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La Bête humaine

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Alors, elle eut un petit frémissement, et tous deux redevinrent muets, marchant d'un pas ralenti. Un doute l'avait prise: était-ce bien le couteau qui renflait sa poche? A deux reprises, elle le baisa, pour mieux se rendre compte. Puis, comme, à se frotter ainsi, le long de sa jambe, elle restait incertaine, elle laissa pendre sa main, tâta en le baisant encore. C'était bien le couteau. Mais lui, ayant compris, l'avait brusquement étouffée sur sa poitrine; et il lui bégaya à l'oreille:

– Il va venir, tu seras libre.

Le meurtre était décidé, il leur sembla qu'ils ne marchaient plus, qu'une force étrangère les portait au ras du sol. Leurs sens avaient pris subitement une acuité extrême, le toucher surtout, car leurs mains l'une dans l'autre s'endolorissaient, le moindre effleurement de leurs lèvres devenait pareil à un coup d'ongle. Ils entendaient aussi les bruits qui se perdaient tout à l'heure, le roulement, le souffle lointain des machines, des chocs assourdis, des pas errants, au fond des ténèbres. Et ils voyaient la nuit, ils distinguaient les taches noires des choses, comme si un brouillard s'en était allé de leurs paupières: une chauve-souris passa, dont ils purent suivre les crochets brusques. Au coin d'un tas de charbon, ils s'étaient arrêtés, immobiles, les oreilles et les yeux aux aguets, dans une tension de tout leur être. Maintenant, ils chuchotaient.

– N'as-tu pas entendu, là-bas, un cri d'appel?

– Non, c'est un wagon qu'on remise.

– Mais là, sur notre gauche, quelqu'un marche. Le sable a crié.

– Non, non, des rats courent dans les tas, le charbon déboule.

Des minutes s'écoulèrent. Soudain, ce fut elle qui l'étreignit plus fort.

– Le voici.

– Où donc? je ne vois rien.

– Il a tourné le hangar de la petite vitesse, il vient droit à nous… Tiens! son ombre qui passe sur le mur blanc!

– Tu crois, ce point sombre… Il est donc seul?

– Oui, seul, il est seul.

Et, à ce moment décisif, elle se jeta éperdument à son cou, elle colla sa bouche ardente contre la sienne. Ce fut un baiser de chair vive, prolongé, où elle aurait voulu lui donner de son sang. Comme elle l'aimait et comme elle exécrait l'autre! Ah! si elle avait osé, déjà vingt fois elle-même aurait fait la besogne, pour lui en éviter l'horreur; mais ses mains défaillaient, elle se sentait trop douce, il fallait la poigne d'un homme. Et ce baiser qui n'en finissait pas, c'était tout ce qu'elle pouvait lui souffler de son courage, la possession pleine qu'elle lui promettait, la communion de son corps. Au loin, une machine sifflait, jetant à la nuit une plainte de mélancolique détresse; à coups réguliers, on entendait un fracas, le choc d'un marteau géant, venu on ne savait d'où; tandis que les brumes, montées de la mer, mettaient au ciel le défilé d'un chaos en marche, dont les déchirures errantes semblaient par moments éteindre les étincelles vives des becs de gaz. Lorsqu'elle ôta sa bouche enfin, elle n'avait plus rien à elle, tout entière elle crut être passée en lui.

D'un geste prompt, il avait déjà ouvert le couteau. Mais il eut un juron étouffé.

– Nom de Dieu! c'est fichu, il s'en va!

C'était vrai, l'ombre mouvante, après s'être approchée d'eux, à une cinquantaine de pas, venait de tourner à gauche et s'éloignait, du pas régulier d'un surveillant de nuit, que rien n'inquiète.

Alors, elle le poussa.

– Va, va donc!

Et tous deux partirent, lui devant, elle dans ses talons, tous deux filèrent, se glissèrent derrière l'homme, en chasse, évitant le bruit. Un instant, au coin des ateliers de réparation, ils le perdirent de vue; puis, comme ils coupaient court en traversant une voie de garage, ils le retrouvèrent, à vingt pas au plus. Ils durent profiter des moindres bouts de mur pour s'abriter, un simple faux pas les aurait trahis.

