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La Débâcle

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Märgi loetuks
Платье принцессы
Платье принцессы
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Bien que la barricade, barrant la rue Saint-florentin et la rue de Rivoli, parût plus formidable encore, avec ses hautes constructions savantes, Jean avait eu l'instinct d'y sentir le passage moins dangereux. Elle était en effet complètement évacuée, sans que la troupe eût encore osé l'occuper. Des canons y dormaient, dans un lourd abandon. Pas une âme derrière cet invincible rempart, rien qu'un chien errant qui se sauva. Mais, comme Jean se hâtait, dans la rue Saint-florentin, soutenant Maurice affaibli, ce qu'il craignait arriva, ils se heurtèrent contre toute une compagnie du 88e de ligne, qui avait tourné la barricade.

– Mon capitaine, expliqua-t-il, c'est un camarade que ces brigands viennent de blesser, et que je conduis à l'ambulance.

La capote, jetée sur les épaules de Maurice, le sauva, et le coeur de Jean sautait à se rompre, pendant qu'ils descendaient enfin ensemble la rue Saint-Honoré. Le jour pointait à peine, des coups de feu partaient des rues transversales, car on se battait encore dans tout le quartier. Ce fut un miracle, s'ils purent atteindre la rue des frondeurs, sans faire d'autre mauvaise rencontre. Ils n'allaient plus que très lentement, ces trois ou quatre cents mètres à parcourir semblèrent interminables. Puis, rue des frondeurs, ils tombèrent dans un poste de communards; mais ceux- ci, effrayés, croyant à l'arrivée de tout un régiment, prirent la fuite. Et il ne restait qu'un bout de la rue d'Argenteuil à suivre, pour être rue des Orties.

Ah! cette rue des Orties, avec quelle fièvre d'impatience Jean la souhaitait, depuis quatre grandes heures! Lorsqu'ils y entrèrent, ce fut une délivrance. Elle était noire, déserte, silencieuse, comme à cent lieues de la bataille. La maison, une vieille et étroite maison sans concierge dormait d'un sommeil de mort.

– J'ai les clefs dans ma poche, bégaya Maurice. La grande est celle de la rue, la petite, celle de ma chambre, tout en haut.

Et il succomba, il s'évanouit, entre les bras de Jean, dont l'inquiétude et l'embarras furent extrêmes. Il en oublia de refermer la porte de la rue, et dut le monter à tâtons, dans cet escalier inconnu, en évitant les chocs, de peur d'amener du monde. Puis, en haut, il se perdit, il lui fallut poser le blessé sur une marche, chercher la porte, à l'aide d'allumettes qu'il avait heureusement; et ce fut seulement lorsqu'il l'eut trouvée, qu'il redescendit le prendre. Enfin, il le coucha sur le petit lit de fer, en face de la fenêtre, dominant Paris, qu'il ouvrit toute large, dans un besoin de grand air et de lumière. Le jour naissait, il tomba devant le lit, sanglotant, assommé et sans force, sous le réveil de cette affreuse pensée qu'il avait tué son ami.

Des minutes durent s'écouler, il fut à peine surpris, en apercevant soudain Henriette. Rien n'était plus naturel, son frère était mourant, elle arrivait. Il ne l'avait pas même vue entrer, peut-être se trouvait-elle là depuis des heures. Maintenant, affaissé sur une chaise, il la regardait stupidement s'agiter, sous le coup de mortelle douleur qui l'avait frappée, à la vue de son frère sans connaissance, couvert de sang. Il finit par avoir un souvenir, il demanda:

– Dites donc, vous avez refermé la porte de la rue?

Bouleversée, elle répondit affirmativement, d'un signe de tête; et, comme elle venait enfin lui donner ses deux mains, dans un besoin d'affection et de secours, il reprit:

– Vous savez, c'est moi qui l'ai tué…

Elle ne comprenait pas, elle ne le croyait pas. Il sentait les deux petites mains rester calmes dans les siennes.

– C'est moi qui l'ai tué… Oui, là-bas, sur une barricade… Il se battait d'un côté, moi de l'autre…

Les petites mains se mirent à trembler.

