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Jean, en effet, était monté en plaine, afin d'éviter le village; et, par habitude, il suivait le chemin de la Borderie. Lorsque Buteau l'aperçut, justement il passait le long de la pièce des Cornailles; mais il ne s'arrêta pas, il ne jeta, à ce champ tant disputé, qu'un regard de défiance et de tristesse, comme s'il l'accusait de lui avoir porté malheur; car un souvenir venait de mouiller ses yeux, celui du jour où il avait causé avec Françoise pour la première fois: n'était-ce pas aux Cornailles que la Coliche l'avait traînée, gamine encore, dans une luzernière? Il s'éloigna d'un pas ralenti, la tête basse, et Buteau qui le guettait, mal rassuré, le soupçonnant d'un mauvais coup, put s'approcher à son tour de la pièce. Debout, il la contempla longuement: elle était toujours là, elle n'avait pas l'air de se mal porter, personne ne lui avait fait du mal. Son coeur se gonflait, allait vers elle, dans cette idée qu'il la possédait de nouveau, à jamais. Il s'accroupit, il en prit des deux mains une motte, l'écrasa, la renifla, la laissa couler pour en baigner ses doigts. C'était bien sa terre, et il retourna chez lui, chantonnant, comme ivre de l'avoir respirée.

Cependant, Jean marchait, les yeux vagues, sans savoir où ses pieds le conduisaient. D'abord, il avait voulu courir à Cloyes, chez M. Baillehache, pour se faire réintégrer dans la maison. Ensuite, sa colère s'était calmée. S'il y rentrait aujourd'hui, demain il lui en faudrait sortir. Alors, pourquoi ne pas avaler ce gros chagrin tout de suite, puisque la chose était faite? D'ailleurs, ces canailles avaient raison: pauvre il était venu, pauvre il s'en allait. Mais, surtout, ce qui lui cassait la poitrine, ce qui le décidait à se résigner, c'était de se dire que la volonté de Françoise en mourant avait dû être que les choses fussent ainsi, du moment où elle ne lui avait pas légué son bien. Il abandonnait donc le projet d'agir immédiatement; et, lorsque, dans le bercement de la marche, sa colère se rallumait, il n'en était plus qu'à jurer de traîner les Buteau en justice, pour se faire rendre sa part, la moitié de tout ce qui tombait dans la communauté. On verrait s'il se laisserait dépouiller comme un capon!

Ayant levé les yeux, Jean fut étonné de se voir devant la Borderie. Un raisonnement intérieur, dont il n'avait eu que la demi-conscience, l'amenait à la ferme, comme à un refuge. Et, en effet, s'il ne voulait pas quitter le pays, n'était-ce pas là qu'on lui donnerait le moyen d'y rester, le logement et du travail? Hourdequin l'avait toujours estimé, il ne doutait point d'être accueilli sur l'heure.

Mais de loin, la vue de la Cognette, affolée, traversant la cour, l'inquiéta. Onze heures sonnaient, il tombait dans une catastrophe terrible. Le matin, descendue avant la servante, la jeune femme avait trouvé, au pied de l'escalier, la trappe de la cave ouverte, cette trappe placée si dangereusement; et Hourdequin était au fond, mort, les reins cassés, à l'angle d'une marche. Elle avait crié, on était accouru, une terreur bouleversait la ferme. Maintenant, le corps du fermier gisait sur un matelas, dans la salle à manger, tandis que, dans la cuisine, Jacqueline se désespérait, la face décomposée, sans une larme.

Dès que Jean fut entré, elle parla, se soulagea d'une voix étranglée.

– Je l'avais bien dit, je voulais qu'on le changeât de place, ce trou!.. Mais qui donc a pu le laisser ouvert! Je suis certaine qu'il était fermé hier soir, quand je suis montée… Depuis ce matin, je suis là, à me creuser la tête.

– Le maître est descendu avant vous? demanda Jean, que l'accident stupéfiait.

– Oui, le jour pointait à peine… Je dormais. Il m'a semblé qu'une voix l'appelait d'en bas. J'ai dû rêver… Souvent, il se levait de la sorte, descendait toujours sans lumière, pour surprendre les serviteurs au saut du lit… Il n'aura pas vu le trou, il sera tombé. Mais qui donc, qui donc a laissé cette trappe ouverte? Ah! j'en mourrai!

