeait dans ses vêtements humides, avant même de se débarbouiller; et personne ne s’entendait, la table restait mise du matin au soir, toujours il y en avait un là, avalant sa portion, au hasard des exigences du travail.

Dès la porte, Maheu aperçut les provisions. Il ne dit rien, mais son visage inquiet s’éclaira. Toute la matinée, le vide du buffet, la maison sans café et sans beurre, l’avait tracassé, lui était revenue en élancements douloureux, pendant qu’il tapait à la veine, suffoqué au fond de la taille. Comment la femme aurait-elle fait? et qu’allait-on devenir, si elle était rentrée les mains vides? Puis, voilà qu’il y avait de tout. Elle lui conterait ça plus tard. Il riait d’aise.

Déjà Catherine et Jeanlin s’étaient levés, prenant leur café debout; tandis que Zacharie, mal rempli par sa soupe, se coupait une large tartine de pain, qu’il couvrait de beurre. Il voyait bien le fromage de cochon sur une assiette; mais il n’y touchait pas, la viande était pour le père, quand il n’y en avait que pour un. Tous venaient de faire descendre leur soupe d’une grande lampée d’eau fraîche, la bonne boisson claire des fins de quinzaine.

– Je n’ai pas de bière, dit la Maheude, lorsque le père se fut attablé à son tour. J’ai voulu garder un peu d’argent… Mais, si tu en désires, la petite peut courir en prendre une pinte.

Il la regardait, épanoui. Comment? elle avait aussi de l’argent!

– Non, non, dit-il. J’ai bu une chope, ça va bien.

Et Maheu se mit à engloutir, par lentes cuillerées, la pâtée de pain, de pommes de terre, de poireaux et d’oseille, enfaîtée dans la jatte qui lui servait d’assiette. La Maheude, sans lâcher Estelle, aidait Alzire à ce qu’il ne manquât de rien, poussait près de lui le beurre et la charcuterie, remettait au feu son café pour qu’il fût bien chaud.

Cependant, à côté du feu, le lavage commençait, dans une moitié de tonneau, transformée en baquet. Catherine, qui passait la première, l’avait empli d’eau tiède; et elle se déshabillait tranquillement, ôtait son béguin, sa veste, sa culotte, jusqu’à sa chemise, habituée à cela depuis l’âge de huit ans, ayant grandi sans y voir du mal. Elle se tourna seulement, le ventre au feu, puis se frotta vigoureusement avec du savon noir. Personne ne la regardait, Lénore et Henri eux-mêmes n’avaient plus la curiosité de voir comment elle était faite. Quand elle fut propre, elle monta toute nue l’escalier, laissant sa chemise mouillée et ses autres vêtements, en tas, sur le carreau. Mais une querelle éclatait entre les deux frères: Jeanlin s’était hâté de sauter dans le baquet, sous le prétexte que Zacharie mangeait encore; et celui-ci le bousculait, réclamait son tour, criait que s’il était assez gentil pour permettre à Catherine de se tremper d’abord, il ne voulait pas avoir la rinçure des galopins, d’autant plus que, lorsque celui-ci avait passé dans l’eau, on pouvait en remplir les encriers de l’école. Ils finirent par se laver ensemble, tournés également vers le feu, et ils s’entraidèrent même, ils se frottèrent le dos. Puis, comme leur soeur, ils disparurent dans l’escalier, tout nus.

– En font-ils un gâchis! murmurait la Maheude, en prenant par terre les vêtements pour les mettre sécher. Alzire, éponge un peu, hein!

Mais un tapage, de l’autre côté du mur, lui coupa la parole. C’étaient des jurons d’homme, des pleurs de femme, tout un piétinement de bataille, avec des coups sourds qui sonnaient comme des heurts de courge vide.

– La Levaque reçoit sa danse, constata paisiblement Maheu, en train de racler le fond de sa jatte avec la cuiller. C’est drôle, Bouteloup prétendait que la soupe était prête.

– Ah! oui, prête! dit la Maheude, j’ai vu les légumes sur la table, pas même épluchés.

Les cris redoublaient, il y eut une poussée terrible qui ébranla le mur, puis un grand silence tomba. Alors, le mineur, en avalant une dernière cuillerée, conclut d’un air de calme justice:

– Si la soupe n’est pas prête, ça se comprend.

