Tasuta

Le Ventre de Paris

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

– Prends-le à ton aise, va, mon vieux… Nous ne sommes pas pressés, nous arriverons toujours…

Aux Champs-Élysées, comme le peintre n'apercevait plus des deux côtés que des têtes d'arbres, avec la grande masse verte du jardin des Tuileries, au fond, il eut un réveil, il se mit à parler, tout seul. En passant devant la rue du Roule, il avait regardé ce portail latéral de Saint-Eustache, qu'on voit de loin, par-dessous le hangar géant d'une rue couverte des Halles. Il y revenait sans cesse, voulait y trouver un symbole.

– C'est une curieuse rencontre, disait-il, ce bout d'église encadré sous cette avenue de fonte… Ceci tuera cela, le fer tuera la pierre, et les temps sont proches… Est-ce que vous croyez au hasard, vous, Florent? Je m'imagine que le besoin de l'alignement n'a pas seul mis de cette façon une rosace de Saint-Eustache au beau milieu des Halles centrales. Voyez-vous, il y a là tout un manifeste: c'est l'art moderne, le réalisme, le naturalisme, comme vous voudrez l'appeler, qui a grandi en face de l'art ancien… Vous n'êtes pas de cet avis?

Florent gardant le silence, il continua:

– Cette église est d'une architecture bâtarde, d'ailleurs; le moyen-âge y agonise, et la renaissance y balbutie… Avez-vous remarqué quelles églises on nous bâtit aujourd'hui? Ça ressemble à tout ce qu'on veut, à des Bibliothèques, à des Observatoires, à des Pigeonniers, à des Casernes; mais, sûrement, personne n'est convaincu que le bon Dieu demeure là-dedans. Les maçons du bon Dieu sont morts, la grande sagesse serait de ne plus construire ces laides carcasses de pierre, où nous n'avons personne à loger… Depuis le commencement du siècle, on n'a bâti qu'un seul monument original, un monument qui ne soit copié nulle part, qui ait poussé naturellement dans le sol de l'époque; et ce sont les Halles centrales, entendez-vous, Florent, une oeuvre crâne, allez, et qui n'est encore qu'une révélation timide du vingtième siècle… C'est pourquoi Saint-Eustache est enfoncé, parbleu! Saint-Eustache est là-bas avec sa rosace, vide de son peuple dévot, tandis que les Halles s'élargissent à côté, toutes bourdonnantes de vie… Voilà ce que je vois, mon brave!

– Ah bien! dit en riant madame François, savez-vous, monsieur Claude, que la femme qui vous a coupé le filet n'a pas volé ses cinq sous? Balthazar tend les oreilles pour vous écouter… Hue donc, Balthazar!

La voiture montait lentement. À cette heure matinale, l'avenue était déserte, avec ses chaises de fonte alignées sur les deux trottoirs, et ses pelouses, coupées de massifs, qui s'enfonçaient sous le bleuissement des arbres. Au rond-point, un cavalier et une amazone passèrent au petit trot. Florent, qui s'était fait un oreiller d'un paquet de feuilles de choux, regardait toujours le ciel, où s'allumait une grande lueur rose. Par moments, il fermait les yeux pour mieux sentir la fraîcheur du matin lui couler sur la face, si heureux de s'éloigner des Halles, d'aller dans l'air pur, qu'il restait sans voix, n'écoutant même pas ce qu'on disait autour de lui.