– On était comme des hommes soûls, on ne savait plus ce qu'on faisait… C'est moi qui l'ai tué…

Alors, Henriette retira ses mains, frissonnante, toute blanche, avec des yeux de terreur qui le regardaient fixement. C'était donc la fin de tout, et rien n'allait donc survivre, dans son coeur broyé? Ah! ce Jean, à qui elle pensait le soir même, heureuse du vague espoir de le revoir peut-être! Et il avait fait cette chose abominable, et il venait pourtant de sauver encore Maurice, puisque c'était lui qui l'avait rapporté là, au travers de tant de dangers! Elle ne pouvait plus lui abandonner ses mains, sans un recul de tout son être. Mais elle eut un cri, où elle mit la dernière espérance de son coeur combattu.

– Oh! je le guérirai, il faut que je le guérisse maintenant!

Pendant ses longues veillées à l'ambulance de Remilly, elle était devenue très experte à soigner, à panser les blessures. Et elle voulut tout de suite examiner celles de son frère, qu'elle déshabilla, sans le tirer de son évanouissement. Mais, quand elle défit le pansement sommaire imaginé par Jean, il s'agita, il eut un faible cri, en ouvrant de grands yeux de fièvre. Tout de suite, d'ailleurs, il la reconnut, il sourit.

– Tu es donc là? Ah! que je suis content de te voir avant de mourir!

Elle le fit taire, d'un beau geste de confiance.

– Mourir, mais je ne veux pas! je veux que tu vives!.. Ne parle plus, laisse-moi faire!

Cependant, lorsque Henriette eut examiné le bras traversé, les côtes atteintes, elle s'assombrit, ses yeux se troublèrent. Vivement, elle prenait possession de la chambre, parvenait à trouver un peu d'huile, déchirait de vieilles chemises pour en faire des bandes, tandis que Jean descendait chercher une cruche d'eau. Il n'ouvrait plus la bouche, il la regarda laver les blessures, les panser adroitement, incapable de l'aider, anéanti, depuis qu'elle était là. Quand elle eut fini, voyant son inquiétude, il offrit pourtant de se mettre en quête d'un médecin. Mais elle avait toute son intelligence nette: non, non! Pas le premier médecin venu, qui livrerait peut-être son frère! Il fallait un homme sûr, on pouvait attendre quelques heures. Enfin, comme Jean parlait de s'en aller, pour rejoindre son régiment, il fut entendu que, dès qu'il lui serait possible de s'échapper, il reviendrait, en tâchant de ramener un chirurgien avec lui.

Il ne partit pas encore, il semblait ne pouvoir se résoudre à quitter cette chambre, toute pleine du malheur qu'il avait fait. Après avoir été refermée un instant, la fenêtre venait d'être ouverte de nouveau. Et, de son lit, la tête haute, le blessé regardait, tandis que les deux autres avaient, eux aussi, les regards perdus au loin, dans le lourd silence qui avait fini par les accabler.

De cette hauteur de la butte des moulins, toute une grande moitié de Paris s'étendait sous eux, d'abord les quartiers du centre, du faubourg Saint-Honoré jusqu'à la Bastille, puis le cours entier de la Seine, avec le pullulement lointain de la rive gauche, une mer de toitures, de cimes d'arbres, de clochers, de dômes et de tours. Le jour grandissait, l'abominable nuit, une des plus affreuses de l'histoire, était finie. Mais, dans la pure clarté du soleil levant, sous le ciel rose, les incendies continuaient. En face, on apercevait les Tuileries qui brûlaient toujours, la caserne d'Orsay, les palais du Conseil d'État et de la Légion d'Honneur, dont les flammes, pâlies par la pleine lumière, donnaient au ciel un grand frisson. Même, au delà des maisons de la rue de Lille et de la rue du Bac, d'autres maisons devaient flamber, car des colonnes de flammèches montaient du carrefour de la Croix-Rouge, et plus loin encore, de la rue Vavin et de la rue Notre-Dame-des- Champs. Sur la droite, tout près, s'achevaient les incendies de la rue Saint-Honoré, tandis que, sur la gauche, au Palais-Royal et au nouveau Louvre, avortaient des feux tardifs, mis vers le matin. Mais, surtout, ce qu'ils ne s'expliquèrent pas d'abord, c'était une grosse fumée noire que le vent d'ouest poussait jusque sous la fenêtre. Depuis trois heures du matin, le ministère des finances brûlait, sans flammes hautes, se consumait en épais tourbillons de suie, tellement le prodigieux amas des paperasses s'étouffait, sous les plafonds bas, dans ces constructions de plâtre. Et, s'il n'y avait plus là, au-dessus du réveil de la grande ville, l'impression tragique de la nuit, l'épouvante d'une destruction totale, la Seine roulant des braises, Paris allumé aux quatre bouts, une tristesse désespérée et morne passait sur les quartiers épargnés, avec cette épaisse fumée continue, dont le nuage s'élargissait toujours. Bientôt le soleil, qui s'était levé limpide, en fut caché; et il ne resta que ce deuil, dans le ciel fauve.

