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«Eh! oui, Mathilde, répondit l'autre, souriant. Va, ces vieilles maîtresses, ça fait encore les meilleures femmes» Il était plein de sérénité, la mémoire morte, sans une allusion, sans un embarras sous les regards des camarades.

Elle semblait venir d'ailleurs, il la leur présentait, comme s'ils ne l'avaient pas connue aussi bien que lui.

Sandoz, qui suivait d'une oreille la conversation, très intéressé par ce beau cas, s'écria, quand ils se turent:

«Hein? filons… J'ai les jambes engourdies.» Mais, à ce moment, Irma Bécot parut et s'arrêta devant le buffet. Elle était en beauté, les cheveux dorés à neuf, dans son éclat truqué de courtisane fauve, descendue d'un vieux cadre de la Renaissance; et elle portait une tunique de brocart bleu pâle, sur une jupe de satin couverte d'Alençon, d'une telle richesse qu'une escorte de messieurs l'accompagnait. Un instant, en apercevant Claude parmi les autres, elle hésita, saisie d'une honte lâche, en face de ce misérable mal vêtu, laid et méprisé. Puis, elle eut la vaillance de son ancien caprice, ce fut à lui qu'elle serra la main le premier, au milieu de tous ces hommes corrects, arrondissant des yeux surpris. Elle riait d'un air de tendresse, avec une amicale moquerie qui pinçait un peu les coins de sa bouche.

«Sans rancune», lui dit-elle gaiement.

Et ce mot, qu'ils furent les seuls à comprendre, redoubla son rire. C'était toute leur histoire. Le pauvre garçon qu'elle avait dû violenter, et qui n'y avait pris aucun plaisir! Déjà, Fagerolles payait les deux chartreuses et s'en allait avec Irma, que Jory se décida également à suivre.

Claude les regarda s'éloigner tous les trois, elle entre les deux hommes, marchant royalement parmi la foule, très admirés, très salués. «On voit bien que Mathilde n'est pas là, dit simplement Sandoz. Ah! mes amis, quelle paire de gifles en rentrant!» Lui-même demanda l'addition. Toutes les tables se dégarnissaient, il n'y avait plus qu'un saccage d'os et de croûtes. Deux garçons lavaient les marbres à l'éponge, tandis qu'un autre, armé d'un râteau, grattait le sable, trempé de crachats, sali de miettes. Et, derrière la draperie de serge brune, c'était maintenant le personnel qui déjeunait, des bruits de mâchoires, des rires empâtés, toute la mastication forte d'un campement de bohémiens, en train de torcher les marmites. Claude et Sandoz firent le tour du jardin, et ils découvrirent une figure de Mahoudeau, très mal placée, dans un coin, près du vestibule de l'Est. C'était enfin la Baigneuse debout, mais rapetissée encore, à peine grande comme une fillette de dix ans, et d'une élégance charmante, les cuisses fines, la gorge toute petite, une hésitation exquise de bouton naissant. Un parfum s'en dégageait, la grâce que rien ne donne et qui fleurit où elle veut, la grâce invincible, entêtée et vivace, repoussant quand même de ces gros doigts d'ouvrier, qui s'ignoraient au point de l'avoir si longtemps méconnue.

Sandoz ne put s'empêcher de sourire.

«Et dire que ce gaillard a tout fait pour gâter son talent!.. S'il était mieux placé, il aurait un gros succès.

– Oui, un gros succès, répéta Claude. C'est très joli.» Justement, ils aperçurent Mahoudeau, déjà sous le vestibule, se dirigeant vers l'escalier. Ils l'appelèrent, ils coururent, et tous trois restèrent à causer quelques minutes.

La galerie du rez-de-chaussée s'étendait, vide, sablée, éclairée d'une clarté blafarde par ses grandes fenêtres rondes; et l'on aurait pu se croire sous un pont de chemin de fer: de forts piliers soutenaient les charpentes métalliques, un froid de glace soufflait de haut, mouillant le sol, où les pieds enfonçaient. Au loin, derrière un rideau déchiré, s'alignaient des statues, les envois refusés de la sculpture, les plâtres que les sculpteurs pauvres ne retiraient même pas, une Morgue blême, d'un abandon lamentable.

Mais ce qui surprenait, ce qui faisait lever la tête, c'était le fracas continu, le piétinement énorme du public sur le plancher des salles. Là, on en était assourdi, cela roulait démesurément, comme si des trains interminables, lancés à toute vapeur, avaient ébranlé sans fin les solives de fer.

Quand on l'eut complimenté, Mahoudeau dit à Claude qu'il avait vainement cherché sa toile: au fond de quel trou l'avait-on fourrée? Puis, il s'inquiéta de Gagnière et de Dubuche, dans un attendrissement du passé, Où étaient les Salons d'autrefois, lorsqu'on y débarquait en bande, les courses rageuses à travers les salles, comme en pays ennemi, les violents dédains de la sortie ensuite, les discussions qui enflaient les langues et vidaient les crânes!

Personne ne voyait plus Dubuche. Deux ou trois fois par mois, Gagnière arrivait de Melun, effaré, pour un concert; et il se désintéressait tellement de la peinture, qu'il n'était venu au Salon, où il avait pourtant son paysage de Seine qu'il envoyait depuis quinze ans, d'un joli ton gris, consciencieux et si discret, que le public ne l'avait jamais remarqué.

«J'allais monter, reprit Mahoudeau. Montez-vous avec moi?» Claude, pâli d'un malaise, levait les yeux, à chaque seconde. Ah! ce grondement terrible, ce galop dévorateur du monstre, dont il sentait la secousse jusque dans ses membres!..

Il tendit la main sans parler. «Tu nous quittes? s'écria Sandoz. Fais encore un tour avec nous, et nous partirons ensemble.» Puis, une pitié lui serra le cœur, en le voyant si las.

Il le sentait à bout de courage, désireux de solitude, pris du besoin de fuir seul; pour cacher sa blessure.

«Alors, adieu, mon vieux… Demain, j'irai chez toi.» Claude, chancelant, poursuivi par la tempête d'en haut, disparut derrière les massifs du jardin.

Et, deux heures plus tard, dans la salle de l'Est, Sandoz, qui, après avoir perdu Mahoudeau, venait de le retrouver avec Jory et Fagerolles, aperçut Claude, debout devant sa toile, à la place même où il l'avait rencontré la première fois. Le misérable, au moment de partir, était remonté là, malgré lui, attiré, obsédé.

C'était l'étouffement embrasé de cinq heures, lorsque la cohue, épuisée de tourner le long des salles, saisie du vertige des troupeaux lâchés dans un parc, s'effare et s'écrase, sans trouver la sortie. Depuis le petit froid du matin, la chaleur des corps, l'odeur des haleines avaient alourdi l'air d'une vapeur rousse; et la poussière des parquets, volante, montait en un fin brouillard, dans cette exhalaison de litière humaine. Des gens s'emmenaient encore devant des tableaux, dont les sujets seuls frappaient et retenaient le public. On s'en allait, on revenait, on piétinait sans fin. Les femmes surtout s'entêtaient à ne pas lâcher pied, à en être jusqu'au moment où les gardiens les pousseraient dehors, dès le premier coup de six heures.

De grosses dames s'étaient échouées. D'autres, n'ayant pas découvert le moindre petit coin pour s'asseoir, s'appuyaient fortement sur leurs ombrelles, défaillantes, obstinées quand même. Tous les yeux inquiets et suppliants, guettaient les banquettes chargées de monde. Et il n'y avait plus, flagellant ces milliers de têtes, que ce dernier coup de la fatigue, qui délabrait les jambes, tirait la face, ravageait le front de migraine, cette migraine spéciale des Salons, faite de la cassure continuelle de la nuque et de la danse aveuglante des couleurs.

Seuls, sur le pouf où ils se contaient déjà leurs histoires, dès midi, les deux messieurs décorés causaient toujours tranquillement, à cent lieues. Peut-être y étaient-ils revenus, peut-être n'en avaient-ils pas même bougé.