– Nous ne l'aurons pas, gronda-t-il, sourdement. S'il atteint le poste de l'aiguilleur, il s'échappe.

Elle, toujours, répétait dans son cou:

– Va, va donc!

A cette minute, par ces vastes terrains plats, noyés de ténèbres, au milieu de cette désolation nocturne d'une grande gare, il était résolu, comme dans la solitude complice d'un coupe-gorge. Et, tout en hâtant furtivement le pas, il s'excitait, se raisonnait encore, se donnait les arguments qui allaient faire de ce meurtre une action sage, légitime, logiquement débattue et décidée. C'était bien un droit qu'il exerçait, le droit même de vie, puisque ce sang d'un autre était indispensable à son existence même. Rien que ce couteau à enfoncer, et il avait conquis le bonheur.

– Nous ne l'aurons pas, nous ne l'aurons pas, répéta-t-il furieusement, en voyant l'ombre dépasser le poste de l'aiguilleur. C'est fichu, le voilà qui file.

Mais, de sa main nerveuse, brusquement elle l'empoigna au bras, l'immobilisa contre elle.

– Vois, il revient!

Roubaud, en effet, revenait. Il avait tourné à droite, puis il redescendit. Peut-être, derrière son dos, avait-il eu la sensation vague des meurtriers lancés sur sa piste. Pourtant, il continuait à marcher de son pas tranquille, en gardien consciencieux, qui ne veut pas rentrer, sans avoir donné son coup d'oeil partout.

Arrêtés net dans leur course, Jacques et Séverine ne bougeaient plus. Le hasard les avait plantés à l'angle même d'un tas de charbon. Ils s'y adossèrent, semblèrent y entrer, l'échine collée au mur noir, confondus, perdus dans cette mare d'encre. Ils étaient sans souffle.

Et Jacques regardait Roubaud venir droit à eux. Trente mètres à peine les séparaient, chaque pas diminuait la distance, régulièrement, rythmé comme par le balancier inexorable du destin. Encore vingt pas, encore dix pas: il l'aurait devant lui, il lèverait le bras de cette façon, lui planterait le couteau dans la gorge, en tirant de droite à gauche, pour étouffer le cri. Les secondes lui semblaient interminables, un tel flot de pensées traversait le vide de son crâne, que la mesure du temps en était abolie. Toutes les raisons qui le déterminaient défilèrent une fois de plus, il revit nettement le meurtre, les causes et les conséquences. Encore cinq pas. Sa résolution, tendue à se rompre, restait inébranlable. Il voulait tuer, il savait pourquoi il tuerait.

Mais, à deux pas, à un pas, ce fut une débâcle. Tout croula en lui, d'un coup. Non, non! il ne tuerait point, il ne pouvait tuer ainsi cet homme sans défense. Le raisonnement ne ferait jamais le meurtre, il fallait l'instinct de mordre, le saut qui jette sur la proie, la faim ou la passion qui la déchire. Qu'importait si la conscience n'était faite que des idées transmises par une lente hérédité de justice! Il ne se sentait pas le droit de tuer, et il avait beau faire, il n'arrivait pas à se persuader qu'il pouvait le prendre.

Roubaud, tranquillement, passa. Son coude effleura les deux autres dans le charbon. Une haleine les eut décelés; mais ils restèrent comme morts. Le bras ne se leva point, n'enfonça point le couteau. Rien ne fit frémir les ténèbres épaisses, pas même un frisson. Déjà, il était loin, à dix pas, qu'immobiles encore, le dos cloué au tas noir, tous deux demeuraient sans souffle, dans l'épouvante de cet homme seul, désarmé, qui venait de les frôler, d'une marche si paisible.

Jacques eut un sanglot étouffé de rage et de honte.

– Je ne peux pas! je ne peux pas!

