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La Débâcle

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Märgi loetuks
Платье принцессы
Платье принцессы
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Le lendemain, jamais Fouchard ne voulut laisser atteler un de ses chevaux, dans la crainte de ne pas le revoir. Qui lui disait que les Prussiens ne confisqueraient pas la bête et la voiture? Enfin, il consentit de mauvaise grâce à prêter l'âne, un petit âne gris, dont l'étroite charrette était encore assez grande pour contenir un mort. Longuement, il donna des instructions à Prosper, qui avait bien dormi, mais que la pensée de l'expédition rendait soucieux, maintenant que, reposé, il tâchait de se souvenir. À la dernière minute, Silvine alla chercher la couverture de son propre lit, qu'elle plia au fond de la charrette. Et, comme elle partait, elle revint en courant embrasser Charlot.

– Père Fouchard, je vous le confie, veillez bien à ce qu'il ne joue pas avec les allumettes.

– Oui, oui! Sois tranquille!

Les préparatifs avaient traîné, il était près de sept heures, lorsque Silvine et Prosper, derrière l'étroite charrette que le petit âne gris tirait, la tête basse, descendirent les pentes raides de Remilly. Il avait plu abondamment pendant la nuit, les chemins se trouvaient changés en fleuves de boue; et de grandes nuées livides couraient dans le ciel, d'une tristesse morne.

Prosper, voulant couper au plus court, avait résolu de traverser Sedan. Mais, avant Pont-Maugis, un poste Prussien arrêta la charrette, la retint pendant plus d'une heure; et, lorsque le laissez-Passer eut circulé entre les mains de quatre ou cinq chefs, l'âne put reprendre sa marche, à la condition de faire le grand tour par Bazeilles, en s'engageant à gauche dans un chemin de traverse. Aucune raison ne fut donnée, sans doute craignait-on d'encombrer la ville davantage. Quand Silvine passa la Meuse sur le pont du chemin de fer, ce pont funeste qu'on n'avait pas fait sauter et qui du reste avait coûté si cher aux Bavarois, elle aperçut le cadavre d'un artilleur descendant d'un air de flânerie, au fil de l'eau. Une touffe d'herbe l'accrocha, il demeura un instant immobile, puis il tourna sur lui-même, il repartit.

Dans Bazeilles, que l'âne traversa au pas, d'un bout à l'autre, c'était la destruction, tout ce que la guerre peut faire d'abominables ruines, quand elle passe, dévastatrice, en furieux ouragan. Déjà, on avait relevé les morts, il n'y avait plus sur le pavé du village un seul cadavre; et la pluie lavait le sang, des flaques restaient rouges, avec des débris louches, des lambeaux où l'on croyait reconnaître encore des cheveux. Mais l'effroi qui serrait les coeurs, venait des décombres, de ce Bazeilles si riant trois jours plus tôt, avec ses gaies maisons au milieu de ses jardins, à cette heure effondré, anéanti, ne montrant que des pans de muraille noircis par les flammes. L'église brûlait toujours, un vaste bûcher de poutres fumantes, au milieu de la place, d'où s'élevait continuellement une grosse colonne de fumée noire, élargie au ciel en un panache de deuil. Des rues entières avaient disparu, plus rien d'un côté ni de l'autre, rien que des tas de moellons calcinés bordant les ruisseaux, dans un gâchis de suie et de cendre, une boue d'encre épaisse noyant tout. Aux quatre coins des carrefours, les maisons d'angle se trouvaient rasées, comme emportées par le vent de feu qui avait soufflé là. D'autres avaient moins souffert, une restait debout, isolée, tandis que celles de gauche et de droite semblaient hachées par la mitraille, dressant leurs carcasses pareilles à des squelettes vides. Et une insupportable odeur s'exhalait, la nausée de l'incendie, l'âcreté du pétrole surtout, versé à flots sur les parquets. Puis, c'était aussi la désolation muette de ce qu'on avait essayé de sauver, des pauvres meubles jetés par les fenêtres, écrasés sur le trottoir, les tables infirmes aux jambes cassées, les armoires aux flancs ouverts, à la poitrine fendue, du linge qui traînait, déchiré, souillé, toutes les tristes miettes du pillage en train de se fondre sous la pluie. Par une façade béante, à travers des planchers écroulés, on apercevait une pendule intacte, sur une cheminée, tout en haut d'un mur.

