Tasuta

La Débâcle

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Платье принцессы
Платье принцессы
E-raamat
2,43
Lisateave
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Comme l'arrière-garde quittait Raucourt, les allemands, à l'autre bout, y entraient; et deux de leurs batteries, tout de suite installées, à gauche, sur les hauteurs, tirèrent. À ce moment, le 106e, filant par la route qui descend, le long de l'Emmane, se trouvait dans la ligne du tir. Un obus coupa un peuplier, au bord de la rivière; un autre s'enterra dans un pré, à côté du capitaine Beaudoin, sans éclater. Mais le défilé, jusqu'à Haraucourt, allait en se rétrécissant, et l'on s'enfonçait là, dans un couloir étroit, dominé des deux côtés par des crêtes couvertes d'arbres; si une poignée de Prussiens s'était embusquée en haut, un désastre était certain. Canonnées en queue, ayant à droite et à gauche la menace d'une attaque possible, les troupes n'avançaient plus que dans une anxiété croissante, ayant la hâte de sortir de ce passage dangereux. Aussi une flambée dernière d'énergie était-elle revenue aux plus las. Les soldats qui, tout à l'heure, se traînaient dans Raucourt, de porte en porte, allongeaient maintenant le pas, gaillards, ranimés, sous l'éperon cuisant du péril. Il semblait que les chevaux eux-mêmes eussent conscience qu'une minute perdue pouvait être payée chèrement. Et la tête de la colonne devait être à Remilly, lorsque, tout d'un coup, il y eut un arrêt dans la marche.

– Foutre! dit Chouteau, est-ce qu'ils vont nous laisser là?

Le 106e n'avait pas encore atteint Haraucourt, et les obus continuaient de pleuvoir.

Comme le régiment marquait le pas, attendant de repartir, il en éclata un sur la droite, qui, heureusement, ne blessa personne. Cinq minutes s'écoulèrent, infinies, effroyables. On ne bougeait toujours point, il y avait là-bas un obstacle qui barrait la route, quelque brusque muraille qui s'était bâtie. Et le colonel, droit sur les étriers, regardait, frémissant, sentant derrière lui monter la panique de ses hommes.

– Tout le monde sait que nous sommes vendus, reprit violemment

Chouteau.

Alors, des murmures éclatèrent, un grondement croissant d'exaspération, sous le fouet de la peur. Oui, oui! On les avait amenés là pour les vendre, pour les livrer aux Prussiens. Dans l'acharnement de la malchance et dans l'excès des fautes commises, il n'y avait plus, au fond de ces cerveaux bornés, que l'idée de la trahison qui pût expliquer une telle série de désastres.

– Nous sommes vendus! répétaient des voix affolées.

Et Loubet eut une imagination.

– C'est ce cochon d'empereur qui est, là-bas, en travers de la route, avec ses bagages, pour nous arrêter.

Tout de suite, la nouvelle circula. On affirmait que l'embarras venait du passage de la maison impériale, qui coupait la colonne. Et ce fut une exécration, des mots abominables, toute la haine que soulevait l'insolence des gens de l'empereur, s'emparant des villes où l'on couchait, déballant leurs provisions, leurs paniers de vin, leur vaisselle d'argent, devant les soldats dénués de tout, faisant flamber les cuisines, lorsque les pauvres bougres se serraient le ventre. Ah! ce misérable empereur, à cette heure sans trône et sans commandement, pareil à un enfant perdu dans son empire, qu'on emportait comme un inutile paquet, parmi les bagages des troupes, condamné à traîner avec lui l'ironie de sa maison de gala, ses cent-gardes, ses voitures, ses chevaux, ses cuisiniers, ses fourgons, toute la pompe de son manteau de cour, semé d'abeilles, balayant le sang et la boue des grandes routes de la défaite!

Coup sur coup, deux autres obus tombèrent. Le lieutenant Rochas eut son képi enlevé par un éclat. Et les rangs se serrèrent, il y eut une poussée, une vague subite dont le refoulement se propagea au loin. Des voix s'étranglaient, Lapoulle criait rageusement d'avancer. Encore une minute peut-être, et une épouvantable catastrophe allait se produire, un sauve-qui-peut qui aurait écrasé les hommes au fond de ce couloir étroit, dans une mêlée furieuse.