Jean, qu'un soupçon venait d'effleurer, l'écarta aussitôt. Elle n'avait aucun intérêt à cette mort, son désespoir était sincère.

– C'est un grand malheur, murmura-t-il.

– Oh! oui, un grand malheur, un très grand malheur, pour moi!

Elle s'affaissa sur une chaise, accablée, comme si les murs croulaient autour d'elle. Le maître qu'elle comptait épouser enfin! le maître qui avait juré de lui tout laisser par testament! Et il était mort, sans avoir le temps de rien signer. Et elle n'aurait pas même des gages, le fils allait revenir, la jetterait dehors à coups de botte, comme il l'avait promis. Rien! quelques bijoux et du linge, ce qu'elle avait sur la peau! Un désastre, un écrasement!

Ce que Jacqueline ne disait pas, n'y songeant plus, c'était le renvoi du berger Soulas, qu'elle avait obtenu la veille. Elle l'accusait d'être trop vieux, de ne point suffire, enragée de le trouver sans cesse derrière son dos, à l'espionner; et Hourdequin, bien que n'étant pas de son avis, avait cédé, tellement il pliait sous elle maintenant, dompté, réduit à lui acheter des nuits heureuses par une soumission d'esclave. Soulas, congédié avec de bonnes paroles et des promesses, regardait le maître fixement de ses yeux pâles. Puis, lentement, il s'était mis à lâcher son paquet sur la garce, cause de son malheur: la galopée des mâles, Tron après tant d'autres, et l'histoire de ce dernier, et le rut insolent, impudent, à la connaissance de tous; si bien que, dans le pays, on disait que le maître devait aimer ça, les restes de valet. Vainement, le fermier, éperdu, tâchait de l'interrompre, car il tenait à son ignorance, il ne voulait plus savoir, dans la terreur d'être forcé de la chasser: le vieux était allé jusqu'au bout, sans omettre une seule des fois qu'il les avait surpris, méthodique, le coeur peu à peu soulagé, vidé de sa longue rancune. Jacqueline ignorait cette délation, Hourdequin s'étant sauvé à travers champs, avec la crainte de l'étrangler, s'il la revoyait; ensuite, au retour, il avait simplement renvoyé Tron, sous le prétexte qu'il laissait la cour dans un état de saleté épouvantable. Alors, elle avait bien eu un soupçon; mais elle ne s'était pas risquée à défendre le vacher, obtenant qu'il coucherait encore cette nuit-là, comptant arranger l'affaire le lendemain, pour le garder. Et tout cela, à cette heure, restait trouble, dans le coup du destin qui détruisait ses dix années de laborieux calculs.

Jean était seul avec elle dans la cuisine, lorsque Tron parut. Elle ne l'avait pas revu depuis la veille, les autres domestiques erraient par la ferme, inoccupés, anxieux. Quand elle aperçut le Percheron, cette grande bête à la chair d'enfant, elle eut un cri, rien qu'à la façon oblique dont il entrait.

– C'est toi qui as ouvert la trappe!

Brusquement, elle comprenait tout, et lui était blême, les yeux ronds, les lèvres tremblantes.

– C'est toi qui as ouvert la trappe et qui l'as appelé, pour qu'il fit la culbute!

Saisi de cette scène, Jean s'était reculé. Ni l'un ni l'autre, d'ailleurs, ne semblaient plus le savoir là, dans la violence des passions qui les agitaient. Tron, sourdement, la tête basse, avouait.

– Oui, c'est moi… Il m'avait renvoyé, je ne t'aurais plus vue, ça ne se pouvait pas… Et puis, déjà j'avais songé que, s'il mourait, nous serions libres d'être ensemble.

Elle l'écoutait, raidie, dans une tension nerveuse qui la soulevait toute. Lui, en grognements satisfaits, lâchait ce qui avait roulé au fond de son crâne dur, une jalousie humble et féroce de serviteur contre le maître obéi, un plan sournois de crime pour s'assurer la possession de cette femme, qu'il voulait à lui seul.