– Ah! les cochons! grognait Prosper, en qui le sang du soldat qu'il était encore l'avant-veille, s'échauffait, à voir une abomination semblable.

Il serrait les poings, il fallut que Silvine, très pâle, le calmât du regard, à chaque factionnaire qu'ils rencontraient, le long de la route. Les Bavarois avaient en effet posé des sentinelles près des maisons qui brûlaient encore; et ces hommes, le fusil chargé, la baïonnette au canon, semblaient garder les incendies, pour que la flamme achevât son oeuvre. D'un geste menaçant, d'un cri guttural, quand on s'entêtait, ils en écartaient les simples curieux, les intéressés aussi qui rôdaient aux alentours. Des groupes d'habitants, à distance, restaient muets, avec des frémissements de rage contenus. Une femme, toute jeune, les cheveux épars, la robe souillée de boue, s'obstinait devant le tas fumant d'une petite maison, dont elle voulait fouiller les braises ardentes, malgré le factionnaire qui en défendait l'approche. On disait que cette femme avait eu son enfant brûlé dans cette maison. Et, tout d'un coup, comme le Bavarois l'écartait d'une main brutale, elle se retourna, elle lui vomit à la face son furieux désespoir, des injures de sang et de fange, des mots immondes qui la soulageaient un peu, enfin. Il devait ne pas comprendre, il la regardait, inquiet, reculant. Trois camarades accoururent, le délivrèrent de la femme, qu'ils emmenèrent, hurlante. Devant les décombres d'une autre maison, un homme et deux fillettes, tous les trois tombés sur le sol de fatigue et de misère, sanglotaient, ne sachant où aller, ayant vu là s'envoler en cendre tout ce qu'ils possédaient. Mais une patrouille passa, qui dissipa les curieux, et la route redevint déserte, avec les seules sentinelles, mornes et dures, veillant d'un oeil oblique à faire respecter leur consigne scélérate.

– Les cochons, les cochons! répéta Prosper sourdement. Ca ferait plaisir d'en étrangler un ou deux.

Silvine, de nouveau, le fit taire. Elle frissonna. Dans une remise épargnée par le feu, un chien, enfermé, oublié depuis deux jours, hurlait d'une plainte continue, si lamentable, qu'une terreur traversa le ciel bas, d'où une petite pluie grise venait de se mettre à tomber. Et ce fut à ce moment, devant le parc de Montivilliers, qu'ils firent une rencontre. Trois grands tombereaux étaient là, à la file, chargés de morts, de ces tombereaux de la salubrité, que l'on emplit à la pelle, le long des rues, chaque matin, de la desserte de la veille; et, de même, on venait de les emplir de cadavres, les arrêtant à chaque corps que l'on y jetait, repartant avec le gros bruit des roues pour s'arrêter plus loin, parcourant Bazeilles entier, jusqu'à ce que le tas débordât. Ils attendaient, immobiles sur la route, qu'on les conduisît à la décharge publique, au charnier voisin. Des pieds sortaient, dressés en l'air. Une tête retombait, à demi arrachée. Lorsque les trois tombereaux, de nouveau, s'ébranlèrent, cahotant dans les flaques, une main livide qui pendait, très longue, vint frotter contre une roue; et la main peu à peu s'usait, écorchée, mangée jusqu'à l'os.