– Ils sont encore bons ceux qui mettent l'art dans une boîte à joujoux! reprit Claude au bout d'un silence. C'est leur grand mot: on ne fait pas de l'art avec de la science, l'industrie tue la poésie; et tous les imbéciles se mettent à pleurer sur les fleurs, comme si quelqu'un songeait à se mal conduire à l'égard des fleurs… Je suis agacé, à la fin, positivement. J'ai des envies de répondre à ces pleurnicheries par des oeuvres de défi. Ça m'amuserait de révolter un peu ces braves gens… Voulez-vous que je vous dise quelle a été ma plus belle oeuvre, depuis que je travaille, celle dont le souvenir me satisfait le plus? C'est toute une histoire… L'année dernière, la veille de la Noël, comme je me trouvais chez ma tante Lisa, le garçon de la charcuterie, Auguste, cet idiot, vous savez, était en train de faire l'étalage. Ah! le misérable! il me poussa à bout par la façon molle dont il composait son ensemble. Je le priai de s'ôter de là, en lui disant que j'allais lui peindre ça, un peu proprement. Vous comprenez, j'avais tous les tons vigoureux, le rouge des langues fourrées, le jaune des jambonneaux, le bleu des rognures de papier, le rose des pièces entamées, le vert des feuilles de bruyère, surtout le noir des boudins, un noir superbe que je n'ai jamais pu retrouver sur ma palette. Naturellement, la crépine, les saucisses, les andouilles, les pieds de cochon panés, me donnait des gris d'une grande finesse. Alors je fis une véritable oeuvre d'art. Je pris les plats, les assiettes, les terrines, les bocaux; je posai les tons, je dressai une nature morte étonnante, où éclataient des pétards de couleur, soutenus par des gammes savantes. Les langues rouges s'allongeaient avec des gourmandises de flamme, et les boudins noirs, dans le chant clair des saucisses, mettaient les ténèbres d'une indigestion formidable. J'avais peint, n'est-ce pas? la gloutonnerie du réveillon, l'heure de minuit donnée à là mangeaille, la goinfrerie des estomacs vidés par les cantiques. En haut, une grande dinde montrait sa poitrine blanche, marbrée, sous la peau, des taches noires des truffes. C'était barbare et superbe, quelque chose comme un ventre aperçu dans une gloire, mais avec une cruauté de touche, un emportement de raillerie tels, que la foule s'attroupa devant la vitrine, inquiétée par cet étalage qui flambait si rudement… Quand ma tante Lisa revint de la cuisine, elle eut peur, s'imaginant que j'avais mis le feu aux graisses de la boutique. La dinde, surtout, lui parut si indécente, qu'elle me flanqua à la porte, pendant qu'Auguste rétablissait les choses, étalant sa bêtise. Jamais ces brutes ne comprendront le langage d'une tache rouge mise à côté d'une tache grise… N'importe, c'est mon chef d'oeuvre. Je n'ai jamais rien fait de mieux.

Il se tut, souriant, recueilli dans ce souvenir. La voiture était arrivée à l'arc de triomphe. De grands souffles, sur ce sommet, venaient des avenues ouvertes autour de l'immense place. Florent se mit sur son séant, aspira fortement ces premières odeurs d'herbe qui montaient des fortifications. Il se tourna, ne regarda plus Paris, voulut voir la campagne, au loin. À la hauteur de la rue de Longchamp, madame François lui montra l'endroit où elle l'avait ramassé. Cela le rendit tout songeur. Et il la contemplait, si saine et si calme, les bras un peu tendus, tenant les guides. Elle était plus belle que Lisa, avec son mouchoir au front, son teint rude, son air de bonté brusque. Quand elle jetait un léger claquement de langue, Balthazar, dressant les oreilles, allongeait le pas sur le pavé.

En arrivant à Nanterre, la voiture prit à gauche, entra dans une ruelle étroite, longea des murailles et vint s'arrêter tout au fond d'une impasse. C'était au bout du monde, comme disait la maraîchère. Il fallut décharger les feuilles de choux. Claude et Florent ne voulurent pas que le garçon jardinier, occupé à planter des salades, se dérangeât. Ils s'armèrent chacun d'une fourche pour jeter le tas dans le trou au fumier. Cela les amusa. Claude avait une amitié pour le fumier. Les épluchures des légumes, les boues des Halles, les ordures tombées de cette table gigantesque, restaient vivantes, revenaient où les légumes avaient poussé, pour tenir chaud à d'autres générations de choux, de navets, de carottes. Elles repoussaient en fruits superbes, elles retournaient s'étaler sur le carreau. Paris pourrissait tout, rendait tout à la terre qui, sans jamais se lasser, réparait la mort.

– Tenez, dit Claude en donnant son dernier coup de fourche, voilà un trognon de choux que je reconnais. C'est au moins la dixième fois qu'il pousse dans ce coin, là-bas, près de l'abricotier.