Le colonel se retourna, très pâle.

– Mes enfants, mes enfants, un peu de patience. J'ai envoyé quelqu'un voir… On marche…

On ne marchait pas, et les secondes étaient des siècles. Jean, déjà, avait repris Maurice par la main, plein d'un beau sang- Froid, lui expliquant à l'oreille que, si les camarades poussaient, eux deux sauteraient à gauche, pour grimper ensuite parmi les bois, de l'autre côté de la rivière. D'un regard, il cherchait les francs-tireurs, avec l'idée qu'ils devaient connaître les chemins; mais on lui dit qu'ils avaient disparu, en traversant Raucourt. Et, tout d'un coup, la marche reprit, on tourna un coude de la route, dès lors à l'abri des batteries allemandes. Plus tard, on sut que, dans le désarroi de cette malheureuse journée, c'était la division Bonnemain, quatre régiments de cuirassiers, qui avaient ainsi coupé et arrêté le 7e corps.

La nuit venait, quand le 106e traversa Angecourt. Les crêtes continuaient à droite; mais le défilé s'élargissait sur la gauche, une vallée bleuâtre apparaissait au loin. Enfin, des hauteurs de Remilly, on aperçut, dans les brumes du soir, un ruban d'argent pâle, parmi le déroulement immense des prés et des terres. C'était la Meuse, cette Meuse si désirée, où il semblait que serait la victoire.

Et Maurice, le bras tendu vers de petites lumières lointaines qui s'allumaient gaiement dans les verdures, au fond de cette vallée féconde, d'un charme délicieux sous la douceur du crépuscule, dit à Jean, avec le soulagement joyeux d'un homme qui retrouve un pays aimé:

– Tiens! Regarde là-bas… Voilà Sedan!

VII

Dans Remilly, une effrayante confusion d'hommes, de chevaux et de voitures, encombrait la rue en pente, dont les lacets descendent à la Meuse. Devant l'église, à mi-côte, des canons, aux roues enchevêtrées, ne pouvaient plus avancer, malgré les jurons et les coups. En bas, près de la filature, où gronde une chute de l'Emmane, c'était toute une queue de fourgons échoués, barrant la route; tandis qu'un flot sans cesse accru de soldats se battait à l'auberge de la croix de Malte, sans même obtenir un verre de vin.

Et cette poussée furieuse allait s'écraser plus loin, à l'extrémité méridionale du village, qu'un bouquet d'arbres sépare du fleuve, et où le génie avait, le matin, jeté un pont de bateaux. Un bac se trouvait à droite, la maison du passeur blanchissait, solitaire, dans les hautes herbes. Sur les deux rives, on avait allumé de grands feux, dont les flammes, activées par moments, incendiaient la nuit, éclairant l'eau et les berges d'une lumière de plein jour. Alors apparaissait l'énorme entassement de troupes qui attendaient, pendant que la passerelle ne permettait que le passage de deux hommes à la fois, et que, sur le pont, large au plus de trois mètres, la cavalerie, l'artillerie, les bagages, défilaient au pas, d'une lenteur mortelle. On disait qu'il y avait encore là une brigade du 1er corps, un convoi de munitions, sans compter les quatre régiments de cuirassiers de la division Bonnemain. Et, derrière, arrivait tout le 7e corps, trente et quelques mille hommes, croyant avoir l'ennemi sur les talons, ayant la hâte fébrile de se mettre à l'abri, sur l'autre rive.

Un moment, ce fut du désespoir. Eh quoi! On marchait depuis le matin sans manger, on venait encore de se tirer, à force de jambes, du terrible défilé d'Haraucourt, tout cela pour buter, dans ce désarroi, dans cet effarement, contre un mur infranchissable! Avant des heures peut-être, le tour des derniers venus n'arriverait pas; et chacun sentait bien que, si les Prussiens n'osaient continuer de nuit leur poursuite, ils seraient là dès la pointe du jour. Pourtant, l'ordre de former les faisceaux fut donné, on campa sur les vastes coteaux nus dont les pentes, longées par la route de Mouzon, descendent jusqu'aux prairies de la Meuse. En arrière, couronnant un plateau, l'artillerie de réserve s'établit en bataille, braqua ses pièces vers le défilé, pour en battre la sortie, au besoin. Et, de nouveau, l'attente commença, pleine de révolte et d'angoisse.

