Tasuta

Le Ventre de Paris

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Fatalement, Florent revint à la politique. Il avait trop souffert par elle, pour ne pas en faire l'occupation chère de sa vie. Il fût devenu, sans le milieu et les circonstances, un bon professeur de province, heureux de la paix de sa petite ville. Mais on l'avait traité en loup, il se trouvait maintenant comme marqué par l'exil pour quelque besogne de combat. Son malaise nerveux n'était que le réveil des longues songeries de Cayenne, de ses amertumes en face de souffrances imméritées, de ses serments de venger un jour l'humanité traitée à coups de fouet et la justice foulée aux pieds. Les Halles géantes, les nourritures débordantes et fortes, avaient hâté la crise. Elles lui semblaient la bête satisfaite et digérant, Paris entripaillé, cuvant sa graisse, appuyant sourdement l'empire. Elles mettaient autour de lui des gorges énormes, des reins monstrueux, des faces rondes, comme de continuels arguments contre sa maigreur de martyr, son visage jaune de mécontent. C'était le ventre boutiquier, le ventre de l'honnêteté moyenne, se ballonnant, heureux, luisant au soleil, trouvant que tout allait pour le mieux, que jamais les gens de moeurs paisibles n'avaient engraissé si bellement. Alors, il se sentit les poings serrés, prêt à une lutte, plus irrité par la pensée de son exil, qu'il ne l'était en rentrant en France. La haine le reprit tout entier. Souvent, il laissait tomber sa plume, il rêvait. Le feu mourant tachait sa face d'une grande flamme; la lampe charbonneuse filait, pendant que le pinson, la tête sous l'aile, se rendormait sur une patte.

Quelquefois, à onze heures, Auguste, voyant de la lumière sous la porte, frappait, avant d'aller se coucher. Florent lui ouvrait avec quelque impatience. Le garçon charcutier s'asseyait, restait devant le feu, parlant peu, n'expliquant jamais pourquoi il venait. Tout le temps, il regardait la photographie qui les représentait, Augustine et lui, la main dans la main, endimanchés. Florent crut finir par comprendre qu'il se plaisait d'une façon particulière dans cette chambre où la jeune fille avait logé. Un soir, en souriant, il lui demanda s'il avait deviné juste.

– Peut-être bien, répondit Auguste très-surpris de la découverte qu'il faisait lui-même. Je n'avais jamais songé à cela. Je venais vous voir sans savoir… Ah bien! si je disais ça à Augustine, c'est elle qui rirait… Quand on doit se marier, on ne songe guère aux bêtises.

Lorsqu'il se montrait bavard, c'était pour revenir éternellement à la charcuterie qu'il ouvrirait à Plaisance, avec Augustine. Il semblait si parfaitement sûr d'arranger sa vie à sa guise, que Florent finit par éprouver pour lui une sorte de respect mêlé d'irritation. En somme, ce garçon était très fort, tout bête qu'il paraissait; il allait droit à un but, il l'atteindrait sans secousses, dans une béatitude parfaite. Ces soirs-là, Florent ne pouvait se remettre au travail; il se couchait mécontent, ne retrouvant son équilibre que lorsqu'il venait à penser: « Mais cet Auguste est une brute! »