– Le coup fait, j'ai cru que tu serais contente… Si je ne t'en ai rien dit, c'était dans l'idée de ne pas te causer de la gêne… Et alors, maintenant qu'il n'est plus là, je viens te prendre, pour nous en aller et nous marier.

Jacqueline, la voix brutale, éclata.

– Toi! mais je ne t'aime pas, je ne te veux pas!.. Ah! tu l'as tué pour m'avoir! Il faut que tu sois plus bête encore que je ne pensais. Une bêtise pareille, avant qu'il m'épouse et qu'il fasse le testament!.. Tu m'as ruinée, tu m'as ôté le pain de la bouche. C'est à moi que tu as cassé les os, hein! brute, comprends-tu?.. Et tu crois que je vais te suivre! Dis donc, regarde-moi bien, est-ce que tu te fous de moi?

A son tour, il l'écoutait, béant, dans la stupeur de cet accueil inattendu.

– Parce que j'ai plaisanté, parce que nous avons pris du plaisir ensemble, tu t'imagines que tu vas m'embêter toujours… Nous marier? ah, non! ah, non! j'en choisirais un plus malin, si j'avais l'envie d'un homme… Tiens! va-t'en, tu me rends malade… Je ne t'aime pas, je ne te veux pas. Va-t'en!

Une colère le secoua. Quoi donc? il aurait tué pour rien. Elle était à lui, il l'empoignerait par le cou et l'emporterait.

– T'es une fière gueuse, gronda-t-il. Ça n'empêche que tu vas venir.

Autrement, je te règle ton compte, comme à l'autre.

La Cognette marcha sur lui, les poings serrés.

– Essaye voir!

Il était bien fort, gros et grand, et elle était bien faible, avec sa taille mince, son corps fin de jolie fille. Mais ce fut lui qui recula, tant elle lui sembla effrayante, les dents prêtes à mordre, les regards aigus, luisants comme des couteaux.

– C'est fini, va-t'en!.. Plutôt que d'aller avec toi, je préférerais ne revoir jamais d'homme… Va-t'en, va-t'en, va-t'en!

Et Tron s'en alla; à reculons, dans une retraite de bête carnassière et lâche, cédant à la crainte, remettant sournoisement sa vengeance. Il la regarda, il dit encore:

– Morte ou vivante, j'aurai ta peau!

Jacqueline, quand il fut sorti de la ferme, eut un soupir de bon débarras. Puis, se retournant, frémissante, elle ne s'étonna point de voir Jean, elle s'écria dans un élan de franchise:

– Ah! la canaille, ce que je le ferais pincer par les gendarmes, si je ne craignais d'être emballée avec lui!

 

Jean restait glacé. Une réaction nerveuse se produisait, d'ailleurs, chez la jeune femme: elle étouffa, elle tomba dans ses bras, en sanglotant, en répétant qu'elle était malheureuse, oh! malheureuse, bien malheureuse! Ses larmes coulaient sans fin, elle voulait être plainte, être aimée, elle s'attachait à lui, comme si elle avait désiré que celui-ci l'emportât et la gardât. Et il commençait à être très ennuyé, lorsque le beau-frère du mort, le notaire Baillehache, qu'un valet de la ferme était allé prévenir, sauta de son cabriolet, dans la cour. Alors, Jacqueline courut à lui, étala son désespoir.

Jean, qui s'était échappé de la cuisine, se retrouva en plaine rase, sous un ciel pluvieux de mars. Mais il ne voyait rien, bouleversé par cette histoire, dont le frisson s'ajoutait au chagrin de son malheur à lui. Il avait son compte de malechance, un égoïsme lui faisait hâter le pas, malgré son apitoiement sur le sort de son ancien maître Hourdequin. Ce n'était guère son rôle de vendre la Cognette et son galant, la justice n'avait qu'à ouvrir l'oeil. Deux fois, il se retourna, croyant qu'on le rappelait, comme s'il se fût senti complice. Devant les premières maisons de Rognes seulement, il respira; et il se disait, maintenant, que le fermier était mort de son péché, il songeait à cette grande vérité que, sans les femmes, les hommes seraient beaucoup plus heureux. Le souvenir de Françoise lui était revenu, une grosse émotion l'étranglait.