Cependant, le 106e se trouvait installé, au-dessus de la route, dans un chaume qui dominait la vaste plaine. C'était à regret que les hommes avaient lâché leurs fusils, jetant des regards en arrière, hantés de la crainte d'une attaque. Tous, le visage dur et fermé, se taisaient, ne grognaient par instants que de sourdes paroles de colère. Neuf heures allaient sonner, il y avait deux heures qu'on était là; et beaucoup, malgré l'atroce fatigue, ne pouvaient dormir, allongés par terre, tressaillant, prêtant l'oreille aux moindres bruits lointains. Ils ne luttaient plus contre la faim qui les dévorait: on mangerait là-bas, de l'autre côté de l'eau, et l'on mangerait de l'herbe, si l'on ne trouvait pas autre chose. Mais l'encombrement ne semblait que s'accroître, les officiers que le général Douay avait postés près du pont, revenaient de vingt minutes en vingt minutes, avec la même et irritante nouvelle que des heures, des heures encore seraient nécessaires. Enfin, le général s'était décidé à se frayer lui-même un passage, jusqu'au pont. On le voyait dans le flot, se débattant, activant la marche.

Maurice, assis contre un talus avec Jean, répéta, vers le nord, le geste qu'il avait eu déjà.

– Sedan est au fond… Et, tiens! Bazeilles est là… Et puis Douzy, et puis Carignan, sur la droite… C'est à Carignan sans doute que nous allons nous concentrer… Ah! s'il faisait jour, tu verrais, il y a de la place!

Et son geste embrassait l'immense vallée, pleine d'ombre. Le ciel n'était pas si obscur, qu'on ne pût distinguer, dans le déroulement des prés noirs, le cours pâle du fleuve. Les bouquets d'arbres faisaient des masses plus lourdes, une rangée de peupliers surtout, à gauche, qui barrait l'horizon d'une digue fantastique. Puis, dans les fonds, derrière Sedan, piqueté de petites clartés vives, c'était un entassement de ténèbres, comme si toutes les forêts des Ardennes eussent jeté là le rideau de leurs chênes centenaires.

 

Jean avait ramené ses regards sur le pont de bateaux, au-dessous d'eux.

– Regarde donc!.. Tout va fiche le camp. Jamais nous ne passerons.

Les feux, sur les deux rives, brûlaient plus haut, et leur clarté en ce moment devenait si vive, que la scène, dans son effroi, s'évoquait avec une netteté d'apparition. Sous le poids de la cavalerie et de l'artillerie défilant depuis le matin, les bacs qui supportaient les madriers, avaient fini par s'enfoncer, de sorte que le tablier se trouvait dans l'eau, à quelques centimètres. C'étaient maintenant les cuirassiers qui passaient, deux par deux, d'une file ininterrompue, sortant de l'ombre de l'une des berges pour rentrer dans l'ombre de l'autre; et l'on ne voyait plus le pont, ils semblaient marcher sur l'eau, sur cette eau violemment éclairée, où dansait un incendie. Les chevaux hennissants, les crins effarés, les jambes raidies, s'avançaient dans la terreur de ce terrain mouvant, qu'ils sentaient fuir. Debout sur les étriers, serrant les guides, les cuirassiers passaient, passaient toujours, drapés dans leurs grands manteaux blancs, ne montrant que leurs casques tout allumés de reflets rouges. Et l'on aurait cru des cavaliers fantômes allant à la guerre des ténèbres, avec des chevelures de flammes.

Une plainte profonde s'exhala de la gorge serrée de Jean.

– Oh! J'ai faim!

Autour d'eux, cependant, les hommes s'étaient endormis, malgré les tiraillements des estomacs. La fatigue, trop grande, emportait la peur, les terrassait tous sur le dos, la bouche ouverte, anéantis sous le ciel sans lune. L'attente, d'un bout à l'autre des coteaux nus, était tombée à un silence de mort.

