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Le Ventre de Paris

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Alors, feuilletant de nouveau les pages volantes, les rangeant une à une, elle eut l'idée de regarder au fond, à l'endroit où Florent avait repoussé le fil et les aiguilles d'Augustine; et là, entre le paroissien et la Clef des songes, elle découvrit ce qu'elle cherchait, des notes très-compromettantes, simplement défendues par une chemise de papier gris. L'idée d'une insurrection, du renversement de l'empire, à l'aide d'un coup de force, avancée un soir par Logre chez monsieur Lebigre, avait lentement mûri dans l'esprit ardent de Florent. Il y vit bientôt un devoir, une mission. Ce fut le but enfin trouvé de son évasion de Cayenne et de son retour à Paris. Croyant avoir à venger sa maigreur contre cette ville engraissée, pendant que les défenseurs du droit crevaient la faim en exil, il se fit justicier, il rêva de se dresser, des Halles mêmes, pour écraser ce règne de mangeailles et de soûleries. Dans ce tempérament tendre, l'idée fixe plantait aisément son clou. Tout prenait des grossissements formidables, les histoires les plus étranges se bâtissaient, il s'imaginait que les Halles s'étaient emparées de lui, à son arrivée, pour l'amollir, l'empoisonner de leurs odeurs. Puis, c'était Lisa qui voulait l'abêtir; il l'évitait pendant des deux et trois jours, comme un dissolvant qui aurait fondu ses volontés, s'il l'avait approchée. Ces crises de terreurs puériles, ces emportements d'homme révolté, aboutissaient toujours à de grandes douceurs, à des besoins d'aimer, qu'il cachait avec une honte d'enfant. Le soir surtout, le cerveau de Florent s'embarrassait de fumées mauvaises. Malheureux de sa journée, les nerfs tendus, refusant le sommeil par une peur sourde de ce néant, il s'attardait davantage chez monsieur Lebigre ou chez les Méhudin; et, quand il rentrait, il ne se couchait encore pas, il écrivait, il préparait la fameuse insurrection. Lentement, il trouva tout un plan d'organisation. Il partagea Paris en vingt sections, une par arrondissement ayant chacune un chef, une sorte de général, qui avait sous ses ordres vingt lieutenants commandant à vingt compagnie, d'affiliés. Toutes les semaines, il y aurait un conseil tenu par les chefs, chaque fois dans un local différent; pour plus de discrétion, d'ailleurs, les affiliés ne connaîtraient que le lieutenant, qui lui-même s'aboucherait uniquement avec le chef de sa section; il serait utile aussi que ces compagnies se crussent toutes chargées de missions imaginaires, ce qui achèverait de dépister la police. Quant à la mise en oeuvre de ces forces, elle était des plus simples. On attendrait la formation complète des cadres; puis on profiterait de la première émotion politique. Comme on n'aurait sans doute que quelques fusils de chasse, on s'emparerait d'abord des postes, on désarmerait les pompiers, les gardes de Paris, les soldats de la ligne, sans livrer bataille autant que possible, en les invitant à faire cause commune avec le peuple. Ensuite, on marcherait droit au Corps législatif, pour aller de là à l'Hôtel de Ville. Ce plan, auquel Florent revenait chaque soir, comme à un scénario de drame qui soulageait sa surexcitation nerveuse, n'était encore qu'écrit sur des bouts de papier, raturés, montrant les tâtonnements de l'auteur, permettant de suivre les phases de cette conception à la fois enfantine et scientifique. Lorsque Lisa eut parcouru les notes, sans toutes les comprendre, elle resta tremblante, n'osant plus toucher à ces papiers, avec la peur de les voir éclater entre ses mains comme des armes chargées.