Maurice, que le délire devait reprendre, murmura, avec un geste lent qui embrassait l'horizon sans bornes:

– Est-ce que tout brûle? Ah! que c'est long!

Des larmes étaient montées aux yeux d'Henriette, comme si son malheur s'était accru encore de ces désastres immenses, où avait trempé son frère. Et Jean, qui n'osa ni lui reprendre la main, ni embrasser son ami, partit alors d'un air fou.

– Au revoir, à tout à l'heure!

Il ne put revenir que le soir, vers huit heures, après la nuit tombée. Malgré sa grande inquiétude, il était heureux: son régiment, qui ne se battait plus, venait de passer en seconde ligne, et avait reçu l'ordre de garder le quartier; de sorte que, bivouaquant avec sa compagnie sur la place du carrousel, il espérait pouvoir monter, chaque soir, prendre des nouvelles du blessé. Et il ne revenait pas seul, un hasard lui avait fait rencontrer l'ancien major du 106e, qu'il amenait dans un coup de désespoir, n'ayant pu trouver un autre médecin, en se disant que, tout de même, ce terrible homme, à tête de lion, était un brave homme.

Quand Bouroche, qui ne savait pour quel blessé ce soldat suppliant le dérangeait, et qui grognait d'être monté si haut, eut compris qu'il avait sous les yeux un communard, il entra d'abord dans une violente colère.

– Tonnerre de Dieu! est-ce que vous vous fichez de moi? … Des brigands qui sont las de voler, d'assassiner et d'incendier!.. Son affaire est claire, à votre bandit, et je me charge de le faire guérir, oui! avec trois balles dans la tête!

 

Mais la vue d'Henriette, si pâle dans sa robe noire, avec ses beaux cheveux blonds dénoués, le calma brusquement.

– C'est mon frère, monsieur le major, et c'est un de vos soldats de Sedan.

Il ne répondit pas, débanda les plaies, les examina en silence, tira des fioles de sa poche et refit un pansement, en montrant à la jeune femme comment on devait s'y prendre. Puis, de sa voix rude, il demanda tout à coup au blessé:

– Pourquoi t'es-tu mis du côté des gredins, pourquoi as-tu fait une saleté pareille?

Maurice, les yeux luisants, le regardait depuis qu'il était là, sans ouvrir la bouche. Il répondit ardemment, dans sa fièvre:

– Parce qu'il y a trop de souffrance, trop d'iniquité et trop de honte!

Alors, Bouroche eut un grand geste, comme pour dire qu'on allait loin, quand on entrait dans ces idées-là. Il fut sur le point de parler encore, finit par se taire. Et il partit, en ajoutant simplement:

– Je reviendrai.

Sur le palier, il déclara à Henriette qu'il n'osait répondre de rien. Le poumon était touché sérieusement, une hémorragie pouvait se produire, qui foudroierait le blessé.