– Oh! J'ai faim, j'ai faim à manger de la terre!

C'était le cri que Jean, si dur au mal et si muet, ne pouvait plus retenir, qu'il jetait malgré lui, dans le délire de sa faim, n'ayant rien mangé depuis près de trente-six heures. Alors, Maurice se décida, en voyant que, de deux ou trois heures peut- être, leur régiment ne passerait pas la Meuse.

– Écoute, j'ai un oncle par ici, tu sais, l'oncle Fouchard, dont je t'ai parlé… C'est là-haut, à cinq ou six cents mètres, et j'hésitais; mais, puisque tu as si faim… L'oncle nous donnera bien du pain, que diable!

Et il emmena son compagnon, qui s'abandonnait. La petite ferme du père Fouchard se trouvait au sortir du défilé d'Haraucourt, près du plateau où l'artillerie de réserve avait pris position. C'était une maison basse, avec d'assez grandes dépendances, une grange, une étable, une écurie; et, de l'autre côté de la route, dans une sorte de remise, le paysan avait installé son commerce de boucher ambulant, son abattoir où il tuait lui-même les bêtes, qu'il promenait ensuite au travers des villages, dans sa carriole.

Maurice, en approchant, restait surpris de n'apercevoir aucune lumière.

– Ah! le vieil avare, il aura tout barricadé, il n'ouvrira pas.

Mais un spectacle l'arrêta sur la route. Devant la ferme, s'agitaient une douzaine de soldats, des maraudeurs, sans doute des affamés qui cherchaient fortune. D'abord, ils avaient appelé, puis frappé; et maintenant, voyant la maison noire et silencieuse, ils tapaient dans la porte à coups de crosse, pour en faire sauter la serrure. De grosses voix grondaient.

– Nom de Dieu! va donc! fous-moi ça par terre, puisqu'il n'y a personne!

Brusquement, le volet d'une lucarne de grenier se rabattit, un grand vieillard en blouse, tête nue, apparut, une chandelle dans une main, un fusil dans l'autre. Sous sa rude chevelure blanche, sa face se carrait, coupée de larges plis, le nez fort, les yeux gros et pâles, le menton volontaire.

– Vous êtes donc des voleurs que vous cassez tout! cria-t-il d'une voix dure. Qu'est-ce que vous voulez?

Les soldats, un peu interdits, se reculaient.

– Nous crevons de faim, nous voulons à manger.

– Je n'ai rien, pas une croûte… Est-ce que vous croyez, comme ça, qu'on en a pour nourrir des cent mille hommes… Ce matin, il y en a d'autres, oui! De ceux au général Ducrot, qui ont passé et qui m'ont tout pris.

Un à un, les soldats se rapprochaient.

– Ouvrez toujours, nous nous reposerons, vous trouverez bien quelque chose…

Et déjà ils tapaient de nouveau, lorsque le vieux, posant le chandelier sur l'appui, épaula son arme.

– Aussi vrai qu'il y a là une chandelle, je casse la tête au premier qui touche à ma porte!

Alors, la bataille faillit s'engager. Des imprécations montaient, une voix cria qu'il fallait faire son affaire à ce cochon de paysan, qui, comme tous les autres, aurait noyé son pain, plutôt que d'en donner une bouchée au soldat.

Et les canons des chassepots se braquaient, on allait le fusiller presque à bout portant; tandis qu'il ne se retirait même pas, rageur et têtu, en plein dans la clarté de la chandelle.

– Rien du tout! Pas une croûte!.. On m'a tout pris!

Effrayé, Maurice s'élança, suivi de Jean.

– Camarades, camarades…

Il abattait les fusils des soldats; et, levant la tête, suppliant:

– Voyons, soyez raisonnable… Vous ne me reconnaissez pas? C'est moi.

– Qui, toi?

– Maurice Levasseur, votre neveu.

Le père Fouchard avait repris la chandelle. Sans doute, il le reconnut. Mais il s'obstinait, dans sa volonté de ne pas même donner un verre d'eau.