Lorsqu'il se revit devant le village, Jean se rappela qu'il était allé à la ferme pour y demander du travail. Tout de suite, il s'inquiéta, il chercha où il pourrait frapper à cette heure, et la pensée lui vint que les Charles avaient besoin d'un jardinier, depuis quelques jours. Pourquoi n'irait-il pas s'offrir? Il restait tout de même un peu de la famille, peut-être serait-ce une recommandation. Immédiatement, il se rendit à Roseblanche.

Il était une heure, les Charles achevaient de déjeuner, lorsque la servante l'introduisit. Justement, Élodie versait le café, et M. Charles, ayant fait asseoir le cousin, voulut qu'il en prît une tasse. Celui-ci accepta, bien qu'il n'eût rien mangé depuis la veille: il avait l'estomac trop serré, ça le secouerait un peu. Mais quand il se vit à cette table, avec ces bourgeois, il n'osa plus demander la place de jardinier. Tout à l'heure, dès qu'il trouverait un biais. Madame Charles s'était mise à le plaindre, à pleurer la mort de cette pauvre Françoise, et il s'attendrissait. Sans doute, la famille croyait qu'il venait lui faire ses adieux.

Puis, la servante, ayant annoncé les Delhomme, le père et le fils, Jean fut oublié.

– Faites entrer et donnez deux autres tasses.

C'était pour les Charles une grosse affaire, depuis le matin. Au sortir du cimetière, Nénesse les avait accompagnés jusqu'à Roseblanche; et, tandis que madame Charles rentrait avec Élodie, il avait retenu M. Charles, il s'était carrément présenté comme acquéreur du 19, si l'on tombait d'accord. A l'entendre, la maison, qu'il connaissait, serait vendue un prix ridicule; Vaucogne n'en trouverait pas cinq mille francs, tellement il l'avait laissée déchoir; tout y était à changer, le mobilier défraîchi, le personnel choisi sans goût, si défectueux, que la troupe elle-même allait ailleurs. Pendant près de vingt minutes, il avait ainsi déprécié l'établissement, étourdissant son oncle, le stupéfiant de son entente de la partie, de sa science à marchander, des dons extraordinaires qu'il montrait pour son jeune âge. Ah! le gaillard! en voilà un qui aurait l'oeil et la poigne! et Nénesse avait dit qu'il reviendrait, accompagné de son père, après le déjeuner, afin de causer sérieusement.

En rentrant, M. Charles s'en entretint avec madame Charles, qui, à son tour, s'émerveilla de trouver tant de moyens chez ce garçon. Si seulement leur gendre Vaucogne avait eu la moitié de ces capacités! Il fallait jouer serré, pour ne pas être fichu dedans par le jeune homme. C'était la dot d'Élodie qu'il s'agissait de sauver du désastre. Au fond de leur crainte cependant, il y avait une sympathie invincible, un désir de voir le 19, même à perte, aux mains habiles et vigoureuses d'un maître qui lui rendrait son éclat. Aussi, lorsque les Delhomme entrèrent, les accueillirent-ils d'une façon très cordiale.

– Vous allez prendre du café, hein!.. Élodie, offre le sucre.

Jean avait reculé sa chaise, tous se trouvèrent assis autour de la table. Rasé de frais, la face cuite et immobile, Delhomme ne lâchait pas un mot, dans une réserve diplomatique; tandis que Nénesse, en toilette, souliers vernis, gilet à palmes d'or, cravate mauve, se montrait très à l'aise, souriant, séduisant. Lorsque Élodie, rougissante, lui présenta le sucrier, il la regarda, il chercha une galanterie.

– Ils sont bien gros, ma cousine, vos morceaux de sucre.

Elle rougit davantage, elle ne sut que répondre, tant cette parole d'un garçon aimable la bouleversait dans son innocence.

Le matin, Nénesse, en finaud, n'avait risqué que la moitié de l'affaire. Depuis l'enterrement, où il avait aperçu Élodie, son plan s'était élargi tout d'un coup: non seulement il aurait le 19, mais il voulait aussi la jeune fille. L'opération était simple. D'abord, rien à débourser, il ne la prendrait qu'avec la maison en dot; ensuite, si elle ne lui apportait actuellement que cette dot compromise, plus tard elle hériterait des Charles, une vraie fortune. Et c'était pourquoi il avait amené son père, résolu à faire immédiatement sa demande.