«Et, comme ça, disait le gros, vous êtes entré, en affectant de ne pas comprendre?

– Parfaitement, répondait le mince, je les ai regardés et j'ai ôté mon chapeau. Hein? c'était clair.

– Étonnant! vous êtes étonnant, mon cher ami!» Mais Claude n'entendait que les sourds battements de son cœur, ne voyait que l'Enfant mort, en l'air, près du plafond. Il ne le quittait pas des yeux, il subissait la fascination qui le clouait là, en dehors de son vouloir.

La foule, dans sa nausée de lassitude, tournoyait autour de lui; des pieds écrasaient les siens, il était heurté, emporté; et, comme une chose inerte, il s'abandonnait, flottait, se retrouvait à la même place, sans baisser la tête, ignorant ce qui se passait en bas, ne vivant plus que là-haut, avec son œuvre, son petit Jacques, enflé dans la mort. Deux grosses larmes, immobiles entre ses paupières, l'empêchaient de bien voir. Il lui semblait que jamais il n'aurait le temps de voir assez.

Alors, Sandoz, dans sa pitié profonde, feignit de ne pas avoir aperçu son vieil ami, comme s'il eût voulu le laisser seul, sur la tombe de sa vie manquée. De nouveau, les camarades passaient en bande, Fagerolles et Jory filaient en avant; et, justement, Mahoudeau lui ayant demandé où était le tableau de Claude, Sandoz mentit, l'écarta, l'emmena. Tous s'en allèrent.

Le soir, Christine n'obtint de Claude que des paroles brèves: tout marchait bien, le public ne se fâchait pas, le tableau faisait bon effet, un peu haut peut-être. Et, malgré cette tranquillité froide, il était si étrange, qu'elle fut prise de peur.

Après le dîner, comme elle revenait de porter des assiettes à la cuisine, elle ne le trouva plus devant la table. Il avait ouvert une fenêtre qui donnait sur un terrain vague, il était là, tellement penché, qu'elle ne le voyait pas. Puis, terrifiée, elle se précipita, elle le tira violemment par son veston.

«Claude! Claude! que fais-tu?» Il s'était retourné, d'une pâleur de linge, les yeux fous.

«Je regarde.» Mais elle feutra la fenêtre de ses mains tremblantes, et elle en garda une telle angoisse, qu'elle ne dormait plus la nuit.

XI

Dés le lendemain, Claude s'était remis au travail, et les jours s'écoulèrent, l'été se passa, dans une tranquillité lourde. Il avait trouvé une besogne, des petits tableaux de fleurs pour l'Angleterre, dont l'argent suffisait au pain quotidien. Toutes ses heures disponibles étaient de nouveau consacrées à sa grande toile: il n'y montrait plus les mêmes éclats de colère, il semblait se résigner à ce labeur éternel, l'air calme, d'une application entêtée et sans espoir. Mais ses yeux restaient fous, on y voyait comme une mort de la lumière, quand ils se fixaient sur l'œuvre manquée de sa vie.

 

Vers cette époque, Sandoz, lui aussi, eut un grand chagrin. Sa mère mourut, toute son existence fut bouleversée, cette existence à trois, si intime, où ne pénétraient que quelques amis, il avait pris en haine le pavillon de la rue Nollet. D'ailleurs, un brusque succès s'était déclaré, dans la vente jusque-là pénible de ses livres; et le ménage, comblé de cette richesse; venait de louer rue de Londres un vaste appartement, dont l'installation l'occupa pendant des mois. Son deuil avait encore rapproché Sandoz de Claude, dans un dégoût commun des choses. Après le coup terrible du Salon, il s'était inquiété de son vieux camarade, devinant en lui une cassure irréparable, quelque plaie où la vie coulait, invisible. Puis, à le voir si froid, si sage, il avait fini par se rassurer un peu.

Souvent, Sandoz montait rue Tourlaque, et quand il lui arrivait de n'y rencontrer que Christine, il la questionnait, comprenant qu'elle aussi vivait dans l'effroi d'un malheur, dont elle ne parlait jamais. Elle avait la face tourmentée, les tressaillements nerveux d'une mère qui veille sur son enfant et qui tremble de voir la mort entrer, au moindre bruit.

Un matin de juillet, il lui demanda: «Eh bien, vous êtes contente? Claude est tranquille, il travaille bien» Elle jeta vers le tableau son regard accoutumé, un regard oblique de terreur et de haine. «Oui, oui, il travaille… Il veut tout finir, avant de se remettre à la femme…» Et, sans avouer la crainte qui l'obsédait, elle ajouta plus bas:

«Mais ses yeux, avez-vous remarqué ses yeux?.. Il a toujours ses mauvais yeux. Moi, je sais bien qu'il ment, avec son air de ne pas se fâcher… Je vous en prie, venez le prendre, emmenez-le pour le distraire. Il n'a plus que vous, aidez-moi, aidez-moi!» Dés lors, Sandoz inventa des motifs de promenade, arriva dès le matin chez Claude et l'enleva de force au travail. Presque toujours, il fallait l'arracher de son échelle, où il restait assis, même quand il ne peignait pas. Des lassitudes l'arrêtaient, une torpeur qui l'engourdissait pendant de longues minutes, sans qu'il donnât un coup de pinceau. À ces moments de contemplation muette, son regard revenait avec une ferveur religieuse sur la figure de femme, à laquelle il ne touchait plus; c'était comme le désir hésitant d'une volupté mortelle, l'infinie tendresse et l'effroi sacré d'un amour qu'il se refusait, dans la certitude d'y laisser la vie. Puis, il se remettait aux autres figures, aux fonds du tableau, la sachant toujours là pourtant, l'œil vacillant lorsqu'il la rencontrait, seulement maître de son vertige, tant qu'il ne retournerait point à sa chair et qu'elle ne refermerait pas les bras sur lui. Un soir, Christine, qui était reçue maintenant chez Sandoz, et qui ne manquait plus un jeudi, dans l'espérance de voir s'y égayer son grand enfant malade d'artiste, prit à part le maître de la maison, en le suppliant de tomber le lendemain chez eux. Et, le lendemain, Sandoz ayant justement des notes à chercher pour un roman, de l'autre côté de la butte Montmartre, alla violenter Claude, l'emporta, le débaucha jusqu'à la nuit.

Ce jour-là, comme ils étaient descendus à la porte de Clignancourt, où se tenait une fête perpétuelle, des chevaux de bois, des tirs, des guinguettes, ils eurent la stupeur de se trouver brusquement en face de Chaîne, trônant au milieu d'une vaste et riche baraque. C'était une sorte de chapelle très ornée: quatre jeux de tournevire s'y alignaient, des ronds chargés de porcelaines, de verreries, de bibelots dont le vernis et les dorures luisaient dans un éclair, avec des tintements d'harmonica, quand la main d'un joueur lançait le plateau, qui grinçait contre la plume; même un lapin vivant, le gros lot, noué de faveurs roses, valsait, tournait sans fin, ivre d'épouvante. Et ces richesses s'encadraient dans des tentures rouges, des lambrequins, des rideaux, entre lesquels, au fond de la boutique, comme au saint des saints d'un tabernacle, on voyait pendus trois tableaux, les trois chefs-d'œuvre de Chaîne, qui le suivaient de foire en foire, d'un bout à l'autre de Paris; la Femme adultère au centre, la copie du Mantegna à gauche, le poêle de Mahoudeau à droite. Le soir, quand les lampes à pétrole flambaient, que les tournevires ronflaient et rayonnaient comme des astres, rien n'était plus beau que ces peintures, dans la pourpre saignante des étoffés; et le peuple béant s'attroupait.

Une pareille vue arracha une exclamation à Claude.

«Ah! mon Dieu!.. Mais elles sont très bien, ces toiles! elles étaient faites pour ça.» Le Mantegna surtout, d'une sécheresse si naïve, avait l'air d'une image d'Épinal décolorée, clouée là pour le plaisir des gens simples; tandis que le poêle minutieux et de guingois, en pendant avec le Christ de pain d'épice, prenait une gaieté inattendue.