– Neveu ou non, est-ce qu'on sait, dans ce noir de gueux? …

Foutez-moi tous le camp, ou je tire!

Et, au milieu des vociférations, des menaces de le descendre et de mettre le feu à sa cambuse, il n'eut plus que ce cri, il le répéta à vingt reprises:

– Foutez-moi tous le camp, ou je tire!

– Même sur moi, père? demanda tout d'un coup une voix forte, qui domina le bruit.

Les autres s'étant écartés, un maréchal des logis parut, dans la clarté dansante de la chandelle. C'était Honoré, dont la batterie se trouvait à moins de deux cents mètres, et qui, depuis deux heures, luttait contre l'irrésistible envie de venir frapper à cette porte. Il s'était juré de ne jamais en refranchir le seuil, il n'avait pas échangé une seule lettre, depuis quatre ans qu'il était au service, avec ce père qu'il interpellait, d'un ton si bref. Déjà, les soldats maraudeurs causaient vivement, se concertaient. Le fils du vieux et un gradé! Rien à faire, ça tournait mal, valait mieux chercher plus loin! Et ils filèrent, s'évanouirent dans l'épaisse nuit.

Lorsque Fouchard comprit qu'il était sauvé du pillage, il dit simplement, sans émotion aucune, comme s'il avait vu son fils la veille:

– C'est toi… Bon! je descends.

Ce fut long. On entendit, à l'intérieur, ouvrir et fermer des serrures, tout un ménage d'homme qui s'assure que rien ne traîne. Puis, enfin, la porte s'ouvrit, mais entrebâillée à peine, tenue d'un poing vigoureux.

– Entre, toi! Et personne autre!

Pourtant, il ne put refuser asile à son neveu, malgré sa visible répugnance.

– Allons, toi aussi!

Et il repoussait impitoyablement la porte sur Jean, il fallut que Maurice le suppliât. Mais il s'entêtait: non, non! Il n'avait pas besoin d'inconnus, de voleurs chez lui, qui casseraient ses meubles! Enfin, Honoré, d'un coup d'épaule, fit entrer le camarade, et le vieux dut céder, grognant de sourdes menaces. Il n'avait pas lâché son fusil. Puis, quand il les eut conduits à la salle commune, et qu'il eut posé le fusil contre le buffet, la chandelle sur la table, il tomba dans un obstiné silence.

– Dites donc, père, nous crevons de faim. Vous nous donnerez bien du pain et du fromage, à nous autres!

Il ne répondait pas, semblait ne pas entendre, retournait sans cesse pour écouter, devant la fenêtre, si quelque autre bande ne venait pas faire le siège de sa maison.

– L'oncle, voyons, Jean est un frère. Il s'est arraché pour moi les morceaux de la bouche. Et nous avons tant souffert ensemble!

Il tournait, s'assurait que rien ne manquait, ne les regardait même pas. Et, enfin, il se décida, toujours sans une parole. Brusquement, il reprit la chandelle, les laissa dans l'obscurité, en ayant le soin de refermer derrière lui la porte à clef, pour que personne ne le suivît. On l'entendit qui descendait l'escalier de la cave. Ce fut encore très long. Et, lorsqu'il revint, barricadant tout de nouveau, il posa au milieu de la table un gros pain et un fromage, dans ce silence, qui, la colère passée, n'était plus que de la politique, car on ne sait jamais où cela mène, de parler. D'ailleurs, les trois hommes se jetaient sur la nourriture, dévorant. Et il n'y eut plus que le bruit furieux de leurs mâchoires.

Honoré se leva, alla chercher, près du buffet, une cruche d'eau.

– Père, vous auriez bien pu nous donner du vin.

Alors, calmé et sûr de lui, Fouchard retrouva sa langue.

– Du vin! Je n'en ai plus, plus une goutte!.. Les autres, ceux de Ducrot, m'ont tout bu, tout mangé, tout pillé!

Il mentait, et cela, malgré son effort, était visible dans le clignotement de ses gros yeux pâles. Depuis deux jours, il avait fait disparaître son bétail, les quelques bêtes à son service, ainsi que les bêtes réservées à sa boucherie, les emmenant de nuit, les cachant on ne savait où, au fond de quel bois, de quelle carrière abandonnée. Et il venait de passer des heures à tout enfouir chez lui, le vin, le pain, les moindres provisions, jusqu'à la farine et au sel, de sorte qu'on aurait, en effet, vainement fouillé les armoires. La maison était nette. Il avait même refusé de vendre aux premiers soldats qui s'étaient présentés. On ne savait pas, il y aurait peut-être de meilleures occasions; et des idées vagues de commerce s'ébauchaient dans son crâne d'avare patient et rusé.

Maurice, qui se rassasiait, causa le premier.

– Et ma soeur Henriette, y a-t-il longtemps que vous l'avez vue?

Le vieux continuait de marcher, avec des coups d'oeil sur Jean, en train d'engloutir d'énormes bouchées de pain; et, sans se presser, comme après une longue réflexion:

– Henriette, oui, l'autre mois, à Sedan… Mais j'ai aperçu

Weiss, son mari, ce matin. Il accompagnait son patron, Monsieur

Delaherche, qui l'avait pris avec lui dans sa voiture, pour aller voir passer l'armée à Mouzon, histoire simplement de s'amuser…

Une ironie profonde passa sur le visage fermé du paysan.

– Peut-être bien tout de même qu'ils l'auront trop vue, l'armée, et qu'ils ne se sont pas amusés beaucoup; car, dès trois heures, on ne pouvait plus circuler sur les routes, tant elles étaient encombrées de soldats qui fuyaient.

De la même voix tranquille et comme indifférente, il donna quelques détails sur la défaite du 5e corps, surpris à Beaumont au moment de faire la soupe, forcé de se replier, culbuté jusqu'à Mouzon par les Bavarois. Des soldats débandés, fous de panique, qui traversaient Remilly, lui avaient crié que De Failly venait encore de les vendre à Bismarck. Et Maurice songeait à ces marches affolées des deux derniers jours, à ces ordres du maréchal De Mac- Mahon hâtant la retraite, voulant passer la Meuse à tout prix, lorsqu'on avait perdu en incompréhensibles hésitations tant de journées précieuses. Il était trop tard. Sans doute le maréchal, qui s'était emporté en trouvant à Oches le 7e corps, qu'il croyait à la Besace, avait dû être convaincu que le 5e corps campait déjà à Mouzon, lorsque celui-ci, s'attardant à Beaumont, s'y laissait écraser. Mais qu'exiger de troupes mal commandées, démoralisées par l'attente et la fuite, mourantes de faim et de fatigue?

Fouchard avait fini par se planter derrière Jean, étonné de voir les bouchées disparaître. Et, froidement goguenard:

– Hein! ça va mieux?

Le caporal leva la tête, répondit avec sa même carrure de paysan:

– Ca commence, merci bien!

Honoré, depuis qu'il était là, malgré sa grosse faim, s'arrêtait parfois, tournait la tête, à un bruit qu'il croyait entendre. Si, après tout un combat, il avait manqué à son serment de ne plus jamais remettre les pieds dans cette maison, c'était poussé par l'irrésistible désir de revoir Silvine. Il gardait sous sa chemise, contre sa peau même, la lettre qu'il avait reçue d'elle à Reims, cette lettre si tendre où elle lui disait qu'elle l'aimait toujours, qu'elle n'aimerait jamais que lui, malgré le cruel passé, malgré Goliath et le petit Charlot qu'elle avait eu de cet homme. Et il ne pensait plus qu'à elle, et il s'inquiétait de ne pas l'avoir encore vue, tout en se raidissant, pour ne pas montrer son anxiété à son père. Mais la passion l'emporta, il demanda, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre naturelle:

– Et Silvine, elle n'est donc plus ici?

Fouchard eut, sur son fils, un regard oblique, luisant d'un rire intérieur.

– Si, si.

Puis, il se tut, cracha longuement; et l'artilleur dut reprendre, après un silence:

 

– Alors, elle est couchée?

– Non, non.