Lorsque Henriette rentra, elle s'efforça de sourire, malgré le coup qu'elle venait de recevoir en plein coeur. Est-ce qu'elle ne le sauverait pas, est-ce qu'elle n'allait pas empêcher cette affreuse chose, leur éternelle séparation à tous les trois, qui étaient là réunis encore, dans leur ardent souhait de vie? De la journée, elle n'avait pas quitté cette chambre, une vieille voisine s'était chargée obligeamment de ses commissions. Et elle revint reprendre sa place, près du lit, sur une chaise.

Mais, cédant à son excitation fiévreuse, Maurice questionnait Jean, voulait savoir. Celui-ci ne disait pas tout, évitait de conter l'enragée colère qui montait contre la Commune agonisante, dans Paris délivré. On était déjà au mercredi. Depuis le dimanche soir, depuis deux grands jours, les habitants avaient vécu au fond de leurs caves, suant la peur; et, le mercredi matin, lorsqu'ils avaient pu se hasarder, le spectacle des rues défoncées, les débris, le sang, les effroyables incendies surtout, venaient de les jeter à une exaspération vengeresse. Le châtiment allait être immense. On fouillait les maisons, on jetait aux pelotons des exécutions sommaires le flot suspect des hommes et des femmes qu'on ramassait. Dès six heures du soir, ce jour-là, l'armée de Versailles était maîtresse de la moitié de Paris, du parc de Montsouris à la gare du nord, en passant par les grandes voies. Et les derniers membres de la Commune, une vingtaine, avaient dû se réfugier boulevard Voltaire, à la mairie du XIe arrondissement.

Un silence se fit, Maurice murmura, les yeux au loin sur la ville, par la fenêtre ouverte à l'air tiède de la nuit:

– Enfin, ça continue, Paris brûle!

C'était vrai, les flammes avaient reparu, dès la tombée du jour; et, de nouveau, le ciel s'empourprait d'une lueur scélérate. Dans l'après-midi, lorsque la poudrière du Luxembourg avait sauté avec un fracas épouvantable, le bruit s'était répandu que le Panthéon venait de crouler au fond des catacombes. Toute la journée d'ailleurs, les incendies de la veille avaient continué, le palais du Conseil d'État et les Tuileries brûlaient, le ministère des Finances fumait à gros tourbillons. Dix fois, il avait fallu fermer la fenêtre, sous la menace d'une nuée de papillons noirs, des vols incessants de papiers brûlés, que la violence du feu emportait au ciel, d'où ils retombaient en pluie fine; et Paris entier en fut couvert, et l'on en ramassa jusqu'en Normandie, à vingt lieues. Puis, maintenant, ce n'étaient pas seulement les quartiers de l'ouest et du sud qui flambaient, les maisons de la rue Royale, celles du carrefour de la Croix-Rouge et de la rue Notre-Dame-des-Champs. Tout l'est de la ville semblait en flammes, l'immense brasier de l'Hôtel de Ville barrait l'horizon d'un bûcher géant. Et il y avait encore là, allumés comme des torches, le Théâtre-Lyrique, la mairie du ive arrondissement, plus de trente maisons des rues voisines; sans compter le théâtre de la Porte-Saint-Martin, au nord, qui rougeoyait à l'écart, ainsi qu'une meule, au fond des champs ténébreux. Des vengeances particulières s'exerçaient, peut-être aussi des calculs criminels s'acharnaient-ils à détruire certains dossiers. Il n'était même plus question de se défendre, d'arrêter par le feu les troupes victorieuses. Seule, la démence soufflait, le Palais de Justice, l'Hôtel-Dieu, Notre-Dame venaient d'être sauvés, au petit bonheur du hasard. Détruire pour détruire, ensevelir la vieille humanité pourrie sous les cendres d'un monde, dans l'espoir qu'une société nouvelle repousserait heureuse et candide, en plein paradis terrestre des primitives légendes!

– Ah! la guerre, l'exécrable guerre! dit à demi-voix Henriette, en face de cette cité de ruines, de souffrance et d'agonie.

N'était-ce pas, en effet, l'acte dernier et fatal, la folie du sang qui avait germé sur les champs de défaite de Sedan et de Metz, l'épidémie de destruction née du siège de Paris, la crise suprême d'une nation en danger de mort, au milieu des tueries et des écroulements?