Mais Chaîne, qui venait d'apercevoir les deux amis, leur tendit la main, comme s'il les avait quittés la veille.

Il était calme, sans orgueil ni honte de sa boutique, et il n'avait pas vieilli, toujours en cuir, le nez complètement disparu entre les deux joues, la bouche empâtée de silence, enfoncée dans la barbe.

«Hein? on se retrouve! dit gaiement Sandoz. Vous savez qu'ils font rudement de l'effet, vos tableaux.

– Ce farceur! ajouta Claude, il a son petit Salon à lui tout seul. C'est très malin, ça!» La face de Chaîne resplendit, et il lâcha son mot:

«Bien sûr!» Puis, dans le réveil de son orgueil d'artiste, lui dont on ne tirait guère que des grognements, il prononça toute une phrase;«Ah! bien sûr que si j'avais eu de l'argent comme vous, je serais arrivé comme vous, tout de même.» C'était sa conviction. Jamais il n'avait mis son talent en doute, il lâchait simplement la partie, parce qu'elle ne nourrissait pas son homme. Au Louvre, devant les chefs-d'œuvre, il était uniquement persuadé qu'il fallait du temps.

«Allez, reprit Claude redevenu sombre, n'ayez point de regrets, vous seul avez réussi… Ça marche, n'est-ce pas? le commerce.» Mais Chaîne mâchonna des paroles amères. Non, non, rien ne marchait, pas même les tournevires. Le peuple ne jouait plus, tout l'argent filait chez les marchands de vin.

On avait beau acheter des rebuts et donner le coup de paume sur la table, pour que la plume ne s'arrêtât pas aux gros lots: c'était à peine s'il y avait désormais de l'eau à boire. Puis, comme du monde s'était approché, il s'interrompit, il cria d'une grosse voix que les deux autres ne lui connaissaient point, et qui les stupéfia:

– «Voyez, voyez le jeu!.. À tous les coups l'on gagne!» Un ouvrier, qui avait dans ses bras une petite fille souffreteuse, aux grands yeux avides, lui fit jouer deux coups. Les plateaux grinçaient, les bibelots dansaient dans un éblouissement, le lapin en vie tournait, tournait, les oreilles rabattues, si rapide, qu'il s'effaçait et n'était plus qu'un cercle blanchâtre. Il y eut une forte émotion, la fillette avait failli le gagner. Alors, après avoir serré la main de Chaîne encore tremblant, les deux amis s'éloignèrent.

«Il est heureux, dit Claude au bout d'une cinquantaine de pas, faits en silence.

– Lui! s'écria Sandoz, il croit qu'il a raté l'Institut, et il en meurt!».

À quelque temps de là, vers le milieu d'août, Sandoz imagina la distraction d'un vrai voyage, toute une partie qui devait leur prendre une journée entière. Il avait rencontré Dubuche, un Dubuche ravagé, morne, qui s'était montré plaintif et affectueux, remuant le passé, invitant ses deux vieux camarades à déjeuner à la Richaudière, où il se trouvait seul pour quinze jours encore, avec ses deux enfants. Pourquoi n'irait-on pas le surprendre, puisqu'il semblait si désireux de renouer? Mais Sandoz répétait en vain qu'il lui avait fait jurer d'amener Claude, celui-ci refusait obstinément, comme s'il était saisi de peur à l'idée de revoir Bennecourt, la Seine, les îles, toute cette campagne où des années heureuses étaient défuntes et ensevelies. Il fallut que Christine s'en mêlât, et il finit par céder, plein de répugnance. Justement, la veille du jour convenu, il avait travaillé très tard à son tableau, repris de fièvre. Aussi, le matin, un dimanche, dévoré de l'envie de peindre, s'en alla-t-il avec peine, dans une sorte d'arrachement douloureux. À quoi bon retourner là-bas? C'était mort, ça n'existait plus. Rien n'existait que Paris, et encore, dans Paris, il n'existait qu'un horizon, la pointe de la Cité, cette vision qui le hantait toujours et partout, ce coin unique où il laissait son cœur.