Enfin, le vieux daigna expliquer qu'il était tout de même allé, le matin, au marché de Raucourt, avec sa carriole, en emmenant sa servante. Ce n'était pas une raison, parce qu'il passait des soldats, pour que le monde cessât de manger de la viande et pour qu'on ne fît plus ses affaires. Il avait donc, comme tous les mardis, emporté là-bas un mouton et un quartier de boeuf; et il achevait sa vente, lorsque l'arrivée du 7e corps l'avait jeté au milieu d'une bagarre épouvantable. On courait, on se bousculait. Alors, il avait eu peur qu'on ne lui prît sa voiture et son cheval, il était parti, en abandonnant Silvine, qui faisait justement des commissions dans le bourg.

– Oh! Elle va revenir, conclut-il de sa voix tranquille. Elle a dû se réfugier chez le docteur Dalichamp, son parrain… C'est une fille tout de même courageuse, avec son air de ne savoir qu'obéir… Sûrement, elle a bien des qualités.

Raillait-il? Voulait-il expliquer pourquoi il la gardait, cette fille qui l'avait fâché avec son fils, et malgré l'enfant du Prussien dont elle refusait de se séparer? De nouveau, il eut son coup d'oeil oblique, son rire muet.

– Charlot est là qui dort, dans sa chambre, et bien sûr qu'elle ne va pas tarder.

Honoré, les lèvres tremblantes, regarda son père si fixement, que celui-ci reprit sa marche. Et le silence recommença, infini, tandis que, machinalement, il se recoupait du pain, mangeant toujours. Jean continuait, lui aussi, sans éprouver le besoin de dire une parole. Rassasié, les coudes sur la table, Maurice examinait les meubles, le vieux buffet, la vieille horloge, rêvait à des journées de vacances qu'il avait passées à Remilly autrefois, avec sa soeur Henriette. Les minutes s'écoulaient, l'horloge sonna onze heures.

– Diable! murmura-t-il, il ne faut pas laisser partir les autres.

Et, sans que Fouchard s'y opposât, il alla ouvrir la fenêtre. Toute la vallée noire se creusa, roulant sa mer de ténèbres. Pourtant, lorsque les yeux s'étaient habitués, on distinguait très nettement le pont, éclairé par les feux des deux berges. Des cuirassiers passaient toujours, dans leurs grands manteaux blancs, pareils à des cavaliers fantômes, dont les chevaux, fouettés d'un vent de terreur, marchaient sur l'eau. Et cela sans fin, interminable, toujours du même train de vision lente. Vers la droite, les coteaux nus, où dormait l'armée, restaient dans une immobilité, un silence de mort.

– Ah bien! reprit Maurice, avec un geste désespéré, ce sera pour demain matin.

Il avait laissé la fenêtre grande ouverte, et le père Fouchard, saisissant son fusil, enjamba l'appui, sauta dehors, avec l'agilité d'un jeune homme. On l'entendit marcher un instant d'un pas régulier de factionnaire; puis, il n'y eut plus que la grande rumeur lointaine du pont encombré: sans doute il s'était assis au bord de la route, plus tranquille d'être là, voyant venir le danger, tout prêt à rentrer d'un saut et à défendre sa maison.

Maintenant, à chaque minute, Honoré regardait l'horloge. Son inquiétude croissait. Il n'y avait que six kilomètres de Raucourt à Remilly; ce n'était guère plus d'une heure de marche, pour une fille jeune et solide comme Silvine. Pourquoi n'était-elle pas là, depuis des heures que le vieux l'avait perdue, dans la confusion de tout un corps d'armée, noyant le pays, bouchant les routes? Certainement, quelque catastrophe s'était produite; et il la voyait dans de mauvaises histoires, éperdue en pleins champs, piétinée par les chevaux.

Mais, soudain, tous trois se levèrent. Un galop descendait la route, et ils venaient d'entendre le vieux qui armait son fusil.

– Qui va là? Cria rudement ce dernier. C'est toi, Silvine?

On ne répondit pas. Il menaça de tirer, répétant sa question.

Alors, une voix haletante, oppressée, parvint à dire:

– Oui, oui, c'est moi, père Fouchard.

Puis, tout de suite elle demanda:

– Et Charlot?

– Il est couché, il dort.

– Ah! bon, merci!

