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Le Ventre de Paris

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– Ton frère veut donc nous envoyer à l'échafaud!.. Pourquoi m'as-tu caché ce que tu sais?

Quenu jura qu'il ne savait rien. Il fit un grand serment, affirmant qu'il n'était plus retourné chez monsieur Lebigre et qu'il n'y retournerait jamais. Elle haussa les épaules, en reprenant:

– Tu feras bien, à moins que tu ne désires y laisser ta peau… Florent est de quelque mauvais coup, je le sens. Je viens d'en apprendre assez pour deviner où il va… Il retourne au bagne, entends-tu?

Puis, au bout d'un silence, elle continua d'une voix plus calme:

– Ah! le malheureux!.. Il était ici comme un coq en pâte, il pouvait redevenir honnête, il n'avait que de bons exemples. Non, c'est dans le sang; il se cassera le cou, avec sa politique… Je veux que ça finisse, tu entends, Quenu? Je t'avais averti.

Elle appuya nettement sur ces derniers mots. Quenu baissait la tête, attendant son arrêt.

– D'abord, dit-elle, il ne mangera plus ici. C'est assez qu'il y couche. Il gagne de l'argent, qu'il se nourrisse.

Il fit mine de protester, mais elle lui ferma la bouche, en ajoutant avec force:

– Alors, choisis entre lui et nous. Je te jure que je m'en vais avec ma fille, s'il reste davantage. Veux-tu que je te le dise, à la fin: c'est un homme capable de tout, qui est venu troubler notre ménage. Mais j'y mettrai bon ordre; je t'assure… Tu as bien entendu: ou lui ou moi.

Elle laissa son mari muet, elle rentra dans la charcuterie, où elle servit une demi-livre de pâté de foie, avec son sourire affable de belle charcutière. Gavard, dans une discussion politique qu'elle avait amenée habilement, s'était échauffé jusqu'à lui dire qu'elle verrait bien, qu'on allait tout flanquer par terre, et qu'il suffirait de deux hommes déterminés comme son beau-frère et lui, pour mettre le feu à la boutique. C'était le mauvais coup dont elle parlait, quelque conspiration à laquelle le marchand de volailles faisait des allusions continuelles, d'un air discret, avec des ricanements qui voulaient en laisser deviner long. Elle voyait une bande de sergents de ville envahir la charcuterie, les bâillonner, elle, Quenu et Pauline, et les jeter tous trois dans une basse-fosse.

Le soir, au dîner, elle fut glaciale; elle ne servit pas Florent, elle dit à plusieurs reprises:

– C'est drôle comme nous mangeons du pain, depuis quelque temps.

Florent comprit enfin. Il se sentit traiter en parent qu'on jette à la porte. Lisa, dans les deux derniers mois, l'habillait avec les vieux pantalons et les vieilles redingotes de Quenu; et comme il était aussi sec que son frère était rond, ces vêtements en loques lui allaient le plus étrangement du monde. Elle lui passait aussi son vieux linge, des mouchoirs vingt fois reprisés, des serviettes effiloquées, des draps bon à faire des torchons, des chemises usées, élargies par le ventre de son frère, et si courtes, qu'elles auraient pu lui servir de vestes. D'ailleurs, il ne retrouvait plus autour de lui les bienveillances molles des premiers temps. Toute la maison haussait les épaules, comme on voyait faire à la belle Lisa; Auguste et Augustine affectaient de lui tourner le dos, tandis que la petite Pauline avait des mots cruels d'enfant terrible, sur les taches de ses habits et les trous de son linge. Les derniers jours, il souffrit surtout à table. Il n'osait plus manger, en voyant l'enfant et la mère le regarder, lorsqu'il se coupait du pain. Quenu restait le nez dans son assiette, évitant de lever les yeux, afin de ne pas se mêler de ce qui se passait. Alors, ce qui le tortura, ce fut de ne pas savoir comment quitter la place. Il retourna dans sa tête, pendant près d'une semaine, sans oser la prononcer, une phrase pour dire qu'il prendrait désormais ses repas dehors.