Dans le wagon, Sandoz, en le voyant nerveux, les yeux à la portière, comme s'il eût quitté pour des années la ville peu à peu décrue et noyée de vapeurs, s'efforça de l'occuper et lui conta ce qu'il savait de la situation vraie de Dubuche. D'abord, le père Margaillan, glorieux de son gendre médaillé, l'avait promené, présenté en tous lieux, à titre d'associé et de successeur. En voilà un qui allait mener les affaires rondement, construire moins cher et plus beau, car le gaillard avait pâli sur les livres! Mais la première idée de Dubuche fut déplorable: il inventa un four à briques et l'installa en Bourgogne, sur des terrains à son beau-père, dans des conditions si désastreuses, d'après un plan si défectueux, que la tentative se solda par une perte sèche de deux cent mille francs. Il se rabattit alors sur les constructions, où il prétendait vouloir appliquer des vues personnelles, un ensemble très mûri, qui renouvellerait l'art de bâtir. C'étaient les anciennes théories qu'il tenait des camarades révolutionnaires de sa jeunesse, tout ce qu'il avait promis de réaliser quand il serait libre, mais mal digéré, appliqué hors de propos, avec la lourdeur du bon élève sans flamme créatrice: les décorations de terres cuites et de faïences, les grands dégagements vitrés, surtout l'emploi du fer, les solives de fer, les escaliers de fer, les combles de fer; et, comme ces matériaux augmentent les frais, il avait de nouveau abouti à une catastrophe, d'autant plus qu'il était un administrateur pitoyable et qu'il perdait la tête depuis sa fortune, épaissi encore par l'argent, gâté, désorienté, ne retrouvant même pas son application au travail. Cette fois, le père Margaillan se fâcha, lui qui, depuis trente ans, achetait les terrains, bâtissait, revendait, en établissant d'un coup d'œil les devis des maisons de rapport; tant de mères de construction, à tant le mètre, devant donner tant d'appartements, à tant de loyer. Qui est-ce qui lui avait fichu un gaillard qui se trompait sur la chaux, la brique, la meulière, qui mettait du chêne où le sapin devait suffire, qui ne se résignait pas à couper un étage, comme un pain bénit, en autant de petits carrés qu'il le fallait! Non, non, pas de ça! il se révoltait contre l'art, après avoir eu l'ambition d'en introduire un peu dans sa routine, pour satisfaire un vieux tournent d'ignorant. Et, dès lors, les choses allèrent de mal en pis, des querelles terribles éclatèrent entre le gendre et le beau-père, l'un dédaigneux, se retranchant derrière sa science, l'autre criant que le dernier des manœuvres, décidément, en savait beaucoup plus qu'un architecte. Les millions périclitaient, Margaillan, un beau jour, jeta Dubuche à la porte de ses bureaux, en lui défendant d'y remettre les pieds, puisqu'il n'était pas même bon à conduire un chantier de quatre hommes. Un désastre, une faillite lamentable, la banqueroute de l'École devant un maçon!..

Claude, qui s'était mis à écouter, demanda:

«Alors, que fait-il, maintenant?

– Je ne sais pas, rien sans doute, répondit Sandoz. Il m'a dit que la santé de ses enfants l'inquiétait et qu'il les soignait.» Mme Margaillan, cette femme pâle, en lame de couteau, était morte phtisique; et c'était le mal héréditaire, la dégénérescence, car sa fille, Régine, toussait elle-même depuis son mariage. En ce moment, elle faisait une cure aux eaux du Mont-Dore, où elle n'avait point osé emmener ses enfants, qui s'étaient trouvés très mal, l'année précédente, d'une saison dans cet air trop vif pour leur débilité. Cela expliquait l'éparpillement de la famille: la mère, là-bas, avec une seule femme de chambre; le grand-père à Paris où il avait repris ses grands travaux, se battant au milieu de ses quatre cents ouvriers, accablant de son mépris les paresseux et les incapables; et le père réfugié à la Richaudière, commis à la garde de sa fille et de son fils, interné là, dès la première lutte, ainsi qu'un invalide de la vie. Dans un instant d'expansion, Dubuche avait même laissé entendre que, sa femme ayant failli mourir à ses secondes couches et s'évanouissant d'ailleurs au moindre contact trop vif, il s'était fait un devoir de cesser tous rapports conjugaux avec elle. Pas même cette récréation.