Un instant, on parla de la température qui était vraiment douce pour la saison. Les poiriers avaient bien fleuri, mais la fleur tiendrait-elle! On finissait de boire le café, la conversation tomba.

– Ma mignonne, dit brusquement M. Charles à Élodie, tu devrais aller faire un tour au jardin.

Il la renvoyait, ayant hâte de vider le sac aux Delhomme.

– Pardon, mon oncle, interrompit Nénesse, si c'était un effet de votre bonté que ma cousine restât avec nous… J'ai à vous parler de quelque chose qui l'intéresse; et, n'est-ce pas, vaut toujours mieux terminer les affaires d'un coup que de s'y reprendre à deux fois.

Alors, se levant, il fit la demande, en garçon bien élevé.

– C'est donc pour vous dire que je serais très heureux d'épouser ma cousine, si vous y consentiez, et si elle y consentait elle-même.

La surprise fut grande. Mais Élodie surtout en parut révolutionnée, à ce point que, quittant sa chaise, elle se jeta au cou de madame Charles, dans un effarement de pudeur qui empourprait ses oreilles; et sa grand-mère s'épuisait à la calmer.

– Voyons, voyons, mon petit lapin, c'est trop, sois donc raisonnable!.. On ne te mange pas, parce qu'on te demande en mariage… Ton cousin n'a rien dit de mal, regarde-le, ne fais pas la bête.

Aucune bonne parole ne put la déterminer à remontrer sa figure.

– Mon Dieu! mon garçon, finit par déclarer M. Charles, je ne m'attendais pas à ta demande. Peut-être aurait-il mieux valu m'en parler d'abord, car tu vois comme notre chérie est sensible… Mais, quoi qu'il arrive, sois certain que je t'estime, car tu me sembles un bon sujet et un travailleur.

Delhomme, dont pas un trait n'avait bougé jusque-là, lâcha deux mots.

– Pour sûr!

Et Jean, comprenant qu'il devait être poli, ajouta:

– Ah! oui, par exemple!

M. Charles se remettait, et déjà il avait réfléchi que Nénesse n'était pas un mauvais parti, jeune, actif, fils unique de paysans riches. Sa petite-fille ne trouverait pas mieux. Aussi, après avoir échangé un regard avec madame Charles, continua-t-il:

– Ça regarde l'enfant. Jamais nous ne la contrarierons là-dessus, ce sera comme elle voudra.

Alors, Nénesse, galamment, renouvela sa demande.

– Ma cousine, si vous voulez bien me faire l'honneur et le plaisir…

Elle avait toujours le visage enfoui dans le sein de sa grand'mère, mais elle ne le laissa pas achever, elle accepta d'un signe de tête énergique, répété trois fois, en enfonçant sa tête davantage. Cela lui donnait sans doute du courage, de se boucher les yeux. La société en demeura muette, saisie de cette hâte à dire oui. Elle aimait donc ce garçon, qu'elle avait si peu vu? ou bien était-ce qu'elle en désirait un, n'importe lequel, pourvu qu'il fût joli homme?

Madame Charles lui baisa les cheveux, en souriant, en répétant:

– Pauvre chérie! pauvre chérie!

– Eh bien, reprit M. Charles, puisque ça lui va, ça nous va.

Mais une pensée venait de l'assombrir. Ses paupières lourdes retombèrent, il eut un geste de regret.

– Naturellement, mon brave, nous abandonnons l'autre chose, la chose que tu m'as proposée ce matin.

Nénesse s'étonna.

– Pourquoi donc?

– Comment, pourquoi? Mais parce que… voyons… tu comprends bien?.. Nous ne l'avons pas laissée jusqu'à vingt ans chez les dames de la Visitation pour que… enfin, c'est impossible!

Il clignait les yeux, il tordait la bouche, voulant se faire entendre, craignant d'en trop dire. La petite là-bas, rue aux Juifs! une demoiselle qui avait reçu tant d'instruction! une pureté si absolue, élevée dans l'ignorance de tout!