Chaque mois, il allait à Clamart voir monsieur Verlaque. C'était presque une joie pour lui. Le pauvre homme traînait, au grand étonnement de Gavard, qui ne lui avait pas donné plus de six mois. À chaque visite de Florent, le malade lui disait qu'il se sentait mieux, qu'il avait un bien grand désir de reprendre son travail. Mais les jours se passaient, des rechutes se produisaient. Florent s'asseyait à côté du lit, causant de la poissonnerie, tâchant d'apporter un peu de gaieté. Il mettait sur la table de nuit les cinquante francs qu'il abandonnait à l'inspecteur en titre; et celui-ci, bien que ce fût une affaire convenue, se fâchait chaque fois, ne voulant pas de l'argent. Puis, on parlait d'autre chose, l'argent restait sur la table. Quand Florent partait, madame Verlaque l'accompagnait jusqu'à la porte de la rue. Elle était petite, molle, très-larmoyante. Elle ne parlait que de la dépense occasionnée par la maladie de son mari, du bouillon de poulet, des viandes saignantes, du bordeaux, et du pharmacien, et du médecin. Cette conversation dolente gênait beaucoup Florent. Les premières fois, il ne comprit pas, Enfin, comme la pauvre dame pleurait toujours, en disant que, jadis, ils étaient heureux avec les dix-huit cents francs de la place d'inspecteur, il lui offrit timidement de lui remettre quelque chose, en cachette de son mari. Elle se défendit, et sans transition, d'elle-même, elle assura que cinquante francs lui suffiraient. Mais, dans le courant du mois, elle écrivait souvent à celui qu'elle nommait leur sauveur; elle avait une petite anglaise fine, des phrases faciles et humbles, dont elle emplissait juste trois pages, pour demander dix francs; si bien que les cent cinquante francs de l'employé passaient entièrement au ménage Verlaque. Le mari l'ignorait sans doute, la femme lui baisait les mains. Cette bonne action était sa grande jouissance; il la cachait comme un plaisir défendu qu'il prenait en égoïste.

– Ce diable de Verlaque se moque de vous, disait parfois Gavard. Il se dorlote, maintenant que vous lui faites des rentes.

Il finit par répondre, un jour:

– C'est arrangé, je ne lui abandonne plus que vingt-cinq francs.

D'ailleurs, Florent n'avait aucun besoin. Les Quenu lui donnaient toujours la table et le coucher. Les quelques francs qui lui restaient suffisaient à payer sa consommation, le soir, chez monsieur Lebigre. Peu à peu, sa vie s'était réglée comme une horloge: il travaillait dans sa chambre; continuait ses leçons au petit Muche, deux fois par semaine, de huit à neuf heures; accordait une soirée à la belle Lisa, pour ne pas la lâcher; et passait le reste de son temps dans le cabinet vitré, en compagnie de Gavard et de ses amis.

Chez les Méhudin, il arrivait avec sa douceur un peu roide de professeur. Le vieux logis lui plaisait. En bas, il passait dans les odeurs fades du marchand d'herbes cuites; des bassines d'épinards, des terrines d'oseille, refroidissaient, au fond d'une petite cour. Puis, il montait l'escalier tournant, gras d'humidité, dont les marches, tassées et creusées, penchaient d'une façon inquiétante. Les Méhudin occupaient tout le second étage. Jamais la mère n'avait voulu déménager, lorsque l'aisance était venue, malgré les supplications des deux filles, qui rêvaient d'habiter une maison neuve, dans une rue large. La vieille s'entêtait, disait qu'elle avait vécu là, qu'elle mourrait là. D'ailleurs, elle se contentait d'un cabinet noir, laissant les chambres à Claire et à la Normande. Celle-ci, avec son autorité d'aînée, s'était emparée de la pièce qui donnait sur la rue; c'était la grande chambre, la belle chambre. Claire en fut si vexée, qu'elle refusa la pièce voisine, dont la fenêtre ouvrait sur la cour; elle voulut aller coucher, de l'autre côté du palier, dans une sorte de galetas qu'elle ne fit pas même blanchir à la chaux. Elle avait sa clef, elle était libre; à la moindre contrariété, elle s'enfermait chez elle.

Quand Florent se présentait, les Méhudin achevaient de dîner. Muche lui sautait au cou. Il restait un instant assis, avec l'enfant bavardant entre les jambes. Puis, lorsque la toile cirée était essuyée, la leçon commençait, sur un coin de la table. La belle Normande lui faisait un bon accueil. Elle tricotait ou raccommodait du linge, approchant sa chaise, travaillant à la même lampe; souvent, elle laissait l'aiguille pour écouter la leçon, qui la surprenait. Elle eut bientôt une grande estime pour ce garçon si savant, qui paraissait doux comme une femme en parlant au petit, et qui avait une patience angélique à répéter toujours les mêmes conseils. Elle ne le trouvait plus laid du tout. Si bien qu'elle devint comme jalouse de la belle Lisa. Elle avançait sa chaise davantage, regardait Florent d'un sourire embarrassant.