Et, après avoir bu un plein verre d’eau, il attaqua le fromage de cochon. Il en coupait des morceaux carrés, qu’il piquait de la pointe de son couteau et qu’il mangeait sur son pain, sans fourchette. On ne parlait pas, quand le père mangeait. Lui-même avait la faim silencieuse, il ne reconnaissait point la charcuterie habituelle de Maigrat, ça devait venir d’ailleurs; pourtant, il n’adressait aucune question à sa femme. Il demanda seulement si le vieux dormait toujours, là-haut. Non, le grand-père était déjà sorti, pour son tour de promenade accoutumé. Et le silence recommença.

Mais l’odeur de la viande avait fait lever les têtes de Lénore et d’Henri, qui s’amusaient par terre à dessiner des ruisseaux avec l’eau répandue. Tous deux vinrent se planter près du père, le petit en avant. Leurs yeux suivaient chaque morceau, le regardaient pleins d’espoir partir de l’assiette, et le voyaient d’un air consterné s’engouffrer dans la bouche. A la longue, le père remarqua le désir gourmand qui les pâlissait et leur mouillait les lèvres.

– Est-ce que les enfants en ont eu? demanda-t-il.

Et, comme sa femme hésitait:

– Tu sais, je n’aime pas les injustices. Ça m’ôte l’appétit, quand ils sont là, autour de moi, à mendier un morceau.

– Mais oui, ils en ont eu! s’écria-t-elle, en colère. Ah bien! si tu les écoutes, tu peux leur donner ta part et celle des autres, ils s’empliront jusqu’à crever… N’est-ce pas, Alzire, que nous avons tous mangé du fromage?

– Bien sûr, maman, répondit la petite bossue, qui, dans ces circonstances-là, mentait avec un aplomb de grande personne.

Lénore et Henri restaient immobiles de saisissement, révoltés d’une pareille menterie, eux qu’on fouettait, s’ils ne disaient pas la vérité. Leurs petits coeurs se gonflaient, et ils avaient une grosse envie de protester, de dire qu’ils n’étaient pas là, eux, lorsque les autres en avaient mangé.

– Allez-vous-en donc! répétait la mère, en les chassant à l’autre bout de la salle. Vous devriez rougir d’être toujours dans l’assiette de votre père. Et, s’il était le seul à en avoir, est-ce qu’il ne travaille pas, lui? tandis que vous autres, tas de vauriens, vous ne savez encore que dépenser. Ah! oui, et plus que vous n’êtes gros!

Maheu les rappela. Il assit Lénore sur sa cuisse gauche, Henri sur sa cuisse droite; puis, il acheva le fromage de cochon, en faisant la dînette avec eux. Chacun sa part, il leur coupait des petits morceaux. Les enfants, ravis, dévoraient.

Quand il eut fini, il dit à sa femme:

– Non, ne me sers pas mon café. Je vais me laver d’abord… Et donne-moi un coup de main pour jeter cette eau sale.

Ils empoignèrent les anses du baquet, et ils le vidaient dans le ruisseau, devant la porte, lorsque Jeanlin descendit, avec des vêtements secs, une culotte et une blouse de laine trop grandes, lasses de déteindre sur le dos de son frère. En le voyant filer sournoisement par la porte ouverte, sa mère l’arrêta.

– Où vas-tu?

– Là.

– Où, là?… Ecoute, tu vas aller cueillir une salade de pissenlits pour ce soir. Hein! tu m’entends? si tu ne rapportes pas une salade, tu auras affaire à moi.

– Bon! bon!

Jeanlin partit, les mains dans les poches, traînant ses sabots, roulant ses reins maigres d’avorton de dix ans, comme un vieux mineur. A son tour, Zacharie descendait, plus soigné, le torse pris dans un tricot de laine noire à raies bleues. Son père lui cria de ne pas rentrer tard; et il sortit en hochant la tête, la pipe aux dents, sans répondre.