Ce mot fit rire Florent. Mais il devint grave, il se promena lentement dans le potager, pendant que Claude faisait une esquisse de l'écurie, et que madame François préparait le déjeuner. Le potager formait une longue bande de terrain, séparée au milieu par une allée étroite. Il montait un peu; et, tout en haut, en levant la tête, on apercevait les casernes basses du Mont-Valérien. Des haies vives le séparaient d'autres pièces de terre; ces murs d'aubépines, très-élevés, bornaient l'horizon d'un rideau vert; si bien que, de tout le pays environnant, on aurait dit que le Mont-Valérien seul se dressât curieusement pour regarder dans le clos de madame François. Une grande paix venait de cette campagne qu'on ne voyait pas. Entre les quatre haies, le long du potager, le soleil de mai avait comme une pâmoison de tiédeur, un silence plein d'un bourdonnement d'insectes, une somnolence d'enfantement heureux. À certains craquements, à certains soupirs légers, il semblait qu'on entendît naître et pousser les légumes. Les carrés d'épinards et d'oseille, les bandes de radis, de navets, de carottes, les grands plants de pommes de terre et de choux, étalaient leurs nappes régulières, leur terreau noir, verdi par les panaches des feuilles. Plus loin, les rigoles de salades, les oignons, les poireaux, les céleris, alignés, plantés au cordeau, semblaient des soldats de plomb à la parade; tandis que les petits pois et les haricots commençaient à enrouler leur mince tige dans la forêt d'échalas, qu'ils devaient, en juin, changer en bois touffu. Pas une mauvaise herbe ne traînait. On aurait pris le potager pour deux tapis parallèles aux dessins réguliers, vert sur fond rougeâtre, qu'on brossait soigneusement chaque matin. Des bordures de thym mettaient des franges grises aux deux côtés de l'allée.

Florent allait et venait, dans l'odeur du thym que le soleil chauffait. Il était profondément heureux de la paix et de la propreté de la terre. Depuis près d'un an, il ne connaissait les légumes que meurtris par les cahots des tombereaux, arrachés de la veille, saignants encore. Il se réjouissait, à les trouver là chez eux, tranquilles dans le terreau, bien portants de tous leurs membres. Les choux avaient une large figure de prospérité, les carottes étaient gaies, les salades s'en allaient à la file avec des nonchalances de fainéantes. Alors, les Halles qu'il avait laissées le matin, lui parurent un vaste ossuaire, un lieu de mort où ne traînait que le cadavre des êtres, un charnier de puanteur et de décomposition. Et il ralentissait le pas, et il se reposait dans le potager de madame François, comme d'une longue marche au milieu de bruits assourdissant et de senteurs infectes. Le tapage, l'humidité nauséabonde du pavillon de la marée s'en allaient de lui; il renaissait à l'air pur. Claude avait raison, tout agonisait aux Halles. La terre était la vie, l'éternel berceau, la santé du monde.

 

– L'omelette est prête! cria la maraîchère.

Lorsqu'ils furent attablés tous trois dans la cuisine, la porte ouverte au soleil, ils mangèrent si gaiement, que madame François émerveillée regardait Florent, en répétant à chaque bouchée:

– Vous n'êtes plus le même, vous avez dix ans de moins. C'est ce gueux de Paris qui vous noircit la mine comme ça. Il me semble que vous avez un coup de soleil dans les yeux, maintenant… Voyez-vous, ça ne vaut rien les grandes villes; vous devriez venir demeurer ici.

Claude riait, disait que Paris était superbe. Il en défendait jusqu'aux ruisseaux, tout en gardant une bonne tendresse pour la campagne. L'après-midi, madame François et Florent se trouvèrent seuls au bout du potager, dans un coin du terrain planté de quelques arbres fruitiers. Ils s'étaient assis par terre, ils causaient raisonnablement. Elle le conseillait avec une grande amitié, à la fois maternelle et tendre. Elle lui fit mille questions sur sa vie, sur ce qu'il comptait devenir plus tard, s'offrant à lui simplement, s'il avait un jour besoin d'elle pour son bonheur. Lui, se sentait très-touché. Jamais une femme ne lui avait parlé de la sorte. Elle lui faisait l'effet d'une plante saine et robuste, grandie ainsi que les légumes dans le terreau du potager; tandis qu'il se souvenait des Lisa, des Normandes, des belles filles des Halles, comme de chairs suspectes, parées à l'étalage. Il respira là quelques heures de bien-être absolu, délivré des odeurs de nourriture au milieu desquelles il s'affolait, renaissant dans la sève de la campagne, pareil à ce chou que Claude prétendait avoir vu pousser plus de dix fois.