Il voulut reprendre Séverine, s'appuyer à elle, dans un besoin d'être excusé, consolé. Sans dire une parole, elle s'échappa. Il avait allongé les mains, n'avait senti que sa jupe glisser entre ses doigts; et il entendait seulement sa fuite légère. En vain, il la poursuivit un instant, car cette brusque disparition achevait de le bouleverser. était-elle donc si fâchée de sa faiblesse? Le méprisait-elle? La prudence l'empêcha de la rejoindre. Mais, quand il se retrouva seul dans ces vastes terrains plats, tachés des petites larmes jaunes du gaz, un affreux désespoir le prit, il se hâta d'en sortir, d'aller abîmer sa tête au fond de son oreiller, pour y anéantir l'abomination de son existence.

Ce fut une dizaine de jours plus tard, vers la fin de mars, que les Roubaud triomphèrent enfin des Lebleu. L'administration avait reconnu juste leur demande, appuyée par M. Dabadie; d'autant plus que la fameuse lettre du caissier, s'engageant à rendre le logement, si un nouveau sous-chef le réclamait, venait d'être retrouvée par mademoiselle Guichon, en cherchant d'anciens comptes dans les archives de la gare. Et, tout de suite, madame Lebleu, exaspérée de sa défaite, parla de déménager: puisqu'on voulait sa mort, autant valait-il en finir sans attendre. Pendant trois jours, ce déménagement mémorable enfiévra le couloir. La petite madame Moulin elle-même, si effacée, qu'on ne voyait jamais ni entrer ni sortir, s'y compromit, en portant la table à ouvrage de Séverine d'un logement dans l'autre. Mais Philomène surtout souffla la discorde, venue là pour aider dès la première heure, faisant les paquets, bousculant les meubles, envahissant le logement du devant, avant que la locataire l'eût quitté; et ce fut elle qui l'en expulsa, au milieu de la débandade des deux mobiliers, mêlés, confondus, dans le transbordement. Elle en était arrivée à montrer, pour Jacques et pour tout ce qu'il aimait, un tel zèle, que Pecqueux, étonné, pris de soupçon, lui avait demandé de son mauvais air sournois, son air d'ivrogne vindicatif, si c'était à cette heure qu'elle couchait avec son mécanicien, en l'avertissant qu'il leur réglerait leur compte à tous les deux, le jour où il les surprendrait. Son coup de coeur pour le jeune homme en avait grandi, elle se faisait leur servante, à lui et à sa maîtresse, dans l'espoir de l'avoir aussi un peu à elle, en se mettant entre eux. Lorsqu'elle eut emporté la dernière chaise, les portes battirent. Puis, ayant aperçu un tabouret oublié par la caissière, elle rouvrit, le jeta à travers le corridor. C'était fini.

 

Alors, lentement, l'existence reprit son train monotone. Pendant que madame Lebleu, sur le derrière, clouée par ses rhumatismes au fond de son fauteuil, se mourait d'ennui, avec de grosses larmes dans les yeux, à ne plus voir que le zinc de la marquise barrant le ciel, Séverine travaillait à son interminable couvre-pied, installée près d'une des fenêtres du devant. Elle avait, sous elle, l'agitation gaie de la cour du départ, le continuel flot des piétons et des voitures; déjà, le printemps hâtif verdissait les bourgeons des grands arbres, au bord des trottoirs; et, au-delà, les coteaux lointains d'Ingouville déroulaient leurs pentes boisées, que piquaient les taches blanches des maisons de campagne. Mais elle s'étonnait de prendre si peu de plaisir à réaliser enfin ce rêve, être là, dans ce logement convoité, avoir devant soi de l'espace, du jour, du soleil. Même, comme sa femme de ménage, la mère Simon, grognait, furieuse de ne pas retrouver ses habitudes, elle en était impatientée, elle regrettait par moments son ancien trou, ainsi qu'elle disait, où la saleté se voyait moins. Roubaud, lui, avait simplement laissé faire. Il ne semblait pas savoir qu'il eût changé de niche: souvent encore il se trompait, ne s'apercevait de sa méprise que lorsque sa nouvelle clef n'entrait pas dans l'ancienne serrure. D'ailleurs, il s'absentait de plus en plus, la désorganisation continuait. Un instant, cependant, il parut se ranimer, sous le réveil de ses idées politiques; non qu'elles fussent très nettes, très ardentes; mais il gardait à coeur son affaire avec le sous-préfet, qui avait failli lui coûter son emploi. Depuis que l'empire, ébranlé par les élections générales, traversait une crise terrible, il triomphait, il répétait que ces gens-là ne seraient pas toujours les maîtres. Un avertissement amical de M. Dabadie, prévenu par mademoiselle Guichon, devant laquelle le propos révolutionnaire avait été tenu, suffit du reste à le calmer. Puisque le couloir était tranquille et que l'on vivait d'accord, maintenant que madame Lebleu s'affaiblissait, tuée de tristesse, pourquoi des ennuis nouveaux, avec les affaires du gouvernement? Il eut un simple geste, il s'en moquait bien de la politique, comme de tout! Et, plus gras chaque jour, sans un remords, il s'en allait de son pas alourdi, le dos indifférent.