De nouveau, le baquet était plein d’eau tiède. Maheu, lentement, enlevait déjà sa veste. Sur un coup d’oeil, Alzire emmena Lénore et Henri jouer dehors. Le père n’aimait pas se laver en famille, comme cela se pratiquait dans beaucoup d’autres maisons du coron. Du reste, il ne blâmait personne, il disait simplement que c’était bon pour les enfants, de barboter ensemble.

– Que fais-tu donc là-haut? cria la Maheude à travers l’escalier.

– Je raccommode ma robe, que j’ai déchirée hier, répondit Catherine.

– C’est bien… Ne descends pas, ton père se lave.

Alors, Maheu et la Maheude restèrent seuls. Celle-ci s’était décidée à poser sur une chaise Estelle, qui, par miracle, se trouvant bien près du feu, ne hurlait pas et tournait vers ses parents des yeux vagues de petit être sans pensée. Lui, tout nu, accroupi devant le baquet, y avait d’abord plongé sa tête, frottée de ce savon noir dont l’usage séculaire décolore et jaunit les cheveux de la race. Ensuite, il entra dans l’eau, s’enduisit la poitrine, le ventre, les bras, les cuisses, se les racla énergiquement des deux poings. Debout, sa femme le regardait.

– Dis donc, commença-t-elle, j’ai vu ton oeil, quand tu es arrivé… Tu te tourmentais, hein? ça t’a déridé, ces provisions… Imagine-toi que les bourgeois de la Piolaine ne m’ont pas fichu un sou. Oh! ils sont aimables, ils ont habillé les petits, et j’avais honte de les supplier, car ça me reste en travers, quand je demande.

Elle s’interrompit un instant, pour caler Estelle sur la chaise, crainte d’une culbute. Le père continuait à s’user la peau, sans hâter d’une question cette histoire qui l’intéressait, attendant patiemment de comprendre.

– Faut te dire que Maigrat m’avait refusé, oh! raide! comme on flanque un chien dehors… Tu vois si j’étais à la noce! Ça tient chaud, des vêtements de laine, mais ça ne vous met rien dans le ventre, pas vrai?

Il leva la tête, toujours muet. Rien à la Piolaine, rien chez Maigrat: alors, quoi? Mais, comme à l’ordinaire, elle venait de retrousser ses manches, pour lui laver le dos et les parties qu’il lui était mal commode d’atteindre. D’ailleurs, il aimait qu’elle le savonnât, qu’elle le frottât partout, à se casser les poignets. Elle prit du savon, elle lui laboura les épaules, tandis qu’il se raidissait, afin de tenir le coup.

 

– Donc, je suis retournée chez Maigrat, je lui en ai dit, ah! je lui en ai dit… Et qu’il ne fallait pas avoir de coeur, et qu’il lui arriverait du mal, s’il y avait une justice… Ça l’ennuyait, il tournait les yeux, il aurait bien voulu filer…

Du dos, elle était descendue aux fesses; et, lancée, elle poussait ailleurs, dans les plis, ne laissant pas une place du corps sans y passer, le faisant reluire comme ses trois casseroles, les samedis de grand nettoyage. Seulement, elle suait à ce terrible va-et-vient des bras, toute secouée elle-même, si essoufflée, que ses paroles s’étranglaient.

– Enfin, il m’a appelée vieux crampon… Nous aurons du pain jusqu’à samedi, et le plus beau, c’est qu’il m’a prêté cent sous… J’ai encore pris chez lui le beurre, le café, la chicorée, j’allais même prendre la charcuterie et les pommes de terre, quand j’ai vu qu’il grognait… Sept sous de fromage de cochon, dix-huit sous de pommes de terre, il me reste trois francs soixante-quinze pour un ragoût et un pot-au-feu… Hein? je crois que je n’ai pas perdu ma matinée.

Maintenant, elle l’essuyait, le tamponnait avec un torchon, aux endroits où ça ne voulait pas sécher. Lui, heureux, sans songer au lendemain de la dette, éclatait d’un gros rire et l’empoignait à pleins bras.

– Laisse donc, bête! tu es trempé, tu me mouilles… Seulement, je crains que Maigrat n’ait des idées…

Elle allait parler de Catherine, elle s’arrêta. A quoi bon inquiéter le père? Ça ferait des histoires à n’en plus finir.