Mais Maurice, sans quitter des yeux les quartiers qui brûlaient, là-bas, bégaya lentement, avec peine:

– Non, non, ne maudis pas la guerre… Elle est bonne, elle fait son oeuvre…

Jean l'interrompit d'un cri de haine et de remords.

– Sacré bon Dieu! quand je te vois là, et quand c'est par ma faute… Ne la défends plus, c'est une sale chose que la guerre!

Le blessé eut un geste vague.

– Oh! moi, qu'est-ce que ça fait? il y en a bien d'autres!.. C'est peut-être nécessaire, cette saignée. La guerre, c'est la vie qui ne peut pas être sans la mort.

Et les yeux de Maurice se fermèrent, dans la fatigue de l'effort que lui avaient coûté ces quelques mots. D'un signe, Henriette avait prié Jean de ne pas discuter. Toute une protestation la soulevait elle-même, sa colère contre la souffrance humaine, malgré son calme de femme frêle et si brave, avec ses regards limpides où revivait l'âme héroïque du grand-père, le héros des légendes napoléoniennes.

Deux jours se passèrent, le jeudi et le vendredi, au milieu des mêmes incendies et des mêmes massacres. Le fracas du canon ne cessait pas; les batteries de Montmartre, dont l'armée de Versailles s'était emparée, canonnaient sans relâche celles que les fédérés avaient installées à Belleville et au Père-Lachaise; et ces dernières tiraient au hasard sur Paris: des obus étaient tombés rue Richelieu et à la place Vendôme. Le 25 au soir, toute la rive gauche était entre les mains des troupes. Mais, sur la rive droite, les barricades de la place du Château-D'eau et de la place de la Bastille tenaient toujours. Il y avait là deux véritables forteresses que défendait un feu terrible, incessant. Au crépuscule, dans la débandade des derniers membres de la Commune, Delescluze avait pris sa canne, et il était venu, d'un pas de promenade, tranquillement, jusqu'à la barricade qui fermait le boulevard Voltaire, pour y tomber foudroyé, en héros. Le lendemain, le 26, dès l'aube, le Château-D'eau et la Bastille furent emportés, les communards n'occupèrent plus que la Villette, Belleville et Charonne, de moins en moins nombreux, réduits à la poignée de braves qui voulaient mourir. Et, pendant deux jours, ils devaient résister encore et se battre, furieusement.

Le vendredi soir, comme Jean s'échappait de la place du Carrousel, pour retourner rue des Orties, il assista, au bas de la rue Richelieu, à une exécution sommaire, dont il resta bouleversé. Depuis l'avant-veille, deux cours martiales fonctionnaient, la première au Luxembourg, la seconde au théâtre du Châtelet. Les condamnés de l'une étaient passés par les armes dans le jardin, tandis que l'on traînait ceux de l'autre jusqu'à la caserne Lobau, où des pelotons en permanence les fusillaient, dans la cour intérieure, presque à bout portant. Ce fut là surtout que la boucherie devint effroyable: des hommes, des enfants, condamnés sur un indice, les mains noires de poudre, les pieds simplement chaussés de souliers d'ordonnance; des innocents dénoncés à faux, victimes de vengeances particulières, hurlant des explications, sans pouvoir se faire écouter; des troupeaux jetés pêle-mêle sous les canons des fusils, tant de misérables à la fois, qu'il n'y avait pas des balles pour tous, et qu'il fallait achever les blessés à coups de crosse. Le sang ruisselait, des tombereaux emportaient les cadavres, du matin au soir. Et, par la ville conquise, au hasard des brusques affolements de rage vengeresse, d'autres exécutions se faisaient, devant les barricades, contre les murs des rues désertes, sur les marches des monuments. C'était ainsi que Jean venait de voir des habitants du quartier amenant une femme et deux hommes au poste qui gardait le théâtre-Français. Les bourgeois se montraient plus féroces que les soldats, les journaux qui avaient reparu poussaient à l'extermination. Toute une foule violente s'acharnait contre la femme surtout, une de ces pétroleuses dont la peur hantait les imaginations hallucinées, qu'on accusait de rôder le soir, de se glisser le long des habitations riches, pour lancer des bidons de pétrole enflammé dans les caves. On venait, criait-on, de surprendre celle-là, accroupie devant un soupirail de la rue Sainte-Anne. Et, malgré ses protestations et ses sanglots, on la jeta, avec les deux hommes, au fond d'une tranchée de barricade qu'on n'avait pas comblée encore, on les fusilla dans ce trou de terre noire, comme des loups pris au piège. Des promeneurs regardaient, une dame s'était arrêtée avec son mari, tandis qu'un mitron, qui portait une tourte dans le voisinage, sifflait un air de chasse.