Vers cinq heures, ils prirent congé de madame François. Ils voulaient revenir à pied. La maraîchère les accompagna jusqu'au bout de la ruelle, et gardant un instant la main de Florent dans la sienne:

– Venez, si vous avez jamais quelque chagrin, dit-elle doucement.

Pendant un quart d'heure, Florent marcha sans parler, assombri déjà, se disant qu'il laissait sa santé derrière lui. La route de Courbevoie était blanche de poussière. Ils aimaient tous deux les grandes courses, les gros souliers sonnant sur la terre dure. De petites fumées montaient derrière leurs talons, à chaque pas. Le soleil oblique prenait l'avenue en écharpe, allongeait leurs deux ombres en travers de la chaussée, si démesurément, que leurs têtes allaient jusqu'à l'autre bord, filant sur le trottoir opposé.

Claude, les bras ballants, faisant de grandes enjambées régulières, regardait complaisamment les deux ombres, heureux et perdu dans le cadencement de la marche, qu'il exagérait encore en le marquant des épaules. Puis, comme sortant d'une songerie:

– Est-ce que vous connaissez la bataille des Gras et des Maigres? demanda-t-il.

Florent, surpris, dit que non. Alors Claude s'enthousiasma, parla de cette série d'estampes avec beaucoup d'éloges. Il cita certains épisodes: les Gras, énormes à crever, préparant la goinfrerie du soir, tandis que les Maigres, pliés par le jeûne, regardent de la rue avec la mine d'échalas envieux; et encore les Gras, à table, les joues débordantes, chassant un Maigre qui a eu l'audace de s'introduire humblement, et qui ressemble à une quille au milieu d'un peuple de boules. Il voyait là tout le drame humain; il finit par classer le hommes en Maigres et en Gras, en deux groupes hostiles dent l'un dévore l'autre, s'arrondit le ventre et jouit.

– Pour sûr, dit-il, Caïn était un Gras et Abel un Maigre. Depuis le premier meurtre, ce sont toujours les grosses faims qui ont sucé le sang des petits mangeurs… C'est une continuelle ripaille, du plus faible au plus fort, chacun avalant son voisin et se trouvant avalé à son tour… Voyez-vous, mon brave, défiez-vous des Gras.

Il se tut un instant, suivant toujours des yeux leurs deux ombres que le soleil couchant allongeait davantage. Et il murmura:

– Nous sommes des Maigres, nous autres, vous comprenez… Dites-moi si, avec des ventres plats comme les nôtres, on tient beaucoup de place au soleil.

Florent regarda les deux ombres en souriant. Mais Claude se fâchait.

Il criait:

– Vous avez tort de trouver ça drôle. Moi, je souffre d'être un Maigre. Si j'étais un Gras, je peindrais tranquillement, j'aurais un bel atelier, je vendrais mes tableaux au poids de l'or. Au lieu de ça, je suis un Maigre, je veux dire que je m'extermine le tempérament à vouloir trouver des machines qui font hausser les épaules des Gras. J'en mourrai, c'est sûr, la peau collée aux os, si plat qu'on pourra me mettre entre deux feuillets d'un livre pour m'enterrer… Et vous donc! vous êtes un Maigre surprenant, le roi des Maigres, ma parole d'honneur. Vous vous rappelez votre querelle avec les poissonnières; c'était superbe, ces gorges géantes lâchées contre votre poitrine étroite; et elles agissaient d instinct, elles chassaient au Maigre, comme les chattes chassent aux souris… En principe, vous entendez, un Gras a l'horreur d'un Maigre, si bien qu'il éprouve le besoin de l'ôter de sa vue, à coups de dents, ou à coups de pieds. C'est pourquoi, à votre place, je prendrais mes précautions. Les Quenu sont des Gras, les Méhudins sont des Gras, enfin vous n'avez que des Gras autour de vous. Moi, ça m'inquiéterait.

– Et Gavard, et mademoiselle Saget, et votre ami Marjolin? demanda Florent, qui continuait à sourire.

– Oh! si vous voulez, répondit Claude, je vais vous classer toutes nos connaissances. Il y a longtemps que j'ai leurs têtes dans un carton, à mon atelier, avec l'indication de l'ordre auquel elles appartiennent. C'est tout un chapitre d'histoire naturelle… Gavard est un Gras, mais un Gras qui pose pour le Maigre. La variété est assez commune… Mademoiselle Saget et madame Lecoeur sont des Maigres: d'ailleurs, variétés très à craindre, Maigres désespérés, capables de tout pour engraisser… Mon ami Marjolin, la petite Cadine, la Sarriette, trois Gras, innocents encore, n'ayant que les faims aimables de la jeunesse. Il est à remarquer que le Gras, tant qu'il n'a pas vieilli, est un être charmant… Monsieur Lebigre, un Gras, n'est-ce pas? Quant à vos amis politiques, ce sont généralement des Maigres, Charvet, Clémence, Logre, Lacaille. Je ne fais une exception que pour cette grosse bête d'Alexandre et pour le prodigieux Robine. Celui-ci m'a donné bien du mal.

Le peintre continua sur ce ton, du pont de Neuilly à l'arc de triomphe. Il revenait, achevait certains portraits d'un trait caractéristique: Logre était un Maigre qui avait son ventre entre les deux épaules; la belle Lisa était tout en ventre, et la belle Normande, tout en poitrine; mademoiselle Saget avait certainement laissé échapper dans sa vie une occasion d'engraisser, car elle détestait les Gras, tout en gardant un dédain pour les Maigres; Gavard compromettait sa graisse, il finirait plat comme une punaise.

– Eh madame François? dit Florent.

Claude fut très-embarrassé par cette question. Il chercha, balbutia:

– Madame François, madame François… Non, je ne sais pas, je n'ai jamais songé à la classer… C'est une brave femme, madame François, voilà tout. Elle n'est ni dans les Gras ni dans les Maigres, parbleu!

Ils rirent tous les deux. Ils se trouvaient en face de l'arc de triomphe. Le soleil, au ras des coteaux de Suresnes, était si bas sur l'horizon, que leurs ombres colossales tâchaient la blancheur du monument, très-haut, plus haut que les statues énormes des groupes, de deux barres noires, pareilles à deux traits faits au fusain. Claude s'égaya davantage, fit aller les bras, se plia; puis, en s'en allant:

– Avez-vous vu? quand le soleil s'est couché, nos deux têtes sont allées toucher le ciel.

Mais Florent ne riait plus. Paris le reprenait, Paris qui l'effrayait maintenant, après lui avoir coûté tant de larmes, à Cayenne. Lorsqu'il arriva aux Halles, la nuit tombait, les odeurs étaient suffocantes. Il baissa la tête, en rentrant dans son cauchemar de nourritures gigantesques, avec le souvenir doux et triste de cette journée de santé claire, toute parfumée de thym.

V

Le lendemain, vers quatre heures, Lisa se rendit à Saint-Eustache. Elle avait fait, pour traverser la place, une toilette sérieuse, toute en soie noire, avec son châle tapis. La belle Normande, qui, de la poissonnerie, la suivit des yeux jusque sous la porte de l'église, en resta suffoquée.

– Ah bien! merci! dit-elle méchamment, la grosse donna dans les curés, maintenait… Ça la calmera, cette femme, de se tremper le derrière dans l'eau bénite.