– Quelles idées? demanda-t-il.

– Des idées de nous voler, donc! Faudra que Catherine épluche joliment la note.

Il l’empoigna de nouveau, et cette fois ne la lâcha plus. Toujours le bain finissait ainsi, elle le ragaillardissait à le frotter si fort, puis à lui passer partout des linges, qui lui chatouillaient les poils des bras et de la poitrine. D’ailleurs, c’était également chez les camarades du coron l’heure des bêtises, où l’on plantait plus d’enfants qu’on n’en voulait. La nuit, on avait sur le dos la famille. Il la poussait vers la table, goguenardant en brave homme qui jouit du seul bon moment de la journée, appelant ça prendre son dessert, et un dessert qui ne coûtait rien. Elle, avec sa taille et sa gorge roulantes, se débattait un peu, pour rire.

– Es-tu bête, mon Dieu! es-tu bête!.. Et Estelle qui nous regarde! attends que je lui tourne la tête.

– Ah! ouiche! à trois mois, est-ce que ça comprend?

Lorsqu’il se fut relevé, Maheu passa simplement une culotte sèche. Son plaisir, quand il était propre et qu’il avait rigolé avec sa femme, était de rester un moment le torse nu. Sur sa peau blanche, d’une blancheur de fille anémique, les éraflures, les entailles du charbon, laissaient des tatouages, des «greffes», comme disent les mineurs; et il s’en montrait fier, il étalait ses gros bras, sa poitrine large, d’un luisant de marbre veiné de bleu. En été, tous les mineurs se mettaient ainsi sur les portes. Il y alla même un instant, malgré le temps humide, cria un mot salé à un camarade, le poitrail également nu, au-delà des jardins. D’autres parurent. Et les enfants, qui traînaient sur les trottoirs, levaient la tête, riaient eux aussi à la joie de toute cette chair lasse de travailleurs, mise au grand air.

En buvant son café, sans passer encore une chemise, Maheu conta à sa femme la colère de l’ingénieur, pour le boisage. Il était calmé, détendu, et il écouta avec un hochement d’approbation les sages conseils de la Maheude, qui montrait un grand bon sens dans ces affaires-là. Toujours elle lui répétait qu’on ne gagnait rien à se buter contre la Compagnie. Elle lui parla ensuite de la visite de Mme Hennebeau. Sans le dire, tous deux en étaient fiers.

– Est-ce qu’on peut descendre? demanda Catherine du haut de l’escalier.

– Oui, oui, ton père se sèche.

La jeune fille avait sa robe des dimanches, une vieille robe de popeline gros bleu, pâlie et usée déjà dans les plis. Elle était coiffée d’un bonnet de tulle noire, tout simple.

– Tiens! tu t’es habillée… Où vas-tu donc?

– Je vais à Montsou acheter un ruban pour mon bonnet… J’ai retiré le vieux, il était trop sale.

– Tu as donc de l’argent, toi?

– Non, c’est Mouquette qui a promis de me prêter dix sous.

La mère la laissa partir. Mais, à la porte, elle la rappela.

– Ecoute, ne va pas l’acheter chez Maigrat, ton ruban… il te volerait et il croirait que nous roulons sur l’or.

Le père, qui s’était accroupi devant le feu, pour sécher plus vite sa nuque et ses aisselles, se contenta d’ajouter:

– Tâche de ne pas traîner la nuit sur les routes.

Maheu, quand il quitta le jardin, à la nuit tombée, s’assoupit tout de suite sur une chaise, la tête contre la muraille. Des qu’il s’asseyait, le soir, il dormait. Le coucou sonnait sept heures, Henri et Lénore venaient de casser une assiette en s’obstinant à aider Alzire, qui mettait le couvert, lorsque le père Bonnemort rentra le premier, pressé de dîner et de retourner à la fosse. Alors, la Maheude réveilla Maheu.

– Mangeons, tant pis!.. Ils sont assez grands pour retrouver la maison. L’embêtant, c’est la salade!