Une dernière note l'épouvanta plus encore que les autres. C'était une demi-feuille, sur laquelle Florent avait dessiné la forme des insignes qui distingueraient les chefs et les lieutenants; à côté, se trouvaient également les guidons des compagnies. Même des légendes au crayon disaient la couleur des guidons pour les vingt arrondissements. Les insignes des chefs étaient des écharpes rouges; ceux des lieutenants, des brassards, également rouges. Ce fut, pour Lisa, la réalisation immédiate de l'émeute; elle vit ces hommes, avec toutes ces étoffes rouges, passer devant sa charcuterie, envoyer des balles dans les glaces et dans les marbres, voler les saucisses et les andouilles de l'étalage. Les infâmes projets de sou beau-frère étaient un attentat contre elle-même, contre son bonheur. Elle referma le tiroir, regardant la chambre, se disant que c'était elle pourtant qui logeait cet homme, qu'il couchait dans ses draps, qu'il usait ses meubles. Et elle était particulièrement exaspérée par la pensée qu'il cachait l'abominable machine infernale dans cette petite table de bois blanc, qui lui avait servi autrefois chez l'oncle Gradelle, avant son mariage, une table innocente, toute déclouée.

Elle resta debout, songeant à ce qu'elle allait faire. D'abord, il était inutile d'instruire Quenu. Elle eut l'idée d'avoir une explication avec Florent, mais elle craignit qu'il ne s'en allât commettre son crime plus loin, tout en les compromettant, par méchanceté. Elle se calmait un peu, elle préféra le surveiller. Au premier danger, elle verrait. En somme, elle avait à présent de quoi le faire retourner aux galères.

Comme elle rentrait à la boutique, elle vit Augustine tout émotionnée. La petite Pauline avait disparu depuis une grande demi-heure. Aux questions inquiètes de Lisa, elle ne put que répondre:

– Je ne sais pas, madame… Elle était là tout à l'heure, sur le trottoir, avec un petit garçon… Je les regardais; puis, j'ai entamé un jambon pour un monsieur, et je ne les ai plus vus.

– Je parie que c'est Muche, s'écria la charcutière; ah! le gredin d'enfant!

C'était Muche, en effet. Pauline, qui étrennait justement ce jour-là une robe neuve, à raies bleues, avait voulu la montrer. Elle se tenait toute droite, devant la boutique, bien sage, les lèvres pincées par cette moue grave d'une petite femme de six ans qui craint de se salir. Ses jupes, très-courtes, très-empesées, bouffaient comme des jupes de danseuse, montrant ses bas blancs bien tirés, ses bottines vernies, d'un bleu d'azur; tandis que son grand tablier, qui la décolletait, avait, aux épaules, un étroit volant brodé, d'où ses bras, adorables d'enfance, sortaient nus et roses. Elle portait des boutons de turquoise aux oreilles, une jeannette au cou, un ruban de velours bleu dans les cheveux, très-bien peignée, avec l'air gras et tendre de sa mère, la grâce parisienne d'une poupée neuve.

Muche, des Halles, l'avait aperçue. Il mettait dans le ruisseau des petits poissons morts que l'eau emportait, et qu'il suivait le long du trottoir, en disant qu'ils nageaient. Mais la vue de Pauline, si belle, si propre, lui fit traverser la chaussée, sans casquette, la blouse déchirée, le pantalon tombant et montrant la chemise, dans le débraillé d'un galopin de sept ans. Sa mère lui avait bien défendu de jouer jamais avec « cette grosse bête d'enfant que ses parents bourraient à la faire crever. » Il rôda un instant, s'approcha, voulut toucher la jolie robe à raies bleues. Pauline, d'abord flattée, eut une moue de prude, recula, en murmurant d'un ton fâché:

– Laisse-moi… Maman ne veut pas.

Cela fit rire le petit Muche, qui était très-dégourdi et très-entreprenant.

– Ah bien! dit-il, tu es joliment godiche!.. Ça ne fait rien que ta maman ne veuille pas… Nous allons jouer à nous pousser, veux-tu?

Il devait nourrir l'idée mauvaise de salir Pauline. Celle-ci, en le voyant s'apprêter à lui donner une poussée dans le dos, recula davantage, fit mine de rentrer. Alors, il fut très doux; il remonta ses culottes, en homme du monde.

– Es-tu bête! c'est pour rire… Tu es bien gentille comme ça. Est-ce que c'est à ta maman, ta petite croix?