Du coup, elle ne se hâta plus, poussant un gros soupir, où toute son angoisse et toute sa fatigue s'exhalaient.

– Entre par la fenêtre, reprit Fouchard. Il y a du monde.

Et, comme elle sautait dans la salle, elle resta saisie devant les trois hommes. Sous la lumière vacillante de la chandelle, elle apparaissait, très brune, avec ses épais cheveux noirs, ses grands beaux yeux, qui suffisaient à sa beauté, dans son visage ovale, d'une tranquillité forte de soumission. Mais, en ce moment, la vue brusque d'Honoré avait jeté tout le sang de son coeur à ses joues; et elle n'était pas étonnée pourtant de le trouver là, elle avait songé à lui, en galopant depuis Raucourt.

Lui, étranglé, défaillant, affectait le plus grand calme.

– Bonsoir, Silvine.

– Bonsoir, Honoré.

Alors, pour ne pas éclater en sanglots, elle tourna la tête, elle sourit à Maurice, qu'elle venait de reconnaître. Jean la gênait. Elle étouffait, elle ôta le foulard qu'elle avait au cou. Honoré reprit, ne la tutoyant plus, comme autrefois:

– Nous étions inquiets de vous, Silvine, à cause de tous ces

Prussiens qui arrivent.

Elle redevint subitement pâle, la face bouleversée; et, avec un regard involontaire vers la chambre où dormait Charlot, agitant la main, comme pour chasser une vision abominable, elle murmura:

– Les Prussiens, oh! Oui, oui, je les ai vus.

À bout de force, tombée sur une chaise, elle raconta que, lorsque le 7e corps avait envahi Raucourt, elle s'était réfugiée chez son parrain, le docteur Dalichamp, espérant que le père Fouchard aurait l'idée de venir l'y prendre, avant de repartir. La Grande- Rue était encombrée d'une telle bousculade, qu'un chien ne s'y serait pas risqué. Et, jusque vers quatre heures, elle avait patienté, assez tranquille, faisant de la charpie avec des dames; car le docteur, dans la pensée qu'on enverrait peut-être des blessés de Metz et de Verdun, si l'on se battait par là, s'occupait depuis quinze jours à installer une ambulance dans la grande salle de la mairie. Du monde arrivait, qui disait qu'on pourrait bien se servir tout de suite de cette ambulance; et, en effet, dès midi, on avait entendu le canon, du côté de Beaumont. Mais ça se passait loin encore, on n'avait pas peur, lorsque, tout d'un coup, comme les derniers soldats Français quittaient Raucourt, un obus était venu, avec un bruit effroyable, défoncer le toit d'une maison voisine. Deux autres suivirent, c'était une batterie allemande qui canonnait l'arrière-garde du 7e corps. Déjà, des blessés de Beaumont se trouvaient à la mairie, on craignit qu'un obus ne les achevât sur la paille, où ils attendaient que le docteur vînt les opérer. Fous d'épouvante, les blessés se levaient, voulaient descendre dans les caves, malgré leurs membres fracassés, qui leur arrachaient des cris de douleur.

– Et alors, continua Silvine, je ne sais pas comment ça s'est fait, il y a eu un brusque silence… J'étais montée à une fenêtre qui donne sur la rue et sur la campagne. Je ne voyais plus personne, pas un seul pantalon rouge, quand j'ai entendu des gros pas lourds; et une voix a crié quelque chose, et toutes les crosses des fusils sont tombées en même temps par terre… C'étaient, en bas, dans la rue, des hommes noirs, petits, l'air sale, avec de grosses têtes vilaines, coiffées de casques, pareils à ceux de nos pompiers. On m'a dit que c'étaient des Bavarois… Puis, comme je levais les yeux, j'en ai vu, oh! J'en ai vu des milliers et des milliers, qui arrivaient par les routes, par les champs, par les bois, en colonnes serrées, sans fin. Tout de suite, le pays en a été noir. Une invasion noire, des sauterelles noires, encore et encore, si bien qu'en un rien de temps, on n'a plus vu la terre.

Elle frémissait, elle répéta son geste, chassant de la main l'affreux souvenir.