Dans le village de Balan, la pluie cessa. Prosper décida Silvine à manger un morceau de pain qu'il avait eu la précaution d'emporter. Il était déjà onze heures. Mais, comme ils arrivaient près de Sedan, un poste Prussien les arrêta encore; et, cette fois, ce fut terrible, l'officier s'emportait, refusait même de rendre le laissez-Passer, qu'il déclarait faux, en un Français très correct, d'ailleurs. Des soldats, sur son ordre, avaient poussé l'âne et la petite charrette sous un hangar. Que faire? comment continuer la route? Silvine, qui se désespérait, eut alors une idée, en songeant au cousin Dubreuil, ce parent du père Fouchard, qu'elle connaissait et dont la propriété, l'ermitage, se trouvait à quelques cents pas, en haut des ruelles dominant le faubourg. Peut-être l'écouterait-on, lui, un bourgeois. Elle emmena Prosper, puisqu'on les laissait libres, à la condition de garder la charrette. Ils coururent, ils trouvèrent la grille de l'ermitage grande ouverte. Et, de loin, comme ils s'engageaient dans l'allée des ormes séculaires, un spectacle qu'ils aperçurent les étonna beaucoup.

– Fichtre! dit Prosper, en voilà qui se la coulent douce!

C'était, au bas du perron, sur le gravier fin de la terrasse, toute une réunion joyeuse. Autour d'un guéridon à tablette de marbre, des fauteuils et un canapé de satin bleu-Ciel formaient le cercle, étalant au plein air un salon étrange, que la pluie devait tremper depuis la veille. Deux zouaves, vautrés aux deux bouts du canapé, semblaient éclater de rire. Un petit fantassin, qui occupait un fauteuil, penché en avant, avait l'air de se tenir le ventre. Trois autres s'accoudaient nonchalamment aux bras de leurs sièges, tandis qu'un chasseur avançait la main, comme pour prendre un verre sur le guéridon. Évidemment, ils avaient vidé la cave et faisaient la fête.

– Comment peuvent-ils encore être là? murmurait Prosper, de plus en plus stupéfié, à mesure qu'il avançait. Les bougres, ils se fichent donc des Prussiens?

Mais Silvine, dont les yeux se dilataient, jeta un cri, eut un brusque geste d'horreur. Les soldats ne bougeaient pas, ils étaient morts. Les deux zouaves, raidis, les mains tordues, n'avaient plus de visage, le nez arraché, les yeux sautés des orbites. Le rire de celui qui se tenait le ventre venait de ce qu'une balle lui avait fendu les lèvres, en lui cassant les dents. Et cela était vraiment atroce, ces misérables qui causaient, dans leurs attitudes cassées de mannequins, les regards vitreux, les bouches ouvertes, tous glacés, immobiles à jamais. S'étaient-ils traînés à cette place, vivants encore, pour mourir ensemble? étaient-ce plutôt les Prussiens qui avaient fait la farce de les ramasser, puis de les asseoir en rond, par une moquerie de la vieille gaieté Française?

 

– Drôle de rigolade tout de même! reprit Prosper, pâlissant.

Et, regardant les autres morts, en travers de l'allée, au pied des arbres, dans les pelouses, cette trentaine de braves parmi lesquels le corps du lieutenant Rochas gisait, troué de blessures, enveloppé du drapeau, il ajouta d'un air sérieux de grand respect:

– On s'est joliment bûché par ici! ça m'étonnerait, si nous y trouvions le bourgeois que vous cherchez.

Déjà, Silvine entrait dans la maison, dont les fenêtres et les portes défoncées bâillaient à l'air humide. En effet, il n'y avait évidemment là personne, les maîtres devaient être partis avant la bataille. Puis, comme elle s'entêtait et qu'elle pénétrait dans la cuisine, elle laissa de nouveau échapper un cri d'effroi. Sous l'évier, deux corps avaient roulé, un zouave, un bel homme à barbe noire, et un Prussien énorme, les cheveux rouges, tous les deux enlacés furieusement. Les dents de l'un étaient entrées dans la joue de l'autre, les bras raidis n'avaient pas lâché prise, faisant encore craquer les colonnes vertébrales rompues, nouant les deux corps d'un tel noeud d'éternelle rage, qu'il allait falloir les enterrer ensemble.

Alors, Prosper se hâta d'emmener Silvine, puisqu'ils n'avaient rien à faire dans cette maison ouverte, habitée par la mort. Et, lorsque, désespérés, ils furent revenus au poste qui avait retenu l'âne et la charrette, ils eurent la chance de trouver, avec l'officier si rude, un général, en train de visiter le champ de bataille. Celui-ci voulut prendre connaissance du laissez-Passer, puis il le rendit à Silvine, il eut un geste de pitié, pour dire qu'on laissât aller cette pauvre femme, avec son âne, en quête du corps de son mari. Sans attendre, suivis de l'étroite charrette, elle et son compagnon remontèrent vers le fond de Givonne, obéissant à la défense nouvelle qui leur était faite de traverser Sedan.

Ensuite, ils tournèrent à gauche, pour gagner le plateau d'Illy, par la route qui traverse le bois de la Garenne. Mais, là encore, ils furent attardés, ils crurent vingt fois qu'ils ne pourraient franchir le bois, tellement les obstacles se multipliaient. À chaque pas, des arbres coupés par les obus, abattus tels que des géants, barraient la route. C'était la forêt bombardée, au travers de laquelle la canonnade avait tranché des existences séculaires, comme au travers d'un carré de la vieille garde, d'une solidité immobile de vétérans. De toutes parts, des troncs gisaient, dénudés, troués, fendus, ainsi que des poitrines; et cette destruction, ce massacre de branches pleurant leur sève, avait l'épouvante navrée d'un champ de bataille humain. Puis, c'étaient aussi des cadavres, des soldats tombés fraternellement avec les arbres. Un lieutenant, la bouche sanglante, avait encore les deux mains enfoncées dans la terre, arrachant des poignées d'herbe. Plus loin, un capitaine était mort sur le ventre, la tête soulevée, en train de hurler sa douleur. D'autres semblaient dormir parmi les broussailles, tandis qu'un zouave dont la ceinture bleue s'était enflammée, avait la barbe et les cheveux grillés complètement. Et il fallut, à plusieurs reprises, le long de cet étroit chemin forestier, écarter un corps, pour que l'âne pût continuer sa route.

Tout d'un coup, dans un petit vallon, l'horreur cessa. Sans doute, la bataille avait passé ailleurs, sans toucher à ce coin de nature délicieux. Pas un arbre n'était effleuré, pas une blessure n'avait saigné sur la mousse. Un ruisseau coulait parmi des lentilles d'eau, le sentier qui le suivait était ombragé de grands hêtres. C'était d'un charme pénétrant, d'une paix adorable, cette fraîcheur des eaux vives, ce silence frissonnant des verdures.

Prosper avait arrêté l'âne, pour le faire boire au ruisseau.

– Ah! qu'on est bien ici! dit-il, dans un cri involontaire de soulagement.

D'un oeil étonné, Silvine regarda autour d'elle, inquiète de se sentir, elle aussi, délassée et heureuse. Pourquoi donc le bonheur si paisible de ce coin perdu, lorsque, à l'entour, il n'y avait que deuil et souffrance? Elle eut un geste désespéré de hâte.

– Vite, vite, allons!.. Où est-ce? Où êtes-vous certain d'avoir vu Honoré?

Et, à cinquante pas de là, comme ils débouchaient enfin sur le plateau d'Illy, la plaine rase se déroula brusquement devant eux. Cette fois, c'était le vrai champ de bataille, les terrains nus s'étalant jusqu'à l'horizon, sous le grand ciel blafard, d'où ruisselaient de continuelles averses. Les morts n'y étaient pas entassés, tous les Prussiens déjà avaient dû être ensevelis, car il n'en restait pas un, parmi les cadavres épars des Français, semés le long des routes, dans les chaumes, au fond des creux, selon les hasards de la lutte. Contre une haie, le premier qu'ils rencontrèrent était un sergent, un homme superbe, jeune et fort, qui semblait sourire de ses lèvres entr'ouvertes, le visage calme. Mais, cent pas plus loin, en travers de la route, ils en virent un autre, mutilé affreusement, la tête à demi emportée, les épaules couvertes des éclaboussures de la cervelle. Puis, après les corps isolés, çà et là, il y avait de petits groupes, ils en aperçurent sept à la file, le genou en terre, l'arme à l'épaule, frappés comme ils tiraient; tandis que, près d'eux, un sous-Officier était tombé aussi, dans l'attitude du commandement. La route ensuite filait le long d'un étroit ravin, et ce fut là que l'horreur les reprit, en face de cette sorte de fossé où toute une compagnie semblait avoir culbuté, sous la mitraille: des cadavres l'emplissaient, un écroulement, une dégringolade d'hommes, enchevêtrés, cassés, dont les mains tordues avaient écorché la terre jaune, sans pouvoir se retenir. Et un vol noir de corbeaux s'envola avec des croassements; et, déjà, des essaims de mouches bourdonnaient au-dessus des corps, revenaient obstinément, par milliers, boire le sang frais des blessures.