Entre Jacques et Séverine, la gêne avait grandi, depuis qu'ils pouvaient se rencontrer à toute heure. Plus rien ne les empêchait d'être heureux, il la montait voir par l'autre escalier, quand il lui plaisait, sans crainte d'être espionné; et le logement leur appartenait, il aurait couché là, s'il en avait eu l'audace. Mais c'était l'irréalisé, l'acte voulu, consenti par eux deux, qu'il n'accomplissait pas et dont la pensée, désormais, mettait entre eux un malaise, un mur infranchissable. Lui, qui apportait la honte de sa faiblesse, la trouvait chaque fois plus sombre, malade d'inutile attente. Leurs lèvres ne se cherchaient même plus, car cette demi-possession, ils l'avaient épuisée; c'était tout le bonheur qu'ils voulaient, le départ, le mariage là-bas, l'autre vie.

Un soir, Jacques trouva Séverine en larmes; et, lorsqu'elle l'aperçut, elle ne s'arrêta pas, elle sanglota plus fort, pendue à son cou. Déjà elle avait pleuré ainsi, mais il l'apaisait d'une étreinte; tandis que, sur son coeur, il la sentait cette fois ravagée d'un désespoir grandissant, à mesure qu'il la pressait davantage. Il fut bouleversé, il finit par lui prendre la tête entre ses deux mains; et, la regardant de tout près, au fond de ses yeux noyés, il jura, comprenant bien que, si elle se désespérait ainsi, c'était d'être femme, de ne point oser frapper elle-même, dans sa douceur passive.

– Pardonne-moi, attends encore… Je te le jure, bientôt, dès que je pourrai.

Tout de suite, elle avait collé sa bouche à la sienne, comme pour sceller ce serment, et ils eurent un de ces baisers profonds, où ils se confondaient, dans la communion de leur chair.

X

Tante Phasie était morte, le jeudi soir, à neuf heures, dans une dernière convulsion; et, vainement, Misard, qui attendait près de son lit, avait essayé de lui fermer les paupières: les yeux obstinés restaient ouverts, la tête s'était raidie, penchée un peu sur l'épaule, comme pour regarder dans la chambre, tandis qu'un retrait des lèvres semblait les retrousser, d'un rire goguenard. Une seule chandelle brûlait, plantée au coin d'une table, près d'elle. Et les trains qui, depuis neuf heures, passaient là, à toute vitesse, dans l'ignorance de cette morte tiède encore, l'ébranlaient une seconde, sous la flamme vacillante de la chandelle.