 

«Un beau mariage», dit simplement Sandoz, pour conclure.

Il était dix heures, quand les deux amis sonnèrent à la grille de la Richaudière. La propriété, qu'ils ne connaissaient point, les émerveilla: une futaie superbe, un jardin français avec des rampes et des perrons qui se déroulaient royalement, trois serres immenses, surtout une cascade colossale, une folie de rocs rapportés, de ciment et de conduites d'eau, où le propriétaire avait englouti une fortune, par une vanité d'ancien gâcheur de plâtre. Et ce qui les frappa plus encore, ce fut le désert mélancolique de ce domaine, les avenues ratissées, sans une trace de pas, les lointains vides que traversaient les rares silhouettes des jardiniers, la maison morte dont toutes les fenêtres étaient closes, sauf deux, entrebâillées à peine.

Pourtant, un valet de chambre, qui s'était décidé à paraître, les interrogea; et, quand il sut qu'ils venaient pour Monsieur, il se montra insolent, il répondit que Monsieur était derrière la maison, au gymnase. Puis, il rentra. – Sandoz et Claude suivirent une allée, débouchèrent en face d'une pelouse, et ce qu'ils virent les arrêta un instant.

Dubuche, debout devant un trapèze, levait les bras pour y maintenir son fils Gaston, un pauvre être malingre, qui avait, à dix ans, les petits membres mous de la première enfance; tandis que, assise dans une voiture, la fillette, Alice, attendait son tour, venue avant terne celle-là, si mal finie, qu'elle ne marchait pas encore, à six ans. Le père, absorbé, continua d'exercer les membres grêles du petit garçon, le balança, tâcha vainement de le faire se hausser sur les poignets; puis, comme ce léger effort avait suffi pour le mettre en sueur, il l'emporta et le roula dans une couverture: tout cela en silence, isolé sous le ciel large; d'une pitié navrée au milieu de ce beau parc…

Mais, en se relevant, il aperçut les deux amis.

«Comment! c'est vous!.. Un dimanche, et sans m'avoir prévenu!».

Il avait eu un geste désolé, il expliqua tout de suite que, le dimanche, la femme de chambre, la seule femme à qui il osât confier les enfants, allait à Paris, et que, dès lors, il lui était impossible de quitter Alice et Gaston une minute.

«Je parie que vous veniez déjeuner?» Sur un regard suppliant de Claude, Sandoz se hâta de répondre:

«Non, non. Justement, nous ne pouvions que te serrer la main… Claude à dû se rendre dans le pays pour des affaires. Tu sais, il a vécu à Bennecourt. Et, comme je l'ai accompagné, nous avons eu l'idée de pousser jusqu'ici.

Mais on nous attend, ne te dérange pas.» Alors, Dubuche, soulagé, affecta de les retenir. Ils avaient bien une heure, que diable! Et tous trois causèrent.

Claude le regardait, étonné de le retrouver si vieux: le visage bouffi s'était ridé, d'un jaune veiné de rouge, comme si la bile avait éclaboussé la peau; tandis que les cheveux et les moustaches grisonnaient déjà. En outre, le corps semblait s'être tassé, une lassitude amère appesantissait chaque geste. Les défaites de l'argent étaient donc aussi lourdes que celles de l'art? La voix, le regard, tout chez ce vaincu disait la dépendance honteuse où il devait vivre, la faillite de son avenir qu'on lui jetait à la face, la continuelle accusation d'avoir mis au contrat un talent qu'il n'avait point, l'argent de la famille qu'il volait aujourd'hui, ce qu'il mangeait, les vêtements qu'il portait, les sous de poche qu'il lui fallait, la continuelle aumône enfin qu'on lui faisait, comme à un vulgaire filou dont on ne pouvait se débarrasser. «Attendez-moi, reprit Dubuche, j'en ai encore pour cinq minutes avec l'un de mes pauvres mimis, et nous rentrons.» Doucement, avec des précautions infinies de mère, il tira la petite Alice de la voiture, la souleva jusqu'au trapèze; et là, en bégayant des chatteries, en lui faisant risette, il l'encouragea, la laissa deux minutes accrochée, pour développer ses muscles; mais il restait les bras ouverts, à suivre chaque mouvement, dans la crainte de la voir se briser si elle lâchait de fatigue ses frêles mains de cire. Elle ne disait rien, elle avait de grands yeux pâles, obéissante pourtant malgré sa terreur de cet exercice, d'une telle légèreté pitoyable, qu'elle ne tendait pas les cordes, pareille à un de ces petits oiseaux étiques qui tombent des branches, sans les plier.