Jean se hâtait de gagner la rue des Orties, le coeur glacé, quand il eut un brusque souvenir. N'était-ce pas Chouteau, l'ancien soldat de son escouade, qu'il venait de voir, sous l'honnête blouse blanche d'un ouvrier, assistant à l'exécution, avec des gestes approbateurs? Et il savait le rôle du bandit, traître, voleur et assassin! Un instant, il fut sur le point de retourner là-bas, de le dénoncer, de le faire fusiller sur les corps des trois autres. Ah! cette tristesse, les plus coupables échappant au châtiment, promenant leur impunité au soleil, tandis que des innocents pourrissent dans la terre!

Henriette, au bruit des pas qui montaient, était sortie sur le palier.

– Soyez prudent, il est aujourd'hui dans un état de surexcitation extraordinaire… Le major est revenu, il m'a désespérée.

En effet, Bouroche avait hoché la tête, en ne pouvant rien promettre encore. Peut-être, tout de même, la jeunesse du blessé triompherait-elle des accidents qu'il redoutait.

– Ah! c'est toi, dit fiévreusement Maurice à Jean, dès qu'il l'aperçut. Je t'attendais, qu'est-ce qu'il se passe, où en est-on?

Et, le dos contre son oreiller, en face de la fenêtre qu'il avait forcé sa soeur à ouvrir, montrant la ville redevenue noire, qu'un nouveau reflet de fournaise éclairait:

– Hein? ça recommence, Paris brûle, Paris brûle tout entier, cette fois!

Dès le coucher du soleil, l'incendie du grenier d'abondance avait enflammé les quartiers lointains, en haut de la coulée de la Seine. Aux Tuileries, au Conseil d'État, les plafonds devaient crouler, activant le brasier des poutres qui se consumaient, car des foyers partiels s'étaient rallumés, des flammèches et des étincelles montaient par moments. Beaucoup des maisons qu'on croyait éteintes, se remettaient ainsi à flamber. Depuis trois jours, l'ombre ne pouvait se faire, sans que la ville parût reprendre feu, comme si les ténèbres eussent soufflé sur les tisons rouges encore, les ravivant, les semant aux quatre coins de l'horizon. Ah! cette ville d'enfer qui rougeoyait dès le crépuscule, allumée pour toute une semaine, éclairant de ses torches monstrueuses les nuits de la semaine sanglante! Et, cette nuit-là, quand les docks de la Villette brûlèrent, la clarté fut si vive sur la cité immense, qu'on put la croire réellement incendiée par tous les bouts, cette fois, envahie et noyée sous les flammes. Dans le ciel saignant, les quartiers rouges, à l'infini, roulaient le flot de leurs toitures de braise.

– C'est la fin, répéta Maurice, Paris brûle!

Il s'excitait avec ces mots, redits à vingt reprises, dans un besoin fébrile de parler, après la lourde somnolence qui l'avait tenu presque muet, pendant trois jours. Mais un bruit de larmes étouffées lui fit tourner la tête.

– Comment, petite soeur, c'est toi, si brave!.. Tu pleures parce que je vais mourir…

Elle l'interrompit, en se récriant.

– Mais tu ne mourras pas!

 

– Si, si, ça vaut mieux, il le faut!.. Ah! va, ce n'est pas grand-chose de bon qui s'en ira avec moi. Avant la guerre, je t'ai fait tant de peine, j'ai coûté si cher à ton coeur et à ta bourse!.. Toutes ces sottises, toutes ces folies que j'ai commises, et qui auraient mal fini, qui sait? La prison, le ruisseau…

De nouveau, elle lui coupait la parole, violemment.

– Tais-toi! tais-toi!.. Tu as tout racheté!

Il se tut, songea un instant.

– Quand je serai mort, oui! peut-être… Ah! mon vieux Jean, tu nous as tout de même rendu à tous un fier service, quand tu m'as allongé ton coup de baïonnette.

Mais lui aussi, les yeux gros de larmes, protestait.

– Ne dis pas ça! tu veux donc que je me casse la tête contre un mur!

Ardemment, Maurice continua:

– Rappelle-toi donc ce que tu m'as dit, le lendemain de Sedan, quand tu prétendais que ce n'était pas mauvais, parfois, de recevoir une bonne gifle… Et tu ajoutais que, lorsqu'on avait de la pourriture quelque part, un membre gâté, ça valait mieux de le voir par terre, abattu d'un coup de hache, que d'en crever comme d'un choléra… J'ai songé souvent à cette parole, depuis que je me suis trouvé seul, enfermé dans ce Paris de démence et de misère… Eh bien! c'est moi qui suis le membre gâté que tu as abattu…

Son exaltation grandissait, il n'écoutait même plus les supplications d'Henriette et de Jean, terrifiés. Et il continuait, dans une fièvre chaude, abondante en symboles, en images éclatantes. C'était la partie saine de la France, la raisonnable, la pondérée, la paysanne, celle qui était restée le plus près de la terre, qui supprimait la partie folle, exaspérée, gâtée par l'empire, détraquée de rêveries et de jouissances; et il lui avait ainsi fallu couper dans sa chair même, avec un arrachement de tout l'être, sans trop savoir ce qu'elle faisait. Mais le bain de sang était nécessaire, et de sang Français, l'abominable holocauste, le sacrifice vivant, au milieu du feu purificateur. Désormais, le calvaire était monté jusqu'à la plus terrifiante des agonies, la nation crucifiée expiait ses fautes et allait renaître.

– Mon vieux Jean, tu es le simple et le solide… Va, va! prends la pioche, prends la truelle! et retourne le champ, et rebâtis la maison!.. Moi, tu as bien fait de m'abattre, puisque j'étais l'ulcère collé à tes os!

Il délira encore, il voulut se lever, s'accouder à la fenêtre.

– Paris brûle, rien ne restera… Ah! cette flamme qui emporte tout, qui guérit tout, je l'ai voulue, oui! elle fait la bonne besogne… Laissez-moi descendre, laissez-moi achever l'oeuvre d'humanité et de liberté…

Jean eut toutes les peines du monde à le remettre au lit, tandis qu'Henriette, en larmes, lui parlait de leur enfance, le suppliait de se calmer, au nom de leur adoration. Et, sur Paris immense, le reflet de braise avait encore grandi, la mer de flammes semblait gagner les lointains ténébreux de l'horizon, le ciel était comme la voûte d'un four géant, chauffé au rouge clair. Et, dans cette clarté fauve des incendies, les grosses fumées du ministère des finances, qui brûlait obstinément depuis l'avant-veille, sans une flamme, passaient toujours en une sombre et lente nuée de deuil.

Le lendemain, le samedi, une amélioration brusque se déclara dans l'état de Maurice: il était beaucoup plus calme, la fièvre avait diminué; et ce fut une grande joie pour Jean, lorsqu'il trouva Henriette souriante, reprenant le rêve de leur intimité à trois, dans un avenir de bonheur encore possible, qu'elle ne voulait pas préciser. Est-ce que le destin allait faire grâce? Elle passait les nuits, elle ne bougeait pas de cette chambre, où sa douceur active de cendrillon, ses soins légers et silencieux mettaient comme une caresse continue. Et, ce soir-là, Jean s'oublia près de ses amis avec un plaisir étonné et tremblant. Dans la journée, les troupes avaient pris Belleville et les buttes-Chaumont. Il n'y avait plus que le cimetière du Père-Lachaise, transformé en un camp retranché, qui résistât. Tout lui semblait fini, il affirmait même qu'on ne fusillait plus personne. Il parla simplement des troupeaux de prisonniers qu'on dirigeait sur Versailles. Le matin, le long du quai, il en avait rencontré un, des hommes en blouse, en paletot, en manches de chemise, des femmes de tout âge, les unes avec des masques creusés de furies, les autres dans la fleur de leur jeunesse, des enfants âgés de quinze ans à peine, tout un flot roulant de misère et de révolte, que des soldats poussaient sous le clair soleil, et que les bourgeois de Versailles, disait- on, accueillaient avec des huées, à coups de canne et d'ombrelle.

Mais, le dimanche, Jean fut épouvanté. C'était le dernier jour de l'exécrable semaine. Dès le triomphal lever du soleil, par cette limpide et chaude matinée de jour de fête, il sentit passer le frisson de l'agonie suprême. On venait d'apprendre seulement les massacres répétés des otages, l'archevêque, le curé de la Madeleine et d'autres fusillés, le mercredi, à la Roquette, les dominicains d'Arcueil tirés à la course, comme des lièvres, le jeudi, des prêtres encore et des gendarmes au nombre de quarante- sept foudroyés à bout portant, au secteur de la rue Haxo, le vendredi; et une fureur de représailles s'était rallumée, les troupes exécutaient en masse les derniers prisonniers qu'elles faisaient. Pendant tout ce beau dimanche, les feux de peloton ne cessèrent pas, dans la cour de la caserne Lobau, pleine de râles, de sang et de fumée. À la Roquette, deux cent vingt-sept misérables, ramassés au hasard du coup de filet, furent mitraillés en tas, hachés par les balles. Au Père-Lachaise, bombardé depuis quatre jours, emporté enfin tombe par tombe, on en jeta cent quarante-Huit contre un mur, dont le plâtre ruissela de grandes larmes rouges; et trois d'entre eux, blessés, s'étant échappés, on les reprit, on les acheva. Combien de braves gens pour un gredin, parmi les douze mille malheureux à qui la Commune avait coûté la vie! L'ordre de cesser les exécutions était, disait-on, venu de Versailles. Mais l'on tuait quand même, Thiers devait rester le légendaire assassin de Paris, dans sa gloire pure de libérateur du territoire; tandis que le maréchal De Mac-Mahon, le vaincu de Froeschwiller, dont une proclamation couvrait les murs, annonçant la victoire, n'était plus que le vainqueur du Père-Lachaise. Et Paris ensoleillé, endimanché, paraissait en fête, une foule énorme encombrait les rues reconquises, des promeneurs allaient d'un air de flânerie heureuse voir les décombres fumants des incendies, des mères tenant à la main des enfants rieurs, s'arrêtaient, écoutaient un instant avec intérêt les fusillades assourdies de la caserne Lobau.

Le dimanche soir, au déclin du jour, lorsque Jean monta le sombre escalier de la maison, rue des Orties, un affreux pressentiment lui serrait le coeur. Il entra, et tout de suite il vit l'inévitable fin, Maurice mort sur le petit lit, étouffé par l'hémorragie que Bouroche redoutait. L'adieu rouge du soleil glissait par la fenêtre ouverte, deux bougies brûlaient déjà sur la table, au chevet du lit. Et Henriette, à genoux dans ses vêtements de veuve qu'elle n'avait pas quittés, pleurait en silence.

Au bruit, elle leva la tête, elle eut un frisson, à voir entrer Jean. Lui, éperdu, allait se précipiter, prendre ses mains, mêler d'une étreinte sa douleur à la sienne. Mais il sentit les petites mains tremblantes, tout l'être frémissant et révolté qui se reculait, qui s'arrachait, à jamais. N'était-ce pas fini entre eux, maintenant? La tombe de Maurice les séparait, sans fond. Et lui aussi ne put que tomber à genoux, en sanglotant tout bas.