V

Chez Rasseneur, après avoir mangé une soupe, Étienne, remonté dans l’étroite chambre qu’il allait occuper sous le toit, en face du Voreux, était tombé sur son lit, tout vêtu, assommé de fatigue. En deux jours, il n’avait pas dormi quatre heures. Quand il s’éveilla, au crépuscule, il resta étourdi un instant, sans reconnaître le lieu où il se trouvait; et il éprouvait un tel malaise, une telle pesanteur de tête, qu’il se mit péniblement debout, avec l’idée de prendre l’air, avant de dîner et de se coucher pour la nuit.

Étienne marcha devant lui, au hasard, n’ayant d’autre but que de secouer sa fièvre. Lorsqu’il passa devant le Voreux, assombri déjà au fond de son trou, et dont pas une lanterne ne luisait encore, il s’arrêta un moment, pour voir la sortie des ouvriers a la journée. Sans doute six heures sonnaient, des moulineurs, des chargeurs à l’accrochage, des palefreniers s’en allaient par bandes, mêlés aux filles du criblage, vagues et rieuses dans l’ombre.

D’abord, ce furent la Brûlé et son gendre Pierron. Elle le querellait, parce qu’il ne l’avait pas soutenue, dans une contestation avec un surveillant, pour son compte de pierres.

– Oh! sacrée chiffe, va! s’il est permis d’être un homme et de s’aplatir comme ça devant un de ces salops qui nous mangent!

Pierron la suivait paisiblement, sans répondre. Il finit par dire:

– Fallait peut-être sauter sur le chef. Merci! pour avoir des ennuis!

– Tends le derrière, alors! cria-t-elle. Ah! nom de Dieu! si ma fille m’avait écoutée!.. Ça ne suffit donc pas qu’ils m’aient tué le père, tu voudrais peut-être que je dise merci. Non, vois-tu, j’aurai leur peau!

Les voix se perdirent, Étienne la regarda disparaître, avec son nez d’aigle, ses cheveux blancs envolés, ses longs bras maigres qui gesticulaient furieusement. Mais, derrière lui, la conversation de deux jeunes gens lui fit prêter l’oreille. Il avait reconnu Zacharie, qui attendait là, et que son ami Mouquet venait d’aborder.

– Arrives-tu? demanda celui-ci. Nous mangeons une tartine, puis nous filons au Volcan.

– Tout à l’heure, j’ai affaire.

– Quoi donc?

Le moulineur se tourna et aperçut Philomène qui sortait du criblage. Il crut comprendre.

– Ah! bon, c’est ça… Alors, je pars devant.

– Oui, je te rattraperai.

Mouquet, en s’en allant, se rencontra avec son père, le vieux Mouque, qui sortait aussi du Voreux; et les deux hommes se dirent simplement bonsoir, le fils prit la grande route, tandis que le père filait le long du canal.

Déjà, Zacharie poussait Philomène dans ce même chemin écarté, malgré sa résistance. Elle était pressée, une autre fois; et ils se disputaient, tous deux, en vieux ménage. Ça n’avait rien de drôle, de ne se voir que dehors, surtout l’hiver, lorsque la terre est mouillée et qu’on n’a pas les blés pour se coucher dedans.

– Mais non, ce n’est pas ça, murmura-t-il impatienté. J’ai à te dire une chose.

Il la tenait à la taille, il l’emmenait doucement. Puis, lorsqu’ils furent dans l’ombre du terri, il voulut savoir si elle avait de l’argent.

– Pour quoi faire? demanda-t-elle.

Lui, alors, s’embrouilla, parla d’une dette de deux francs qui allait désespérer sa famille.

– Tais-toi donc!.. J’ai vu Mouquet, tu vas encore au Volcan, où il y a ces sales femmes de chanteuses.

Il se défendit, tapa sur sa poitrine, donna sa parole d’honneur. Puis, comme elle haussait les épaules, il dit brusquement:

– Viens avec nous, si ça t’amuse… Tu vois que tu ne me déranges pas. Pour ce que j’en veux faire, des chanteuses!.. Viens-tu?

– Et le petit? répondit-elle. Est-ce qu’on peut remuer, avec un enfant qui crie toujours?… Laisse-moi rentrer, je parie qu’ils ne s’entendent plus, à la maison.