Elle se rengorgea; dit que c'était à elle. Lui, doucement, l'amenait jusqu'au coin de la rue Pirouette; il lui touchait les jupes, en s'étonnant, en trouvant ça drôlement raide; ce qui causait un plaisir infini à la petite. Depuis qu'elle faisait la belle sur le trottoir, elle était très-vexée de voir que personne ne la regardait. Mais, malgré les compliments de Muche, elle ne voulut pas descendre du trottoir.

– Quelle grue! s'écria-t-il, en redevenant grossier. Je vas t'asseoir sur ton panier aux crottes, tu sais, madame Belles-fesses!

Elle s'effaroucha. Il l'avait prise par la main; et comprenant sa faute, se montrant de nouveau câlin, fouillant vivement dans sa poche:

– J'ai un sou, dit-il.

La vue du sou calma Pauline. Il tenait le sou du bout des doigts, devant elle, si bien qu'elle descendit sur la chaussée, sans y prendre garde, pour suivre le sou. Décidément, le petit Muche était en bonne fortune.

– Qu'est-ce que tu aimes? demanda-t-il.

Elle ne répondit pas tout de suite; elle ne savait pas, elle aimait trop de choses. Lui, nomma une foule de friandises: de la réglisse, de la mélasse, des boules de gomme, du sucre en poudre. Le sucre en poudre fit beaucoup réfléchir la petite; ou trempe un doigt, et on le suce; c'est très bon. Elle restait toute sérieuse. Puis, se décidant:

– Non, j'aime bien les cornets.

Alors, il lui prit le bras, il l'emmena, sans qu'elle résistât. Ils traversèrent la rue Rambuteau, suivirent le large trottoir des Halles, allèrent jusque chez un épicier de la rue de la Cossonnerie, qui avait la renommée des cornets. Les cornets sont de minces cornets de papier, où les épiciers mettent les débris de leur étalage, les dragées cassées, les marrons glacés tombés en morceaux, les fonds suspects des bocaux de bonbons. Muche fit les choses galamment; il laissa choisir le cornet par Pauline, un cornet de papier bleu, ne le lui reprit pas, donna son sou. Sur le trottoir, elle vida les miettes de toutes sortes dans les deux poches de son tablier; et ces poches étaient si étroites, qu'elles furent pleines. Elle croquait doucement, miette par miette, ravie, mouillant son doigt, pour avoir la poussière trop fine; si bien que cela fondait les bonbons, et que deux taches brunes marquaient déjà les deux poches du tablier. Muche avait un rire sournois. Il la tenait par la taille, la chiffonnant à son aise, lui faisant tourner le coin de la rue Pierre-Lescot, du côté de la place des Innocents, en lui disant:

 

– Hein? tu veux bien jouer, maintenant?.. C'est bon, ce que tu as dans tes poches. Tu vois que je ne voulais pas te faire de mal, grande bête.

Et lui-même, il fourrait les doigts au fond des poches. Ils entrèrent dans le square. C'était là sans doute que le petit Muche rêvait de conduire sa conquête. Il lui fit les honneurs du square, comme d'un domaine à lui, très-agréable, où il galopinait pendant des après-midi entières. Jamais Pauline n'était allée si loin; elle aurait sanglotté comme une demoiselle enlevée, si elle n'avait pas eu du sucre dans les poches. La fontaine, au milieu de la pelouse coupée de corbeilles, coulait, avec la déchirure de ses nappes; et les nymphes de Jean Goujon, toutes blanches dans le gris de la pierre, penchant leurs urnes, mettaient leur grâce nue, au milieu de l'air noir du quartier Saint-Denis. Les enfants firent le tour, regardant l'eau tomber des six bassins, intéressés par l'herbe, rêvant certainement de traverser la pelouse centrale, ou de se glisser sous les massifs de houx et de rhododendrons, dans la plate-bande longeant la grille du square. Cependant le petit Muche, qui était parvenu à froisser la belle robe, par derrière, dit, avec son rire en dessous:

– Nous allons jouer à nous jeter du sable, veux-tu?

