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Le Docteur Pascal

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– Alors, je mourrais cette nuit, subitement, que se passerait-il donc demain?.. Tu viderais l'armoire, tu viderais les tiroirs, tu ferais un gros tas de toutes mes oeuvres, et tu les brûlerais? Oui, n'est-ce pas?.. Sais-tu que ce serait un véritable meurtre, comme si tu assassinais quelqu'un? Et quelle lâcheté abominable, tuer la pensée!

– Non! dit-elle d'une voix sourde, tuer le mal, l'empêcher de se répandre et de renaître!

Toutes leurs explications les rejetaient à la colère. Il y en eut de terribles. Et, un soir que la vieille madame Rougon était tombée dans une de ces querelles, elle resta seule avec Pascal, après que Clotilde se fut enfuie au fond de sa chambre. Un silence régna. Malgré l'air de navrement qu'elle avait pris, une joie luisait au fond de ses yeux étincelants.

– Mais votre pauvre maison est un enfer! cria-t-elle enfin.

Le docteur, d'un geste, évita de répondre. Toujours, il avait senti sa mère derrière la jeune fille, exaspérant en elle les croyances religieuses, utilisant ce ferment de révolte pour jeter le trouble chez lui. Il était sans illusion, il savait parfaitement que, dans la journée, les deux femmes s'étaient vues, et qu'il devait à cette rencontre, à tout un empoisonnement savant, l'affreuse scène dont il tremblait encore. Sans doute sa mère était venue constater les dégâts et voir si l'on ne touchait pas bientôt au dénouement.

– Ça ne peut continuer ainsi, reprit-elle. Pourquoi ne vous séparez-vous pas, puisque vous ne vous entendez plus?.. Tu devrais l'envoyer à son frère Maxime, qui m'a écrit, ces jours derniers, pour la demander encore.

Il s'était redressé, pâle et énergique.

– Nous quitter fâchés, ah! non, non, ce serait l'éternel remords, la plaie inguérissable. Si elle doit partir un jour, je veux que nous puissions nous aimer de loin… Mais pourquoi partir? Nous ne nous plaignons ni l'un ni l'autre.

Félicité sentit qu'elle s'était trop hâtée.

– Sans doute, si cela vous plaît de vous battre, personne n'a rien à y voir… Seulement, mon pauvre ami, permets-moi, dans ce cas, de te dire que je donne un peu raison à Clotilde. Tu me forces à t'avouer que je l'ai vue tout à l'heure: oui! ça vaut mieux que tu le saches, malgré ma promesse de silence. Eh bien! elle n'est pas heureuse, elle se plaint beaucoup, et tu t'imagines que je l'ai grondée, que je lui ai prêché une entière soumission… Ça ne m'empêche pas de ne guère te comprendre et de juger que tu fais tout pour ne pas être heureux.

Elle s'était assise, l'avait obligé à s'asseoir dans un coin de la salle, où elle semblait ravie de le tenir seul, à sa merci. Déjà plusieurs fois, elle avait de la sorte voulu le forcer à une explication, qu'il évitait. Bien qu'elle le torturât depuis des années, et qu'il n'ignorât rien d'elle, il restait un fils déférent, il s'était juré de ne jamais sortir de cette attitude obstinée de respect. Aussi, dès qu'elle abordait certains sujets, se réfugiait-il dans un absolu silence.

– Voyons, continua-t-elle, je comprends que tu ne veuilles pas céder à Clotilde; mais à moi?.. Si je te suppliais de me faire le sacrifice de ces abominables dossiers, qui sont là, dans l'armoire! Admets un instant que tu meures subitement et que ces papiers tombent entre des mains étrangères: nous sommes tous déshonorés… Ce n'est pas cela que tu désires, n'est-ce pas? Alors, quel est ton but, pourquoi t'obstines-tu à un jeu si dangereux?.. Promets-moi de les brûler.

Il se taisait, il dut finir par répondre:

– Ma mère, je vous en ai déjà priée, ne causons jamais de cela… Je ne puis vous satisfaire.

– Mais enfin, cria-t-elle, donne-moi une raison. On dirait que notre famille t'est aussi indifférente que le troupeau de boeufs qui passe là-bas. Tu en es pourtant… Oh! je sais, tu fais tout pour ne pas en être. Moi-même, parfois, je m'étonne, je me demande d'où tu peux bien sortir. Et je trouve quand même très vilain de ta part, de t'exposer ainsi à nous salir, sans être arrêté par la pensée du chagrin que tu me causes, à moi ta mère… C'est simplement une mauvaise action.

Il se révolta, il céda un moment au besoin de se défendre, malgré sa volonté de silence.

– Vous êtes dure, vous avez tort… J'ai toujours cru à la nécessité, à l'efficacité absolue de la vérité. C'est vrai, je dis tout sur les autres et sur moi; et c'est parce que je crois fermement qu'en disant tout, je fais l'unique bien possible… D'abord, ces dossiers ne sont pas destinés au public, ils ne constituent que des notes personnelles, dont il me serait douloureux de me séparer. Ensuite, j'entends bien que ce ne sont pas eux seulement que vous brûleriez: tous mes autres travaux seraient aussi jetés au feu, n'est-ce pas? et c'est ce que je ne veux pas, entendez-vous!.. Jamais, moi vivant, on ne détruira ici une ligne d'écriture.

Mais, déjà, il regrettait d'avoir tant parlé, car il la voyait se rapprocher de lui, le presser, l'amener à la cruelle explication.