– Ah! pardon, déclara nettement Nénesse, ça ne fait plus mon affaire… Je me marie pour m'établir, je veux ma cousine et la maison.

– La confiserie, s'écria madame Charles.

Et, ce mot lancé, la discussion s'en empara, le répéta à dix reprises. La confiserie, allons! était-ce raisonnable? Le jeune homme et son père s'entêtaient à l'exiger comme dot, disaient qu'on ne pouvait pas lâcher ça, que c'était la vraie fortune de la future; et ils prenaient à témoin Jean, qui en convenait d'un hochement du menton. Enfin, ils finirent tous par crier, ils s'oubliaient, précisaient, donnaient des détails crus, lorsqu'un incident inattendu les fit taire.

Lentement, Élodie venait enfin de dégager sa tête, et elle se leva, de son air de grand lis poussé à l'ombre, avec sa pâleur mince de vierge chlorotique, ses yeux vides, ses cheveux incolores. Elle les regarda, elle dit tranquillement:

– Mon cousin a raison, on ne peut pas lâcher ça.

Ahurie, madame Charles bégayait:

– Mais, mon petit lapin, si tu savais…

– Je sais… Il y a beau temps que Victorine m'a tout dit, Victorine, la bonne qu'on a renvoyée, à cause des hommes… Je sais, j'y ai réfléchi, je vous jure qu'on ne peut pas lâcher ça.

Une stupeur avait cloué les Charles. Leurs yeux s'étaient arrondis, ils la contemplaient dans un hébétement profond. Eh quoi! elle connaissait le 19, ce qu'on y faisait, ce qu'on y gagnait, le métier enfin, et elle en parlait avec cette sérénité! Ah! l'innocence, elle touche à tout sans rougir!

– On ne peut pas lâcher ça, répéta-t-elle. C'est trop bon, ça rapporte trop… Et puis une maison que vous avez faite, où vous avez travaillé si fort, est-ce que ça doit sortir de la famille?

M. Charles en fut bouleversé. Dans son saisissement, montait une émotion indicible, qui lui partait du coeur et le serrait à la gorge. Il s'était levé, il chancela, s'appuya sur madame Charles, debout, elle aussi, suffoquée et tremblante. Tous les deux croyaient à un sacrifice, refusaient d'une voix éperdue.

– Oh! chérie, oh! chérie… Non, non, chérie…

Mais les yeux d'Élodie se mouillaient, elle baisa la vieille alliance de sa mère, qu'elle portait au doigt, cette alliance usée là-bas, dans le travail.

– Si, si, laissez-moi suivre mon idée… Je veux être comme maman. Ce qu'elle a fait, je peux le faire, il n'y a pas de déshonneur, puisque vous l'avez fait vous-mêmes… Ça me plaît beaucoup, je vous assure. Et vous verrez si j'aiderai mon cousin, si nous relèverons promptement la maison, à nous deux! Il faudra que ça marche, on ne me connaît pas!

Alors, tout fut emporté, les Charles ruisselèrent. L'attendrissement les noyait, ils sanglotaient comme des enfants. Sans doute, ils ne l'avaient pas élevée dans cette idée; seulement, que faire, quand le sang parle? Ils reconnaissaient le cri de la vocation. Absolument la même histoire que pour Estelle: elle aussi, ils l'avaient enfermée chez les dames de la Visitation, ignorante, pénétrée des principes les plus rigides de la morale; et elle n'en était pas moins devenue une maîtresse de maison hors ligne. L'éducation ne signifiait rien, c'était l'intelligence qui décidait de tout. Mais la grosse émotion des Charles, les larmes dont ils débordaient sans pouvoir les arrêter, venaient plus encore de cette pensée glorieuse que le 19, leur oeuvre, leur chair, allait être sauvé de la ruine. Élodie et Nénesse, avec la belle flamme de la jeunesse, y continueraient leur race. Et ils le voyaient déjà restauré, rentré dans la faveur publique, étincelant, tel enfin qu'il brillait sur Chartres, aux plus beaux jours de leur règne.

 

Lorsque M. Charles put parler, il attira sa petite-fille dans ses bras.

– Ton père nous a causé bien des soucis, tu nous consoles de tout, mon ange!