Pauline était séduite. Ils se jetèrent du sable, en fermant les yeux. Le sable entrait par le corsage décolleté de la petite, coulait tout le long, jusque dans ses bas et ses bottines. Muche s'amusait beaucoup, à voir le tablier blanc devenir tout jaune. Mais il trouva sans doute que c'était encore trop propre.

– Hein? si nous plantions des arbres, demanda-t-il tout à coup. C'est moi qui sais faire de jolis jardins!

– Vrai, des jardins! murmura Pauline pleine d'admiration.

Alors, comme le gardien du square n'était pas là, il lui fit creuser des trous dans une plate bande. Elle était à genoux, au beau milieu de la terre molle, s'allongeant sur le ventre, enfonçant jusqu'aux coudes ses adorables bras nus. Lui, cherchait des bouts de bois, cassait des branches. C'était les arbres du jardin, qu'il plantait dans les trous de Pauline. Seulement, il ne trouvait jamais les trous assez profonds, il la traitait en mauvais ouvrier, avec des rudesses de patron. Quand elle se releva, elle était noire des pieds à la tête; elle avait de la terre dans les cheveux, toute barbouillée, si drôle avec ses bras de charbonnier, que Muche tapa dans ses mains, en s'écriant:

– Maintenant, nous allons les arroser… Tu comprends, ça ne pousserait pas.

Ce fut le comble. Ils sortaient du square, ramassaient de l'eau au ruisseau, dans le creux de leurs mains, revenaient en courant arroser les bouts de bois. En route, Pauline, qui était trop grosse et qui ne savait pas courir, laissait échapper toute l'eau entre ses doigts, le long de ses jupes; si bien qu'au sixième voyage, elle semblait s'être roulée dans le ruisseau. Muche la trouva très-bien, quand elle fut très-sale. Il la fit asseoir avec lui sous un rhododendron, à côté du jardin qu'ils avaient planté. Il lui racontait que ça poussait déjà. Il lui avait pris la main, en l'appelant sa petite femme.

– Tu ne regrettes pas d'être venue, n'est-ce pas? Au lieu de rester sur le trottoir, où tu as l'air de l'ennuyer fameusement… Tu verras, je sais tout plein de jeux, dans les rues. Il faudra revenir, entends-tu. Seulement, on ne parle pas de ça à sa maman. On ne fait pas la bête… Si tu dis quelque chose, tu sais, je te tirerai les cheveux, quand je passerai devant chez toi.

Pauline répondait toujours oui. Lui, par dernière galanterie, lui remplissait de terre les deux poches de son tablier. Il la serrait de près, cherchant maintenant à lui faire du mal, par une cruauté de gamin. Mais elle n'avait plus de sucre, elle ne jouait plus, et elle devenait inquiète. Comme il s'était mis à la pincer, elle pleura en disant qu'elle voulait s'en aller. Cela égaya beaucoup Muche, qui se montra cavalier; il la menaça de ne pas la reconduire chez ses parents. La petite, tout à fait terrifiée, poussait des soupirs étouffés, comme une belle à la merci d'un séducteur, au fond d'une auberge inconnue. Il aurait certainement fini par la battre, pour la faire taire, lorsqu'une voix aigre, la voix de mademoiselle Saget, s'écria à côté d'eux:

– Mais, Dieu me pardonne! c'est Pauline… Veux-tu bien la laisser tranquille, méchant vaurien!

La vieille fille prit Pauline par la main, en poussant des exclamations sur l'état pitoyable de sa toilette. Muche ne s'effraya guère; il les suivit, riant sournoisement de son oeuvre, répétant que c'était elle qui avait voulu venir, et qu'elle s'était laissée tomber par terre. Mademoiselle Saget était une habituée du square des Innocents. Chaque après-midi, elle y passait une bonne heure, pour se tenir au courant des bavardages du menu peuple. Là, aux deux côtés, il y a une longue file demi-circulaire de bancs mis bout à bout. Les pauvres gens qui étouffent dans les taudis des étroites rues voisines s'y entassent: les vieilles, desséchées, l'air frileux, en bonnet fripé; les jeunes en camisole, les jupes mal attachées, les cheveux nus, éreintées, fanées déjà de misère; quelques hommes aussi, des vieillards proprets, des porteurs aux vestes grasses, des messieurs suspects à chapeau noir; tandis que, dans l'allée, la marmaille se roule, traîne des voitures sans roues, emplit des seaux de sable, pleure et se mord, une marmaille terrible, déguenillée, mal mouchée, qui pullule au soleil comme une vermine. Mademoiselle Saget était si mince, qu'elle trouvait toujours à se glisser sur un banc. Elle écoutait, elle entamait la conversation avec une voisine, quelque femme d'ouvrier toute jaune, raccommodant du linge, tirant d'un petit panier, réparé avec des ficelles, des mouchoirs et des bas troués comme des cribles. D'ailleurs, elle avait des connaissances. Au milieu des piaillements intolérables de la marmaille et du roulement continu des voitures, derrière, dans la rue Saint-Denis, c'étaient des cancans sans fin, des histoires sur les fournisseurs, les épiciers, les boulangers, les bouchers, toute une gazette du quartier, enfiélée par les refus de crédit et l'envie sourde du pauvre. Elle apprenait, surtout, parmi ces malheureuses, les choses inavouables, ce qui descendait des garnis louches, ce qui sortait des loges noires des concierges, les saletés de la médisance, dont elle relevait, comme d'une pointe de piment, ses appétits de curiosité. Puis, devant elle, la face tournée du côté des Halles, elle avait la place, les trois pans de maisons, percées de leurs fenêtres, dans lesquelles elle cherchait à entrer du regard; elle semblait se hausser, aller le long des étages, ainsi qu'à des trous de verre, jusqu'aux oeils-de-boeuf des mansardes; elle dévisageait les rideaux, reconstruisait un drame sur la simple apparition d'une tête entre deux persiennes, avait fini par savoir l'histoire des locataires de toutes ces maisons, rien qu'à en regarder les façades. Le restaurant Baratte l'intéressait d'une façon particulière, avec sa boutique de marchand de vin, sa marquise découpée et dorée, formant terrasse, laissant déborder la verdure de quelques pots de fleurs, ses quatre étages étroits, ornés et peinturlurés; elle se plaisait au fond bleu tendre, aux colonnes jaunes, à la stèle surmontée d'une coquille, à cette devanture de temple de carton, badigeonnée sur la face d'une maison décrépite, terminée en haut, au bord du toit, par une galerie de zinc passée à la couleur. Derrière les persiennes flexibles, à bandes rouges, elle lisait les bons petits déjeuners, les soupers fins, les noces à tout casser. Et elle mentait même; c'était là que Florent et Gavard venaient faire des bombances avec ces deux salopes de Méhudin; au dessert, il se passait des choses abominables.

Cependant, Pauline pleurait plus fort, depuis que la vieille fille la tenait par la main. Celle-ci se dirigeait vers la porte du square, lorsqu'elle parut se raviser. Elle s'assit sur le bout d'un banc, cherchant à faire taire la petite.

– Voyons, ne pleure plus, les sergents de ville te prendraient… Je vais te reconduire chez toi. Tu me connais bien, n'est-ce pas? Je suis « bonne amie, » tu sais… Allons, fais une risette.

Mais les larmes la suffoquaient, elle voulait s'en aller. Alors, mademoiselle Saget, tranquillement, la laissa sangloter, attendant qu'elle eût fini. La pauvre enfant était toute grelottante, les jupes et les bas mouillés; les larmes qu'elle essuyait avec ses poings sales lui mettaient de la terre jusqu'aux oreilles. Quand elle se fut un peu calmée, la vieille reprit d'un ton doucereux:

– Ta maman n'est pas méchante, n'est-ce pas? Elle t'aime bien.

– Oui, oui, répondit Pauline, le coeur encore très-gros.