– Où est-ce donc? répéta Silvine.

Ils longeaient alors une terre labourée entièrement couverte de sacs. Quelque régiment avait dû se débarrasser là, serré de trop près, dans un coup de panique. Les débris dont le sol était semé disaient les épisodes de la lutte. Dans un champ de betteraves, des képis épars, semblables à de larges coquelicots, des lambeaux d'uniformes, des épaulettes, des ceinturons, racontaient un contact farouche, un des rares corps à corps du formidable duel d'artillerie qui avait duré douze heures. Mais, surtout, ce qu'on heurtait à chaque pas, c'étaient des débris d'armes, des sabres, des baïonnettes, des chassepots, en si grand nombre, qu'ils semblaient être une végétation de la terre, une moisson qui aurait poussé, en un jour abominable. Des gamelles, des bidons également jonchaient les chemins, tout ce qui s'était échappé des sacs éventrés, du riz, des brosses, des cartouches. Et les terres se succédaient au travers d'une dévastation immense, les clôtures arrachées, les arbres comme brûlés dans un incendie, le sol lui- même creusé par les obus, piétiné, durci sous le galop des foules, si ravagé, qu'il paraissait devoir rester à jamais stérile. La pluie noyait tout de son humidité blafarde, une odeur se dégageait, persistante, cette odeur des champs de bataille qui sentent la paille fermentée, le drap brûlé, un mélange de pourriture et de poudre.

Silvine, lasse de ces champs de mort, où elle croyait marcher depuis des lieues, regardait autour d'elle, avec une angoisse croissante.

– Où est-ce? Où est-ce donc?

Mais Prosper ne répondait pas, devenait inquiet. Lui, ce qui le bouleversait, plus encore que les cadavres des camarades, c'étaient les corps des chevaux, les pauvres chevaux sur le flanc, qu'on rencontrait en grand nombre. Il y en avait vraiment de lamentables, dans des attitudes affreuses, la tête arrachée, les flancs crevés, laissant couler les entrailles. Beaucoup, sur le dos, le ventre énorme, dressaient en l'air leurs quatre jambes raidies, pareilles à des pieux de détresse. La plaine sans bornes en était bossuée. Quelques-uns n'étaient pas morts, après une agonie de deux jours; et ils levaient au moindre bruit leur tête souffrante, la balançaient à droite, à gauche, la laissaient retomber; tandis que d'autres, immobiles, jetaient par instants un grand cri, cette plainte du cheval mourant, si particulière, si effroyablement douloureuse, que l'air en tremblait. Et Prosper, le coeur meurtri, songeait à Zéphir, avec l'idée qu'il allait peut- être le revoir.

Brusquement, il sentit le sol frémir sous le galop d'une charge enragée. Il se retourna, il n'eut que le temps de crier à sa compagne:

– Les chevaux, les chevaux!.. Jetez-vous derrière ce mur!

Du haut d'une pente voisine, une centaine de chevaux, libres, sans cavaliers, quelques-uns encore portant tout un paquetage, dévalaient, roulaient vers eux, d'un train d'enfer. C'étaient les bêtes perdues, restées sur le champ de bataille, qui se réunissaient ainsi en troupe, par un instinct. Sans foin ni avoine, depuis l'avant-veille, elles avaient tondu l'herbe rare, entamé les haies, rongé l'écorce des arbres. Et, quand la faim les cinglait au ventre comme à coups d'éperon, elles partaient toutes ensemble d'un galop fou, elles chargeaient au travers de la campagne vide et muette, écrasant les morts, achevant les blessés.

La trombe approchait, Silvine n'eut que le temps de tirer l'âne et la charrette à l'abri du petit mur.