Mais il la retint, il la supplia. Voyons, c’était pour ne pas avoir l’air bête devant Mouquet, auquel il avait promis. Un homme ne pouvait pas, tous les soirs, se coucher comme les poules. Vaincue, elle avait retroussé une basque de son caraco, elle coupait de l’ongle le fil et tirait des pièces de dix sous d’un coin de la bordure. De crainte d’être volée par sa mère, elle cachait là le gain des heures qu’elle faisait en plus, à la fosse.

– J’en ai cinq, tu vois, dit-elle. Je veux bien t’en donner trois… Seulement, il faut me jurer que tu vas décider ta mère à nous marier. En voilà assez, de cette vie en l’air! Avec ça, maman me reproche toutes les bouchées que je mange… Jure, jure d’abord.

Elle parlait de sa voix molle de grande fille maladive, sans passion, simplement lasse de son existence. Lui, jura, cria que c’était une chose promise, sacrée; puis, lorsqu’il tint les trois pièces, il la baisa, la chatouilla, la fit rire, et il aurait poussé les choses jusqu’au bout, dans ce coin du terri qui était la chambre d’hiver de leur vieux ménage, si elle n’avait répété que non, que ça ne lui causerait aucun plaisir. Elle retourna au coron toute seule, pendant qu’il coupait à travers champs, pour rejoindre son camarade.

Étienne, machinalement, les avait suivis de loin, sans comprendre, croyant à un simple rendez-vous. Les filles étaient précoces, aux fosses; et il se rappelait les ouvrières de Lille, qu’il attendait derrière les fabriques, ces bandes de filles gâtées dès quatorze ans, dans les abandons de la misère. Mais une autre rencontre le surprit davantage. Il s’arrêta.

C’était, en bas du terri, dans un creux où de grosses pierres avaient glissé, le petit Jeanlin qui rabrouait violemment Lydie et Bébert, assise l’une à sa droite, l’autre à sa gauche.

– Hein? vous dites?… Je vas ajouter une gifle pour chacun, moi, si vous réclamez… Qui est-ce qui a eu l’idée, voyons!

En effet, Jeanlin avait eu une idée. Après s’être, pendant une heure, le long du canal, roulé dans les prés en cueillant des pissenlits avec les deux autres, il venait de songer, devant le tas de salade, qu’on ne mangerait jamais tout ça chez lui; et, au lieu de rentrer au coron, il était allé à Montsou, gardant Bébert pour faire le guet, poussant Lydie à sonner chez les bourgeois, où elle offrait les pissenlits. Il disait, expérimenté déjà, que les filles vendaient ce qu’elles voulaient. Dans l’ardeur du négoce, le tas entier y avait passé; mais la gamine avait fait onze sous. Et, maintenant, les mains nettes, tous trois partageaient le gain.

– C’est injuste! déclara Bébert. Faut diviser en trois… Si tu gardes sept sous, nous n’en aurons plus que deux chacun.

– De quoi, injuste? répliqua Jeanlin furieux. J’en ai cueilli davantage, d’abord!

L’autre d’ordinaire se soumettait, avec une admiration craintive, une crédulité qui le rendait continuellement victime. Plus âgé et plus fort, il se laissait même gifler. Mais, cette fois, l’idée de tout cet argent l’excitait à la résistance.

– N’est-ce pas? Lydie, il nous vole… S’il ne partage pas, nous le dirons à sa mère.

Du coup, Jeanlin lui mit le poing sous le nez.

– Répète un peu. C’est moi qui irai dire chez vous que vous avez vendu la salade à maman… Et puis, bougre de bête, est-ce que je puis diviser onze sous en trois? essaie pour voir, toi qui es malin… Voilà chacun vos deux sous. Dépêchez-vous de les prendre ou je les recolle dans ma poche.

Dompté, Bébert accepta les deux sous. Lydie, tremblante, n’avait rien dit, car elle éprouvait, devant Jeanlin, une peur et une tendresse de petite femme battue. Comme il lui tendait les deux sous, elle avança la main avec un rire soumis. Mais il se ravisa brusquement.

 

– Hein? qu’est-ce que tu vas fiche de tout ça?… Ta mère te le chipera bien sûr, si tu ne sais pas le cacher… Vaut mieux que je te le garde. Quand tu auras besoin d’argent, tu m’en demanderas.