– Alors, va jusqu'au bout, dis-moi ce que tu nous reproches… Oui, à moi par exemple, que me reproches-tu? Ce n'est pas de vous avoir élevés avec tant de peine. Ah! la fortune a été longue à conquérir! Si nous jouissons d'un peu de bonheur aujourd'hui, nous l'avons rudement gagné. Puisque tu as tout vu et que tu mets tout dans tes paperasses, tu pourras témoigner que la famille a rendu aux autres plus de services qu'elle n'en a reçu. A deux reprises, sans nous, Plassans était dans de beaux draps. Et c'est bien naturel, si nous n'avons récolté que des ingrats et des envieux, à ce point qu'aujourd'hui encore la ville entière serait ravie d'un scandale qui nous éclabousserait… Tu ne peux pas vouloir cela, et je suis sûre que tu rends justice à la dignité de mon attitude, depuis la chute de l'Empire et les malheurs dont la France ne se relèvera sans doute jamais.

– Laissez-donc la France tranquille, ma mère! dit-il de nouveau, tellement elle le touchait aux endroits qu'elle savait sensibles. La France a la vie dure, et je trouve qu'elle est en train d'étonner le monde par la rapidité de sa convalescence… Certes, il y a bien des éléments pourris. Je ne les ai pas cachés, je les ai trop étalés peut-être. Mais vous ne m'entendez guère, si vous vous imaginez que je crois à l'effondrement final, parce que je montre les plaies et les lézardes. Je crois à la vie qui élimine sans cesse les corps nuisibles, qui refait de la chair pour boucher les blessures, qui marche quand même à la santé, au renouvellement continu, parmi les impuretés et la mort.

Il s'exaltait, il en eut conscience, fit un geste de colère, et ne parla plus. Sa mère avait pris le parti de pleurer, des petites larmes courtes, difficiles, qui séchaient tout de suite. Et elle revenait sur les craintes dont s'attristait sa vieillesse, elle le suppliait, elle aussi, de faire sa paix avec Dieu au moins par égard pour la famille. Ne donnait-elle pas l'exemple du courage? Plassans entier, le quartier Saint-Marc, le vieux quartier et la ville neuve ne rendaient-ils pas hommage à sa fière résignation? Elle réclamait seulement d'être aidée, elle exigeait de tous ses enfants un effort pareil au sien. Ainsi, elle citait l'exemple d'Eugène, le grand homme, tombé de si haut, et qui voulait bien n'être plus qu'un simple député, défendant, jusqu'à son dernier souffle, le régime disparu, dont il avait tenu sa gloire. Elle était également pleine d'éloges pour Aristide, qui ne désespérait jamais, qui reconquérait sous le régime nouveau, toute une belle position, malgré l'injuste catastrophe qui l'avait un moment enseveli, parmi les décombres de l'Union universelle. Et lui, Pascal, resterait seul à l'écart, ne ferait rien pour qu'elle mourût en paix, dans la joie du triomphe final des Rougon? lui qui était si intelligent, si tendre, si bon! Voyons, c'était impossible! il irait à la messe le prochain dimanche et il brûlerait ces vilains papiers, dont la seule pensée la rendait malade. Elle suppliait, commandait, menaçait. Mais lui ne répondait plus, calmé, invincible dans son attitude de grande déférence. Il ne voulait pas de discussion, il la connaissait trop pour espérer la convaincre et pour oser discuter le passé avec elle.

– Tiens! cria-t-elle, quand elle le sentit inébranlable, tu n'es pas à nous, je l'ai toujours dit. Tu nous déshonores.

Il s'inclina.

– Ma mère, vous réfléchirez, vous me pardonnerez.

Ce jour-là, Félicité s'en alla hors d'elle; et, comme elle rencontra Martine à la porta de la maison, devant les platanes, elle se soulagea, sans savoir que Pascal, qui venait de passer dans sa chambre, dont les fenêtres étaient ouvertes, entendait tout. Elle exhalait son ressentiment, jurait d'arriver quand même à s'emparer des papiers et à les détruire, puisqu'il ne voulait pas en faire volontairement le sacrifice. Mais ce qui glaça le docteur, ce fut la façon dont Martine l'apaisait, d'une voix contenue. Elle était évidemment complice, elle répétait qu'il fallait attendre, ne rien brusquer, que mademoiselle et elle avaient fait le serment de venir à bout de monsieur, en ne lui laissant pas une heure de paix. C'était juré, on le réconcilierait avec le bon Dieu, parce qu'il n'était pas possible qu'un saint homme comme monsieur restât sans religion. Et les voix des deux femmes baissèrent, ne furent bientôt plus qu'un chuchotement, un murmure étouffé de commérage et de complot, où il ne saisissait que des mots épars, des ordres donnés, des mesures prises, un envahissement de sa libre personnalité. Lorsque sa mère partit enfin, il la vit, avec son pas léger et sa taille mince de jeune fille, qui s'éloignait très satisfaite.