– Mon Dieu! Ils vont tout briser!

Mais les chevaux avaient sauté l'obstacle, il n'y eut qu'un roulement de foudre, et déjà ils galopaient de l'autre côté, s'engouffrant dans un chemin creux, jusqu'à la corne d'un bois, derrière lequel ils disparurent.

Lorsque Silvine eut ramené l'âne dans le chemin, elle exigea que

Prosper lui répondît.

– Voyons, où est-ce?

Lui, debout, jetait des regards aux quatre points de l'horizon.

– Il y avait trois arbres, il faut que je retrouve les trois arbres… Ah! dame! on ne voit pas très clair, quand on se bat, et ce n'est guère commode de savoir ensuite les chemins qu'on a pris!

Puis, apercevant du monde à sa gauche, deux hommes et une femme, il eut l'idée de les questionner. Mais, à son approche, la femme s'enfuit, les hommes l'écartèrent du geste, menaçants; et il en vit d'autres, et tous l'évitaient, filaient entre les broussailles, comme des bêtes rampantes et sournoises, vêtus sordidement, d'une saleté sans nom, avec des faces louches de bandits. Alors, en remarquant que les morts, derrière ce vilain monde, n'avaient plus de souliers, les pieds nus et blêmes, il finit par comprendre que c'étaient là de ces rôdeurs qui suivaient les armées allemandes, des détrousseurs de cadavres, toute une basse juiverie de proie, venue à la suite de l'invasion. Un grand maigre fila devant lui en galopant, les épaules chargées d'un sac, les poches sonnantes des montres et des pièces blanches volées dans les goussets.

Pourtant, un garçon de treize à quatorze ans laissa Prosper l'approcher, et comme celui-ci, en reconnaissant un Français, le couvrait d'injures, ce garçon protesta. Quoi donc! est-ce qu'on ne pouvait plus gagner sa vie? Il ramassait les chassepots, on lui donnait cinq sous par chassepot qu'il retrouvait. Le matin, ayant fui de son village, le ventre vide depuis la veille, il s'était laissé embaucher par un entrepreneur luxembourgeois, qui avait traité avec les Prussiens, pour cette récolte des fusils sur le champ de bataille. Ceux-ci, en effet, craignaient que les armes, si elles étaient recueillies par les paysans de la frontière, ne fussent portées en Belgique, pour rentrer de là en France. Et toute une nuée de pauvres diables étaient à la chasse des fusils, cherchant des cinq sous, fouillant les herbes, pareils à ces femmes qui, la taille ployée, vont cueillir des pissenlits dans les prés.

– Fichue besogne! grogna Prosper.

– Dame! Faut bien manger, répondit le garçon. Je ne vole personne.

Puis, comme il n'était pas du pays et qu'il ne pouvait donner aucun renseignement, il se contenta de montrer de la main une petite ferme voisine, où il avait vu du monde.

Prosper le remerciait et s'éloignait pour rejoindre Silvine, lorsqu'il aperçut un chassepot à moitié enterré dans un sillon. D'abord, il se garda bien de l'indiquer. Et, brusquement, il revint, il cria comme malgré lui:

– Tiens! Il y en a un là, ça te fera cinq sous de plus!

Silvine, en approchant de la ferme, remarqua d'autres paysans, en train de creuser à la pioche de longues tranchées. Mais ceux-là étaient sous les ordres directs d'officiers Prussiens, qui, une simple badine aux doigts, raides et muets, surveillaient l'ouvrage. On avait ainsi réquisitionné les habitants des villages pour enterrer les morts, dans la crainte que le temps pluvieux ne hâtât la décomposition. Deux chariots de cadavres étaient là, une équipe les déchargeait, les couchait rapidement côte à côte, en un rang pressé, sans les fouiller ni même les regarder au visage; tandis que trois hommes, armés de grandes pelles, suivaient, recouvraient le rang d'une couche de terre si mince, que déjà, sous les averses, des gerçures fendillaient le sol. Avant quinze jours, tant ce travail était hâtif, la peste soufflerait par toutes ces fentes. Et Silvine ne put s'empêcher de s'arrêter au bord de la fosse, de les dévisager, à mesure qu'on les apportait, ces misérables morts. Elle frémissait d'une horrible crainte, avec l'idée, à chaque visage sanglant, qu'elle reconnaissait Honoré. N'était-ce pas ce malheureux dont l'oeil gauche manquait? Ou celui-ci peut-être qui avait les mâchoires fendues? Si elle ne se hâtait pas de le découvrir, sur ce plateau vague et sans fin, certainement qu'on allait le lui prendre et l'enfouir dans le tas, parmi les autres.

 

Aussi courut-elle pour rejoindre Prosper, qui avait marché jusqu'à la porte de la ferme, avec l'âne.

– Mon Dieu! Où est-ce donc? … Demandez, interrogez!

Dans la ferme, il n'y avait que des Prussiens, en compagnie d'une servante et de son enfant, revenus des bois, où ils avaient failli mourir de faim et de soif. C'était un coin de patriarcale bonhomie, d'honnête repos, après les fatigues des jours précédents. Des soldats brossaient soigneusement leurs uniformes, étendus sur les cordes à sécher le linge. Un autre achevait une habile reprise à son pantalon, tandis que le cuisinier du poste, au milieu de la cour, avait allumé un grand feu, sur lequel bouillait la soupe, une grosse marmite qui exhalait une bonne odeur de choux et de lard. Déjà, la conquête s'organisait avec une tranquillité, une discipline parfaites. On aurait dit des bourgeois rentrés chez eux, fumant leurs longues pipes. Sur un banc, à la porte, un gros homme roux avait pris dans ses bras l'enfant de la servante, un bambin de cinq à six ans; et il le faisait sauter, il lui disait en allemand des mots de caresse, très amusé de voir l'enfant rire de cette langue étrangère, aux rudes syllabes, qu'il ne comprenait pas.

Tout de suite, Prosper tourna le dos, dans la crainte de quelque nouvelle mésaventure. Mais ces Prussiens-là étaient décidément du brave monde. Ils souriaient au petit âne, ils ne se dérangèrent même pas pour demander à voir le laissez-Passer.

Alors, ce fut une marche folle. Entre deux nuages, le soleil apparut un instant, déjà bas sur l'horizon. Est-ce que la nuit allait tomber et les surprendre, dans ce charnier sans fin? Une nouvelle averse noya le soleil, il ne resta autour d'eux que l'infini blafard de la pluie, une poussière d'eau qui effaçait tout, les routes, les champs, les arbres. Lui, ne savait plus, était perdu, et il l'avoua. À leur suite, l'âne trottait du même train, la tête basse, traînant la petite charrette de son pas résigné de bête docile. Ils montèrent au nord, ils revinrent vers Sedan. Toute direction leur échappait, ils rebroussèrent chemin à deux reprises, en s'apercevant qu'ils passaient par les mêmes endroits. Sans doute ils tournaient en cercle, et ils finirent, désespérés, épuisés, par s'arrêter à l'angle de trois routes, flagellés de pluie, sans force pour chercher davantage.

Mais des plaintes les surprirent, ils poussèrent jusqu'à une petite maison isolée, sur leur gauche, où ils trouvèrent deux blessés, au fond d'une chambre. Les portes étaient grandes ouvertes; et, depuis deux jours qu'ils grelottaient la fièvre, sans être pansés seulement, ceux-ci n'avaient vu personne, pas une âme. La soif surtout les dévorait, au milieu du ruissellement des averses qui battaient les vitres. Ils ne pouvaient bouger, ils jetèrent tout de suite le cri: «à boire, à boire!» ce cri d'avidité douloureuse, dont les blessés poursuivent les passants, au moindre bruit de pas qui les tire de leur somnolence.

Lorsque Silvine leur eut apporté de l'eau, Prosper qui, dans le plus maltraité, avait reconnu un camarade, un chasseur d'Afrique de son régiment, comprit qu'on ne devait pourtant pas être loin des terrains où la division Margueritte avait chargé. Le blessé finit par avoir un geste vague: oui, c'était par là, en tournant à gauche, après avoir passé un grand champ de luzerne. Et, sans attendre, Silvine voulut repartir, avec ce renseignement. Elle venait d'appeler, au secours des deux blessés, une équipe qui passait, ramassant les morts. Elle avait déjà repris la bride de l'âne, elle le traînait par les terres glissantes, avec la hâte d'être là-bas, au delà des luzernes.