Madame Charles l'étreignit également, ils ne firent plus qu'un groupe, leurs pleurs se confondirent.

– C'est donc une affaire entendue? demanda Nénesse, qui voulait un engagement.

– Oui, c'est entendu.

Delhomme rayonnait, en père enchanté d'avoir casé son fils, d'une façon inespérée. Dans sa prudence, il s'agita, il exprima son opinion.

– Ah! bon sang! s'il n'y a jamais de regret de votre côté, il n'y en aura point du nôtre… Pas besoin de souhaiter de la chance aux enfants. Quand on gagne, ça marche toujours.

Ce fut sur cette conclusion qu'on se rassit, pour causer des détails, tranquillement.

Mais Jean comprit qu'il gênait. Lui-même, au milieu de ces effusions, était embarrassé de sa personne, et il se serait échappé plus tôt, s'il avait su comment sortir. Il finit par emmener M. Charles à l'écart, il parla de la place de jardinier. La face digne de M. Charles devint sévère: une situation chez lui à un parent, jamais! On ne tire rien de bon d'un parent, on ne peut pas taper dessus. D'ailleurs, la place était donnée depuis la veille. Et Jean s'en alla, pendant qu'Élodie, de sa voix blanche de vierge, disait que, si son papa faisait le méchant, elle se chargeait de le mettre à la raison.

Dehors, il marcha d'un pas ralenti, ne sachant plus où frapper pour avoir du travail. Sur les cent vingt-sept francs, il avait déjà payé l'enterrement de sa femme, la croix et l'entourage, au cimetière. Il lui restait à peine la moitié de la somme, il irait toujours trois semaines avec ça, ensuite il verrait bien. La peine ne l'effrayait point, son unique souci venait de l'idée de ne pas quitter Rognes, à cause de son procès. Trois heures sonnèrent, puis quatre, puis cinq. Longtemps il battit la campagne, la tête barbouillée de rêvasseries confuses, retournant à la Borderie, retournant chez les Charles. Partout la même histoire, l'argent et la femelle, on en mourait et on en vivait. Rien d'étonnant alors, si tout son mal sortait aussi de là. Une faiblesse lui cassait les jambes, il songea qu'il n'avait pas mangé encore, il retourna vers le village, décidé à s'installer chez Lengaigne, qui louait des chambres. Mais, comme il traversait la place de l'Église, la vue de la maison dont on l'avait chassé le matin lui ralluma le sang. Pourquoi donc laisserait-il à ces canailles ses deux pantalons et sa redingote? C'était à lui, il les voulait, quitte à recommencer la bataille.

La nuit tombait, Jean eut peine à distinguer le père Fouan, assis sur le banc de pierre. Il arrivait devant la porte de la cuisine, où brûlait une chandelle, lorsque Buteau le reconnut et s'élança pour lui barrer le passage.

– Nom de Dieu! c'est encore toi… Qu'est-ce que tu veux?

– Je veux mes deux pantalons et ma redingote.

Une querelle atroce éclata. Jean s'obstinait, demandait à fouiller dans l'armoire; tandis que Buteau, qui avait pris une serpe, jurait de lui ouvrir la gorge, s'il passait le seuil. Enfin, on entendit la voix de Lise, à l'intérieur, crier:

– Ah! va, faut les lui rendre, ses guenilles!.. Tu ne mettrais pas ça, il est pourri!

Les deux hommes se turent. Jean attendit. Mais, derrière son dos, sur le banc de pierre, le père Fouan, rêva, la tête perdue, bégayant de sa voix empâtée:

– Fous donc le camp! ils te saigneront, comme ils ont saigné la petite!

Ce fut un éblouissement. Jean comprit tout, et la mort de Françoise, et son obstination muette. Il avait déjà un soupçon, il ne douta plus qu'elle n'eût sauvé sa famille de la guillotine. La peur le prenait aux cheveux, et il ne trouvait pas un cri, pas un geste, quand il reçut, au travers de la figure, les pantalons et la redingote que Lise lui jetait par la porte ouverte, à la volée.

– Tiens! les v'là, tes saletés!.. Ça pue si fort, que ça nous aurait fichu la peste!