Pascal eut une heure de défaillance, de désespérance absolue. Il se demandait à quoi bon lutter, puisque toutes ses affections s'alliaient contre lui. Cette Martine qui se serait jetée dans le feu, sur un simple mot de sa part, et qui le trahissait ainsi, pour son bien! Et Clotilde, liguée avec cette servante, complotant dans les coins, se faisant aider par elle à lui tendre des pièges! Maintenant, il était bien seul, il n'avait autour de lui que des traîtresses, on empoisonnait jusqu'à l'air qu'il respirait. Ces deux-là encore, elles l'aimaient, il serait peut-être venu à bout de les attendrir; mais, depuis qu'il savait sa mère derrière elles, il s'expliquait leur acharnement, il n'espérait plus les reprendre. Dans sa timidité d'homme qui avait vécu pour l'étude, à l'écart des femmes, malgré sa passion, l'idée qu'elles étaient trois à le vouloir, à le plier sous leur volonté, l'accablait. Il en sentait toujours une derrière lui; quand il s'enfermait dans sa chambre, il les devinait de l'autre côté du mur; et elles le hantaient, lui donnaient la continuelle crainte d'être volé de sa pensée, s'il la laissait voir au fond de son crâne, avant même qu'il la formulât.

 

Ce fut certainement l'époque de sa vie où Pascal se trouva le plus malheureux. Le perpétuel état de défense où il devait vivre, le brisait; et il lui semblait, parfois, que le sol de sa maison se dérobait sous ses pieds. Il eut alors, très net, le regret de ne s'être pas marié et de n'avoir pas d'enfant. Est-ce que lui-même avait eu peur de la vie? Est-ce qu'il n'était point puni de son égoïsme? Ce regret de l'enfant l'angoissait parfois, il avait maintenant les yeux mouillés de larmes, quand il rencontrait sur les routes des fillettes, aux regards clairs, qui lui souriaient. Sans doute, Clotilde était là, mais c'était une autre tendresse, traversée à présent d'orages, et non une tendresse calme, infiniment douce, la tendresse de l'enfant, où il aurait voulu endormir son coeur endolori. Puis, ce qu'il voulait, sentant venir la fin de son être, c'était surtout la continuation, l'enfant qui l'aurait perpétué. Plus il souffrait, plus il aurait trouvé une consolation à léguer cette souffrance, dans sa foi en la vie. Il se croyait indemne des tares physiologiques de la famille; mais la pensée même que l'hérédité sautait parfois une génération, et que, chez un fils né de lui, les désordres des aïeux pouvaient reparaître, ne l'arrêtait pas; et ce fils inconnu, malgré l'antique souche pourrie, malgré la longue suite de parents exécrables, il le souhaitait encore, certains jours, comme on souhaite le gain inespéré, le bonheur rare, le coup de fortune qui console et enrichit à jamais. Dans l'ébranlement de ses autres affections, son coeur saignait, parce qu'il était trop tard.

Par une nuit lourde de la fin de septembre, Pascal ne put dormir. Il ouvrit l'une des fenêtres de sa chambre, le ciel était noir, quelque orage devait passer au loin, car l'on entendait un continuel roulement de foudre. Il distinguait mal la sombre masse des platanes, que des reflets d'éclair, par moments, détachaient, d'un vert morne, dans les ténèbres. Et il avait l'âme pleine d'une détresse affreuse, il revivait les dernières mauvaises journées, des querelles encore, des tortures de trahisons et de soupçons qui allaient grandissantes, lorsque, tout d'un coup, un ressouvenir aigu le fit tressaillir. Dans sa peur d'être pillé, il avait fini par porter toujours sur lui la clef de la grande armoire. Mais, cette après-midi-là, souffrant de la chaleur, il s'était débarrassé de son veston, et il se rappelait avoir vu Clotilde le pendre à un clou de la salle. Ce fut une brusque terreur qui le traversa: si elle avait senti la clef au fond de la poche, elle l'avait volée. Il se précipita, fouilla le veston qu'il venait de jeter sur une chaise. La clef n'y était plus. En ce moment même, on le dévalisait, il en eut la nette sensation. Deux heures du matin sonnèrent; et il ne se rhabilla pas, resta en simple pantalon, les pieds nus dans des pantoufles, la poitrine nue sous sa chemise de nuit défaite; et, violemment, il poussa la porte, sauta dans la salle, son bougeoir à la main.

– Ah! je le savais, cria-t-il. Voleuse! assassine!

Et c'était vrai, Clotilde était là, dévêtue comme lui, les pieds nus dans ses mules de toile, les jambes nues, les bras nus, les épaules nues, à peine couverte d'un court jupon et de sa chemise. Par prudence, elle n'avait pas apporté de bougie, elle s'était contentée de rabattre les volets d'une fenêtre; et l'orage qui passait en face, au midi, dans le ciel ténébreux, les continuels éclairs lui suffisaient, baignant les objets d'une phosphorescence livide. La vieille armoire, aux larges flancs, était grande ouverte. Déjà, elle en avait vidé la planche du haut, descendant les dossiers à pleins bras, les jetant sur la longue table du milieu, où ils s'entassaient pêle-mêle. Et, fiévreusement, par crainte de n'avoir pas le temps de les brûler, elle était en train d'en faire des paquets, avec l'idée de les cacher, de les envoyer ensuite à sa grand'mère, lorsque la soudaine clarté de la bougie, en l'éclairant toute, venait de l'immobiliser, dans une attitude de surprise et de lutte.

– Tu me voles et tu m'assassines! répéta furieusement Pascal.

Entre ses bras nus, elle tenait encore un des dossiers. Il voulut le reprendre. Mais elle le serrait de toutes ses forces, obstinée dans son oeuvre de destruction, sans confusion ni repentir, en combattante qui a le bon droit pour elle. Alors, lui, aveuglé, affolé, se rua; et ils se battirent. Il l'avait empoignée, dans sa nudité, il la maltraitait.

– Tue-moi donc! bégaya-t-elle. Tue-moi, ou je déchire tout!

Mais il la gardait, liée à lui, d'une étreinte si rude, qu'elle ne respirait plus.

– Quand une enfant vole, on la châtie!

Quelques gouttes de sang avaient paru, près de l'aisselle, le long de son épaule ronde, dont une meurtrissure entamait la délicate peau de soie. Et, un instant, il la sentit si haletante, si divine dans l'allongement fin de son corps de vierge, avec ses jambes fuselées, ses bras souples, son torse mince à la gorge menue et dure, qu'il la lâcha. D'un dernier effort, il lui avait arraché le dossier.

– Et tu vas m'aider à les remettre là-haut, tonnerre de Dieu! Viens ici, commence par les ranger sur la table… Obéis-moi, tu entends!

– Oui, maître!

Elle s'approcha, elle l'aida, domptée, brisée par cette étreinte d'homme qui était comme entrée en sa chair. La bougie, qui brûlait avec une flamme haute dans la nuit lourde, les éclairait; et le lointain roulement de la foudre ne cessait pas, la fenêtre ouverte sur l'orage semblait en feu.

V

Un instant, Pascal regarda les dossiers, dont l'amas semblait énorme, ainsi jeté au hasard sur la longue table, qui occupait le milieu de la salle de travail. Dans le pêle-mêle, plusieurs des chemises de fort papier bleu s'étaient ouvertes, et les documents en débordaient, des lettres, des coupures de journaux, des pièces sur papier timbré, des notes manuscrites.

Déjà, pour reclasser les paquets, il cherchait les noms, écrits sur les chemises en gros caractères, lorsqu'il sortit, avec un geste résolu, de la sombre réflexion où il était tombé. Et, se tournant vers Clotilde, qui attendait toute droite, muette et blanche:

– Écoute, je t'ai toujours défendu de lire ces papiers, et je sais que tu m'as obéi… Oui, j'avais des scrupules. Ce n'est pas que tu sois, comme d'autres, une fille ignorante, car je t'ai laissé tout apprendre de l'homme et de la femme, et cela n'est certainement mauvais que pour les natures mauvaises… Seulement, à quoi bon te plonger trop tôt dans cette terrible vérité humaine? Je t'ai donc épargné l'histoire de notre famille, qui est l'histoire de toutes, de l'humanité entière: beaucoup de mal et beaucoup de bien…

Il s'arrêta, parut s'affermir dans sa décision, calmé maintenant et d'une énergie souveraine.

– Tu as vingt-cinq ans, tu dois savoir… Et puis, notre existence n'est plus possible, tu vis et tu me fais vivre dans un cauchemar, avec l'envolée de ton rêve. J'aime mieux que la réalité, si exécrable qu'elle soit, s'étale devant nous. Peut-être le coup qu'elle va te porter, fera-t-elle de toi la femme que tu dois être… Nous allons reclasser ensemble ces dossiers, et les feuilleter, et les lire, une terrible leçon de vie!

Puis, comme elle ne bougeait toujours pas:

– Il faut voir clair, allume les deux autres bougies qui sont là.

Un besoin de grande clarté l'avait pris, il aurait voulu l'aveuglante lumière du soleil; et il jugea encore que les trois bougies n'éclairaient point, il passa dans sa chambre prendre les candélabres à deux branches qui s'y trouvaient. Les sept bougies flambèrent. Tous deux, en leur désordre, lui la poitrine découverte, elle l'épaule gauche tachée de sang, la gorge et les bras nus, ne se voyaient même pas. Deux heures venaient de sonner, et ni l'un ni l'autre n'avait conscience de l'heure: ils allaient passer la nuit dans cette passion de savoir, sans besoin de sommeil, en dehors du temps et des lieux. L'orage, qui continuait à l'horizon de la fenêtre ouverte, grondait plus haut.

Jamais Clotilde n'avait vu à Pascal ces yeux d'ardente fièvre. Il se surmenait depuis quelques semaines, ses angoisses morales le rendaient brusque parfois, malgré sa bonté si conciliante. Mais il semblait qu'une infinie tendresse, toute frémissante de pitié fraternelle, se faisait en lui, au moment de descendre dans les douloureuses vérités de l'existence; et c'était quelque chose de très indulgent et de très grand, émané de sa personne, qui allait innocenter, devant la jeune fille, l'effrayante débâcle des faits. Il en avait la volonté, il dirait tout, puisqu'il faut tout dire pour tout guérir. N'était-ce pas l'évolution fatale, l'argument suprême, que l'histoire de ces êtres qui les touchaient de si près? La vie était telle, et il fallait la vivre. Sans doute, elle en sortirait trempée, pleine de tolérance et de courage.

– On te pousse contre moi, reprit-il, on te fait faire des abominations, et c'est ta conscience que je veux te rendre. Quand tu sauras, tu jugeras et tu agiras… Approche-toi, lis avec moi.

Elle obéit. Ces dossiers pourtant, dont sa grand'mère parlait avec tant de colère, l'effrayaient un peu; tandis qu'une curiosité s'éveillait, grandissait en elle. D'ailleurs, si domptée qu'elle fut par l'autorité virile qui venait de l'étreindre et de la briser, elle se réservait. Ne pouvait-elle donc l'écouter, lire avec lui? Ne gardait-elle pas le droit de se refuser ou de se donner ensuite? Elle attendait.

– Voyons, veux-tu?

– Oui, maître, je veux!

D'abord, ce fut l'Arbre généalogique des Rougon-Macquart qu'il lui montra. Il ne le serrait pas d'ordinaire dans l'armoire, il le gardait dans le secrétaire de sa chambre, où il l'avait pris, en allant chercher les candélabres. Depuis plus de vingt années, il le tenait au courant, inscrivant les naissances et les morts, les mariages, les faits de famille importants, distribuant en notes brèves les cas, d'après sa théorie de l'hérédité. C'était une grande feuille de papier jaunie, aux plis coupés par l'usure, sur laquelle s'élevait, dessiné d'un trait fort, un arbre symbolique, dont les branches étalées, subdivisées, alignaient cinq rangées de larges feuilles; et chaque feuille portait un nom, contenait, d'une écriture fine, une biographie, un cas héréditaire.

Une joie de savant s'était emparée du docteur, devant cette oeuvre de vingt années, où se trouvaient appliquées, si nettement et si complètement, les lois de l'hérédité, fixées par lui.

– Regarde donc, fillette! Tu en sais assez long, tu as recopié assez de mes manuscrits, pour comprendre… N'est-ce pas beau, un pareil ensemble, un document si définitif et si total, où il n'y a pas un trou? On dirait une expérience de cabinet, un problème posé et résolu au tableau noir… Tu vois, en bas, voici le tronc, la souche commune, Tante Dide. Puis, les trois branches en sortent, la légitime, Pierre Rougon, et les deux bâtardes, Ursule Macquart et Antoine Macquart. Puis, de nouvelles branches montent, se ramifient: d'un côté, Maxime, Clotilde et Victor, les trois enfants de Saccard, et Angélique, la fille de Sidonie Rougon; de l'autre, Pauline, la fille de Lisa Macquart, et Claude, Jacques, Étienne, Anna, les quatre enfants de Gervaise, sa soeur. Là, Jean, leur frère, est au bout. Et tu remarques, ici, au milieu, ce que j'appelle le noeud, la poussée légitime et la poussée bâtarde s'unissant dans Marthe Rougon et son cousin François Mouret, pour donner naissance à trois nouveaux rameaux, Octave, Serge et Désirée Mouret; tandis qu'il y a encore, issus d'Ursule et du chapelier Mouret, Silvère dont tu connais la mort tragique, Hélène et sa fille Jeanne. Enfin, tout là-haut, ce sont les brindilles dernières, le fils de ton frère Maxime, notre pauvre Charles, et deux autres petits morts, Jacques-Louis, le fils de Claude Lantier, et Louiset, le fils d'Anna Coupeau… En tout cinq générations, un arbre humain qui, à cinq printemps déjà, à cinq renouveaux de l'humanité, a poussé des tiges, sous le flot de sève de l'éternelle vie!

 

Il s'animait, son doigt se mit à indiquer les cas, sur la vieille feuille de papier jaunie, comme sur une planche anatomique.

– Et je te répète que tout y est… Vois donc, dans l'hérédité directe, les élections: celle de la mère, Silvère, Lisa, Désirée, Jacques, Louiset, toi-même; celle du père, Sidonie, François, Gervaise, Octave, Jacques-Louis. Puis, ce sont les trois cas de mélange: par soudure, Ursule, Aristide, Anna, Victor; par dissémination, Maxime, Serge, Étienne; par fusion, Antoine, Eugène, Claude. J'ai dû même spécifier un quatrième cas très remarquable, le mélange équilibre, Pierre et Pauline. Et les variétés s'établissent, l'élection de la mère par exemple va souvent avec la ressemblance physique du père, ou c'est le contraire qui a lieu; de même que, dans le mélange, la prédominance physique et morale appartient à un facteur ou à l'autre, selon les circonstances… Ensuite, voici l'hérédité indirecte, celle des collatéraux: je n'en ai qu'un exemple bien établi, la ressemblance physique frappante d'Octave Mouret avec son oncle Eugène Rougon. Je n'ai aussi qu'un exemple de l'hérédité par influence: Anna, la fille de Gervaise et de Coupeau, ressemblait étonnamment, surtout dans son enfance, à Lantier, le premier amant de sa mère, comme s'il avait imprégné celle-ci à jamais… Mais où je suis très riche, c'est pour l'hérédité en retour: les trois cas les plus beaux, Marthe, Jeanne et Charles, ressemblant à Tante Dide, la ressemblance sautant ainsi une, deux et trois générations. L'aventure est sûrement exceptionnelle, car je ne crois guère à l'atavisme; il me semble que les éléments nouveaux apportés par les conjoints, les accidents et la variété infinie des mélanges doivent très rapidement effacer les caractères particuliers, de façon à ramener l'individu au type général… Et il reste l'innéité, Hélène, Jean, Angélique. C'est la combinaison, le mélange chimique où se confondent les caractères physiques et moraux des parents, sans que rien d'eux semble se retrouver dans le nouvel être.

Il y eut un silence. Clotilde l'avait écouté avec une attention profonde, voulant comprendre. Et lui, maintenant, restait absorbé, les yeux toujours sur l'Arbre, dans le besoin de juger équitablement son oeuvre. Il continua lentement, comme s'il se fût parlé à lui-même:

– Oui, cela est aussi scientifique que possible… Je n'ai mis là que les membres de la famille, et j'aurais dû donner une part égale aux conjoints, aux pères et aux mères, venus du dehors, dont le sang s'est mêlé au nôtre et l'a dès lors modifié. J'avais bien dressé un arbre mathématique, le père et la mère se léguant par moitié à l'enfant, de génération en génération; de façon que, chez Charles par exemple, la part de Tante Dide n'était que d'un douzième: ce qui était absurde, puisque la ressemblance physique y est totale. J'ai donc cru suffisant d'indiquer les éléments venus d'ailleurs, en tenant compte des mariages et du facteur nouveau qu'ils introduisaient chaque fois… Ah! ces sciences commençantes, ces sciences où l'hypothèse balbutie et où l'imagination reste maîtresse, elles sont le domaine des poètes autant que des savants! Les poètes vont en pionniers, à l'avant-garde, et souvent ils découvrent les pays vierges, indiquent les solutions prochaines. Il y a là une marge qui leur appartient, entre la vérité conquise, définitive, et l'inconnu, d'où l'on arrachera la vérité de demain… Quelle fresque immense à peindre, quelle comédie et quelle tragédie humaines colossales à écrire, avec l'hérédité, qui est la Genèse même des familles, des sociétés et du monde!

Les yeux devenus vagues, il suivait sa pensée, il s'égarait. Mais, d'un mouvement brusque, il revint aux dossiers, jetant l'Arbre de côté, disant:

– Nous le reprendrons tout à l'heure; car, pour que tu comprennes maintenant, il faut que les faits se déroulent et que tu les voies à l'action, tous ces acteurs, étiquetés là de simples notes qui les résument… Je vais appeler les dossiers, tu me les passeras un à un; et je te montrerai, je te conterai ce que chacun contient, avant de le remettre là-haut, sur la planche… Je ne suivrai pas l'ordre alphabétique, mais l'ordre même des faits. Il y a longtemps que je veux établir ce classement… Allons, cherche les noms sur les chemises. Tante Dide, d'abord.

A ce moment, un coin de l'orage qui incendiait l'horizon, prit en écharpe la Souleiade, creva sur la maison en une pluie diluvienne. Mais ils ne fermèrent même pas la fenêtre. Ils n'entendaient ni les éclats de la foudre, ni le roulement continu de ce déluge battant la toiture. Elle lui avait passé le dossier qui portait le nom de Tante Dide, en grosses lettres; et il en tirait des papiers de toutes sortes, d'anciennes notes, prises par lui, qu'il se mit à lire.

– Donne-moi Pierre Rougon… Donne-moi Ursule Macquart… Donne-moi Antoine Macquart…

Muette, elle obéissait toujours, le coeur serré d'une angoisse, à tout ce qu'elle entendait. Et les dossiers défilaient, étalaient leurs documents, retournaient s'empiler dans l'armoire.

C'étaient d'abord les origines, Adélaïde Fouque, la grande fille détraquée, la lésion nerveuse première, donnant naissance à la branche légitime, Pierre Rougon, et aux deux branches bâtardes, Ursule et Antoine Macquart, toute cette tragédie bourgeoise et sanglante, dans le cadre du coup d'État de décembre 1851, les Rougon, Pierre et Félicité, sauvant l'ordre à Plassans, éclaboussant du sang de Silvère leur fortune commençante, tandis qu'Adélaïde vieillie, la misérable Tante Dide, était enfermée aux Tulettes, comme une figure spectrale de l'expiation et de l'attente. Ensuite, la meute des appétits se trouvait lâchée, l'appétit souverain du pouvoir chez Eugène Rougon, le grand homme, l'aigle de la famille, dédaigneux, dégagé des vulgaires intérêts, aimant la force pour la force, conquérant Paris en vieilles bottes, avec les aventuriers du prochain empire, passant de la présidence du Conseil d'État à un portefeuille de ministre, fait par sa bande, toute une clientèle affamée qui le portait et le rongeait, battu un instant par une femme, la belle Clorinde, dont il avait eu l'imbécile désir, mais si vraiment fort, brûlé d'un tel besoin d'être le maître, qu'il reconquérait le pouvoir grâce à un démenti de sa vie entière, en marche pour sa royauté triomphale de vice-empereur. Chez Aristide Saccard, l'appétit se ruait aux basses jouissances, à l'argent, à la femme, au luxe, une faim dévorante qui l'avait jeté sur le pavé, dès le début de la curée chaude, dans le coup de vent de la spéculation à outrance soufflant par la ville, la trouant de tous côtés et la reconstruisant, des fortunes insolentes bâties en six mois, mangées et rebâties, une soûlerie de l'or dont l'ivresse croissante l'emportait, lui faisait, le corps de sa femme Angèle à peine froid, vendre son nom pour avoir les premiers cent mille francs indispensables, en épousant Renée, puis l'amenait plus tard, au moment d'une crise pécuniaire, à tolérer l'inceste, à fermer les yeux sur les amours de son fils Maxime et de sa seconde femme, dans l'éclat flamboyant de Paris en fête. Et c'était Saccard encore, à quelques années de là, qui mettait en branle l'énorme pressoir à millions de la Banque Universelle, Saccard jamais vaincu, Saccard grandi, haussé jusqu'à l'intelligence et à la bravoure de grand financier, comprenant le rôle farouche et civilisateur de l'argent, livrant, gagnant et perdant des batailles en Bourse, comme Napoléon à Austerlitz et à Waterloo, engloutissant sous le désastre un monde de gens pitoyables, lâchant à l'inconnu du crime son fils naturel Victor, disparu, en fuite par les nuits noires, et lui-même, sous la protection impassible de l'injuste nature, aimé de l'adorable madame Caroline, sans doute en récompense de son exécrable vie. Là, un grand lis immaculé poussait dans ce terreau, Sidonie Rougon, la complaisante de son frère Saccard, l'entremetteuse aux cent métiers louches, enfantait d'un inconnu la pure et divine Angélique, la petite brodeuse aux doigts de fée qui tissait à l'or des chasubles le rêve de son prince charmant, si envolée parmi ses compagnes les saintes, si peu faite pour la dure réalité, qu'elle obtenait la grâce de mourir d'amour, le jour de son mariage, sous le premier baiser de Félicien de Hautecoeur, dans le branle des cloches sonnant la gloire de ses noces royales. Le noeud des deux branches se faisait alors, la légitime et la bâtarde, Marthe Rougon épousait son cousin François Mouret, un paisible ménage lentement désuni, aboutissant aux pires catastrophes, une douce et triste femme prise, utilisée, broyée, dans la vaste machine de guerre dressée pour la conquête d'une ville, et ses trois enfants lui étaient comme arrachés, et elle laissait jusqu'à son coeur sous la rude poigne de l'abbé Faujas, et les Rougon sauvaient une seconde fois Plassans, pendant qu'elle agonisait, à la lueur de l'incendie où son mari, fou de rage amassée et de vengeance, flambait avec le prêtre. Des trois enfants, Octave Mouret était le conquérant audacieux, l'esprit net, résolu à demander aux femmes la royauté de Paris, tombé en pleine bourgeoisie gâtée, faisant là une terrible éducation sentimentale, passant du refus fantasque de l'une au mol abandon de l'autre, goûtant jusqu'à la boue les désagréments de l'adultère, resté heureusement actif, travailleur et batailleur, peu à peu dégagé, grandi quand même, hors de la basse cuisine de ce monde pourri, dont on entendait le craquement. Et Octave Mouret victorieux révolutionnait le haut commerce, tuait les petites boutiques prudentes de l'ancien négoce, plantait au milieu de Paris enfiévré le colossal palais de la tentation, éclatant de lustres, débordant de velours, de soie et de dentelles, gagnait une fortune de roi à exploiter la femme, vivait dans le mépris souriant de la femme, jusqu'au jour où une petite fille vengeresse, la très simple et très sage Denise, le domptait, le tenait à ses pieds éperdu de souffrance, tant qu'elle ne lui avait pas fait la grâce, elle si pauvre, de l'épouser, au milieu de l'apothéose de son Louvre, sous la pluie d'or battante des recettes. Restaient les deux autres enfants, Serge Mouret, Désirée Mouret, celle-ci innocente et saine comme une jeune bête heureuse, celui-là affiné et mystique, glissé à la prêtrise par un accident nerveux de sa race, et il recommençait l'aventure adamique, dans le Paradou légendaire, il renaissait pour aimer Albine, la posséder et la perdre, au sein de la grande nature complice, repris ensuite par l'Église, l'éternelle guerre à la vie, luttant pour la mort de son sexe, jetant sur le corps d'Albine morte la poignée de terre de l'officiant, à l'heure même où Désirée, la fraternelle amie des animaux, exultait de joie, parmi la fécondité chaude de sa basse-cour. Plus loin, s'ouvrait une échappée de vie douce et tragique, Hélène Mouret vivait paisible avec sa fillette Jeanne, sur les hauteurs de Passy, dominant Paris, l'océan humain sans bornes et sans fond, en face duquel se déroulait cette histoire douloureuse, le coup de passion d'Hélène pour un passant, un médecin amené la nuit, par hasard, au chevet de sa fille, la jalousie maladive de Jeanne, une jalousie d'amoureuse instinctive disputant sa mère à l'amour, si ravagée déjà de passion souffrante, qu'elle mourait de la faute, prix terrible d'une heure de désir dans toute une vie sage; pauvre chère petite morte restée seule là-haut, sous les cyprès du muet cimetière, devant l'éternel Paris. Avec Lisa Macquart commençait la branche bâtarde, fraîche et solide en elle, étalant la prospérité du ventre, lorsque, sur le seuil de sa charcuterie, en clair tablier, elle souriait aux Halles centrales, où grondait la faim d'un peuple, la bataille séculaire des Gras et des Maigres, le maigre Florent, son beau-frère, exécré, traqué par les grasses poissonnières, les grasses boutiquières, et que la grasse charcutière elle-même, d'une absolue probité, mais sans pardon, faisait arrêter comme républicain en rupture de ban, convaincue qu'elle travaillait ainsi à l'heureuse digestion de tous les honnêtes gens. De cette mère naissait la plus saine, la plus humaine des filles, Pauline Quenu, la pondérée, la raisonnable, la vierge qui savait et qui acceptait la vie, d'une telle passion dans son amour des autres, que, malgré la révolte de sa puberté féconde, elle donnait à une amie son fiancé Lazare, puis sauvait l'enfant du ménage désuni, devenait sa mère véritable, toujours sacrifiée, ruinée, triomphante et gaie, dans son coin de monotone solitude, en face de la grande mer, parmi tout un petit monde de souffrants qui hurlaient leur douleur et ne voulaient pas mourir. Et Gervaise Macquart arrivait avec ses quatre enfants, Gervaise bancale, jolie et travailleuse, que son amant Lantier jetait sur le pavé des faubourgs, où elle faisait la rencontre du zingueur Coupeau, le bon ouvrier pas noceur qu'elle épousait, si heureuse d'abord, ayant trois ouvrières dans sa boutique de blanchisseuse, coulant ensuite avec son mari à l'inévitable déchéance du milieu, lui peu à peu conquis par l'alcool, possédé jusqu'à la folie furieuse et à la mort, elle-même pervertie, devenue fainéante, achevée par le retour de Lantier, au milieu de la tranquille ignominie d'un ménage à trois, dès lors victime pitoyable de la misère complice, qui finissait de la tuer un soir, le ventre vide. Son aîné, Claude, avait le douloureux génie d'un grand peintre déséquilibré, la folie impuissante du chef-d'oeuvre qu'il sentait en lui, sans que ses doigts désobéissants pussent l'en faire sortir, lutteur géant foudroyé toujours, martyr crucifié de l'oeuvre, adorant la femme, sacrifiant sa femme Christine, si aimante, si aimée un instant, à la femme incréée, qu'il voyait divine et que son pinceau ne pouvait dresser dans sa nudité souveraine, passion dévorante de l'enfantement, besoin insatiable de la création, d'une détresse si affreuse, quand on ne peut le satisfaire, qu'il avait fini par se pendre. Jacques, lui, apportait le crime, la tare héréditaire qui se tournait en un appétit instinctif de sang, du sang jeune et frais coulant de la poitrine ouverte d'une femme, la première venue, la passante du trottoir, abominable mal contre lequel il luttait, qui le reprenait au cours de ses amours avec Séverine, la soumise, la sensuelle, jetée elle-même dans le frisson continu d'une tragique histoire d'assassinat, et il la poignardait un soir de crise, furieux à la vue de sa gorge blanche, et toute cette sauvagerie de la bête galopait parmi les trains filant à grande vitesse, dans le grondement de la machine qu'il montait, la machine aimée qui le broyait un jour, débridée ensuite, sans conducteur, lancée aux désastres inconnus de l'horizon. Étienne, à son tour, chassé, perdu, arrivait au pays noir par une nuit glacée de mars, descendait dans le puits vorace, aimait la triste Catherine qu'un brutal lui volait, vivait avec les mineurs leur vie morne de misère et de basse promiscuité, jusqu'au jour où la faim, soufflant la révolte, promenait au travers de la plaine rase le peuple hurlant des misérables qui voulait du pain, dans les écroulements et les incendies, sous la menace de la troupe dont les fusils partaient tout seuls, terrible convulsion annonçant la fin d'un monde, sang vengeur des Maheu qui se lèverait plus tard, Alzire morte de faim, Maheu tué d'une balle, Zacharie tué d'un coup de grisou, Catherine restée sous la terre, la Maheude survivant seule, pleurant ses morts, redescendant au fond de la mine pour gagner ses trente sous, pendant qu'Étienne, le chef battu de la bande, hanté des revendications futures, s'en allait par un tiède matin d'avril, en écoulant la sourde poussée du monde nouveau, dont la germination allait bientôt faire éclater la terre. Nana, dès lors, devenait la revanche, la fille poussée sur l'ordure sociale des faubourgs, la mouche d'or envolée des pourritures d'en bas, qu'on tolère et qu'on cache, emportant dans la vibration de ses ailes le ferment de destruction, remontant et pourrissant l'aristocratie, empoisonnant les hommes rien qu'à se poser sur eux, au fond des palais où elle entrait par les fenêtres, toute une oeuvre inconsciente de ruine et de mort, la flambée stoïque de Vandeuvres, la mélancolie de Foucarmont courant les mers de la Chine, le désastre de Steiner réduit à vivre en honnête homme, l'imbécillité satisfaite de La Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanc cadavre de Georges, veillé par Philippe, sorti la veille de prison, une telle contagion dans l'air empesté de l'époque, qu'elle-même se décomposait et crevait de la petite vérole noire, prise au lit de mort de son fils Louiset, tandis que, sous ses fenêtres, Paris passait, ivre, frappé de la folie de la guerre, se ruant à l'écroulement de tout. Enfin, c'était Jean Macquart, l'ouvrier et le soldat redevenu paysan, aux prises avec la terre dure qui fait payer chaque grain de blé d'une goutte de sueur, en lutte surtout avec le peuple des campagnes, que l'âpre désir, la longue et rude conquête du sol brûle du besoin sans cesse irrité de la possession, les Fouan vieillis cédant leurs champs comme ils céderaient de leur chair, les Buteau exaspérés, allant jusqu'au parricide pour hâter l'héritage d'une pièce de luzerne, la Françoise têtue mourant d'un coup de faux, sans parler, sans vouloir qu'une motte sorte de la famille, tout ce drame des simples et des instinctifs à peine dégagés de la sauvagerie ancienne, toute cette salissure humaine sur la terre grande, qui seule demeure l'immortelle, la mère d'où l'on sort et où l'on retourne, elle qu'on aime jusqu'au crime, qui refait continuellement de la vie pour son but ignoré, même avec la misère et l'abomination des êtres. Et c'était Jean encore qui, devenu veuf et s'étant réengagé aux premiers bruits de guerre, apportait l'inépuisable réserve, le fonds d'éternel rajeunissement que la terre garde, Jean le plus humble, le plus ferme soldat de la suprême débâcle, roulé dans l'effroyable et fatale tempête qui, de la frontière à Sedan, en balayant l'empire, menaçait d'emporter la patrie, toujours sage, avisé, solide en son espoir, aimant d'une tendresse fraternelle son camarade Maurice, le fils détraqué de la bourgeoisie, l'holocauste destiné à l'expiation, pleurant des larmes de sang lorsque l'inexorable destin le choisissait lui-même pour abattre ce membre gâté, puis après la fin de tout, les continuelles défaites, l'affreuse guerre civile, les provinces perdues, les milliards à payer, se remettant en marche, retournant à la terre qui l'attendait, à la grande et rude besogne de toute une France à refaire.