Prosper, brusquement, s'arrêta.

– Ca doit être par ici. Tenez! à droite, voilà les trois arbres… Voyez-vous la trace des roues?

Là-bas, il y a un caisson brisé… Enfin, nous y sommes!

Frémissante, Silvine s'était précipitée, et elle regardait au visage deux morts, deux artilleurs tombés sur le bord du chemin.

– Mais il n'y est pas, il n'y est pas!.. Vous aurez mal vu… Oui! Une idée comme ça, une idée fausse qui vous aura passé par les yeux!

Peu à peu, un espoir fou, une joie délirante l'envahissait.

– Si vous vous étiez trompé, s'il vivait! Et bien sûr qu'il vit, puisqu'il n'est pas là!

Tout à coup, elle jeta un cri sourd. Elle venait de se retourner, elle se trouvait sur l'emplacement même de la batterie. C'était effroyable, le sol bouleversé comme par un tremblement de terre, des débris traînant partout, des morts renversés en tous sens, dans d'atroces postures, les bras tordus, les jambes repliées, la tête déjetée, hurlant de leur bouche aux dents blanches, grande ouverte. Un brigadier était mort, les deux mains sur les paupières, en une crispation épouvantée, comme pour ne pas voir. Des pièces d'or, qu'un lieutenant portait dans une ceinture, avaient coulé avec son sang, éparses parmi ses entrailles. L'un sur l'autre, le ménage, Adolphe le conducteur et le pointeur Louis, avec leurs yeux sortis des orbites, restaient farouchement embrassés, mariés jusque dans la mort. Et c'était enfin Honoré, couché sur sa pièce bancale, ainsi que sur un lit d'honneur, foudroyé au flanc et à l'épaule, la face intacte et belle de colère, regardant toujours, là-bas, vers les batteries Prussiennes.

– Oh! Mon ami, sanglota Silvine, mon ami…

Elle était tombée à genoux, sur la terre détrempée, les mains jointes, dans un élan de folle douleur. Ce mot d'ami, qu'elle trouvait seul, disait la tendresse qu'elle venait de perdre, cet homme si bon qui lui avait pardonné, qui consentait à faire d'elle sa femme, malgré tout. Maintenant, c'était la fin de son espoir, elle ne vivrait plus. Jamais elle n'en avait aimé un autre, et elle l'aimerait toujours. La pluie cessait, un vol de corbeaux qui tournoyait en croassant au-dessus des trois arbres, l'inquiétait comme une menace. Est-ce qu'on voulait le lui reprendre, ce cher mort si péniblement retrouvé? Elle s'était traînée sur les genoux, elle chassait, d'une main tremblante, les mouches voraces bourdonnant au-dessus des deux yeux grands ouverts, dont elle cherchait encore le regard.

Mais, entre les doigts crispés d'Honoré, elle aperçut un papier, taché de sang. Alors, elle s'inquiéta, tâcha d'avoir ce papier, à petites secousses. Le mort ne voulait pas le rendre, le retenait, si étroitement, qu'on ne l'aurait arraché qu'en morceaux. C'était la lettre qu'elle lui avait écrite, la lettre gardée par lui entre sa peau et sa chemise, serrée ainsi comme pour un adieu, dans la convulsion dernière de l'agonie. Et, lorsqu'elle l'eut reconnue, elle fut pénétrée d'une joie profonde, au milieu de sa douleur, toute bouleversée de voir qu'il était mort en pensant à elle. Ah! certes, oui! elle la lui laisserait, la chère lettre! Elle ne la reprendrait pas, puisqu'il tenait si obstinément à l'emporter dans la terre. Une nouvelle crise de larmes la soulagea, des larmes tièdes et douces maintenant. Elle s'était relevée, elle lui baisait les mains, elle lui baisa le front, en ne répétant toujours que ce mot d'infinie caresse: