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Le Rêve

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Puis, au moment de monter chez moi, il m'a semblé que j'allais étouffer, si je m'enfermais… Alors, je me suis sauvé en rase campagne, j'ai marché au hasard, un chemin, puis un autre.

La nuit s'est faite, je marchais encore. Mais le tourment galopait aussi vite et me dévorait. Quand on aime, on ne peut fuir la peine de son amour… Tenez! c'était là que vous aviez planté le couteau, et la pointe s'enfonçait toujours plus avant.

Il eut une longue plainte, au souvenir de son supplice.

– Je suis resté des heures dans l'herbe, abattu par le mal, comme un arbre arraché… Et plus rien n'existait, il n'y avait que vous. La pensée que je ne vous aurais pas me faisait mourir. Déjà, mes membres s'engourdissaient, une folie emportait ma tête… Et c'est pourquoi je suis revenu. Je ne sais par où j'ai passé, comment j'ai pu arriver jusqu'à cette chambre.

Pardonnez-moi, j'aurais fendu les portes avec mes poings, je me serais hissé à votre fenêtre en plein jour…

Elle était dans l'ombre. Lui, à genoux sous la lune, ne la voyait pas, toute pâlie de tendresse repentante, si émue qu'elle ne pouvait parler. Il la crut insensible, il joignit les mains.

– Cela date de loin… C'est un soir que je vous ai aperçue, ici, à cette fenêtre. Vous n'étiez qu'une blancheur vague, je distinguais à peine votre visage, et pourtant je vous voyais, je vous devinais telle que vous êtes. Mais j'avais très peur, j'ai rôdé, pendant des nuits, sans trouver le courage de vous rencontrer en plein jour… Et puis, vous me plaisiez dans ce mystère, mon bonheur était de rêver à vous, comme à une inconnue que je ne connaîtrais jamais..: Plus tard, j'ai su qui vous étiez, on ne peut résister à ce besoin de savoir, de posséder son rêve. C'est alors que ma fièvre a commencé. Elle a grandi à chaque rencontre. Vous vous rappelez, la première fois, dans ce champ, le matin où j'examinais le vitrail. Jamais je ne m'étais senti si gauche, vous avez eu bien raison de vous moquer de moi… Et je vous ai effrayée ensuite, j'ai continué à être maladroit, en vous poursuivant jusque chez vos pauvres.

Déjà, je cessais d'être le maître de ma volonté, je faisais les choses avec l'étonnement et la crainte de les faire… Lorsque je me suis présenté pour la commande de cette mitre, c'est une force qui me poussait, car moi je n'osais point, j'étais certain de vous déplaire… Si vous compreniez à quel point je suis misérable! Ne m'aimez pas, mais laissez-moi vous aimer. Soyez froide, soyez méchante, je vous aimerai comme vous serez. Je ne vous demande que de vous voir, sans espoir aucun, pour l'unique joie d'être ainsi, à vos genoux.

Il se tut, défaillant, perdant courage à croire qu'il ne trouvait rien pour la toucher. Et il ne sentait pas qu'elle souriait, d'un sourire invincible, peu à peu grandi sur ses lèvres. Ah! le cher garçon, il était si naïf et si croyant, il récitait là sa prière de cœur tout neuf et passionné, en adoration devant elle, comme devant le rêve même de sa jeunesse! Dire qu'elle avait lutté d'abord pour ne pas le revoir, puis qu'elle s'était juré de l'aimer sans jamais qu'il le sût! Un grand silence s'était fait, les saintes ne défendaient point d'aimer, lorsqu'on aimait ainsi. Derrière son dos, une gaieté avait couru, à peine un frisson, l'onde mouvante de la lune sur le carreau de la chambre.

Un doigt invisible, sans doute celui de sa gardienne, se posa sur sa bouche, pour la desceller de son serment. Elle pouvait parler désormais, tout ce qui flottait de puissant et de tendre à son entour lui soufflait des paroles.

– Ah! oui, je me souviens, je me souviens…

Et Félicien, tout de suite, fut pris par la musique de cette voix, dont le charme était sur lui si fort, que son amour grandissait, rien qu'à l'entendre.

– Oui, je me souviens, quand vous êtes venu dans la nuit.

Vous étiez si loin, les premiers soirs, que le petit bruit de vos pas me laissait incertaine. Ensuite, je vous ai reconnu, et j'ai vu plus tard votre ombre, et un soir enfin vous vous êtes montré, par une belle nuit pareille à celle-ci, en pleine lumière blanche. Vous sortiez lentement des choses, tel que je vous attendais depuis des années… Je me souviens du grand rire que je retenais, qui a éclaté malgré moi, lorsque vous avez sauvé ce linge, emporté par la Chevrotte. Je me souviens de ma colère, lorsque vous me voliez mes pauvres, en leur donnant tant d'argent, que j'avais l'air d'une avare. Je me souviens de ma peur, le soir où vous m'avez forcée à courir si vite, les pieds nus dans l'herbe… Oui, je me souviens, je me souviens…

Sa voix de cristal s'était troublée un peu, dans le frisson de ce dernier souvenir qu'elle évoquait, comme si le: Je vous aime, eût de nouveau passé sur son visage. Et lui, l'écoutait avec ravissement.

– J'ai été méchante, c'est bien vrai. On est si sotte, quand on ne sait pas! On fait des choses qu'on croit nécessaires, on a peur d'être en faute, dès qu'on obéit à son cœur. Mais que j'ai eu des remords ensuite, que j'ai souffert de votre souffrance!.. Si je voulais expliquer cela, je ne pourrais pas sans doute. Lorsque vous êtes venu, avec votre dessin de sainte Agnès, j'étais enchantée de travailler pour vous, je me doutais bien que vous reviendriez chaque jour. Et, voyez un peu, j'ai affecté l'indifférence, comme si je prenais à tâche de vous chasser de la maison. On a donc le besoin de se rendre malheureux? Tandis que j'aurais voulu vous accueillir les mains ouvertes, il y avait, au fond de mon être, une autre femme qui se révoltait, qui avait crainte et méfiance de vous, qui se plaisait à vous torturer d'incertitude, dans l'idée vague d'une querelle à vider, dont elle aurait oublié la cause très ancienne.

Je ne suis pas toujours bonne, il repousse en moi des choses que j'ignore… Et, le pis, certes, est que je vous ai parlé d'argent. Ah! l'argent, moi qui n'y ai jamais songé, qui en accepterais seulement de pleins chariots pour la joie d'en faire pleuvoir où je voudrais! Quel amusement de malice ai-je pu prendre à me calomnier ainsi? Me pardonnerez-vous?

Félicien était à ses pieds. Il avait marché sur les genoux, jusqu'à elle. C'était inespéré et sans bornes.

Il murmura:

– Ah! chère âme, inestimable, et belle, et bonne, d'une bonté de prodige qui m'a guéri d'un souffle! Je ne sais plus si j'ai souffert… Et c'est à vous de me pardonner, car j'ai à vous faire un aveu, il faut que je vous dise qui je suis.

Un grand trouble le reprenait, à l'idée qu'il ne pouvait se cacher davantage, lorsqu'elle se confiait si franchement à lui.

Cela devenait déloyal. Il hésitait pourtant, dans la crainte de la perdre, si elle s'inquiétait de l'avenir, en le connaissant enfin.

Et elle attendait qu'il parlât, de nouveau malicieuse, malgré elle.

À voix très basse, il continua:

– J'ai menti à vos parents.

– Oui, je sais, dit-elle, souriante.

– Non, vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir, cela est trop loin… Je ne peins sur verre que pour mon plaisir, il faut que vous sachiez…

Alors, d'un geste prompt, elle lui mit la main sur la bouche, elle arrêta sa confidence.

– Je ne veux pas savoir… Je vous attendais, et vous êtes venu.

Cela suffit.

Il ne parlait plus, cette petite main sur ses lèvres le suffoquait de bonheur.

– Je saurai plus tard, quand il sera temps… Puis, je vous assure que je sais. Vous ne pouvez être que le plus beau, le plus riche, le plus noble, car ce rêve-là est le mien. J'attends bien tranquille, j'ai la certitude qu'il s'accomplira… Vous êtes celui que j'espérais, et je suis à vous…

Une seconde fois, elle s'interrompit, dans le frémissement des mots qu'elle prononçait. Elle n'était pas seule à les trouver, ils lui arrivaient de la belle nuit, du grand ciel blanc, des vieux arbres et des vieilles pierres, endormis dehors, rêvant tout haut ses rêves; et des voix, derrière elle; les murmuraient aussi, les voix de ses amies de la Légende, dont l'air était peuplé. Mais un mot restait à dire, celui où tout allait se fondre, l'attente lointaine, la lente création de l'amant, la fièvre accrue des premières rencontres. Il s'échappa, du vol blanc d'un oiseau matinal montant au jour, dans la blancheur vierge de la chambre.

– Je vous aime.

Angélique, les deux mains ouvertes, glissées sur les genoux, se donnait. Et Félicien se rappelait le soir où elle courait pieds nus dans l'herbe, si adorable, qu'il l'avait poursuivie pour balbutier à son oreille: Je vous aime. Et il entendait bien qu'elle venait seulement de lui répondre, du même cri: Je vous aime, l'éternel cri sorti enfin de son cœur grand ouvert.

– Je vous aime… Prenez-moi, emportez-moi, je vous appartiens.

Elle se donnait, dans un don de toute sa personne. C'était une flamme héréditaire rallumée en elle. Ses mains tâtonnantes étreignaient le vide, sa tête trop lourde pliait sur sa nuque délicate. S'il avait tendu les bras, elle y serait tombée, ignorant tout, cédant à la poussée de ses veines, n'ayant que le besoin de se fondre en lui. Et ce fut lui, venu pour la prendre, qui trembla devant cette innocence, si passionnée. Il la retint doucement par les poignets, il lui recroisa ses mains chastes sur la poitrine.

Un instant, il la regarda, sans même céder à la tentation de baiser ses cheveux.

– Vous m'aimez, et je vous aime… Ah! la certitude d'être aimé!

Mais un émoi les tira de ce ravissement. Qu'était-ce donc?

Ils se voyaient dans une grande lumière blanche, il lui semblait que la clarté de la lune s'élargissait, resplendissait comme celle d'un soleil. C'était l'aube, une nuée s'empourprait au-dessus des ormes de l'Évêché. Eh! quoi? déjà le jour! Ils en restaient confondus, ils ne pouvaient croire que, depuis des heures, ils étaient là, à causer. Elle ne lui avait rien dit encore, et lui avait tant d'autres choses à dire!

– Une minute, rien qu'une minute!

 

L'aube, souriante, grandissait, l'aube déjà tiède d'une chaude journée d'été. Une à une, les étoiles venaient de s'éteindre, et avec elles étaient parties les visions errantes, les amies invisibles, remontées dans un rayon de lune.

Maintenant, sous le plein jour, la chambre n'était plus blanche que de la blancheur de ses murs et de ses poutres, toute vide avec ses antiques meubles de chêne sombre: On voyait le lit défait, qu'un des rideaux de perse, retombé, cachait à demi.

– Une minute, une minute encore!

Angélique s'était levée, refusant, pressant Félicien de partir. Depuis que le jour croissait, elle était prise d'une confusion, et la vue du lit l'acheva. À sa droite, elle avait cru entendre un léger bruit, tandis que ses cheveux s'envolaient, bien que pas un souffle de vent ne fût entré. N'était-ce pas Agnès qui s'en allait la dernière, chassée par le soleil?

– Non, laissez-moi, je vous en prie… Il fait si clair maintenant, j'ai peur.

Alors, Félicien, obéissant, se retira. Être aimé, cela dépassait son désir. À la fenêtre pourtant, il se retourna, il la regarda longuement encore, comme s'il voulait emporter en lui quelque chose d'elle. Tous deux se souriaient, baignés d'aube, dans cette caresse prolongée de leur regard.

Une dernière fois, il lui dit:

– Je vous aime.

Et elle répéta:

– Je vous aime.

Ce fut tout, il était descendu déjà par les charpentes, avec une agilité souple, tandis que, demeurée sur le balcon, accoudée, elle le suivait des yeux. Elle avait pris le bouquet de violettes, elle le respirait pour dissiper sa fièvre. Et, quand il traversa le Clos-Marie et qu'il leva la tête, il l'aperçut qui baisait les fleurs.

Félicien avait à peine disparu derrière les saules, qu'Angélique s'inquiéta, en entendant, au-dessous d'elle, ouvrir la porte de la maison. Quatre heures sonnaient, on ne s'éveillait jamais que deux heures plus tard. Sa surprise augmenta, lorsqu'elle reconnut Hubertine; car, d'habitude, Hubert descendait le premier.

Elle la vit se promener lentement par les allées de l'étroit jardin, les bras abandonnés, la face pâle dans l'air matinal, comme si un étouffement lui eût fait quitter sitôt sa chambre, après une nuit brûlante d'insomnie. Et Hubertine était très belle encore, vêtue d'un simple peignoir, avec ses cheveux noués à la hâte; et elle semblait très lasse, heureuse et désespérée.

VIII

Le lendemain, en s'éveillant d'un sommeil de huit heures, d'un de ces doux et profonds sommeils qui reposent des grandes félicités, Angélique courut à sa fenêtre. Le ciel était très pur, le temps chaud continuait, après un gros orage qui l'avait inquiétée, la veille; et elle cria joyeusement à Hubert, en train d'ouvrir les volets, au-dessous d'elle!

– Père, père! du soleil!.. Ah! que je suis contente, la procession sera belle!..

Vite, elle s'habilla pour descendre. C'était ce jour-là, le 28 juillet, que la procession du Miracle devait parcourir les rues de Beaumont. Et, chaque année, à cette date, il y avait fête chez les brodeurs: on ne touchait pas une aiguille, on passait la journée à orner le logis, d'après tout un arrangement traditionnel, que, depuis quatre cents ans, les mères léguaient aux filles.

Angélique, en se hâtant de prendre son café au lait, s'occupait déjà des tentures.

– Mère, on devrait les visiter, pour voir si elles sont en bon état.

– Nous avons le temps, répondit Hubertine de sa voix placide. Nous ne les accrocherons pas avant midi.

Il s'agissait de trois panneaux admirables d'ancienne broderie, que les Hubert gardaient avec dévotion, comme une relique de famille, et qu'ils sortaient une fois l'an, le jour où passait la procession. Dès la veille, selon l'usage, le cérémoniaire, le bon abbé Cornille, était allé de porte en porte avertir les habitants de l'itinéraire que suivrait la statue de sainte Agnès, accompagnée de Monseigneur portant le Saint Sacrement. Il y avait plus de quatre siècles que cet itinéraire restait le même: le départ se faisait par la porte Sainte-Agnès, la rue des Orfèvres, la Grand-Rue, la rue Basse; puis, après avoir traversé la ville nouvelle, on regagnait la rue Magloire et la place du Cloître, pour rentrer par la grande façade. Et les habitants, sur le parcours, rivalisaient de zèle, pavoisaient les fenêtres, tendaient les murs de leurs plus riches étoffes, semaient le petit pavé caillouteux de roses effeuillées.

Angélique ne se calma que lorsqu'on lui eut permis de tirer les trois morceaux brodés du tiroir où ils dormaient l'année entière.

– Ils n'ont rien, rien du tout, murmurait-elle, ravie.

Quand elle eut enlevé soigneusement les papiers fins qui les protégeaient, ils apparurent, tous les trois consacrés à Marie: la Vierge recevant la visite de l'Ange, la Vierge pleurant au pied de la croix, la Vierge montant au ciel. Ils dataient du quinzième siècle, en soie nuancée sur fond d'or, d'une conservation merveilleuse; et les brodeurs, qui en avaient refusé de grosses sommes, en étaient très fiers.

– Mère, c'est moi qui les accroche!

C'était toute une affaire. Hubert passa la matinée à nettoyer la vieille façade. Il emmanchait un balai au bout d'un bâton, il époussetait les pans de bois garnis de briques, jusqu'aux charpentes du comble; puis, il lavait à l'éponge le soubassement de pierre, ainsi que toutes les parties de la tourelle d'escalier qu'il pouvait atteindre. Et les trois morceaux brodés, alors, prenaient leurs places. Angélique les accrocha, par les anneaux, aux clous séculaires, l'Annonciation sous la fenêtre de gauche, l'Assomption sous celle de droite; quant au Calvaire, il avait ses clous au-dessus de la grande fenêtre du rez-de-chaussée, et elle dut sortir une échelle pour l'y pendre à son tour. Déjà elle avait garni de fleurs les fenêtres, l'antique logis semblait revenu au temps lointain de sa jeunesse, avec ces broderies d'or et de soie rayonnante dans le beau soleil de fête.

Depuis le déjeuner, toute la rue des Orfèvres s'activait. Pour éviter la chaleur trop forte, la procession ne sortait qu'à cinq heures; mais, dès midi, la ville faisait sa toilette. En face des Hubert, l'orfèvre tendait sa boutique de draperies bleu ciel, bordées d'une frange d'argent; tandis que le cirier, à côté, utilisait les rideaux de son alcôve, des rideaux de cotonnade rouge, saignant au plein jour. Et c'était, à chaque maison, d'autres couleurs, une prodigalité d'étoffes, tout ce qu'on avait, jusqu'à des descentes de lit, battant dans les souffles las de la chaude journée. La rue en était vêtue, d'une gaieté éclatante et frissonnante, changée en une galerie de gala, ouverte sous le ciel.

Tous les habitants s'y bousculaient, parlant haut, comme chez eux, les uns promenant des objets à pleins bras, les autres grimpant, clouant, criant. Sans compter le reposoir qu'on dressait au coin de la Grand-Rue, et qui mettait en l'air les femmes du voisinage, empressées à fournir les vases et les candélabres. Angélique courut offrir les deux flambeaux Empire, qui ornaient la cheminée du salon. Elle ne s'était pas arrêtée depuis le matin, elle ne se fatiguait même pas, soulevée, portée par sa grande joie intérieure. Et, comme elle revenait, les cheveux au vent, effeuiller des roses dans une corbeille, Hubert plaisanta.

– Tu te donneras moins de mal, le jour de tes noces… C'est donc toi qu'on marie?

– Mais oui, c'est moi? répondit-elle gaiement.

Hubertine sourit à son tour.

– En attendant, puisque la maison est belle, nous ferions bien de monter nous habiller.

– Tout de suite, mère… Voici ma corbeille pleine.

Elle acheva d'effeuiller ses roses, qu'elle se réservait de jeter devant Monseigneur. Les pétales pleuvaient de ses doigts minces, la corbeille débordait, légère, odorante. Et elle disparut dans l'étroit escalier de la tourelle, en disant avec un grand rire:

– Vite! je vais me faire belle comme un astre!

L'après-midi s'avançait. Maintenant, la fièvre active de Beaumont-l'Église s'était apaisée, une attente frémissait dans les rues, prêtes enfin, chuchotantes de voix discrètes. La grosse chaleur avait décru avec le soleil oblique, il ne tombait plus du ciel pâli, entre les maisons resserrées, qu'une ombre tiède et fine, d'une sérénité tendre. Et le recueillement était profond, comme si toute la vieille cité devenait un prolongement de la cathédrale. Seuls, des bruits de voitures montaient de Beaumont-la-Ville, la cité nouvelle, au bord du Ligneul, où beaucoup de fabriques ne chômaient même pas, dédaigneuses de fêter cette antique solennité religieuse.

Dès quatre heures, la grosse cloche de la tour du nord, celle dont le branle remuait la maison des Hubert, se mit à sonner; et ce fut au même instant qu'Angélique et Hubertine reparurent, habillées. Celle-ci était en robe de toile écrue, garnie d'une modeste dentelle de fil, mais la taille si jeune, dans sa rondeur puissante, qu'elle semblait être la sœur aînée de sa fille adoptive. Angélique, elle, avait mis sa robe de foulard blanc; et rien autre, pas un bijou aux oreilles ni aux poignets, rien que ses mains nues, son col nu, rien que le satin de sa peau sortant de l'étoffe légère, comme un épanouissement de fleur. Un peigne invisible, planté à la hâte, retenait mal les boucles de ses cheveux en révolte, d'un blond de soleil. Elle était ingénue et fière, d'une simplicité candide, belle comme un astre.

– Ah! dit-elle, on sonne, Monseigneur a quitté l'Évêché.

La cloche continuait, haute et grave, dans la grande pureté du ciel. Et les Hubert s'installaient à la fenêtre du rez-de-chaussée large ouverte, les deux femmes accoudées sur la barre d'appui, l'homme debout derrière elles. C'étaient leurs places accoutumées, ils étaient au bon endroit pour voir, les premiers à regarder la procession venir du fond de l'église, sans perdre un cierge du défilé.

– Où est ma corbeille? demanda Angélique.

Il fallut qu'Hubert lui passât la corbeille de roses effeuillées, qu'elle garda entre ses bras, serrée contre sa poitrine.

– Oh! cette cloche, murmura-t-elle encore, on dirait qu'elle nous berce!

Toute la petite maison vibrait, sonore du branle de la cloche; et la rue, le quartier restait dans l'attente, gagné par ce frisson, tandis que les tentures battaient plus languissamment, à l'air du soir. Le parfum des roses était très doux.

Une demi-heure se passa. Puis, d'un seul coup, les deux vantaux de la porte Sainte-Agnès furent poussés, les profondeurs de l'église apparurent, sombres, piquées des petites taches luisantes des cierges. Et d'abord le porte-croix sortit, un sous-diacre en tunique, flanqué de deux acolytes tenant chacun un grand flambeau allumé. Derrière eux, se hâtait le cérémoniaire, le bon abbé Camille, qui, après s'être assuré du bel état de la rue, s'arrêta sous le porche, assista au défilé un instant, pour vérifier si les places d'ordre étaient bien prises. Les confréries laïques ouvraient la marche, des associations pieuses, des écoles, par rang d'ancienneté. Il y avait des enfants tout petits, des fillettes en blanc, pareilles à des épousées, des garçonnets frisés et nu-tête, endimanchés comme des princes, ravis, cherchant déjà leurs mères du regard. Un gaillard de neuf ans allait seul, au milieu, vêtu en saint Jean Baptiste, avec une peau de mouton sur ses maigres épaules nues. Quatre gamines, fleuries de rubans roses, portaient un pavois de mousseline, où se dressait une gerbe de blé mûr.

Puis, c'étaient de grandes demoiselles, groupées autour d'une bannière de la Vierge, des dames en noir qui avaient également leur bannière, une soie cramoisie brodée d'un saint Joseph, d'autres, d'autres bannières encore, en velours, en satin, balancées au bout des bâtons dorés. Les confréries d'hommes n'étaient pas moins nombreuses, des pénitents de toutes les couleurs, les pénitents gris surtout, vêtus de toile bise, encapuchonnés, et dont l'emblème faisait sensation, une immense croix garnie d'une roue, à laquelle pendaient, accrochés, les instruments de la Passion.

Angélique se récria de tendresse, dès que les enfants se montrèrent.

– Oh! les amours! regardez donc! Un, pas plus haut qu'une botte, trois ans à peine, chancelant et fier sur ses petits pieds, passait si drôle, qu'elle plongea la main dans la corbeille et le couvrit d'une poignée de fleurs. Il disparaissait, il avait des roses sur les épaules, parmi les cheveux. Et le rire tendre qu'il soulevait, gagna de proche en proche, des fleurs plurent de chaque fenêtre. Dans le silence bourdonnant de la rue, on n'entendait plus que le piétinement assourdi de la procession, tandis que les poignées de fleurs s'abattaient sur le pavé, d'un vol silencieux. Bientôt, il y en eut une jonchée.

Mais, rassuré sur le bon ordre des laïques, l'abbé Cornille s'impatienta, inquiet de ce que le cortège s'immobilisait depuis deux minutes, et il s'empressa de regagner la tête, tout en saluant les Hubert d'un sourire, au passage.

 

– Qu'ont-ils donc à ne pas marcher? dit Angélique, qu'une fièvre prenait, comme si elle eût, à l'autre bout, là-bas, attendu son bonheur.

Hubertine répondit de son air calme:

– Ils n'ont pas besoin de courir.

– Quelque encombrement, peut-être un reposoir qu'on achève, expliqua Hubert.

Les filles de la Vierge s'étaient mises à chanter un cantique, et leurs voix aiguës montaient dans le plein air, avec une limpidité de cristal. De proche en proche, le défilé s'ébranla. On repartit.

Maintenant, après les laïques, le clergé commençait à sortir de l'église, les moins dignes les premiers. Tous, en surplis, se couvraient de la barrette, sous le porche; et chacun tenait un cierge allumé, ceux de droite, de la main droite, ceux de gauche, de la main gauche, en dehors du rang, double rangée de petites flammes mouvantes, presque éteintes dans le plein jour. D'abord, ce fut le grand séminaire, les paroisses, les églises collégiales; puis, vinrent les clercs et les bénéficiaires de la cathédrale, que suivaient les chanoines, les épaules couvertes de pluviaux blancs. Au milieu d'eux, se trouvaient les chantres, en chapes de soie rouge, qui avaient commencé l'antienne, à pleine voix, et auxquels tout le clergé répondait, d'un chant plus léger. L'hymne Pange lingua s'éleva très pure, la rue était pleine d'un grand frissonnement de mousseline, les ailes envolées des surplis, que les petites flammes des cierges criblaient de leurs étoiles d'or pâli.

– Oh! sainte Agnès! murmura Angélique.

Elle souriait à la sainte, que quatre clercs portaient sur un brancard de velours bleu, orné de dentelle. Chaque année, elle avait un étonnement, à la voir ainsi hors de l'ombre où elle veillait depuis des siècles, tout autre sous la grande lumière, dans sa robe de longs cheveux d'or. Elle était si vieille et très jeune pourtant, avec ses petites mains, ses petits pieds fluets, son mince visage de fillette, noirci par l'âge.

Mais Monseigneur devait la suivre. On entendait déjà venir, du fond de l'église, le balancement des encensoirs.

Il y eut des chuchotements, Angélique répéta:

– Monseigneur… Monseigneur…

Et, à cette minute, les yeux sur la sainte qui passait, elle se rappelait les vieilles histoires, les hauts marquis d'Hautecœur délivrant Beaumont de la peste, grâce à l'intervention d'Agnès, Jean V et tous ceux de sa race venant s'agenouiller devant elle, dévots à son image; et elle les voyait tous, les seigneurs du miracle, défiler un à un, comme une lignée de princes.

Un large espace était resté vide. Puis, le chapelain chargé du soin de la crosse s'avança, la tenant droite, la partie courbe vers lui. Ensuite, parurent deux thuriféraires, qui allaient à reculons et balançaient à petits coups les encensoirs, ayant chacun près de lui un acolyte chargé de la navette. Et le grand dais de velours pourpre, garni de crépines d'or, eut quelque peine à sortir par une des baies de la porte. Mais, vivement, l'ordre se rétablit, les autorités désignées prirent les bâtons. Dessous, entre ses diacres d'honneur, Monseigneur marchait, tête nue, les épaules couvertes de l'écharpe blanche, dont les deux bouts enveloppaient ses mains, qui portaient le Saint Sacrement sans le toucher, très haut.

Tout de suite, les thuriféraires venaient de prendre du champ, et les encensoirs, lancés à la volée, retombèrent en cadence, avec le petit bruit argentin de leurs chaînettes.

Où donc Angélique avait-elle connu quelqu'un qui ressemblait à Monseigneur? Un recueillement inclinait tous les fronts. Mais elle, la tête penchée à demi, le regardait. Il avait la taille haute, mince et noble, d'une jeunesse superbe pour ses soixante ans. Ses yeux d'aigle luisaient, son nez un peu fort accentuait l'autorité souveraine de sa face, adoucie par sa chevelure blanche, en boucles épaisses; et elle remarqua la pâleur du teint où elle crut voir monter un flot de sang. Peut être n'était-ce que le reflet du grand soleil d'or, qu'il portait de ses mains couvertes, et qui le mettait dans un rayonnement de clarté mystique.

Certainement, un visage à cette ressemblance s'évoquait, au fond d'elle. Dès les premiers pas, Monseigneur avait commencé les versets d'un psaume, qu'il récitait à voix basse, avec ses diacres; alternativement. Et elle trembla, quand elle le vit tourner les yeux vers la fenêtre où elle était, tellement il lui apparut sévère, d'une froideur hautaine, condamnant la vanité de toute passion. Ses regards étaient allés aux trois broderies anciennes, Marie visitée par l'Ange, Marie au pied de la Croix, Marie montant aux cieux. Ils se réjouirent, puis ils s'abaissèrent, se fixèrent sur elle, sans que, dans son trouble, elle pût comprendre s'ils pâlissaient de dureté ou de douceur. Déjà, ils étaient revenus au Saint Sacrement, immobiles, luisants dans le reflet du grand soleil d'or. Les encensoirs partaient à la volée, retombaient avec le bruit argentin des chaînettes, pendant qu'un petit nuage, une fumée d'encens, montait dans l'air.

Mais le cœur d'Angélique battit à se rompre. Derrière le dais, elle venait d'apercevoir la mitre, sainte Agnès ravie par deux anges, l'œuvre brodée fil à fil de son amour, qu'un chapelain, les doigts enveloppés d'un voile, portait dévotement, comme une chose sainte. Et là, parmi les laïques qui suivaient, dans le flot des fonctionnaires, des officiers, des magistrats, elle reconnaissait Félicien, au premier rang, mince et blond, en habit, avec ses cheveux bouclés, son nez droit, un peu fort, ses yeux noirs, d'une douceur hautaine. Elle l'attendait, elle n'était pas surprise de le voir enfin se changer en prince. Au regard anxieux qu'il lui jeta, implorant le pardon de son mensonge, elle répondit par un clair sourire.

– Tiens! murmura Hubertine stupéfaite, n'est-ce point ce jeune homme?

Elle aussi l'avait reconnu, et elle s'inquiéta, lorsque, se tournant, elle vit sa fille transfigurée.

– Il nous a donc menti?.. Pourquoi? le sais-tu?.. Sais-tu qui est ce jeune homme?

Oui, peut-être le savait-elle. Une voix répondait en elle à des questions récentes. Mais elle n'osait, elle ne voulait plus s'interroger. La certitude se ferait, lorsqu'il en serait temps.

Elle en sentait l'approche, dans un gonflement d'orgueil et de passion.

– Qu'y a-t-il donc? demanda Hubert, en se penchant derrière sa femme. Jamais il n'était à la minute présente. Et, quand elle lui eut désigné le jeune homme, il douta.

– Quelle idée! ce n'est pas lui.

Alors, Hubertine affecta de s'être trompée. C'était le plus sage, elle se renseignerait. Mais la procession qui venait de s'arrêter de nouveau, pendant que Monseigneur, à l'angle de la rue, encensait le Saint Sacrement, parmi les verdures du reposoir, allait repartir; et Angélique, dont la main s'était oubliée au fond de la corbeille, tenant une dernière poignée de feuilles de rose, eut un geste trop prompt, jeta les fleurs, dans son trouble enchanté. Justement, Félicien se remettait en marche.

Les fleurs pleuvaient, deux pétales, balancés lentement, volèrent, se posèrent sur ses cheveux. C'était la fin. Le dais avait disparu au coin de la Grand-Rue, la queue du cortège s'écoulait, laissant le pavé désert, recueilli, comme assoupi de foi rêveuse, dans l'exhalaison un peu âpre des roses foulées. Et l'on entendait encore, au loin, de plus en plus faible, le bruit argentin des chaînettes, retombant à chaque volée des encensoirs.

– Oh! veux-tu, mère? s'écria Angélique, nous irons dans l'église les voir rentrer. Le premier mouvement d'Hubertine fut de refuser. Puis, elle éprouvait elle-même un si grand désir d'avoir une certitude, qu'elle consentit.