– Et ton papa, il n'est pas méchant non plus, il ne te bat pas, il ne se dispute pas avec ta maman?.. Qu'est-ce qu'ils disent le soir, quand ils vont se coucher?

– Ah! je ne sais pas; moi, j'ai chaud dans mon lit.

– Ils parlent de ton cousin Florent?

– Je ne sais pas.

Mademoiselle Saget prit un air sévère, en feignant de se lever et de s'en aller.

– Tiens! tu n'es qu'une menteuse… Tu sais qu'il ne faut pas mentir… Je vais te laisser là, si tu mens, et Muche te pincera.

Muche, qui rôdait devant le banc, intervint, disant de son ton décidé de petit homme:

– Allez, elle est trop dinde pour savoir… Moi, je sais que mon bon ami Florent a eu l'air joliment cornichon, hier, quand maman lui a dit comme ça, en riant, qu'il pouvait l'embrasser, si cela lui faisait plaisir.

Mais Pauline, menacée d'être abandonnée, s'était remise à pleurer.

– Tais-toi donc, tais-toi donc, mauvaise gale! murmura la vieille en la bousculant. La, je ne m'en vais pas, je t'achèterai un sucre d'orge, hein! un sucre d'orge!.. Alors, tu ne l'aimes pas, ton cousin Florent?

– Non, maman dit qu'il n'est pas honnête.

– Ah! tu vois bien que ta maman disait quelque chose.

– Un soir, dans mon lit, j'avais Mouton, je dormais avec Mouton… Elle disait à papa: « Ton frère, il ne s'est sauvé du bagne que pour nous y ramener tous avec lui. »

Mademoiselle Saget poussa un léger cri. Elle s'était mise debout, toute frémissante. Un trait de lumière venait de la frapper en pleine face. Elle reprit la main de Pauline, la fit trotter jusqu'à la charcuterie, sans parler, les lèvres pincées par un sourire intérieur, les regards pointus d'une joie aiguë. Au coin de la rue Pirouette, Muche, qui les accompagnait en gambadant, jouissant de voir la petite courir avec ses bas crottés, disparut prudemment. Lisa était dans une inquiétude mortelle. Quand elle aperçut sa fille faite comme un torchon, elle eut un tel saisissement, qu'elle la tourna de tous les côtés, sans même songer à la battre. La vieille disait de sa voix mauvaise:

– C'est le petit Muche… Je vous la ramène, vous comprenez… je les ai découverts ensemble, sous un arbre du square. Je ne sais pas ce qu'ils faisaient… À votre place, je regarderais. Il est capable de tout, cet enfant de gueuse.

Lisa ne trouvait pas une parole. Elle ne savait par quel bout prendre sa fille, tant les bottines boueuses, les bas tachés, les jupes déchirées, les mains et la figure noircies, la dégoûtaient. Le velours bleu, les boutons d'oreille, la jeannette, disparaissaient sous une couche de crasse. Mais ce qui acheva de l'exaspérer, ce furent les poches pleines de terre. Elle se pencha, les vida, sans respect pour le dallage blanc et rose de la boutique. Puis, elle ne put prononcer qu'un mot, elle entraîna Pauline, en disant:

– Venez, ordure.

Mademoiselle Saget, qui était toute égayée par cette scène, au fond de son chapeau noir, traversa vivement la rue Rambuteau. Ses pieds menus touchaient à peine le pavé; une jouissance la portait, comme un souffle plein de caresses chatouillantes. Elle savait donc enfin! Depuis près d'une année qu'elle brûlait, voilà qu'elle possédait Florent, tout entier, tout d'un coup. C'était un contentement inespéré, qui la guérissait de quelque maladie; car elle sentait bien que cet homme-là l'aurait fait mourir à petit feu, en se refusant plus longtemps à ses ardeurs de curiosité. Maintenant, le quartier des Halles lui appartenait; il n'y avait plus de lacune dans sa fête; elle aurait raconté chaque rue, boutique par boutique. Et elle poussait de petits soupirs pâmés, tout en entrant dans le pavillon aux fruits.