Elle se trompait, Lisa n'était point dévote. Elle ne pratiquait pas, disait d'ordinaire qu'elle tâchait de rester honnête en toutes choses, et que cela suffisait. Mais elle n'aimait pas qu'on parlât mal de la religion devant elle; souvent elle faisait taire Gavard, qui adorait les histoires de prêtres et de religieuses, les polissonneries de sacristie. Cela lui semblait tout à fait inconvenant. Il fallait laisser à chacun sa croyance, respecter les scrupules de tout le monde. Puis d'ailleurs, les prêtres étaient généralement de braves gens. Elle connaissait l'abbé Roustan, de Saint-Eustache, un homme distingué, de bon conseil, dont l'amitié lui paraissait très-sûre. Et elle finissait, en expliquant la nécessité absolue de la religion, pour le plus grand nombre; elle la regardait comme une police qui aidait à maintenir l'ordre, et sans laquelle il n'y avait pas de gouvernement possible. Quand Gavard poussait les choses un peu trop loin sur ce chapitre, disant qu'on devrait flanquer les curés dehors et fermer leurs boutiques, elle haussait les épaules, elle répondait:

– Vous seriez bien avancé!.. on se massacrerait dans les rues, au bout d'un mois, et l'on se trouverait forcé d'inventer un autre bon Dieu. En 93, ça c'est passé comme cela… Vous savez, n'est-ce pas? que moi je ne vis pas avec les curés; mais je dis qu'il en faut, parce qu'il en faut.

Aussi, lorsque Lisa allait dans une église, elle se montrait recueillie. Elle avait acheté un beau paroissien, qu'elle n'ouvrait jamais, pour assister aux enterrements et aux mariages. Elle se levait, s'agenouillait, aux bons endroits, s'appliquant à garder l'attitude décente qu'il convenait d'avoir. C'était, pour elle, une sorte de tenue officielle que les gens honnêtes, les commerçants et les propriétaires, devaient garder devant la religion.

Ce jour-là, la belle charcutière, en entrant à Saint-Eustache, laissa doucement retomber la double porte en drap vert déteint, usé par la main des dévotes. Elle trempa les doigts dans le bénitier, se signa correctement. Puis, à pas étouffés, elle alla jusqu'à la chapelle de Sainte-Agnès, où deux femmes agenouillées, la face dans les mains, attendaient, pendant que la robe bleue d'une troisième débordait du confessionnal. Elle parut contrariée; et, s'adressant à un bedeau qui passait, avec sa calotte noire, en traînant les pieds:

– C'est donc le jour de confession de monsieur l'abbé Roustan? demanda-t-elle.

Il répondit que monsieur l'abbé n'avait plus que des pénitentes, que ce ne serait pas long, et que, si elle voulait prendre une chaise, son tour arriverait tout de suite. Elle remercia, sans dire qu'elle ne venait pas pour se confesser. Elle résolut d'attendre, marchant à petits pas sur les dalles, allant jusqu'à la grande porte, d'où elle regarda la nef toute nue, haute et sévère, entre les bas-côtés peints de couleurs vives; elle levait un peu le menton, trouvant le maître-autel trop simple, ne goûtant pas cette grandeur froide de la pierre, préférant les dorures et les bariolages des chapelles latérales. Du côté de la rue du Jour, ces chapelles restaient grises, éclairées par des fenêtres poussiéreuses; tandis que, du côté des Halles, le coucher du soleil allumait les vitraux des verrières, égayées de teintes très-tendres, des verts et des jaunes surtout, si limpides, qu'ils lui rappelaient les bouteilles de liqueur, devant la glace de monsieur Lebigre. Elle revint de ce côté, qui semblait comme attiédi par cette lumière de braise, s'intéressa un instant aux châsses, aux garnitures des autels, aux peintures vues dans des reflets de prisme. L'église était vide, toute frissonnante du silence de ses voûtes. Quelques jupes de femmes faisaient des taches sombres dans l'effacement jaunâtre des chaises; et, des confessionnaux fermés, un chuchotement sortait. En repassant devant la chapelle de sainte Agnès, elle vit que la robe bleue était toujours aux pieds de l'abbé Roustan.

 

– Moi, j'aurais fini en dix secondes, si je voulais, pensa-t-elle avec l'orgueil de son honnêteté.