Tout de suite, Misard, pour se débarrasser de Flore, l'envoya déclarer le décès à Doinville. Elle ne pouvait pas être de retour avant onze heures, il avait deux heures devant lui. Tranquillement, il se coupa d'abord un morceau de pain, car il se sentait le ventre vide, n'ayant pas dîné, à cause de cette agonie qui n'en finissait plus. Et il mangeait debout, allant et venant, rangeant les choses. Des quintes de toux l'arrêtaient, plié en deux, à moitié mort lui-même, si maigre, si chétif, avec ses yeux ternes et ses cheveux décolorés, qu'il ne paraissait pas devoir jouir longtemps de sa victoire. N'importe, il l'avait mangée, cette gaillarde, cette grande et belle femme, comme l'insecte mange le chêne; elle était sur le dos, finie, réduite à rien, et lui durait encore. Mais une idée le fit s'agenouiller, afin de prendre sous le lit une terrine, où se trouvait un reste d'eau de son, préparée pour un lavement: depuis qu'elle se doutait du coup, ce n'était plus dans le sel, c'était dans ses lavements qu'il mettait de la mort aux rats; et, trop bête, ne se méfiant pas de ce côté-là, elle l'avait avalée tout de même, pour de bon cette fois-ci. Dès qu'il eut vidé la terrine dehors, il rentra, lava avec une éponge le carreau de la chambre, souillé de taches. Aussi pourquoi s'était-elle obstinée? Elle avait voulu faire la maligne, tant pis! Lorsque, dans un ménage, on joue à qui enterrera l'autre, sans mettre le monde dans la dispute, on ouvre l'oeil. Il en était fier, il en ricanait comme d'une bonne histoire, de la drogue avalée si innocemment par en bas, quand elle surveillait avec tant de soin tout ce qui entrait par en haut. A ce moment, un express qui passa, enveloppa la maison basse d'un tel souffle de tempête, que, malgré l'habitude, il se tourna vers la fenêtre, en tressaillant. Ah! oui, ce continuel flot, ce monde venu de partout, qui ne savait rien de ce qu'il écrasait en route, qui s'en moquait, tant il était pressé d'aller au diable! Et, derrière le train, dans le lourd silence, il rencontra les yeux grands ouverts de la morte, dont les prunelles fixes semblaient suivre chacun de ses mouvements, pendant que le coin retroussé des lèvres riait.

Misard, si flegmatique, fut pris d'un petit mouvement de colère. Il entendait bien, elle lui disait: Cherche! cherche! Mais sûrement qu'elle ne les emportait pas avec elle, ses mille francs; et, maintenant qu'elle n'y était plus, il finirait par les trouver. Est-ce qu'elle n'aurait pas dû les donner de bon coeur? ça aurait évité tous ces ennuis. Les yeux partout le suivaient. Cherche! cherche! Cette chambre, où il n'avait point osé fouiller, tant qu'elle y avait vécu, il la parcourait du regard. Dans l'armoire, d'abord: il prit les clefs sous le traversin, bouleversa les planches chargées de linge, vida les deux tiroirs, les enleva même, pour voir s'il n'y avait pas de cachette. Non, rien! Ensuite, il songea à la table de nuit. Il en décolla le marbre, le retourna, inutilement. Derrière la glace de la cheminée, une mince glace de foire, fixée par deux clous, il pratiqua aussi un sondage, glissa une règle plate, ne retira qu'un floconnement noir de poussière. Cherche! cherche! Alors, pour échapper aux yeux grands ouverts qu'il sentait sur lui, il se mit à quatre pattes, tapant le carreau à légers coups de poing, écoutant si quelque résonance ne lui révélerait pas un vide. Plusieurs carreaux étaient descellés, il les arracha. Rien, toujours rien! Lorsqu'il fut debout de nouveau, les yeux le reprirent, il se tourna, voulut planter son regard dans le regard fixe de la morte; tandis que, du coin de ses lèvres retroussées, elle accentuait son terrible rire. Il n'en doutait plus, elle se moquait de lui. Cherche! cherche! La fièvre le gagnait, il s'approcha d'elle, envahi d'un soupçon, d'une idée sacrilège, qui pâlissait encore sa face blême. Pourquoi avait-il cru que, sûrement, elle ne les emportait pas, ses mille francs? peut-être bien tout de même qu'elle les emportait. Et il osa la découvrir, la dévêtir, il la visita, chercha à tous les plis de ses membres puisqu'elle lui disait de chercher. Sous elle, derrière sa nuque, derrière ses reins, il chercha. Le lit fut bouleversé, il enfonça son bras jusqu'à l'épaule dans la paillasse. Il ne trouva rien. Cherche! cherche! Et la tête, retombée sur l'oreiller en désordre, le regardait toujours de ses prunelles goguenardes.

Comme Misard, furieux et tremblant, tâchait d'arranger le lit,

Flore rentra, de retour de Doinville.

– Ce sera pour après-demain samedi, onze heures, dit-elle.

Elle parlait de l'enterrement. Mais, d'un coup d'oeil, elle avait compris à quelle besogne Misard s'était essoufflé, pendant son absence. Elle eut un geste d'indifférence dédaigneuse.