Alors, il les ramassa, il s'en alla. Et, sur la route seulement, lorsqu'il fut sorti de la cour, il brandit le poing vers la maison, en criant un seul mot, qui troua le silence.

– Assassins!

Puis, il disparut dans la nuit noire.

Buteau était resté saisi, car il avait entendu la phrase grognée en rêve par le père Fouan, et le mot de Jean venait de l'atteindre en plein corps, ainsi qu'une balle. Quoi donc? les gendarmes allaient-ils s'en mêler, à présent qu'il croyait l'affaire ensevelie avec Françoise? Depuis qu'il l'avait vu descendre dans la terre, le matin, il respirait, et voilà que le vieux savait tout! Est-ce qu'il faisait la bête, pour les guetter? Cela acheva d'angoisser Buteau, il en rentra si malade, qu'il laissa la moitié de son assiette de soupe. Lise, mise au courant, grelottante, ne mangea pas non plus.

Tous deux s'étaient fait une fête de cette première nuit passée dans la maison reconquise. Elle fut abominable, la nuit de malheur. Ils avaient couché Laure et Jules sur un matelas, devant la commode, en attendant de les installer autre part; et les enfants ne dormaient pas encore, qu'eux-mêmes s'étaient mis au lit, soufflant la chandelle. Mais impossible de fermer l'oeil, ils se retournaient comme sur un gril brûlant, ils finirent par causer à demi voix. Ah! ce père, qu'il pesait donc lourd, depuis qu'il tombait en enfance! une vraie charge, à leur casser les reins, tant il coûtait! On ne s'imaginait pas ce qu'il avalait de pain, et glouton, prenant la viande à pleins doigts, renversant le vin dans sa barbe, si malpropre, qu'on avait mal au coeur rien que de le voir. Avec ça, maintenant, il s'en allait toujours déculotté, on l'avait surpris en train de se découvrir devant des petites filles: une manie de vieille bête finie, une fin dégoûtante pour un homme qui n'était pas plus cochon qu'un autre, dans son temps. Vrai! c'était à l'achever d'un coup de pioche, puisqu'il ne se décidait pas à partir de lui-même!

– Quand on songe qu'il tomberait, si l'on soufflait dessus! murmura. Buteau. Et il dure, il s'en fout pas mal, de nous gêner! Ces bougres de vieux, moins ça fiche, moins ça gagne, et plus ça se cramponne!.. Il ne claquera jamais, celui-là.

Lise, sur le dos, dit à son tour:

– C'est mauvais qu'il soit rentré ici… Il y sera trop bien, il va passer un nouveau bail… Moi, si j'avais eu à prier le bon Dieu, je lui aurais demandé de ne pas le laisser coucher une seule nuit dans la maison.

Ni l'un ni l'autre n'abordaient leur vrai souci, l'idée que le père savait tout et qu'il pouvait les vendre, même innocemment. Ça, c'était le comble. Qu'il fût une dépense, qu'il les encombrât, qu'il les empêchât de jouir à l'aise des titres de rente volés, ils l'avaient supporté longtemps. Mais qu'une parole de lui leur fit couper le cou, ah! non, ça passait la permission. Fallait y mettre ordre.

– Je vas voir s'il dort, dit Lise brusquement.

Elle ralluma la chandelle, s'assura du gros sommeil de Laure et de Jules, puis fila en chemise dans la pièce aux betteraves, où l'on avait rétabli le lit de fer du vieux. Quand elle revint, elle était frissonnante, les pieds glacés par le carreau, et elle se refourra sous la couverture, se serra contre son homme, qui la prit entre ses bras, pour la réchauffer.

– Eh bien?

– Eh bien! il dort, il a la bouche ouverte comme une carpe, à cause qu'il étouffe.

Un silence régna, mais ils avaient beau se taire, dans leur étreinte, ils entendaient leurs pensées battre sous leur peau. Ce vieux qui suffoquait toujours, c'était si facile de le finir: un rien dans la gorge, un mouchoir, les doigts seulement, et l'on en serait délivré. Même, ce serait un vrai service à lui rendre. Est-ce qu'il ne valait pas mieux dormir tranquille au cimetière, que d'être à charge aux autres et à soi?