Elle alla au fond. Derrière le maître-autel, dans l'ombre de la double rangée des piliers, la chapelle de la Vierge est toute moite de silence et d'obscurité. Les vitraux, très-sombres, ne détachent que des robes de saints, à larges pans rouges et violets, brûlant comme des flammes d'amour mystique dans le recueillement, l'adoration muette des ténèbres. C'est un coin de mystère, un enfoncement crépusculaire du paradis, où brillent les étoiles de deux cierges, où quatre lustres à lampes de métal, tombant de la voûte, à peine entrevus, font songer aux grands encensoirs d'or que les anges balancent au coucher de Marie. Entre les piliers, des femmes sont toujours là, pâmées sur des chaises retournées, abîmées dans cette volupté noire.

Lisa, debout, regardait, très-tranquillement. Elle n'était point nerveuse. Elle trouvait qu'on avait tort de ne pas allumer les lustres, que cela serait plus gai avec des lumières. Même il y avait une indécence dans cette ombre, un jour et un souffle d'alcôve, qui lui semblaient peu convenables. À côté d'elle, des cierges brûlant sur une herse lui chauffaient la figure, tandis qu'une vieille femme grattait avec un gros couteau la cire tombée, figée en larmes pâles. Et, dans le frisson religieux de la chapelle, dans cette pâmoison muette d'amour, elle entendait très-bien le roulement des fiacres qui débouchaient de la rue Montmartre, derrière les saints rouges et violets des vitraux. Au loin, les Halles grondaient, d'une voix continue.

Comme elle allait quitter la chapelle, elle vit entrer la cadette des Méhudin, Claire, la marchande de poissons d'eau douce. Elle fit allumer un cierge à la herse. Puis, elle vint s'agenouiller derrière un pilier, les genoux cassés sur la pierre, si pâle dans ses cheveux blonds mal attachés, qu'elle semblait une morte. Là, se croyant cachée, elle agonisa, elle pleura à chaudes larmes, avec des ardeurs de prières qui la pliaient comme sous un grand vent, avec tout un emportement de femme qui se livre. La belle charcutière resta fort surprise, car les Méhudin n'étaient guère dévotes; Claire surtout parlait de la religion et des prêtres, d'ordinaire, d'une façon à faire dresser les cheveux sur la tête.

– Qu'est-ce qu'il lui prend donc? se dit-elle en revenant de nouveau à la chapelle de Sainte-Agnès. Elle aura empoisonné quelque homme, cette gueuse.

L'abbé Roustan sortait enfin de son confessionnal. C'était un bel homme, d'une quarantaine d'années, l'air souriant et bon. Quand il reconnut madame Quenu, il lui serra les mains, l'appela « chère dame, » l'emmena à la sacristie, où il ôta son surplis, en lui disant qu'il allait être tout à elle. Ils revinrent, lui en soutane, tête nue, elle se carrant dans son châle tapis, et ils se promenèrent le long des chapelles latérales, du côté de la rue du Jour. Ils parlaient à voix basse. Le soleil se mourait dans les vitraux, l'église devenait noire, les pas des dernières dévotes avaient un frôlement doux sur les dalles.

Cependant, Lisa expliqua ses scrupules à l'abbé Roustan. Jamais il n'était question entre eux de religion. Elle ne se confessait pas, elle le consultait simplement dans les cas difficiles, à titre d'homme discret et sage, qu'elle préférait, disait-elle parfois, à ces hommes d'affaires louches qui sentent le bagne. Lui, se montrait d'une complaisance inépuisable; il feuilletait le code pour elle, lui indiquait les bons placements d'argent, résolvait avec tact les difficultés morales, lui recommandait des fournisseurs, avait une réponse prête à toutes les demandes, si diverses et si compliquées qu'elles fussent, le tout naturellement, sans mettre Dieu de l'affaire, sans chercher à en tirer un bénéfice quelconque à son profit ou au profit de la religion. Un remerciement et un sourire lui suffisaient. Il semblait bien aise d'obliger cette belle madame Quenu, dont sa femme de ménage lui parlait souvent avec respect, comme d'une personne très-estimée dans le quartier. Ce jour-là, la consultation fut particulièrement délicate. Il s'agissait de savoir quelle conduite l'honnêteté l'autorisait à tenir vis-à-vis de son beau-frère; si elle avait le droit de le surveiller, de l'empêcher de les compromettre, son mari, sa fille et elle; et encore jusqu'où elle pourrait aller dans un danger pressant. Elle ne demanda pas brutalement ces choses, elle posa les questions avec des ménagements si bien choisis, que l'abbé put disserter sur la matière sans entrer dans les personnalités. Il fut plein d'arguments contradictoires. En somme, il jugea qu'une âme juste avait le droit, le devoir même d'empêcher le mal, quitte à employer les moyens nécessaires au triomphe du bien.

– Voilà mon opinion, chère dame, dit-il en finissant. La discussion des moyens est toujours grave. Les moyens sont le grand piège où se prennent les vertus ordinaires… Mais je connais votre belle conscience. Pesez chacun de vos actes, et si rien ne proteste en vous, allez hardiment… Les natures honnêtes ont cette grâce merveilleuse de mettre de leur honnêteté dans tout ce qu'elles touchent.

Et changeant de voix, il continua:

– Dites bien à monsieur Quenu que je lui souhaite le bonjour. Quand je passerai, j'entrerai pour embrasser ma bonne petite Pauline… Au revoir, chère dame, et tout à votre disposition.

Il rentra dans la sacristie. Lisa, en s'en allant, eut la curiosité de voir si Claire priait toujours; mais Claire était retournée à ses carpes et à ses anguilles; il n'y avait plus, devant la chapelle de la Vierge, où la nuit s'était faite, qu'une débandade de chaises renversées, culbutées, sous la chaleur dévote des femmes qui s'étaient agenouillées là.

Quand la belle charcutière traversa de nouveau la place, la Normande, qui guettait sa sortie, la reconnut dans le crépuscule à la rondeur de ses jupes.

– Merci! s'écria-t-elle, elle est restée plus d'une heure. Quand les curés la vident de ses péchés, celle-là, les enfants de choeur font la chaîne pour jeter les seaux d'ordures à la rue.

Le lendemain matin, Lisa monta droit à la chambre de Florent. Elle s'y installa en toute tranquillité, certaine de n'être pas dérangée, décidée d'ailleurs à mentir, à dire qu'elle venait s'assurer de la propreté du linge, si Florent remontait. Elle l'avait vu, en bas, très-occupé, au milieu de la marée. S'asseyant devant la petite table, elle enleva le tiroir, le mit sur ses genoux, le vida avec de grandes précautions, en ayant grand soin de replacer les paquets de papiers dans le même ordre. Elle trouva d'abord les premiers chapitres de l'ouvrage sur Cayenne, puis les projets, les plans de toutes sortes, la transformation des octrois en taxes sur les transactions, la réforme du système administratif des Halles, et les autres. Ces pages de fine écriture qu'elle s'appliquait à lire, l'ennuyèrent beaucoup; elle allait remettre le tiroir, convaincue que Florent cachait ailleurs la preuve de ses mauvais desseins, rêvant déjà de fouiller la laine des matelas, lorsqu'elle découvrit, dans une enveloppe à lettre, le portrait de la Normande. La photographie était un peu noire. La Normande posait debout, le bras droit appuyée sur une colonne tronquée; et elle avait tous ses bijoux, une robe de soie neuve qui bouffait, un rire insolent. Lisa oublia son beau-frère, ses terreurs, ce qu'elle était venue faire là. Elle s'absorba dans une de ces contemplations de femme dévisageant une autre femme, tout à l'aise, sans crainte d'être vue. Jamais elle n'avait eu le loisir d'étudier sa rivale de si près. Elle examina les cheveux, le nez, la bouche, éloigna la photographie, la rapprocha. Puis, les lèvres pincées, elle lut sur le revers, écrit en grosses vilaines lettres: « Louise à son ami Florent. » Cela la scandalisa, c'était un aveu. L'envie lui vint de prendre cette carte, de la garder comme une arme contre son ennemie. Elle la remit lentement dans l'enveloppe, en songeant que ce serait mal, et qu'elle la retrouverait toujours, d'ailleurs.