– Laissez donc, vous ne les trouverez pas.

Il s'imagina qu'elle aussi le bravait. Et, s'avançant, les dents serrées:

– Elle te les a donnés, tu sais où ils sont.

L'idée que sa mère avait pu donner ses mille francs à quelqu'un, même à elle, sa fille, lui fit hausser les épaules.

– Ah! ouitche! donnés… Donnés à la terre, oui!.. Tenez, ils sont par là, vous pouvez chercher.

Et, d'un geste large, elle indiqua la maison entière, le jardin avec son puits, la ligne ferrée, toute la vaste campagne. Oui, par là, au fond d'un trou, quelque part où jamais plus personne ne les découvrirait. Puis, pendant que, hors de lui, anxieux, il se remettait à bousculer les meubles, à taper dans les murs, sans se gêner devant elle, la jeune fille, debout près de la fenêtre, continua à demi-voix:

– Oh! il fait doux dehors, la belle nuit!.. J'ai marché vite, les étoiles éclairent comme en plein jour… Demain, quel beau temps, au lever du soleil!

Un instant, Flore resta devant la fenêtre, les yeux dans cette campagne sereine, attendrie par les premières tiédeurs d'avril, et dont elle revenait songeuse, souffrant davantage de la plaie avivée de son tourment. Mais, lorsqu'elle entendit Misard quitter la chambre et s'acharner dans les pièces voisines, elle s'approcha du lit à son tour, elle s'assit, les regards sur sa mère. Au coin de la table, la chandelle brûlait toujours d'une flamme haute et immobile. Un train passa, qui secoua la maison.

La résolution de Flore était de rester la nuit là, et elle réfléchissait. D'abord, la vue de la morte la tira de son idée fixe, de la chose qui la hantait, qu'elle avait débattue sous les étoiles, dans la paix des ténèbres, tout le long de la route de Doinville. Une surprise, maintenant, endormait sa souffrance: pourquoi n'avait-elle pas eu plus de chagrin, à la mort de sa mère? et pourquoi, à cette heure encore, ne pleurait-elle pas? Elle l'aimait pourtant bien, malgré sa sauvagerie de grande fille muette, s'échappant sans cesse, battant les champs, dès qu'elle n'était pas de service. Vingt fois, pendant la dernière crise qui devait la tuer, elle était venue s'asseoir là, pour la supplier de faire appeler un médecin; car elle se doutait du coup de Misard, elle espérait que la peur l'arrêterait. Mais elle n'avait jamais obtenu de la malade qu'un non furieux, comme si cette dernière eût mis l'orgueil de la lutte à n'accepter de secours de personne, certaine quand même de la victoire, puisqu'elle emporterait l'argent; et, alors, elle n'intervenait point, reprise elle-même de son mal, disparaissant, galopant pour oublier. C'était cela, certainement, qui lui barrait le coeur: lorsqu'on a un trop gros chagrin, il n'y a plus de place pour un autre; sa mère était partie, elle la voyait là, détruite, si pâle, sans pouvoir être plus triste, en dépit de son effort. Appeler les gendarmes, dénoncer Misard, à quoi bon, puisque tout allait crouler? Et, peu à peu, invinciblement, bien que son regard restât fixé sur la morte, elle cessa de l'apercevoir, elle retourna à sa vision intérieure, reconquise tout entière par l'idée qui lui avait planté son clou dans le crâne, n'ayant plus que la sensation de la secousse profonde des trains, dont le passage, pour elle, sonnait les heures.

Depuis un instant, au loin, grondait l'approche d'un omnibus de Paris. Lorsque la machine enfin passa devant la fenêtre, avec son fanal, ce fut, dans la chambre, un éclair, un coup d'incendie.

 

– Une heure dix-huit, pensa-t-elle. Encore sept heures. Ce matin, à huit heures seize, ils passeront.