– Mais, maman, tu me pousses le coude, tu m'empêches d'écrire! disait Muche en colère. Tiens! voilà un pâté, maintenant! Recule-toi donc!

Peu à peu, elle en vint à dire beaucoup de mal de la belle Lisa. Elle prétendait qu'elle cachait son âge, qu'elle se serrait à étouffer dans ses corsets; si, dès la matin, la charcutière descendait, sanglée, vernie, sans qu'un cheveu dépassât l'autre, c'était qu'elle devait être affreuse en déshabillé. Alors, elle levait un peu les bras, en montrant qu'elle, dans son intérieur, ne portait pas de corset; et elle gardait son sourire, développant son torse superbe, qu'on sentait rouler et vivre, sous sa mince camisole mal attachée. La leçon était interrompue. Muche, intéressé, regardait sa mère lever les bras.

Florent écoutait, riait même, avec l'idée que les femmes étaient bien drôles. La rivalité de la belle Normande et de la belle Lisa l'amusait.

Muche, cependant, achevait sa page d'écriture. Florent, qui avait une belle main, préparait des modèles, des bandes de papier, sur lesquelles il écrivait, en gros et en demi-gros, les mots très-longs, tenant toute la ligne. Il affectionnait les mots « tyranniquement, liberticide, anticonstitutionnel, révolutionnaire; » ou bien, il faisait copier à l'enfant des phrases comme celles-ci: « Le jour de la justice viendra… La souffrance du juste est la condamnation du pervers… Quand l'heure sonnera, le coupable tombera. » Il obéissait très-naïvement, en écrivant les modèles d'écriture, aux idées qui lui hantaient le cerveau; il oubliait Muche, la belle Normande, tout ce qui l'entourait. Muche aurait copié le Contrat social. Il alignait, pendant des pages entières, des « tyranniquement » et des « anticonstitutionnel, » en dessinant chaque lettre.

Jusqu'au départ du professeur, la mère Méhudin tournait autour de la table, en grondant. Elle continuait à nourrir contre Florent une rancune terrible. Selon elle, il n'y avait pas de bon sens à faire travailler ainsi le petit, le soir, à l'heure où les enfants doivent dormir. Elle aurait certainement jeté « le grand maigre » à la porte, si la belle Normande, après une explication très-orageuse, ne lui avait nettement déclaré qu'elle s'en irait loger ailleurs, si elle n'était pas maîtresse de recevoir chez elle qui bon lui semblait. D'ailleurs, chaque soir, la querelle recommençait.

 

– Tu as beau dire, répétait la vieille, il a l'oeil faux… Puis, les maigres, je m'en défie. Un homme maigre, c'est capable de tout. Jamais je n'en ai rencontré un de bon… Le ventre lui est tombé dans les fesses à celui-là, pour sûr; car il est plat comme une planche… Et pas beau avec ça! Moi qui ai soixante-cinq ans passés, je n'en voudrais pas dans ma table de nuit.

Elle disait cela, parce qu'elle voyait bien comment tournaient les choses. Et elle parlait avec admiration de monsieur Lebigre, qui se montrait très-galant, en effet, pour la belle Normande; outre qu'il flairait là une grosse dot, il pensait que la jeune femme serait superbe au comptoir. La vieille ne tarissait pas: au moins celui-là n'était pas efflanqué; il devait être fort comme un Turc; elle allait jusqu'à s'enthousiasmer sur ses mollets, qu'il avait très-gros. Mais la Normande haussait les épaules, en répondant aigrement:

– Je m'en moque pas mal, de ses mollets; je n'ai besoin des mollets de personne… Je fais ce qu'il me plaît.

Et, si la mère voulait continuer et devenait trop nette:

– Eh bien, quoi! criait la fille, ça ne vous regarde pas… Ce n'est pas vrai, d'ailleurs. Puis, si c'était vrai, je ne vous en demanderais pas la permission, n'est-ce pas? Fichez-moi la paix.

Elle rentrait dans sa chambre en faisant claquer la porte. Elle avait pris dans la maison un pouvoir dont elle abusait. La vieille, la nuit, quand elle croyait surprendre quelque bruit, se levait, nu-pieds, pour écouter à la porte de sa fille si Florent n'était pas venu la retrouver. Mais celui-ci avait encore chez les Méhudin une ennemie plus rude. Dès qu'il arrivait, Claire se levait sans dire un mot, prenait un bougeoir, rentrait chez elle, de l'autre côté du palier. On l'entendait donner les deux tours à la serrure, avec une rage froide. Un soir que sa soeur invita le professeur à dîner, elle fit sa cuisine sur le carré et mangea dans sa chambre. Souvent, elle s'enfermait si étroitement, qu'on ne la voyait pas d'une semaine. Elle restait molle toujours, avec des caprices de fer, des regards de bête méfiante, sous sa toison fauve pâle. La mère Méhudin, qui crut pouvoir se soulager avec elle, la rendit furieuse en lui parlant de Florent. Alors, La vieille, exaspérée, cria partout qu'elle s'en irait, si elle n'avait pas peur de laisser ses deux filles se manger entre elles.

Comme Florent se retirait, un soir, il passa devant la porte de Claire, restée grande ouverte. Il la vit très-rouge, qui le regardait. L'attitude hostile de la jeune fille le chagrinait; sa timidité avec les femmes l'empêchait seule de provoquer une explication. Ce soir-là, il serait certainement entré dans sa chambre, s'il n'avait aperçu, à l'étage supérieur, la petite face blanche de mademoiselle Saget, penchée sur la rampe. Il passa, et il n'avait pas descendu dix marches, que la porte de Claire, violemment refermée derrière son dos, ébranla toute la cage de l'escalier. Ce fut en cette occasion que mademoiselle Saget se convainquit que le cousin de madame Quenu couchait avec les deux Méhudin. Florent ne songeait guère à ces belles filles. Il traitait d'ordinaire les femmes en homme qui n'a point de succès auprès d'elles. Puis, il dépensait en rêve trop de sa virilité. Il en vint à éprouver une véritable amitié pour la Normande; elle avait un bon coeur, quand elle ne se montait pas la tête. Mais jamais il n'alla plus loin. Le soir, sous la lampe, tandis qu'elle approchait sa chaise, comme pour se pencher sur la page d'écriture de Muche, il sentait même son corps puissant et tiède à côté de lui avec un certain malaise. Elle lui semblait colossale, très-lourde, presque inquiétante, avec sa gorge de géante; il reculait ses coudes aigus, ses épaules sèches, pris de la peur vague d'enfoncer dans cette chair. Ses os de maigre avaient une angoisse, au contact des poitrines grasses. Il baissait la tête, s'amincissait encore, incommodé par le souffle fort qui montait d'elle. Quand sa camisole s'entre-bâillait, il croyait voir sortir, entre deux blancheurs, une fumée de vie, une haleine de santé qui lui passait sur la face, chaude encore, comme relevée d'une pointe de la puanteur des Halles, par les ardentes soirées de juillet. C'était un parfum persistant, attaché à la peau d'une finesse de soie, un suint de marée coulant des seins superbes, des bras royaux, de la taille souple, mettant un arôme rude dans son odeur de femme. Elle avait tenté toutes les huiles aromatiques; elle se lavait à grande eau; mais dès que la fraîcheur du bain s'en allait, le sang ramenait jusqu'au bout des membres la fadeur des saumons, la violette musquée des éperlans, les âcretés des harengs et des raies. Alors, le balancement de ses jupes dégageait une buée; elle marchai au milieu d'une évaporation d'algues vaseuses; elle était, avec son grand corps de déesse, sa pureté et sa pâleur admirables, comme un beau marbre ancien roulé par la mer et ramené à la côte dans le coup de filet d'un pêcheur de sardines. Florent souffrait; il ne la désirait point, les sens révoltés par les après-midi de la poissonnerie; il la trouvait irritante, trop salée, trop amère, d'une beauté trop large et d'un relent trop fort.

Mademoiselle Saget, quant à elle, jurait ses grands dieux qu'il était son amant. Elle s'était fâchée avec la belle Normande, pour une limande de dix sous. Depuis cette brouille, elle témoignait une grande amitié à la belle Lisa. Elle espérait arriver plus vite à connaître ainsi ce qu'elle appelait « le micmac des Quenu. » Florent continuant à lui échapper, elle était un corps sans âme, comme elle le disait elle-même, sans avouer la cause de ses doléances. Une jeune fille courant après les culottes d'un garçon n'aurait pas été plus désolée que cette terrible vieille, en sentant le secret du cousin lui glisser entre les doigts. Elle guettait le cousin, le suivait, le déshabillait, le regardait partout, avec une rage furieuse de ce que sa curiosité en rut ne parvenait pas à le posséder. Depuis qu'il venait chez les Méhudin, elle ne quittait plus la rampe de l'escalier. Puis, elle comprit que la belle Lisa était très-irritée de voir Florent fréquenter « ces femmes. » Tous les matins, elle lui donna alors des nouvelles de la rue Pirouette. Elle entrait à la charcuterie, les jours de froid, ratatinée, rapetissée par la gelée; elle posait ses mains bleuies sur l'étuve de melchior, se chauffant les doigts. debout devant le comptoir, n'achetant rien, répétant de sa voix fluette:

– Il était encore hier chez elles, il n'en sort plus… La Normande l'a appelé « mon chéri » dans l'escalier.

Elle mentait un peu pour rester et se chauffer les mains plus longtemps. Le lendemain du jour où elle crut voir sortir Florent de la chambre de Claire, elle accourut et fit durer l'histoire une bonne demi-heure. C'était une honte; maintenant, le cousin allait d'un lit à l'autre.

– Je l'ai vu, dit-elle. Quand il en a assez avec la Normande, il va trouver la petite blonde sur la pointe des pieds. Hier, il quittait la blonde, et il retournait sans doute auprès de la grande brune, quand il m'a aperçue, ce qui lui a fait rebrousser chemin. Toute la nuit, j'entends les deux portes, ça ne finit pas… Et cette vieille Méhudin qui couche dans un cabinet entre les chambres de ses filles!

Lisa faisait une moue de mépris. Elle parlait peu, n'encourageant les bavardages de mademoiselle Saget que par son silence. Elle écoutait profondément. Quand les détails devenaient par trop scabreux:

– Non, non, murmurait-elle, ce n'est pas permis… Se peut-il qu'il y ait des femmes comme ça!

Alors, mademoiselle Saget lui répondait que, dame! toutes les femmes n'étaient pas honnêtes comme elle. Ensuite, elle se faisait très-tolérante pour le cousin. Un homme, ça court après chaque jupon qui passe, puis, il n'était pas marié, peut-être. Et elle posait des questions sans en avoir l'air. Mais Lisa ne jugeait jamais le cousin, haussait les épaules, pinçait les lèvres. Quand mademoiselle Saget était partie, elle regardait, l'air écoeuré, le couvercle de l'étuve, où la vieille avait laissé, sur le luisant du métal, la salissure terne de ses deux petites mains.

– Augustine, criait-elle, apportez donc un torchon pour essuyer l'étuve. C'est dégoûtant.

La rivalité de la belle Lisa et de la belle Normande devint alors formidable. La belle Normande était persuadée qu'elle avait enlevé un amant à son ennemie, et la belle Lisa se sentait furieuse contre cette pas grand'chose qui finirait par les compromettre, en attirant ce sournois de Florent chez elle. Chacune apportait son tempérament dans leur hostilité; l'une, tranquille, méprisante, avec des mines de femme qui relève ses jupes pour ne pas se crotter; l'autre, plus effrontée, éclatant d'une gaieté insolente, prenant toute la largeur du trottoir, avec la crânerie d'un duelliste cherchant une affaire. Une de leurs rencontres occupait la poissonnerie pendant une journée. La belle Normande, quand elle voyait la belle Lisa sur le seuil de la charcuterie, faisait un détour pour passer devant elle, pour la frôler de son tablier; alors, leurs regards noirs se croisaient comme des épées, avec l'éclair et la pointe rapides de l'acier. De son côté, lorsque la belle Lisa venait à la poissonnerie, elle affectait une grimace de dégoût, en approchant du banc de la belle Normande; elle prenait quelque grosse pièce, un turbot; un saumon, à une poissonnière voisine, étalant son argent sur le marbre, ayant remarque que cela touchait au coeur « la pas grand'chose, » qui cessait de rire. D'ailleurs, les deux rivales, à les entendre, ne vendaient que du poisson pourri et de la charcuterie gâtée. Mais leur poste de combat était surtout, la belle Normande à son banc, la belle Lisa à son comptoir, se foudroyant à travers la rue Rambuteau. Elles trônaient alors, dans leurs grands tabliers blancs, avec leurs toilettes et leurs bijoux. Dès le matin, la bataille commençait.

– Tiens! la grosse vache est levée! criait la belle Normande. Elle se ficelle comme ses saucissons, cette femme-là… Ah bien! elle a remis son col de samedi, et elle porte encore sa robe de popeline!

Au même instant, de l'autre côté de la rue, la belle Lisa disait à sa fille de boutique:

– Voyez donc, Augustine, cette créature qui nous dévisage, là-bas. Elle est toute déformée, avec la vie qu'elle mène… Est-ce que vous apercevez ses boucles d'oreilles? Je crois qu'elle a ses grandes poires, n'est-ce pas? Ça fait pitié, des brillants, à des filles comme ça.

– Pour ce que ça lui coûte! répondait complaisamment Augustine.

Quand l'une d'elles avait un bijou nouveau, c'était une victoire; l'autre crevait de dépit. Toute la matinée, elles se jalousaient leurs clients, se montraient très-maussades, si elles s'imaginaient que la vente allait mieux chez « la grande bringue d'en face. » Puis, venait l'espionnage du déjeuner; elles savaient ce qu'elles mangeaient, épiaient jusqu'à leur digestion. L'après-midi, assises l'une dans ses viandes cuites, l'autre dans ses poissons, elles posaient, faisaient les belles, se donnaient un mal infini. C'était l'heure qui décidait du succès de la journée. La belle Normande brodait, choisissait des travaux d'aiguille très-délicats, ce qui exaspérait la belle Lisa.

– Elle ferait mieux, disait-elle, de raccommoder les bas de son garçon, qui va nu-pieds… Voyez-vous cette demoiselle, avec ses mains rouges puant le poisson!

Elle, tricotait, d'ordinaire.

– Elle en est toujours à la même chaussette, remarquait l'autre; elle dort sur l'ouvrage, elle mange trop… Si son cocu attend ça pour avoir chaud aux pieds!

Jusqu'au soir, elles restaient implacables, commentant chaque visite, l'oeil si prompt, qu'elles saisissaient les plus minces détails de leur personne, lorsque d'autres femmes, à cette distance, déclaraient ne rien apercevoir du tout. Mademoiselle Saget fut dans l'admiration des bons yeux de madame Quenu, un jour que celle-ci distingua une égratignure sur la joue gauche de la poissonnière. – Avec des yeux comme ça, disait-elle, on verrait à travers les portes. La nuit tombait, et souvent la victoire était indécise; parfois, l'une demeurait sur le carreau; mais, le lendemain, elle prenait sa revanche. Dans le quartier, on ouvrait des paris pour la belle Lisa ou pour la belle Normande.

Elles en vinrent à défendre à leurs enfants de se parler. Pauline et Muche étaient bons amis, auparavant; Pauline, avec ses jupes raides de demoiselle comme il faut; Muche, débraillé, jurant, tapant, jouant à merveille au charretier. Quand ils s'amusaient ensemble sur le large trottoir, devant le pavillon de la marée, Pauline faisait la charrette. Mais un jour que Muche alla la chercher, tout naïvement, la belle Lisa le mit à la porte, en le traitant de galopin.

 

– Est-ce qu'on sait, dit-elle, avec ces enfants mal élevés!.. Celui-ci a de si mauvais exemples sous les yeux, que je ne suis pas tranquille, quand il est avec ma fille.

L'enfant avait sept ans. Mademoiselle Saget, qui se trouvait là, ajouta:

– Vous avez bien raison. Il est toujours fourré avec les petites du quartier, ce garnement… On l'a trouvé dans une cave, avec la fille du charbonnier.

La belle Normande, quand Muche vint en pleurant lui raconter l'aventure, entra dans une colère terrible. Elle voulait aller tout casser chez les Quenu-Gradelle. Puis, elle se contenta de donner le fouet à Muche.

– Si tu y retournes jamais, cria-t-elle, furieuse, tu auras affaire à moi!

Mais la véritable victime des deux femmes était Florent. Au fond, lui seul les avait mises sur ce pied de guerre, elles ne se battaient que pour lui. Depuis son arrivée, tout allait de mal en pis; il compromettait, fâchait, troublait ce monde qui avait vécu jusque-là dans une paix si grasse. La belle Normande l'aurait volontiers griffé, quand elle le voyait s'oublier trop longtemps chez les Quenu; c'était pour beaucoup l'ardeur de la lutte qui la poussait au désir de cet homme. La belle Lisa gardait une attitude de juge, devant la mauvaise conduite de son beau-frère, dont les rapports avec les deux Méhudin faisaient le scandale du quartier. Elle était horriblement vexée; elle s'efforçait de ne pas montrer sa jalousie, une jalousie particulière, qui, malgré son dédain de Florent et sa froideur de femme honnête, l'exaspérait, chaque fois qu'il quittait la charcuterie pour aller rue Pirouette, et qu'elle s'imaginait les plaisirs défendus qu'il devait y goûter.

Le dîner, le soir, chez les Quenu, devenait moins cordial. La netteté de la salle à manger prenait un caractère aigu et cassant. Florent sentait un reproche, une sorte de condamnation dans le chêne clair, la lampe trop propre, la natte trop neuve. Il n'osait presque plus manger, de peur de laisser tomber des miettes de pain et de salir son assiette. Cependant, il avait une belle simplicité qui l'empêchait de voir. Partout il vantait la douceur de Lisa. Elle restait très douce, en effet. Elle lui disait, avec un sourire, comme en plaisantant:

– C'est singulier, vous ne mangez pas mal, maintenant, et pourtant vous ne devenez pas gras… Ça ne vous profite pas.

Quenu riait plus haut, tapait sur le ventre de son frère, en prétendant que toute la charcuterie y passerait, sans seulement laisser épais de graisse comme une pièce de deux sous. Mais, dans l'insistance de Lisa, il y avait cette haine, cette méfiance des maigres que la mère Méhudin témoignait plus brutalement; il y avait aussi une allusion détournée à la vie de débordements que Florent menait. Jamais, d'ailleurs, elle ne parlait devant lui de la belle Normande. Quenu ayant fait une plaisanterie, un soir, elle était devenue si glaciale, que le digne homme ne recommença pas. Après le dessert, ils demeuraient là un instant. Florent, qui avait remarqué l'humeur de sa belle-soeur, quand il partait trop vite, cherchait un bout de conversation. Elle était tout près de lui. Il ne la trouvait pas tiède et vivante, comme la poissonnière; elle n'avait pas, non plus, la même odeur de marée, pimentée et de haut goût; elle sentait la graisse, la fadeur des belles viandes. Pas un frisson ne faisait faire un pli à son corsage tendu. Le contact trop ferme de la belle Lisa inquiétait plus encore ses os de maigre que l'approche tendre de la belle Normande. Gavard lui dit une fois, en grande confidence, que madame Quenu était certainement une belle femme, mais qu'il les aimait « moins blindées que cela. »

Lisa évitait de parler de Florent à Quenu. Elle faisait, d'habitude, grand étalage de patience. Puis, elle croyait honnête de ne pas se mettre entre les deux frères, sans avoir de bien sérieux motifs. Comme elle le disait, elle était très-bonne, mais il ne fallait pas la pousser à bout. Elle en était à la période de tolérance, le visage muet, la politesse stricte, l'indifférence affectée, évitant encore avec soin tout ce qui aurait pu faire comprendre à l'employé qu'il couchait et qu'il mangeait chez eux, sans que jamais on vît son argent; non pas qu'elle eût accepté un payement quelconque, elle était au-dessus de cela; seulement, il aurait pu, vraiment, déjeuner au moins dehors. Elle fit remarquer un jour à Quenu:

– On n'est plus seuls. Quand nous voulons nous parler, maintenant, il faut attendre que nous soyons couchés, le soir.

Et, un soir, elle lui dit, sur l'oreiller:

– Il gagne cent cinquante francs, n'est-ce pas? ton frère… C'est singulier qu'il ne puisse pas mettre quelque chose de côté pour s'acheter du linge. J'ai encore été obligée de lui donner trois vieilles chemises à toi.

– Bah! ça ne fait rien, répondit Quenu, il n'est pas difficile, mon frère… Il faut lui laisser son argent.

– Oh! bien sûr, murmura Lisa, sans insister davantage, je ne dis pas ça pour ça… Qu'il le dépense bien ou mal, ce n'est pas notre affaire.

Elle était persuadée qu'il mangeait ses appointements chez les Méhudin. Elle ne sortit qu'une fois de son attitude calme, de cette réserve de tempérament et de calcul. La belle Normande avait fait cadeau à Florent d'un saumon superbe. Celui-ci, très embarrassé de son saumon, n'ayant pas osé le refuser, l'apporta à la belle Lisa.

– Vous en ferez un pâté, dit-il ingénument.

Elle le regardait fixement, les lèvres blanches; puis, d'une voix qu'elle tâchait de contenir:

– Est-ce que vous croyez que nous avons besoin de nourriture, par exemple! Dieu merci! il y a assez à manger ici!.. Remportez-le!

– Mais faites-le-moi cuire, au moins, reprit Florent, étonné de sa colère; je le mangerai.

Alors elle éclata.

– La maison n'est pas une auberge, peut-être! Dites aux personnes qui vous l'ont donné de le faire cuire, si elles veulent. Moi, je n'ai pas envie d'empester mes casseroles… Remportez-le, entendez-vous!

Elle l'aurait pris et jeté à la rue. Il le porta chez monsieur Lebigre, où Rose reçut l'ordre d'en faire un pâté. Et, un soir, dans le cabinet vitré, on mangea le pâté. Gavard paya des huîtres. Florent, peu à peu, venait davantage, ne quittait plus le cabinet. Il y trouvait un milieu surchauffé, où ses fièvres politiques battaient à l'aise. Parfois, maintenant, quand il s'enfermait dans sa mansarde pour travailler, la douceur de la pièce l'impatientait, la recherche théorique de la liberté ne lui suffisait plus, il fallait qu'il descendît, qu'il allât se contenter dans les axiomes tranchants de Charvet et dans les emportements de Logre. Les premiers soirs, ce tapage, ce flot de paroles l'avait gêné; il en sentait encore le vide, mais il éprouvait un besoin de s'étourdir, de se fouetter, d'être poussé à quelque résolution extrême qui calmât ses inquiétudes d'esprit. L'odeur du cabinet, cette odeur liquoreuse, chaude de la fumée du tabac, le grisait, lui donnait une béatitude particulière, un abandon de lui-même, dont le bercement lui faisait accepter sans difficulté des choses très-grosses. Il en vint à aimer les figures qui étaient là, à les retrouver, à s'attarder à elles avec le plaisir de l'habitude. La face douce et barbue du Robine, le profil sérieux de Clémence, la maigreur blême de Charvet, la bosse de Logre, et Gavard, et Alexandre, et Lacaille, entraient dans sa vie, y prenaient une place de plus en plus grande. C'était pour lui comme une jouissance toute sensuelle. Lorsqu'il posait la main sur le bouton de cuivre du cabinet, il lui semblait sentir ce bouton vivre, lui chauffer les doigts, tourner de lui-même; il n'eût pas éprouvé une sensation plus vive, en prenant le poignet souple d'une femme.