– Eh! mademoiselle Saget, cria la Sarriette de son banc, qu'est-ce que vous avez donc à rire toute seule?.. Est-ce que vous avez gagné le gros lot à la loterie?

 

– Non, non… Ah! ma petite, si vous saviez!..

La Sarriette était adorable, au milieu de ses fruits, avec son débraillé de belle fille. Ses cheveux frisottants lui tombaient sur le front, comme des pampres. Ses bras nus, son cou nu, tout ce qu'elle montrait de nu et de rose, avait une fraîcheur de pêche et de cerise. Elle s'était pendu par gaminerie des guignes aux oreilles, des guignes noires qui sautaient sur ses joues, quand elle se penchait, toute sonore de rires. Ce qui s'amusait si fort, c'était qu'elle mangeait des groseilles, et qu'elle les mangeait à s'en barbouiller la bouche, jusqu'au menton et jusqu'au nez; elle avait la bouche rouge, une bouche maquillée, fraîche du jus des groseilles, comme peinte et parfumée de quelque fard du sérail. Une odeur de prune montait de ses jupes. Sou fichu mal noué sentait la fraise.

Et, dans l'étroite boutique, autour d'elle, les fruits s'entassaient. Derrière, le long des étagères, il y avait des files de melons, des cantaloups couturés de verrues, des maraîchers aux guipures grises, des culs de singe avec leurs bosses nues. À l'étalage, les beaux fruits, délicatement parés dans des paniers, avaient des rondeurs de joues qui se cachent, des faces de belles enfants entrevues à demi sous un rideau de feuilles; les pêches surtout, les Montreuil rougissantes, de peau fine et claire comme des filles du Nord, et les pêches du Midi, jaunes et brûlées, ayant le hâle des filles de Provence. Les abricots prenaient sur la mousse des tons d'ambre, ces chaleurs de coucher de soleil qui chauffent la nuque des brunes, à l'endroit où frisent de petits cheveux. Les cerises, rangées une à une, ressemblaient à des lèvres trop étroites de Chinoise qui souriaient: les Montmorency, lèvres trapues de femme grasse; les Anglaises, plus allongées et plus graves; les guignes, chair commune, noire, meurtrie de baisers; les bigarreaux, tachés de blanc et de rose, au rire à la fois joyeux et fâché. Les pommes, les poires s'empilaient, avec des régularités d'architecture, faisant des pyramides, montrant des rougeurs de seins naissants, des épaules et des hanches dorées, toute une nudité discrète, au milieu des brins de fougère; elles étaient de peaux différentes, les pommes d'api au berceau, les rambourg avachies, les calville en robe blanche, les canada sanguines, les châtaignier couperosées, les reinettes blondes, piquées de rousseur; puis, les variétés des poires, la blanquette, l'angleterre, les beurrés, les messire-jean, les duchesses, trapues, allongées, avec des cous de cygne ou des épaules apoplectiques, les ventres jaunes et verts, relevés d'une pointe de carmin. À côté, les prunes transparentes montraient des douceurs chlorotiques de vierge; les reine-Claude, les prunes de monsieur, étaient pâlies d'une fleur d'innocence; les mirabelles s'égrenaient comme les perles d'or d'un rosaire, oublié dans une boîte avec des bâtons de vanille. Et les fraises, elles aussi, exhalaient un parfum frais, un parfum de jeunesse, les petites surtout, celle qu'on cueille dans les bois, plus encore que les grosses fraises de jardin, qui sentent la fadeur des arrosoirs. Les framboises ajoutaient un bouquet à cette odeur pure. Les groseilles, les cassis, les noisettes, riaient avec des mines délurées; pendant que des corbeilles de raisins, des grippes lourdes, chargées d'ivresse, se pâmaient au bord de l'osier, en laissant retomber leurs grains roussis par les voluptés trop chaudes du soleil.