Chaque semaine, depuis des mois, cette attente l'obsédait. Elle savait que, le vendredi matin, l'express, conduit par Jacques, emmenait aussi Séverine à Paris; et elle ne vivait plus, dans une torture jalouse, que pour les guetter, les voir, se dire qu'ils allaient se posséder librement, là-bas. Oh! ce train qui fuyait, cette abominable sensation de ne pouvoir s'accrocher au dernier wagon, afin d'être emportée elle aussi! Il lui semblait que toutes ces roues lui coupaient le coeur. Elle avait tant souffert, qu'un soir elle s'était cachée, voulant écrire à la justice; car ce serait fini, si elle pouvait faire arrêter cette femme; et elle qui avait surpris autrefois ses saletés avec le président Grandmorin, se doutait qu'en apprenant ça aux juges, elle la livrerait. Mais, la plume à la main, jamais elle ne put tourner la chose. Et puis, est-ce que la justice l'écouterait? Tout ce beau monde devait s'entendre. Peut-être bien que ce serait elle qu'on mettrait en prison, comme on y avait mis Cabuche. Non! elle voulait se venger, elle se vengerait seule, sans avoir besoin de personne. Ce n'était même pas une pensée de vengeance, ainsi qu'elle en entendait parler, la pensée de faire du mal pour se guérir du sien; c'était un besoin d'en finir, de culbuter tout, comme si le tonnerre les eût balayés. Elle était très fière, plus forte et plus belle que l'autre, convaincue de son bon droit à être aimée; et, quand elle s'en allait solitaire, par les sentiers de ce pays de loups, avec son lourd casque de cheveux blonds, toujours nus, elle aurait voulu la tenir, l'autre, pour vider leur querelle au coin d'un bois, comme deux guerrières ennemies. Jamais encore un homme ne l'avait touchée, elle battait les mâles; et c'était sa force invincible, elle serait victorieuse.

La semaine d'auparavant, l'idée brusque s'était plantée, enfoncée en elle, comme sous un coup de marteau venu elle ne savait d'où: les tuer, pour qu'ils ne passent plus, qu'ils n'aillent plus là-bas ensemble. Elle ne raisonnait pas, elle obéissait à l'instinct sauvage de détruire. Quand une épine restait dans sa chair, elle l'en arrachait, elle aurait coupé le doigt. Les tuer, les tuer la première fois qu'ils passeraient; et, pour cela, culbuter le train, traîner une poutre sur la voie, arracher un rail, enfin, tout casser, tout engloutir. Lui, certainement, sur sa machine, y resterait, les membres aplatis; la femme, toujours dans la première voiture, pour être plus près, n'en pouvait réchapper; quant aux autres, à ce flot continuel de monde, elle n'y songeait seulement pas. Ce n'était personne, est-ce qu'elle les connaissait? Et cet écrasement d'un train, ce sacrifice de tant de vies, devenait l'obsession de chacune de ses heures, l'unique catastrophe, assez large, assez profonde de sang et de douleur humaine, pour qu'elle y pût baigner son coeur énorme, gonflé de larmes.