Et les neuf sous disparurent. Pour lui fermer la bouche, il l’avait empoignée en riant, il se roulait avec elle sur le terri. C’était sa petite femme, ils essayaient ensemble, dans les coins noirs, l’amour qu’ils entendaient et qu’ils voyaient chez eux, derrière les cloisons, par les fentes des portes. Ils savaient tout, mais ils ne pouvaient guère, trop jeunes, tâtonnant, jouant, pendant des heures, à des jeux de petits chiens vicieux. Lui appelait ça «faire papa et maman»; et, quand il l’emmenait, elle galopait, elle se laissait prendre avec le tremblement délicieux de l’instinct, souvent fâchée, mais cédant toujours dans l’attente de quelque chose qui ne venait point.

Comme Bébert n’était pas admis à ces parties-là, et qu’il recevait une bourrade, dès qu’il voulait tâter de Lydie, il restait gêné, travaillé de colère et de malaise, quand les deux autres s’amusaient, ce dont ils ne se gênaient nullement en sa présence. Aussi n’avait-il qu’une idée, les effrayer, les déranger, en leur criant qu’on les voyait.

– C’est foutu, v’là un homme qui regarde!

Cette fois, il ne mentait pas, c’était Étienne qui se décidait à continuer son chemin. Les enfants bondirent, se sauvèrent, et il passa, tournant le terri, suivant le canal, amusé de la belle peur de ces polissons. Sans doute, c’était trop tôt à leur âge; mais quoi? ils en voyaient tant, ils en entendaient de si raides, qu’il aurait fallu les attacher, pour les tenir. Au fond cependant, Étienne devenait triste.

Cent pas plus loin, il tomba encore sur des couples. Il arrivait à Réquillart, et là, autour de la vieille fosse en ruine, toutes les filles de Montsou rôdaient avec leurs amoureux. C’était le rendez-vous commun, le coin écarté et désert, où les herscheuses venaient faire leur premier enfant, quand elles n’osaient se risquer sur le carin. Les palissades rompues ouvraient à chacun l’ancien carreau, changé en un terrain vague, obstrué par les débris de deux hangars qui s’étaient écroulés, et par les carcasses des grands chevalets restés debout. Des berlines hors d’usage traînaient, d’anciens bois à moitié pourris entassaient des meules; tandis qu’une végétation drue reconquérait ce coin de terre, s’étalait en herbe épaisse, jaillissait en jeunes arbres déjà forts. Aussi chaque fille s’y trouvait-elle chez elle, il y avait des trous perdus pour toutes, les galants les culbutaient sur les poutres, derrière les bois, dans les berlines. On se logeait quand même, coudes à coudes, sans s’occuper des voisins. Et il semblait que ce fût, autour de la machine éteinte, près de ce puits las de dégorger de la houille, une revanche de la création, le libre amour qui, sous le coup de fouet de l’instinct, plantait des enfants dans les ventres de ces filles, à peine femmes.

Pourtant, un gardien habitait là, le vieux Mouque, auquel la Compagnie abandonnait, presque sous le beffroi détruit, deux pièces, que la chute attendue des dernières charpentes menaçait d’un continuel écrasement. Il avait même dû étayer une partie du plafond; et il y vivait très bien, en famille, lui et Mouquet dans une chambre, la Mouquette dans l’autre. Comme les fenêtres n’avaient plus une seule vitre, il s’était décidé à les boucher en clouant des planches: on ne voyait pas clair, mais il faisait chaud. Du reste, ce gardien ne gardait rien, allait soigner ses chevaux au Voreux, ne s’occupaitjamais des ruines de Réquillart, dont on conservait seulement le puits pour servir de cheminée à un foyer, qui aérait la fosse voisine.

Et c’était ainsi que le père Mouque achevait de vieillir, au milieu des amours. Dès dix ans, la Mouquette avait fait la culbute dans tous les coins des décombres, non en galopine effarouchée et encore verte comme Lydie, mais en fille déjà grasse, bonne pour des garçons barbus. Le père n’avait rien à dire, car elle se montrait respectueuse, jamais elle n’introduisait un galant chez lui. Puis, il était habitué à ces accidents-là. Quand il se rendait au Voreux ou qu’il en revenait, chaque fois qu’il sortait de son trou, il ne pouvait risquer un pied, sans le mettre sur un couple, dans l’herbe; et c’était pis, s’il voulait ramasser du bois pour sa soupe, ou chercher des glaiterons pour son lapin, à l’autre bout du clos: alors, il voyait se lever, un à un, les nez gourmands de toutes les filles de Montsou, tandis qu’il devait se méfier de ne pas buter contre les jambes, tendues au ras des sentiers. D’ailleurs, peu à peu, ces rencontres-là n’avaient plus dérangé personne, ni lui qui veillait simplement à ne pas tomber, ni les filles qu’il laissait achever leur affaire, s’éloignant à petits pas discrets, en brave homme paisible devant les choses de la nature. Seulement, de même qu’elles le connaissaient à cette heure, lui avait également fini par les connaître, ainsi que l’on connaît les pies polissonnes qui se débauchent dans les poiriers des jardins. Ah! cette jeunesse, comme elle en prenait, comme elle se bourrait! Parfois, il hochait le menton avec des regrets silencieux, en se détournant des gaillardes bruyantes, soufflant trop haut, au fond des ténèbres. Une seule chose lui causait de l’humeur: deux amoureux avaient pris la mauvaise habitude de s’embrasser contre le mur de sa chambre. Ce n’était pas que ça l’empêchât de dormir, mais ils poussaient si fort, qu’à la longue ils dégradaient le mur.

Chaque soir, le vieux Mouque recevait la visite de son ami, le père Bonnemort, qui, régulièrement, avant son dîner, faisait la même promenade. Les deux anciens ne se parlaient guère, échangeaient à peine dix paroles, pendant la demi-heure qu’ils passaient ensemble. Mais cela les égayait, d’être ainsi, de songer à de vieilles choses, qu’ils remâchaient en commun, sans avoir besoin d’en causer. A Réquillart, ils s’asseyaient sur une poutre, côte à côte, lâchaient un mot, puis partaient pour leurs rêvasseries, le nez vers la terre. Sans doute, ils redevenaient jeunes. Autour d’eux, des galants troussaient leurs amoureuses, des baisers et des rires chuchotaient, une odeur chaude de filles montait, dans la fraîcheur des herbes écrasées. C’était déjà derrière la fosse, quarante-trois ans plus tôt, que le père Bonnemort avait pris sa femme, une herscheuse si chétive, qu’il la posait sur une berline, pour l’embrasser à l’aise. Ah! il y avait beau temps! Et les deux vieux, branlant la tête, se quittaient enfin, souvent même sans se dire bonsoir.

Ce soir-là, toutefois, comme Étienne arrivait, le père Bonnemort, qui se levait de la poutre, pour retourner au coron, disait à Mouque:

– Bonne nuit, vieux!.. Dis donc, tu as connu la Roussie?

Mouque resta un instant muet, dodelina des épaules, puis, en rentrant dans sa maison:

– Bonne nuit, bonne nuit, vieux!

Étienne, à son tour, vint s’asseoir sur la poutre. Sa tristesse augmentait, sans qu’il sût pourquoi. Le vieil homme, dont il regardait disparaître le dos, lui rappelait son arrivée du matin, le flot de paroles que l’énervement du vent avait arrachées à ce silencieux. Que de misère! et toutes ces filles, éreintées de fatigue, qui étaient encore assez bêtes, le soir, pour fabriquer des petits, de la chair à travail et à souffrance! Jamais ça ne finirait, si elles s’emplissaient toujours de meurt-de-faim[12]. Est-ce qu’elles n’auraient pas dû plutôt se boucher le ventre, serrer les cuisses, ainsi qu’à l’approche du malheur? Peut-être ne remuait-il confusément ces idées moroses que dans l’ennui d’être seul, lorsque les autres, à cette heure, s’en allaient deux à deux prendre du plaisir. Le temps mou l’étouffait un peu, des gouttes de pluie, rares encore, tombaient sur ses mains fiévreuses. Oui, toutes y passaient, c’était plus fort que la raison.

12s’emplir de meurt-de-faim – плодить бедноту
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