À ce moment, Dubuche, ayant jeté un coup d'œil sur Gaston, s'affola, en remarquant que la couverture avait glissé et que les jambes de l'enfant se trouvaient découvertes.

«Mon Dieu! mon Dieu! le voilà qui va prendre froid, dans cette herbe! Et moi qui ne puis bouger!.. Gaston, mon mimi! Tous les jours, c'est la même chose: tu attends que je sois occupé avec ta sœur… Sandoz, recouvre-le, de grâce!.. Ah! merci, rabats encore la couverture, n'aie pas peur!» C'était ça que son beau mariage avait fait de la chair de sa chair, c'étaient ces deux êtres inachevés, vacillants, que le moindre souffle du ciel menaçait de tuer comme des mouches. De la fortune épousée, il ne lui restait que ça, le continuel chagrin de voir son sang se gâter et s'endolorir, dans ce fils, dans cette fille lamentables, qui allaient pourrir sa race, tombée à la déchéance dernière de la scrofule et de la phtisie. Et, chez ce gros garçon égoïste, un père s'était révélé, admirable, un cœur enflammé d'une passion unique. Il n'avait plus que la volonté de faire vivre ses enfants, il luttait heure par heure, les sauvait chaque matin, avec l'effroi de les perdre chaque soir. Maintenant, eux seuls existaient, au milieu de son existence finie, dans l'amertume des reproches insultants de son beau-père, des jours maussades et des nuits glacées que lui apportait sa triste femme; et il s'acharnait, il achevait de les mettre au monde, par un continuel miracle de tendresse.

«Là, mon mimi, c'est assez, n'est-ce pas? Tu verras comme tu deviendras grande et belle!» Il replaça Alice dans la voiture, il prit Gaston, toujours enveloppé, sur l'un de ses bras; et, comme ses amis voulaient l'aider, il refusa, il se mit à pousser la petite fille de sa main restée libre.

«Merci, j'ai l'habitude. Ah! les pauvres mignons, ils ne sont pas lourds… Et puis, avec les domestiques, on n'est jamais sûr.» En entrant dans la maison, Sandoz et Claude revirent le valet de chambre qui s'était montré insolent; et ils s'aperçurent que Dubuche tremblait devant lui. L'office et l'antichambre, épousant les mépris du beau-père qui payait, traitaient le mari de Madame en mendiant toléré par charité. À chaque chemise qu'on lui préparait, à chaque morceau de pain qu'il osait redemander, il demandait l'aumône dans le geste impoli des domestiques.

«Eh bien, adieu, nous te laissons, dit Sandoz, qui souffrait.

– Non, non, attendez un moment… Les enfants vont déjeuner, et je vous accompagnerai avec eux. Il faut qu'ils fassent leur promenade.» Chaque journée était ainsi réglée heure par heure. Le matin, la douche, le bain, la séance de gymnastique, puis le déjeuner, qui était toute une affaire, car il leur fallait une nourriture spéciale, discutée, pesée, et l'on allait jusqu'à faire tiédir leur eau rougie, de crainte qu'une goutte trop fraîche ne leur donnât un rhume. Ce jour-là, ils eurent un jaune d'œuf délayé dans du bouillon, et une noix de côtelette, que le père leur coupa en tout petits morceaux. Ensuite, venait la promenade, avant la sieste.