Pourtant, le vendredi matin, elle avait faibli, n'ayant pas encore décidé à quel endroit, ni de quelle façon elle enlèverait un rail. Mais, le soir, n'étant plus de service, elle eut une idée, elle s'en alla, par le tunnel, rôder jusqu'à la bifurcation de Dieppe. C'était une de ses promenades, ce souterrain long d'une grande demi-lieue, cette avenue voûtée, toute droite, où elle avait l'émotion des trains roulant sur elle, avec leur fanal aveuglant: chaque fois, elle manquait de s'y faire broyer, et ce devait être ce péril qui l'y attirait, dans un besoin de bravade. Mais, ce soir-là, après avoir échappé à la surveillance du gardien et s'être avancée jusqu'au milieu du tunnel, en tenant la gauche, de façon à être certaine que tout train arrivant de face passerait à sa droite, elle avait eu l'imprudence de se retourner, justement pour suivre les lanternes d'un train allant au Havre; et, quand elle s'était remise en marche, un faux pas l'ayant de nouveau fait virer sur elle-même, elle n'avait plus su de quel côté les feux rouges venaient de disparaître. Malgré son courage, étourdie encore par le vacarme des roues, elle s'était arrêtée, les mains froides, ses cheveux nus soulevés d'un souffle d'épouvante. Maintenant, lorsqu'un autre train passerait, elle s'imaginait qu'elle ne saurait plus s'il était montant ou descendant, elle se jetterait à droite ou à gauche, et serait coupée au petit bonheur. D'un effort, elle tâchait de retenir sa raison, de se souvenir, de discuter. Puis, tout d'un coup, la terreur l'avait emportée, au hasard, droit devant elle, dans un galop furieux. Non, non! elle ne voulait pas être tuée, avant d'avoir tué les deux autres! Ses pieds s'embarrassaient dans les rails, elle glissait, tombait, courait plus fort. C'était la folie du tunnel, les murs qui semblaient se resserrer pour l'étreindre, la voûte qui répercutait des bruits imaginaires, des voix de menace, des grondements formidables. A chaque instant, elle tournait la tête, croyant sentir sur son cou l'haleine brûlante d'une machine. Deux fois, une subite certitude qu'elle se trompait, qu'elle serait tuée du côté où elle fuyait, lui avait fait, d'un bond, changer la direction de sa course. Et elle galopait, elle galopait, lorsque, devant elle, au loin, avait paru une étoile, un oeil rond et flambant, qui grandissait. Mais elle s'était bandée contre l'irrésistible envie de retourner encore sur ses pas. L'oeil devenait un brasier, une gueule de four dévorante. Aveuglée, elle avait sauté à gauche, sans savoir; et le train passait, comme un tonnerre, en ne la souffletant que de son vent de tempête. Cinq minutes après, elle sortait du côté de Malaunay, saine et sauve.

Il était neuf heures, encore quelques minutes, et l'express de Paris serait là. Tout de suite, elle avait continué, d'un pas de promenade, jusqu'à la bifurcation de Dieppe, à deux cents mètres, examinant la voie, cherchant si quelque circonstance ne pouvait la servir. Justement, sur la voie de Dieppe, en réparation, stationnait un train de ballast, que son ami Ozil venait d'y aiguiller; et, dans une illumination subite, elle trouva, arrêta un plan: empêcher simplement l'aiguilleur de remettre l'aiguille sur la voie du Havre, de sorte que l'express irait se briser contre le train de ballast. Cet Ozil, depuis le jour où il s'était rué sur elle, ivre de désir, et où elle lui avait à demi fendu le crâne d'un coup de bâton, elle lui gardait de l'amitié, aimait à lui rendre ainsi des visites imprévues, à travers le tunnel, en chèvre échappée de sa montagne. Ancien militaire, très maigre et peu bavard, tout à la consigne, il n'avait pas encore une négligence à se reprocher, l'oeil ouvert de jour et de nuit. Seulement, cette sauvage, qui l'avait battu, forte comme un garçon, lui retournait la chair, rien que d'un appel de son petit doigt. Bien qu'il eût quatorze ans de plus qu'elle, il la voulait, et s'était juré de l'avoir, en patientant, en étant aimable, puisque la violence n'avait pas réussi. Aussi, cette nuit-là, dans l'ombre, lorsqu'elle s'était approchée de son poste, l'appelant au-dehors, l'avait-il rejointe, oubliant tout. Elle l'étourdissait, l'emmenait vers la campagne, lui contait des histoires compliquées, que sa mère était malade, qu'elle ne resterait pas à la Croix-de-Maufras, si elle la perdait. Son oreille, au loin, guettait le grondement de l'express, quittant Malaunay, s'approchant à toute vapeur. Et, quand elle l'avait senti là, elle s'était retournée, pour voir. Mais elle n'avait pas songé aux nouveaux appareils d'enclenchement: la machine, en s'engageant sur la voie de Dieppe, venait, d'elle-même, de mettre le signal à l'arrêt; et le mécanicien avait eu le temps d'arrêter, à quelques pas du train de ballast. Ozil, avec le cri d'un homme qui s'éveille sous l'effondrement d'une maison, regagnait son poste en courant; tandis qu'elle, raidie, immobile, suivait, du fond des ténèbres, la manoeuvre nécessitée par l'accident. Deux jours après, l'aiguilleur, déplacé, était venu lui faire ses adieux, ne soupçonnant rien, la suppliant de le rejoindre, dès qu'elle n'aurait plus sa mère. Allons! le coup était manqué, il fallait trouver autre chose.