Cet esprit tendre vivait dans de telles illusions, qu'il craignait de blesser son frère et sa belle-soeur en ne mangeant plus chez eux. Il avait mis plus de deux mois à s'apercevoir de l'hostilité sourde de Lisa; parfois encore, il craignait de se tromper, il la trouvait très-bonne à son égard. Le désintéressement, chez lui, était poussé jusqu'à l'oubli de ses besoins; ce n'était plus une vertu, mais une indifférence suprême, un manque absolu de personnalité. Jamais il ne songea, même lorsqu'il se vit chassé peu à peu, à l'héritage du vieux Gradelle, aux comptes que sa belle-soeur voulait lui rendre. Il avait, d'ailleurs, arrêté à l'avance tout un projet de budget: avec l'argent que madame Verlaque lui laissait sur ses appointements, et les trente francs d'une leçon que la belle Normande lui avait procurée, il calculait qu'il aurait à dépenser dix-huit sous à son déjeuner et vingt-six sous à son dîner. C'était très-suffisant. Enfin, un matin, il se risqua, il profita de la nouvelle leçon qu'il donnait, pour prétendre qu'il lui était impossible de se trouver à la charcuterie aux heures des repas. Ce mensonge laborieux le fit rougir. Et il s'excusait:

– Il ne faut pas m'en vouloir, l'enfant n'est libre qu'à ces heures-là… Ça ne fait rien, je mangerai un morceau dehors, je viendrai vous dire bonsoir dans la soirée.

La belle Lisa restait toute froide, ce qui le troublait davantage. Elle n'avait pas voulu le congédier, pour ne mettre aucun tort de son côté, préférant attendre qu'il se lassât. Il partait, c'était un bon débarras, elle évitait toute démonstration d'amitié qui aurait pu le retenir. Mais Quenu s'écria, un peu ému:

– Ne te gêne pas, mange dehors, si cela te convient mieux… Tu sais que nous ne te renvoyons pas, que diable! Tu viendras manger la soupe avec nous, quelquefois, le dimanche.

Florent se hâta de sortir. Il avait le coeur gros. Quand il ne fut plus là, la belle Lisa n'osa pas reprocher à son mari sa faiblesse, cette invitation pour le dimanche. Elle demeurait victorieuse, elle respirait à l'aise dans la salle à manger de chêne clair, avec des envies de brûler du sucre, pour eu chasser l'odeur de maigreur perverse qu'elle y sentait. D'ailleurs, elle garda la défensive. Même, au bout d'une semaine, elle eut des inquiétudes plus vives. Elle ne voyait Florent que rarement, le soir, elle s'imaginait des choses terribles, une machine infernale fabriquée en haut, dans la chambre d'Augustine, ou bien des signaux transmis de la terrasse, pour couvrir le quartier de barricades. Gavard prenait des allures assombries; il ne répondait que par des branlements de tête, laissait sa boutique à la garde de Marjolin pendant des journées entières. La belle Lisa résolut d'en avoir le coeur net. Elle sut que Florent avait un congé, et qu'il allait le passer avec Claude Lantier chez madame François, à Nanterre. Comme il devait partir dès le jour, pour ne revenir que dans la soirée, elle songea à inviter Gavard à dîner; il parlerait à coup sûr, le ventre à table. Mais, de toute la matinée, elle ne put rencontrer le marchand de volailles. L'après-midi, elle retourna aux Halles.

Marjolin était seul à la boutique. Il y sommeillait pendant des heures, se reposant de ses longues flâneries. D'habitude, il s'asseyait, allongeait les jambes sur l'autre chaise, la tête appuyée contre le petit buffet, au fond. L'hiver, les étalages de gibier le ravissaient: les chevreuils pendus la tête en bas, les pattes de devant cassées et nouées par-dessus le cou; les colliers d'alouettes en guirlande autour de la boutique, comme des parures de sauvages; les grands lièvres roux, les perdrix mouchetées, les bêtes d'eau d'un gris de bronze, les gélinottes de Russie qui arrivent dans un mélange de paille d'avoine et de charbon, et les faisans, les faisans magnifiques, avec leur chaperon écarlate, leur gorgerin de satin vert, leur manteau d'or niellé, leur queue de flamme traînant comme une robe de cour. Toutes ces plumes lui rappelaient Cadine, les nuits passées en bas, dans la mollesse des paniers.