La Sarriette vivait là, comme dans un verger, avec des griseries d'odeurs. Les fruits à bas prix, les cerises, les prunes, les fraises, entassés devant elle sur des paniers plats, garnis de papier, se meurtrissaient, tachaient l'étalage de jus, d'un jus fort qui fumait dans la chaleur. Elle sentait aussi la tête lui tourner, en juillet, par les après-midi brûlantes, lorsque les melons l'entouraient d'une puissante vapeur de musc. Alors, ivre, montrant plus de chair sous son fichu, à peine mûre et toute fraîche de printemps, elle tentait la bouche, elle inspirait des envies de maraude. C'était elle, c'étaient ses bras, c'était son cou, qui donnaient à ses fruits cette vie amoureuse, cette tiédeur satinée de femme. Sur le banc de vente, à côte, une vieille marchande, une ivrognesse affreuse, n'étalait que des pommes ridées, des poires pendantes comme des seins vides, des abricots cadavéreux, d'un jaune infâme de sorcière. Mais, elle, faisait de son étalage une grande volupté nue. Ses lèvres avaient posé là une à une les cerises, des baisers rouges; elle laissait tomber de son corsage les pêches soyeuses; elle fournissait aux prunes sa peau la plus tendre, la peau de ses tempes, celle de son menton, celle des coins de sa bouche; elle laissait couler un peu de son sang rouge dans les veines des groseilles Ses ardeurs de belle fille mettaient en rut ces fruits de la terre, toutes ces semences, dont les amours s'achevaient sur un lit de feuilles, au fond des alcôves tendues de mousse des petits paniers. Derrière sa boutique, l'allée aux fleurs avait une senteur fade, auprès de l'arome de vie qui sortait de ses corbeilles entamées et de ses vêtements défaits.

Cependant, la Sarriette, ce jour-là, était toute grise d'un arrivage de mirabelles, qui encombrait le marché. Elle vit bien que mademoiselle Saget avait quelque grosse nouvelle, et elle voulut la faire causer; mais la vieille, en piétinant d'impatience:

– Non, non, je n'ai pas le temps… Je cours voir madame Lecoeur. Ah! j'en sais de belles!.. Venez, si vous voulez.

À la vérité, elle ne traversait le pavillon aux fruits que pour racoler la Sarriette. Celle-ci ne put résister à la tentation. Monsieur Jules était là, se dandinant sur une chaise retournée, rasé et frais comme un chérubin.

– Garde un instant la boutique, n'est-ce pas? lui dit-elle. Je reviens tout de suite.

Mais lui, se leva, lui cria de sa voix grasse, comme elle tournait l'allée:

– Eh! pas de ça, Lisette! Tu sais, je file, moi… Je ne veux pas attendre une heure comme l'autre jour… Avec ça que tes prunes me donnent mal à la tête.

Il s'en alla tranquillement, les mains dans les poches. La boutique resta seule. Mademoiselle Saget faisait courir la Sarriette. Au pavillon du beurre, une voisine leur dit que madame Lecoeur était à la cave. La Sarriette descendit la chercher, pendant que la vieille s'installait au milieu des fromages.

En bas, la cave est très-sombre; le long des ruelles, les resserres sont tendues d'une toile métallique à mailles fines, par crainte des incendies; les becs de gaz, fort rares, font des taches jaunes sans rayons, dans la buée nauséabonde, qui s'alourdit sous l'écrasement de la voûte. Mais, madame Lecoeur travaillait le beurre, sur une des tables placées le long de la rue Berger. Les soupiraux laissent tomber un jour pâle. Les tables, continuellement lavées à grande eau par des robinets, ont des blancheurs de tables neuves. Tournant le dos à la pompe du fond, la marchande pétrissait « la maniotte, » au milieu d'une boîte de chêne. Elle prenait, à côté d'elle, les échantillons des différents beurres, les mêlait, les corrigeait l'un par l'autre, ainsi qu'on procède pour le coupage des vins. Pliée en deux, les épaules pointues, les bras maigres et noueux, comme des échalas, nus jusqu'aux épaules, elle enfonçait furieusement les poings dans cette pâte grasse qui prenait un aspect blanchâtre et crayeux. Elle suait, elle poussait un soupir à chaque effort.

– C'est mademoiselle Saget qui voudrait vous parler, ma tante, dit la Sarriette.