Ce jour-là, la belle Lisa trouva Marjolin au milieu de la volaille. L'après-midi était tiède, des souffles passaient dans les rues étroites du pavillon. Elle dut se baisser pour l'apercevoir, vautré au fond de la boutique, sous les chairs crues de l'étalage. En haut, accrochées à la barre à dents de loup, des oies grasses pendaient, le croc enfoncé dans la plaie saignante du cou, le cou long et roidi, avec la masse énorme du ventre, rougeâtre sous le fin duvet, se ballonnant ainsi qu'une nudité, au milieu des blancheurs de linge de la queue et des ailes. Il y avait aussi, tombant de la barre, les pattes écartées comme pour quelque saut formidable, les oreilles rabattues, des lapins à l'échiné grise, tâchée par le bouquet de poils blancs de la queue retroussée, et dont la tête, aux dents aiguës, aux yeux troubles, riait d'un rire de bête morte. Sur la table d'étalage, des poulets plumés montraient leur poitrine charnue, tendue par l'arête du brochet; des pigeons, serrés sur des claies d'osier, avaient des peaux nues et tendres d'innocents; des canards, de peaux plus rudes, étalaient les palmes de leurs pattes; trois dindes superbes, piquées de bleu comme un menton fraîchement rasé, dormaient sur le dos, la gorge recousue, dans l'éventail noir de leur queue élargie. À côté, sur des assiettes, étaient posés des abatis, le foie, le gésier, le cou, les pattes, les ailerons; tandis que, dans un plat ovale, un lapin écorché et vidé était couché, les quatre membres écartés, la tête sanguinolente, la peau du ventre fendue, montrant les deux rognons; un filet de sang avait coulé tout le long du râble jusqu'à la queue, d'où il avait taché, goutte à goutte, la pâleur de la porcelaine. Marjolin n'avait pas même essuyé la planche à découper, près de laquelle les pattes du lapin traînaient encore. Il fermait les yeux à demi, ayant autour de lui, sur les trois étagères qui garnissaient intérieurement la boutique, d'autres entassements de volailles mortes, des volailles dans des cornets de papier comme des bouquets, des cordons continus de cuisses repliées et de poitrines bombées, entrevues confusément. Au fond de toute cette nourriture, son grand corps blond, ses joues, ses mains, son cou puissant, au poil roussâtre, avaient la chair fine des dindes superbes et la rondeur de ventre des oies grasses.

 

Quand il aperçut la belle Lisa, il se leva brusquement, rougissant d'avoir été surpris, vautré de la sorte. Il était toujours très-timide, très-gêné devant elle. Et lorsqu'elle lui demanda si monsieur Gavard était là:

– Non, je ne sais pas, balbutia-t-il; il était là tout à l'heure, mais il est reparti.

Elle souriait en le regardant, elle avait une grande amitié pour lui. Comme elle laissait pendre une main, elle sentit un frôlement tiède, elle poussa un petit cri. Sous la table d'étalage, dans une caisse, des lapins vivants allongeaient le cou, flairaient ses jupes.

– Ah! dit-elle en riant, ce sont tes lapins qui me chatouillent.

Elle se baissa, voulut caresser un lapin blanc qui se réfugia dans un coin de la caisse. Puis, se relevant:

– Et rentrera-t-il bientôt, monsieur Gavard?

Marjolin répondit de nouveau qu'il ne savait pas. Ses mains tremblaient un peu. Il reprit d'une voix hésitante:

– Peut-être qu'il est à la resserre… Il m'a dit, je crois, qu'il descendait.

– J'ai envie de l'attendre, alors, reprit Lisa. On pourrait lui faire savoir que je suis là… À moins que je ne descende. Tiens! c'est une idée. Il y cinq ans que je me promets de voir les resserres… Tu vas me conduire, n'est-ce pas? tu m'expliqueras.

Il était devenu très-rouge. Il sortit précipitamment de la boutique, marchant devant elle, abandonnant l'étalage, répétant:

– Certainemeut… Tout ce que vous voudrez, madame Lisa.

Mais, en bas, l'air noir de la cave suffoqua la belle charcutière. Elle restait sur la dernière marche, levant les yeux, regardant la voûte, à bandes de briques blanches et rouges, faite d'arceaux écrasés, pris dans des nervures de fonte et soutenus par des colonnettes. Ce qui l'arrêtait là, plus encore que l'obscurité, c'était une odeur chaude, pénétrante, une exhalaison de bêtes vivantes, dont les alcalis la piquaient au nez et à la gorge.

– Ça seul très-mauvais, murmura-t-elle. Ce ne serait pas sain, de vivre ici.

– Moi, je me porte bien, répondit Marjolin étonné. L'odeur n'est pas mauvaise, quand on y est habitué. Puis, on a chaud l'hiver; on est très à son aise.

Elle le suivit, disant que ce fumet violent de volaille la répugnait, qu'elle ne mangerait certainement pas de poulet de deux mois. Cependant, les resserres, les étroites cabines, où les marchands gardent les bêtes vivantes, allongeaient leurs ruelles régulières, coupées à angles droits. Les becs de gaz étaient rares, les ruelles dormaient, silencieuses, pareilles à un coin de village, quand la province est au lit. Marjolin fit toucher à Lisa le grillage à mailles serrées, tendu sur des cadres de fonte. Et, tout en longeant une rue, elle lisait les noms des locataires, écrits sur des plaques bleues.

– Monsieur Gavard est tout an fond, dit le jeune homme, qui marchait toujours.

Ils tournèrent à gauche, ils arrivèrent dans une impasse, dans un trou d'ombre, où pas un filet de lumière ne glissait, Gavard n'y était pas.

– Ça ne fait rien, reprit Marjolin. Je vais tout de même vous montrer nos bêtes. J'ai une clef de la resserre.

La belle Lisa entra derrière lui dans cette nuit épaisse. Là, elle le trouva tout à coup au milieu de ses jupes; elle crut qu'elle s'était trop avancée contre lui, elle se recula; et elle riait, elle disait:

– Si tu t'imagines que je vais les voir, tes bêtes, dans ce four-là.

Il ne répondit pas tout de suite; puis, il balbutia qu'il y avait toujours une bougie dans la resserre. Mais il n'en finissait plus, il ne pouvait trouver le trou de la serrure. Comme elle l'aidait, elle sentit une haleine chaude sur son cou. Quand il eut ouvert enfin la porte et allumé la bougie, elle le vit si frissonnant, qu'elle s'écria:

– Grand bêta! peut-on se mettre dans un état pareil, parce qu'une porte ne veut pas s'ouvrir! Tu es une demoiselle, avec tes gros poings.

Elle entra dans la resserre. Gavard avait loué deux compartiments, dont i1 avait fait un seul poulailler, en enlevant la cloison. Par terre, dans le fumier, les grosses bêtes, les oies, les dindons, les canards, pataugeaient; en haut, sur les trois rangs des étagères, des boîtes plates à claire-voie contenaient des poules et des lapins. Le grillage de la resserre était tout poussiéreux, tendu de toiles d'araignée, à ce point qu'il semblait garni de stores gris; l'urine des lapins rongeait les panneaux du bas; la fiente de la volaille tachait les planches d'éclaboussures blanchâtres. Mais Lisa ne voulut pas désobliger Marjolin, en montrant davantage son dégoût. Elle fourra les doigts entre les barreaux des boîtes, pleurant sur le sort de ces malheureuses poules entassées qui ne pouvaient pas même se tenir debout. Elle caressa un canard accroupi dans un coin, la patte cassée, tandis que le jeune homme lui disait qu'on le tuerait le soir même, de peur qu'il ne mourût pendant la nuit.

– Mais, demanda-t-elle, comment font-ils pour manger?

Alors il lui expliqua que la volaille ne veut pas manger sans lumière. Les marchands sont obligés d'allumer une bougie et d'attendre là, jusqu'à ce que les bêtes aient fini.

– Ça m'amuse, continua-t-il; je les éclaire pendant des heures. Il faut voir les coups de bec qu'ils donnent. Puis, lorsque je cache la bougie avec la main, ils restent tous le cou en l'air, comme si le soleil s'était couché… C'est qu'il est bien défendu de leur laisser la bougie et de s'en aller. Une marchande, la mère Palette, que vous connaissez, a failli tout brûler, l'autre jour; une poule avait dû faire tomber la lumière dans la paille.

– Eh bien, dit Lisa, elle n'est pas gênée, la volaille, s'il faut lui allumer les lustres à chaque repas!

Cela le fit rire. Elle était sortie de la resserre, s'essuyant les pieds, remontant un peu sa robe, pour la garer des ordures. Lui, souffla la bougie, referma la porte. Elle eut peur de rentrer ainsi dans la nuit, à côté de ce grand garçon; elle s'en alla en avant, pour ne pas le sentir de nouveau dans ses jupes. Quand il l'eut rejointe:

– Je suis contente tout de même d'avoir vu ça. Il y a, sous ces Halles, des choses qu'on ne soupçonnerait jamais. Je te remercie… Je vais remonter bien vite; on ne doit plus savoir où je suis passée, à la boutique. Si monsieur Gavard revient, dis-lui que j'ai à lui parler tout de suite.

– Mais, dit Marjolin, il est sans doute aux pierres d'abatage… Nous pouvons voir, si vous voulez.

Elle ne répondit pas, oppressée par cet air tiède qui lui chauffait le visage. Elle était toute rose, et son corsage tendu, si mort d'ordinaire, prenait un frisson. Cela l'inquiéta, lui donna un malaise, d'entendre derrière elle le pas pressé de Marjolin; qui lui semblait comme haletant. Elle s'effaça, le laissa passer le premier. Le village, les ruelles noires dormaient toujours. Lisa s'aperçut que son compagnon prenait au plus long. Quand ils débouchèrent en face de la voie ferrée, il lui dit qu'il avait voulu lui montrer le chemin de fer; et ils restèrent là un instant, regardant à travers les gros madriers de la palissade. Il offrit de lui faire visiter la voie. Elle refusa, en disant que ce n'était pas la peine, qu'elle voyait bien ce que c'était. Comme ils revenaient, ils trouvèrent la mère Palette devant sa resserre, ôtant les cordes d'un large panier carré, dans lequel on entendait un bruit furieux d'ailes et de pattes. Lorsqu'elle eut défait le dernier noeud, brusquement, de grands cous d'oie parurent, faisant ressort, soulevant le couvercle. Les oies s'échappèrent, effarouchées, la tête lancée en avant, avec des sifflements, des claquements de bec qui emplirent l'ombre de la cave d'une effroyable musique. Lisa ne put s'empêcher de rire, malgré les lamentations de la marchande de volailles, désespérée, jurant comme un charretier, ramenant par le cou deux oies qu'elle avait réussi à rattraper. Marjolin s'était mis à la poursuite d'une troisième oie. On l'entendit courir le long des rues, dépisté, s'amusant à cette chasse; puis il y eut un bruit de bataille, tout au fond, et il revint, portant la bête. La mère Palette, une vieille femme jaune, la prit entre ses bras, la garda un moment sur son ventre, dans la pose de la Léda antique.

– Ah! bien, dit-elle, si tu n'avais pas été là!.. L'autre jour, je me suis battue avec une; j'avais mon couteau, je lui ai coupé le cou.

Marjolin était tout essoufflé. Lorsqu'ils arrivèrent aux pierres d'abatage, dans la clarté plus vive du gaz, Lisa le vit en sueur, les yeux luisant d'une flamme qu'elle ne leur connaissait pas. D'ordinaire, il baissait les paupières devant elle, ainsi qu'une fille. Elle le trouva très-bel homme comme ça, avec ses larges épaules, sa grande figure rose, dans les boucles de ses cheveux blonds. Elle le regardait si complaisamment, de cet air d'admiration sans danger qu'on peut témoigner aux garçons trop jeunes, qu'une fois encore il redevint timide.

– Tu vois bien que monsieur Gavard n'est pas là, dit-elle. Tu me fais perdre mon temps.

Alors, d'une voix rapide, il lui expliqua l'abatage, les cinq énormes bancs de pierre, s'allongeant du côté de la rue Rambuteau, sous la clarté jaune des soupiraux et des becs de gaz. Une femme saignait des poulets, à un bout; ce qui l'amena à lui faire remarquer que la femme plumait la volaille presque vivante, parce que c'est plus facile. Puis, il voulut qu'elle prit des poignées de plumes sur les bancs de pierre, dans les tas énormes qui traînaient; il lui disait qu'on les triait et qu'on les vendait, jusqu'à neuf sous la livre, selon la finesse. Elle dut aussi enfoncer la main au fond des grands paniers pleins de duvet. Il tourna ensuite les robinets des fontaines, placées à chaque pilier. Il ne tarissait pas en détails: le sang coulait le long des bancs, faisait des mares sur les dalles; des cantonniers, toutes les deux heures, lavaient à grande eau, enlevaient avec des brosses rudes les taches rouges. Quand Lisa se pencha au-dessus de la bouche d'égout qui sert à l'écoulement, ce fut encore toute une histoire; il raconta que, les jours d'orage, l'eau envahissait la cave par cette bouche; une fois même, elle s'était élevée à trente centimètres, il avait fallu faire réfugier la volaille à l'autre extrémité de la cave, qui va en pente. Il riait encore du vacarme de ces bêtes effarouchées. Cependant, il avait fini, il ne trouvait plus rien, lorsqu'il se rappela le ventilateur. Il la mena tout au fond, lui fit lever les yeux, et elle aperçut l'intérieur d'une des tourelles d'angle, une sorte de large tuyau de dégagement, où l'air nauséabond des resserres montait.

Marjolin se tut, dans ce coin empesté par l'afflux des odeurs. C'était une rudesse alcaline de guano. Mais lui, semblait éveillé et fouetté. Ses narines battirent, il respira fortement, comme retrouvant des hardiesses d'appétit. Depuis un quart d'heure qu'il était dans le sous-sol avec la belle Lisa, ce fumet, cette chaleur de bêtes vivantes le grisait. Maintenant il n'avait plus de timidité, il était plein du rut qui chauffait le fumier des poulaillers, sous la voûte écrasée, noire d'ombre.

– Allons, dit la belle Lisa, tu es un brave enfant, de m'avoir montré tout ça… Quand tu viendras à la charcuterie, je te donnerai quelque chose.

Elle lui avait pris le menton, comme elle faisait souvent, sans voir qu'il avait grandi. Elle était un peu émue, à la vérité; émue par cette promenade sous terre, d'une émotion très-douce, qu'elle aimait à goûter, en chose permise et ne tirant pas à conséquence. Elle oublia peut-être sa main un peu plus longtemps que de coutume, sous ce menton d'adolescent, si délicat à toucher. Alors, à cette caresse, lui, cédant à une poussée de l'instinct, s'assurant d'un regard oblique que personne n'était là, se ramassa, se jeta sur la belle Lisa, avec une force de taureau. Il l'avait prise par les épaules. Il la culbuta dans un grand panier de plumes, où elle tomba comme une masse, les jupes aux genoux. Et il allait la prendre à la taille, ainsi qu'il prenait Cadine, d'une brutalité d'animal qui vole et qui s'emplit, lorsque, sans crier, toute pâle de cette attaque brusque, elle sortit du panier d'un bond. Elle leva le bras, comme elle avait vu faire aux abattoirs, serra son poing de belle femme, assomma Marjolin d'un seul coup, entre les deux yeux. Il s'affaissa, sa tête se fendit contre l'angle d'une pierre d'abatage. À ce moment, un chant de coq, rauque et prolongé, monta des ténèbres.

La belle Lisa resta toute froide. Ses lèvres s'étaient pincées, sa gorge avait repris ces rondeurs muettes qui la faisaient rassembler à un ventre. Sur sa tête, elle entendait le sourd roulement des Halles. Par les soupiraux de la rue Rambuteau, dans le grand silence étouffé de la cave, tombaient les bruits du trottoir. Et elle pensait que ces gros bras seuls l'avaient sauvée. Elle secoua les quelques plumes collées à ses jupes. Puis, craignant d'être surprise, sans regarder Marjolin, elle s'en alla. Dans l'escalier, quand elle eut passé la grille, la clarté du plein jour lui fut un grand soulagement.

 

Elle rentra à la charcuterie, très-calme, un peu pâle.

– Tu as été bien longtemps, dit Quenu.

– Je n'ai pas trouvé Gavard, je l'ai cherché partout, répondit-elle tranquillement. Nous mangerons notre gigot sans lui.

Elle fit emplir le pot de saindoux qu'elle trouva vide, coupa des côtelettes pour son amie madame Taboureau, qui lui avait envoyé sa petite bonne. Les coups de couperet qu'elle donna sur l'étau lui rappelèrent Marjolin, en bas, dans la cave. Mais elle ne se reprochait rien. Elle avait agi en femme honnête. Ce n'était pas pour ce gamin qu'elle irait compromettre sa paix; elle était trop à l'aise, entre son mari et sa fille. Cependant, elle regarda Quenu; il avait à la nuque une peau rude, une couenne rougeâtre, et son menton rasé était d'une rugosité de bois noueux; tandis que la nique et le menton de l'autre semblaient du velours rosé. Il n'y fallait plus penser, elle ne le toucherait plus là, puisqu'il songeait à des choses impossibles. C'était un petit plaisir permis qu'elle regrettait, en se disant que les enfants grandissent vraiment trop vite.

Comme de légères flammes remontaient à ses joues, Quenu la trouva « diablement portante. » Il s'était assis un instant auprès d'elle dans le comptoir, il répétait:

– Tu devrais sortir plus souvent. Ça te fait du bien… Si tu veux, nous irons au théâtre, un de ces soirs, à la Gaieté, où madame Taboureau a vu cette pièce qui est si bien…

Lisa sourit, dit qu'on verrait ça. Puis, elle disparut de nouveau. Quenu pensa qu'elle était trop bonne de courir ainsi après cet animal de Gavard. Il ne l'avait pas vue prendre l'escalier. Elle venait de monter, à la chambre de Florent, dont la clef restait accrochée à un clou de la cuisine.

Elle espérait savoir quelque chose dans cette chambre, puisqu'elle ne comptait plus sur le marchand de volailles. Elle fit lentement le tour, examina le lit, la cheminée, les quatre coins. La fenêtre de la petite terrasse était ouverte, le grenadier en boutons baignait dans la poussière d'or du soleil couchant. Alors, il lui sembla que sa fille de boutique n'avait pas quitté cette pièce, qu'elle y avait encore couché la nuit précédente; elle n'y sentait pas l'homme. Ce fut un étonnement, car elle s'attendait à trouver des caisses suspectes, des meubles à grosses serrures. Elle alla tâter la robe d'été d'Augustine, toujours pendue à la muraille. Puis, elle s'assit enfin devant la table, lisant une page commencée où le mot « révolution » revenait deux fois. Elle fut effrayée, ouvrit le tiroir, qu'elle vit plein de papiers. Mais son honnêteté se réveilla, en face de ce secret, si mal gardé par cette méchante table de bois blanc. Elle restait penchée au-dessus des papiers, essayant de comprendre sans toucher, très-émue, lorsque le chant aigu du pinson, dont un rayon oblique frappait la cage, la fit tressaillir. Elle repoussa le tiroir. C'était très-mal ce qu'elle allait faire là.

Comme elle s'oubliait, près de la fenêtre, à se dire qu'elle devait prendre conseil de l'abbé Roustan, un homme sage, elle aperçut, en bas, sur le carreau des Halles, un rassemblement autour, d'une civière. La nuit tombait; mais elle reconnut parfaitement Cadine qui pleurait, au milieu du groupe; tandis que Florent et Claude, les pieds blancs de poussière, causaient vivement, au bord du trottoir. Elle se hâta de descendre, surprise de leur retour. Elle était à peine au comptoir, que mademoiselle Saget entra, en disant:

– C'est ce garnement de Marjolin qu'on vient de trouver dans la cave, avec la tête fendue… Vous ne venez pas voir, madame Quenu?

Elle traversa la chaussée pour voir Marjolin. Le jeune homme était étendu, très-pâle, les jeux fermés, avec une mèche de ses cheveux blonds roidie et souillée de sang. Dans le groupe, on disait que ce ne serait rien, que c'était sa faute aussi, à ce gamin, qu'il faisait les cent coups dans les caves; on supposait qu'il avait voulu sauter par-dessus une des tables d'abatage, un de ses jeux favoris, et qu'il était tombé le front contre la pierre. Mademoiselle Saget murmurait en montrant Cadine qui pleurait:

– Ça doit être cette gueuse qui l'a poussé. Ils sont toujours ensemble dans les coins.

Marjolin, ranimé par la fraîcheur de la rue, ouvrit de grands yeux étonnés. Il examina tout le monde; puis, ayant rencontré le visage de Lisa penché sur lui, il lui sourit doucement, d'un air humble, avec une caresse de soumission. Il semblait ne plus se souvenir. Lisa, tranquillisée, dit qu'il fallait le transporter tout de suite à l'hospice; elle irait le voir, elle lui porterait des oranges et des biscuits. La tête de Marjolin était retombée. Quand on emporta la civière, Cadine la suivit, ayant au cou son éventaire, ses bouquets de violettes piqués dans une pelouse de mousse, et sur lesquels roulaient ses larmes chaudes, sans qu'elle songeât le moins du monde aux fleurs qu'elle brûlait ainsi de son gros chagrin.

Comme Lisa rentrait à la charcuterie, elle entendit Claude qui serrait la main à Florent et le quittait, en murmurant:

– Ah! le sacré gamin! il me gâte ma journée… Nous nous étions crânement amusés, tout de même!

Claude et Florent, en effet, revenaient harassés et heureux. Ils rapportaient une bonne senteur de plein air. Ce matin-là, avant le jour, madame François avait déjà vendu ses légumes. Ils allèrent tous trois chercher la voiture, rue Montorgueil, au Compas d'or. Ce fut comme un avant goût de la campagne, en plein Paris. Derrière le restaurant Philippe, dont les boiseries dorées montent jusqu'au premier étage, se trouve une cour de ferme, noire et vivante, grasse de l'odeur de la paille fraîche et du crottin chaud; des bandes de poules fouillent du bec la terre molle; des constructions en bois verdi, des escaliers, des galeries, des toitures crevées, s'adossent aux vieilles maisons voisines; et, au fond, sous un hangar à grosse charpente, Balthazar attendait, tout attelé, mangeant son avoine dans un sac attaché au licou. Il descendit la rue Montorgueil au petit trot, l'air satisfait de retourner si vite à Nanterre. Mais il ne repartait pas à vide. La maraîchère avait un marché passé avec la compagnie chargée du nettoyage des Halles; elle emportait, deux fois par semaine, une charretée de feuilles, prises à la fourche dans les tas d'ordures qui encombrent le carreau. C'était un excellent fumier. En quelques minutes, la voiture déborda. Claude et Florent s'allongèrent sur ce lit épais de verdure; madame François prit les guides, et Balthazar s'en alla de son allure lente, la tête un peu basse d'avoir tant de monde à traîner.

La partie était projetée depuis longtemps. La maraîchère riait d'aise; elle aimait les deux hommes, elle leur promettait une omelette au lard comme on n'en mange pas dans « ce gredin de Paris. » Eux, goûtaient la jouissance de cette journée de paresse et de flânerie dont le soleil se levait à peine. Au loin, Nanterre était une joie pure dans laquelle ils allaient entrer.

– Vous êtes bien, au moins? demanda madame François en prenant la rue du Pont-Neuf.

Claude jura que « c'était doux comme un matelas de mariée. » Couchés tous les deux sur le dos, les mains croisées sous la tête, ils regardaient le ciel pâle, où les étoiles s'éteignaient. Tout le long de la rue de Rivoli, ils gardèrent le silence, attendant de ne plus voir de maisons, écoutant la digne femme qui causait avec Balthazar, en lui disant doucement: