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Le Ventre de Paris

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Madame Lecoeur s'arrêta, ramena son bonnet sur ses cheveux, de ses doigts pleins de beurre, sans paraître avoir peur des taches.

– J'ai fini; qu'elle attende un instant, répondit-elle.

– Elle a quelque chose de très-intéressant à vous dire.

– Rien qu'une minute, ma petite.

Elle avait replongé les bras. Le beurre lui montait jusqu'aux coudes. Amolli préalablement dans l'eau tiède, il huilait sa chair de parchemin, faisant ressortir les grosses veines violettes qui lui couturaient la peau, pareilles à des chapelets de varices éclatées. La Sarriette était toute dégoûtée par ces vilains bras, s'acharnant au milieu de cette masse fondante. Mais elle se rappelait le métier; autrefois, elle mettait, elle aussi, ses petites mains adorables dans le beurre, pendant des après-midi entières; même c'était là sa pâte d'amande, un onguent qui lui conservait la peau blanche, les ongles roses, et dont ses doigts déliés semblaient avoir garder la souplesse. Aussi, au bout d'un silence, reprit-elle:

– Elle ne sera pas fameuse, votre maniotte, ma tante… Vous avez là des beurres trop forts.

– Je le sais bien, dit madame Lecoeur entre deux gémissements, mais que veux-tu? il faut tout faire passer… Il y a des gens qui veulent payer bon marché; on leur fait du bon marché… Va, c'est toujours trop bon pour les clients.

La Sarriette pensait qu'elle n'en mangerait pas volontiers, du beurre travaillé par les bras de sa tante. Elle regarda dans un petit pot plein d'une sorte de teinture rouge.

– Il est trop clair, votre raucourt, murmura-t-elle.

Le raucourt sert à rendre à la maniotte une belle couleur jaune. Les marchandes croient garder religieusement le secret de cette teinture, qui provient simplement de la graine du rocouyer; il est vrai qu'elles en fabriquent avec des carottes et des fleurs de soucis.

– A la fin, venez-vous! dit la jeune femme qui s'impatientait et qui n'était plus habituée à l'odeur infecte de la cave. Mademoiselle Saget est peut-être déjà partie… Elle doit savoir des choses très-graves sur mon oncle Gavard.

Madame Lecoeur, du coup, ne continua pas. Elle laissa la maniotte et le raucourt. Elle ne s'essuya pas même les bras. D'une légère tape, elle ramena de nouveau son bonnet, marchant sur les talons de sa nièce, remontant l'escalier, en répétant avec inquiétude:

– Tu crois qu'elle ne nous aura pas attendues?

Mais elle se rassura, en apercevant mademoiselle Saget, au milieu des fromages. Elle n'avait eu garde de s'en aller. Les trois femmes s'assirent au fond de l'étroite boutique. Elles y étaient les unes sur les autres, se parlant le nez dans la face. Mademoiselle Saget garda le silence pendant deux bonnes minutes; puis, quand elle vit les deux antres toutes brûlantes de curiosité, d'une voix pointue:

– Vous savez, ce Florent?.. Eh bien, je peux vous dire d'où il vient, maintenant.

Et elle les laissa un instant encore suspendues à ses lèvres.

– Il vient du bagne, dit-elle enfin, en assourdissant terriblement sa voix.

Autour d'elles, les fromages puaient. Sur les deux étagères de la boutique, au fond, s'alignaient des mottes de beurre énormes; les beurres de Bretagne, dans des paniers, débordaient; les beurres de Normandie, enveloppés de toile, ressemblaient à des ébauches de ventres, sur lesquelles un sculpteur aurait jeté des linges mouillés; d'autres mottes, entamées, taillées par les larges couteaux en rochers à pic, pleines de vallons et de cassures, étaient comme des cimes éboulées, dorées par la pâleur d'un soir d'automne. Sous la table d'étalage, de marbre rouge veiné de gris, des paniers d'oeufs mettaient une blancheur de craie; et, dans des caisses, sur des clayons de paille, des bondons posés bout à bout, des gournay rangés à plat comme des médailles, faisaient des nappes plus sombres, tachées de tons verdâtres. Mais c'était surtout sur la table que les fromages s'empilaient. Là, à côte des pains de beurre à la livre, dans des feuilles de poirée, s'élargissait un cantal géant, comme fendu à coups de hache; puis venaient un chester, couleur d'or, un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare, des hollande, ronds comme des têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui les fait nommer tètes-de-mort. Un parmesan, au milieu de cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d'odeur aromatique. Trois brie, sur des planches rondes, avaient des mélancolies de lunes éteintes; deux, très-secs, étaient dans leur plein; le troisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d'une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, à l'aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir. Des port-salut, semblables à des disques antiques, montraient en exergue le nom imprimé des fabricants. Un romantour, vêtu de son papier d'argent, donnait le rêve d'une barre de nougat, d'un fromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres. Les roquefort, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d'une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes; tandis que, dans un plat, à côté, des fromages de chèvre, gros comme un poing d'enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux. Alors, commençaient les puanteurs: les mont-d'or, jaune clair, puant une odeur douceâtre; les troyes, très-épais, meurtris sur les bords, d'âpreté déjà plus forte, ajoutant une fétidité de cave humide; les camembert, d'un fumet de gibier trop faisandé; les neufchâtel, les limbourg, les marolles, les pont-l'évêque, carrés, mettant chacun leur note aiguë et particulière dans cette phrase rude jusqu'à la nausée; les livarot, teintes de rouge, terribles à la gorge comme une vapeur de soufre; puis enfin, par-dessus tous les autres, les olivet, enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognes que les paysans couvrent de branches, au bord d'un champ, fumantes au soleil. La chaude après-midi avait amolli les fromages; les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées; sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivet, qui battait comme une poitrine, d'une haleine lente et grosse d'homme endormi; un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d'un peuple de vers. Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géromé anisé répandait une infection telle, que des mouches étaient tombées autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris.

Mademoiselle Saget avait ce géromé presque sous le nez. Elle se recula, appuya la tête contre les grandes feuilles de papier jaunes et blanches, accrochées par un coin, au fond de la boutique.

– Oui, répéta-t-elle avec une grimace de dégoût, il vient du bagne…

Hein! ils n'ont pas besoin de faire les fiers, les Quenu-Gradelle!

Mais madame Lecoeur et la Sarriette poussaient des exclamations d'étonnement. Ce n'était pas possible. Qu'avait-il donc commis pour aller au bagne? aurait-on jamais soupçonné cette madame Quenu, cette vertu qui faisait la gloire du quartier, de choisir un amant au bagne?

– Eh! non, vous n'y êtes pas, s'écria la vieille impatientée. Écoutez-moi donc… Je savais bien que j'avais déjà vu ce grand escogriffe quelque part.

Elle leur conta l'histoire de Florent. Maintenant, elle se souvenait d'un bruit vague qui avait couru dans le temps, d'un neveu du vieux Gradelle envoyé à Cayenne, pour avoir tué six gendarmes sur une barricade; elle l'avait même aperçu une fois, rue Pirouette. C'était bien lui, c'était le faux cousin. Et elle se lamentait, en ajoutant qu'elle perdait la mémoire, qu'elle était finie, que bientôt elle ne saurait plus rien. Elle pleurait cette mort de sa mémoire, comme un érudit qui verrait s'envoler au vent les notes amassées par le travail de toute une existence.

– Six gendarmes! murmura la Sarriette avec admiration; il doit avoir une poigne solide, cet homme-là.

– Et il eu a bien fait d'autres, ajouta mademoiselle Saget. Je ne vous conseille pas de le rencontrer à minuit.

– Quel gredin! balbutia madame Lecoeur, tout à fait épouvantée.

Le soleil oblique entrait sous le pavillon, les fromages puaient plus fort. À ce moment, c'était surtout le marolles qui dominait; il jetait des bouffées puissantes, une senteur de vieille litière, dans la fadeur des mottes de beurre. Puis, le veut parut tourner; brusquement, des râles de limbourg arrivèrent entre les trois femmes, aigres et amers, comme soufflés par des gorges de mourants.

– Mais, reprit madame Lecoeur, il est le beau-frère de la grosse Lisa, alors… Il n'a pas couché avec…

Elles se regardèrent, surprises par ce côté du nouveau cas de Florent. Cela les ennuyait de lâcher leur première version. La vieille demoiselle hasarda, en haussant les épaules:

– Ça n'empêcherait pas… quoique, à vrai dire, ça me paraîtrait vraiment raide… Enfin, je n'en mettrais pas ma main au feu.

– D'ailleurs, fit remarquer la Sarriette, ce serait ancien, il n'y coucherait toujours plus, puisque vous l'avez vu avec les deux Méhudin.

– Certainement, comme je vous vois, ma belle, s'écria mademoiselle Saget, piquée, croyant qu'on doutait. Il y est tous les soirs, dans les jupes des Méhudin… Puis, ça nous est égal. Qu'il ait couché avec qui il voudra, n'est-ce pas? Nous sommes d'honnêtes femmes, nous… C'est un fier coquin!

– Bien sûr, conclurent les deux autres. C'est un scélérat fini.

En somme, l'histoire tournait au tragique; elles se consolaient d'épargner la belle Lisa, en comptant sur quelque épouvantable catastrophe amenée par Florent. Évidemment, il avait de mauvais desseins; ces gens-là ne s'échappent que pour mettre le feu partout; puis, un homme pareil ne pouvait être entré aux Halles sans « manigancer quelque coup. » Alors, ce furent des suppositions prodigieuses. Les deux marchandes déclarèrent qu'elles allaient ajouter un cadenas à leur resserre; même la Sarriette se rappela que, l'autre semaine, on lui avait volé un panier de pêches. Mais mademoiselle Saget les terrifia, en leur apprenant que les « rouges » ne procédaient pas comme cela; ils se moquaient bien d'un panier de pêches; ils se mettaient à deux ou trois cents pour tuer tout le monde, piller à leur aise. Ça, c'était de la politique, disait-elle avec la supériorité d'une personne instruite. Madame Lecoeur en fut malade; elle voyait les Halles flamber, une nuit que Florent et ses complices se seraient cachés au fond des caves, pour s'élancer de là sur Paris.

 

– Eh! j'y songe, dit tout à coup la vieille, il y a l'héritage du vieux Gradelle… Tiens! tiens! ce sont les Quenu qui ne doivent pas rire.

Elle était toute réjouie. Les commérages tournèrent. On tomba sur les Quenu, quand elle eut raconté l'histoire du trésor dans le saloir, qu'elle savait jusqu'aux plus minces détails. Elle disait même le chiffre de quatre-vingt-cinq mille francs, sans que Lisa ni son mari se rappelassent l'avoir confié à âme qui vive. N'importe, les Quenu n'avaient pas donné sa part « au grand maigre. » Il était trop mal habillé pour ça. Peut-être qu'il ne connaissait seulement pas l'histoire du saloir. Tous voleurs, ces gens-là. Puis, elles rapprochèrent leur tête, baissant la voix, décidant qu'il serait peut-être dangereux de s'attaquer à la belle Lisa, mais qu'il fallait « faire son affaire au rouge, » pour qu'il ne mangeât plus l'argent de ce pauvre monsieur Gavard.

Au nom de Gavard, il se fit un silence. Elles se regardèrent toutes trois, d'un air prudent. Et, comme elles soufflaient un peu, ce fut le camembert qu'elles sentirent surtout. Le camembert, de son fumet de venaison, avait vaincu les odeurs plus sourdes du marolles et du limbourg; il élargissait ses exhalaisons, étouffait les autres senteurs sous une abondance surprenante d'haleines gâtées. Cependant, au milieu de cette phrase vigoureuse, le parmesan jetait par moments un filet mince de flûte champêtre; tandis que les brie y mettaient des douceurs fades de tambourins humides. Il y eut une reprise suffoquante du livarot. Et cette symphonie se tint un moment sur une note aiguë du géromé anisé, prolongée en point d'orgue.

– J'ai vu madame Léonce, reprit mademoiselle Saget, avec un coup d'oeil significatif.

Alors, les deux autres furent très-attentives. Madame Léonce était la concierge de Gavard, rue de la Cossonnerie. Il habitait là une vieille maison, un peu en retrait, occupée au rez-de-chaussée par un entrepositaire de citrons et d'oranges, qui avait fait badigeonner la façade en bleu, jusqu'au deuxième étage. Madame Léonce faisait son ménage, gardait les clés des armoires, lui montait de la tisane lorsqu'il était enrhumé. C'était une femme sévère, de cinquante et quelques années, parlant lentement, d'une façon interminable; elle s'était fâchée un jour, parce que Gavard lui avait pincé la taille; ce qui ne l'empêcha pas de lui poser des sangsues, à un endroit délicat, à la suite d'une chute qu'il avait faite. Mademoiselle Saget qui, tous les mercredis soirs, allait prendre le café dans sa loge, lia avec elle une amitié encore plus étroite, quand le marchand de volailles vint habiter la maison. Elles causaient ensemble du digne homme pendant des heures entières; elles l'aimaient beaucoup; elles voulaient son bonheur.

– Oui, j'ai vu madame Léonce, répéta la vieille; nous avons pris le café, hier… Je l'ai trouvée très-peinée. Il paraît que monsieur Gavard ne rentre plus avant une heure. Dimanche, elle lui a monté du bouillon, parce qu'elle lui avait vu le visage tout à l'envers.

– Elle sait bien ce qu'elle fait, allez, dit madame Lecoeur, que ces soins de la concierge inquiétaient.

Mademoiselle Saget crut devoir défendre son amie.

– Pas du tout, vous vous trompez… Madame Léonce est au-dessus de sa position. C'est une femme très comme il faut… Ah bien! si elle voulait s'emplir les mains, chez monsieur Gavard, il y a longtemps qu'elle n'aurait eu qu'à se baisser. Il paraît qu'il laisse tout traîner… C'est justement à propos de cela que je veux vous parler. Mais, silence, n'est-ce pas? Je vous dis ça sous le sceau du secret.

Elles jurèrent leurs grands dieux qu'elles seraient muettes. Elles avançaient le cou. Alors l'autre, solennellement:

– Vous saurez donc que monsieur Gavard est tout chose depuis quelque temps… Il a acheté des armes, un grand pistolet qui tourne, vous savez. Madame Léonce dit que c'est une horreur, que ce pistolet est toujours sur la cheminée ou sur la table, et qu'elle n'ose plus essuyer… Et ce n'est rien encore. Son argent…

– Son argent, répéta madame Lecoeur, dont les joues brûlaient.

– Eh bien, il n'a plus d'actions, il a tout vendu, il a maintenant dans une armoire un tas d'or…

– Un tas d'or, dit la Sarriette ravie.

– Oui, un gros tas d'or. Il y en a plein sur une planche. Ça éblouit. Madame Léonce m'a raconté qu'il avait ouvert l'armoire un matin devant elle, et que ça lui a fait mal aux yeux, tant ça brillait.

Il y eut un nouveau silence. Les paupières des trois femmes battaient, comme si elles avaient vu le tas d'or. La Sarriette se mit à rire la première, en murmurant:

– Moi, si mon oncle me donnait ça, je m'amuserais joliment avec Jules… Nous ne nous lèverions plus, nous ferions monter de bonnes choses du restaurant.

Madame Lecoeur restait comme écrasée sous cette révélation, sous cet or qu'elle ne pouvait maintenant chasser de sa vue. L'envie l'étreignait aux flancs. Enfin elle leva ses bras maigres, ses mains sèches, dont les ongles débordaient de beurre figé; et elle ne put que balbutier, d'un ton plein d'angoisse:

– Il n'y faut pas penser, ça fait trop de mal.

– Eh! ce serait votre bien, si un accident arrivait, dit mademoiselle Saget. Moi, à votre place, je veillerais à mes intérêts… Vous comprenez, ce pistolet ne dit rien de bon. Monsieur Gavard est mal conseillé. Tout ça finira mal.

Elles en revinrent à Florent. Elles le déchirèrent avec plus de fureur encore. Puis, posément, elles calculèrent où ces mauvaises histoires pouvaient les mener, lui et Gavard. Très-loin, à coup sûr, si l'on avait la langue trop longue. Alors, elles jurèrent, quant à elles, de ne pas ouvrir la bouche, non que cette canaille de Florent méritât le moindre ménagement, mais parce qu'il fallait éviter à tout prix que le digne monsieur Gavard fût compromis. Elles s'étaient levées, et comme mademoiselle Saget s'en allait:

– Pourtant, dans le cas d'un accident, demanda la marchande de beurre, croyez-vous qu'on pourrait se fier à madame Léonce?.. C'est elle peut-être qui a la clef de l'armoire?

– Vous m'en demandez trop long, répondit la vieille. Je la crois très-honnête femme; mais, après tout, je ne sais pas; il y a des circonstances… Enfin, je vous ai prévenues toutes les deux; c'est votre affaire.

Elles restaient debout, se saluant, dans le bouquet final des fromages. Tous, à cette heure, donnaient à la fois. C'était une cacophonie de souffles infects, depuis les lourdeurs molles des pâtes cuites, du gruyère et du hollande, jusqu'aux pointes alcalines de l'olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des fromages de chèvre, pareils à un chant large de basse, sur lesquels se détachaient, en notes piquées, les petites fumées brusques des neufchâtel, des troyes et des mont-d'or. Puis les odeurs s'effaraient, roulaient les unes sur les autres, s'épaississaient des bouffées du port-salut, du limbourg, du géromé, du marolles, du livarot, du pont-l'évêque, peu à peu confondues, épanouies en une seule explosion de puanteurs. Cela s'épandait, se soutenait, au milieu du vibrement général, n'ayant plus de parfums distincts, d'un vertige continu de nausée et d'une force terrible d'asphyxie. Cependant, il semblait que c'étaient les paroles mauvaises de madame Lecoeur et de mademoiselle Saget qui puaient si fort.

– Je vous remercie bien, dit la marchande de beurre. Allez! si je suis jamais riche, je vous récompenserai.

Mais la vieille ne s'en allait pas. Elle prit un bondon, le retourna, le remit sur la table de marbre. Puis, elle demanda combien ça coûtait.

– Pour moi? ajouta-t-elle avec un sourire.

– Pour vous, rien, répondit madame Lecoeur. Je vous le donne.

Et elle répéta:

– Ah! si j'étais riche!

Alors, mademoiselle Saget lui dit que ça viendrait un jour. Le bondon avait déjà disparu dans le cabas. La marchande de beurre redescendit à la cave, tandis que la vieille demoiselle reconduisait la Sarriette jusqu'à sa boutique. Là, elles causèrent un instant de monsieur Jules. Les fruits, autour d'elles, avaient leur odeur fraîche de printemps.

– Ça sent meilleur chez vous que chez votre tante, dit la vieille. J'en avais mal au coeur, tout à l'heure. Comment fait-elle pour vivre là dedans?.. Au moins, ici, c'est doux, c'est bon. Cela vous rend toute rose, ma belle.

La Sarriette se mit à rire. Elle aimait les compliments. Puis, elle vendit une livre de mirabelles à une dame, en disant que c'était un sucre.

– J'en achèterais bien, des mirabelles, murmura mademoiselle Saget, quand la dame fut partie; seulement il m'en faut si peu… Une femme seule, vous comprenez…?

– Prenez-en donc une poignée, s'écria la jolie brune. Ce n'est pas ça qui me ruinera… Envoyez-moi Jules, n'est-ce pas? si vous le voyez. Il doit fumer son cigare, sur le premier banc, en sortant de la grande rue, à droite.

Mademoiselle Saget avait élargi les doigts pour prendre la poignée de mirabelles, qui alla rejoindre le bondon dans le cabas. Elle feignit de vouloir sortir de Halles; mais elle fit un détour par une des rues couvertes, marchant lentement, songeant que des mirabelles et un bonbon composaient un dîner pas trop maigre. D'ordinaire, après sa tournée de l'après-midi, lorsqu'elle n'avait pas réussi à faire emplir son cabas par les marchandes, qu'elle comblait de cajoleries et d'histoires, elle en était réduite aux rogatons. Elle retourna sournoisement au pavillon du beurre. Là, du coté de la rue Berger, derrière les bureaux des facteurs aux huîtres, se trouvent les bancs de viandes cuites. Chaque matin, de petites voitures fermées, en forme de caisses, doublées de zinc et garnies de soupiraux, s'arrêtent aux portes des grandes cuisines, rapportent pêle-mêle la desserte des restaurants, des ambassades, des ministères. Le triage a lieu dans la cave. Dès neuf heures, les assiettes s'étalent, parées, à trois sous et à cinq sous, morceaux de viande, filets de gibier, tètes ou queues de poissons, légumes, charcuterie, jusqu'à du dessert, des gâteaux à peine entamés et des bonbons presque entiers. Les, meurt-de-faim, les petits employés, les femmes grelottant la fièvre, font queue; et parfois les gamins huent des ladres blêmes, qui achètent avec des regards sournois, guettant si personne ne les voit. Mademoiselle Saget se glissa devant une boutique, dont la marchande affichait la prétention de ne vendre que des reliefs sortis des Tuileries. Un jour, elle lui avait même fait prendre une tranche de gigot, en lui affirmant qu'elle venait de l'assiette de l'empereur. Cette tranche de gigot, mangée avec quelque fierté, restait comme une consolation pour la vanité de la vieille demoiselle. Si elle se cachait, c'était d'ailleurs pour se ménager l'entrée des magasins du quartier, où elle rôdait sans jamais rien acheter. Sa tactique était de se fâcher avec les fournisseurs, dès qu'elle savait leur histoire; elle allait chez d'autres, les quittait, se raccommodait, faisait le tour des Halles; de façon qu'elle finissait par s'installer dans toutes les boutiques. On aurait cru à des provisions formidables, lorsqu'en réalité elle vivait de cadeaux et de rogatons payés de son argent, en désespoir de cause.

Ce soir-là, il n'y avait qu'un grand vieillard devant la boutique. Il flairait une assiette, poisson et viande mêlés. Mademoiselle Saget flaira de son côté un lot de friture froide. C'était à trois sous. Elle marchanda, l'obtint à deux sous. La friture froide s'engouffra dans le cabas. Mais d'autres acheteurs arrivaient, les nez s'approchaient des assiettes, d'un mouvement uniforme. L'odeur de l'étalage était nauséabonde, une odeur de vaisselle grasse et d'évier mal lavé.

– Venez me voir demain, dit la marchande à la vieille. Je vous mettrai de côté quelque chose de bon… Il y a un grand dîner aux Tuileries, ce soir.

Mademoiselle Saget promettait de venir, lorsque, en se retournant, elle aperçut Gavard qui avait entendu et qui la la regardait. Elle devint très-rouge, serra ses épaules maigres, s'en alla sans paraître le reconnaître, Mais il la suivit un instant, haussant les épaules, marmottant que la méchanceté de cette pie-grièche ne l'étonnait plus, « du moment qu'elle s'empoisonnait des saletés sur lesquelles on avait roté aux Tuileries. »

 

Dès le lendemain, une rumeur sourde courut dans les Halles. Madame Lecoeur et la Sarriette tenaient leurs grands serments de discrétion. En cette circonstance, mademoiselle Saget se montra particulièrement habile: elle se tut, laissant aux deux autres le soin de répandre l'histoire de Florent. Ce fut d'abord un récit écourté, de simples mots qui se colportaient tout bas; puis, les versions diverses se fondirent, les épisodes s'allongèrent, une légende se forma, dans laquelle Florent jouait un rôle de Croquemitaine. Il avait tué dix gendarmes, à la barricade de la rue Grenéta; il était revenu sur un bateau de pirates qui massacraient tout en mer; depuis son arrivée, on le voyait rôder la nuit avec des hommes suspects, dont il devait être le chef. Là, l'imagination des marchandes se lançait librement, rêvait les choses les plus dramatiques, une bande de contrebandiers en plein Paris, ou bien une vaste association qui centralisait les vols commis dans les Halles. On plaignit beaucoup les Quenu-Gradelle, tout en parlant méchamment de l'héritage. Cet héritage passionna. L'opinion générale fut que Florent était revenu pour prendre sa part du trésor. Seulement, comme il était peu explicable que le partage ne fût pas encore fait, on inventa qu'il attendait une bonne occasion pour tout empocher. Un jour, on trouverait certainement les Quenu-Gradelle massacrés. On racontait que déjà, chaque soir, il y avait des querelles épouvantables entre les deux frères et la belle Lisa.

Lorsque ces contes arrivèrent aux oreilles de la belle Normande, elle haussa les épaules en riant.

– Allez donc, dit-elle, vous ne le connaissez pas… Il est doux comme un mouton, le cher homme.

Elle venait de refuser nettement la main de monsieur Lebigre, qui avait tenté une démarche officielle. Depuis deux mois, tous les dimanches, il donnait aux Méhudin une bouteille de liqueur. C'était Rose qui apportait la bouteille, de son air soumis. Elle se trouvait toujours chargée d'un compliment pour la Normande, d'une phrase aimable qu'elle répétait fidèlement, sans paraître le moins du monde ennuyée de cette étrange commission. Quand monsieur Lebigre se vit congédié, pour montrer qu'il n'était pas fâché, et qu'il gardait de l'espoir, il enroba Rose, le dimanche suivant, avec deux bouteilles de Champagne et un gros bouquet. Ce fut justement à la belle poissonnière qu'elle remit le tout, en récitant d'une haleine ce madrigal de marchand de vin:

-Monsieur Lebigre vous prie de boire ceci à sa santé qui a été beaucoup ébranlée par ce que vous savez. Il espère que vous voudrez bien un jour le guérir, en étant pour lui aussi belle et aussi bonne que ces fleurs.

La Normande s'amusa de la mine ravie de la servante. Elle l'embarrassa en lui parlant de son maître, qui était très exigeant, disait-on. Elle lui demanda si elle l'aimait beaucoup, s'il portait des bretelles, s'il ronflait la nuit. Puis, elle lui fit remporter le Champagne et le bouquet.

-Dites à monsieur Lebigre qu'il ne vous renvoie plus… Vous êtes trop bonne, ma petite. Ça m'irrite de vous voir si douce, avec vos bouteilles sous vos bras. Vous ne pouvez donc pas le griffer, votre monsieur?

– Dame! il veut que je vienne, répondit Rose en s'en allant. Vous avez tort de lui faire de la peine, vous… Il est bien bel homme.

La Normande était conquise par le caractère tendre de Florent. Elle continuait à suivre les leçons de Muche, le soir, sous la lampe, rêvant qu'elle épousait ce garçon si bon pour les enfants; elle gardait son banc de poissonnière, il arrivait à un poste élevé dans l'administration des Halles. Mais ce rêve se heurtait au respect que le professeur lui témoignait; il la saluait, se tenait à distance, lorsqu'elle aurait voulu rire avec lui, se laisser chatouiller, aimer enfin comme elle savait aimer. Cette résistance sourde fut justement ce qui lui fit caresser l'idée de mariage, à toute heure. Elle s'imaginait de grandes jouissances d'amour-propre. Florent vivait ailleurs, plus haut et plus loin. Il aurait peut-être cédé, s'il ne s'était pas attaché au petit Muche; puis, cette pensée d'avoir une maîtresse, dans cette maison, à côté de la mère et de la soeur, le répugnait.

La Normande apprit l'histoire de son amoureux avec une grande surprise. Jamais il n'avait ouvert la bouche de ces choses. Elle le querella. Ces aventures extraordinaires mirent dans ses tendresses pour lui un piment de plus. Alors, pendant des soirées, il fallut qu'il racontât tout ce qui lui était arrivé. Elle tremblait que la police ne finît par le découvrir; mais lui, la rassurait, disait que c'était trop vieux, que la police, maintenant, ne se dérangerait plus. Un soir, il lui parla de la femme du boulevard Montmartre, de cette dame en capote rose, dont la poitrine trouée avait saigné sur ses mains. Il pensait à elle souvent encore; il avait promené son souvenir navré dans les nuits claires de la Guyane; il était rentré en France, avec la songerie folle de la retrouver sur un trottoir, par un beau soleil, bien qu'il sentît toujours sa lourdeur de morte en travers de ses jambes. Peut-être qu'elle s'était relevée, pourtant. Parfois dans les rues, il avait reçu un coup dans la poitrine, en croyant la reconnaître. Il suivait les capotes roses, les châles tombant sur les épaules, avec des frissons au coeur. Quand il fermait les yeux, il la voyait marcher, venir à lui; mais elle laissait glisser son châle, elle montrait les deux taches rouges de sa guimpe, elle lui apparaissait d'une blancheur de cire, avec des yeux vides, des lèvres douloureuses. Sa grande souffrance fut longtemps de ne pas savoir son nom, de n'avoir d'elle qu'une ombre, qu'il nommait d'un regret. Lorsque l'idée de femme se levait en lui, c'était elle qui se dressait, qui s'offrait comme la seule bonne, la seule pure. Il se surprit bien des fois à rêver qu'elle le cherchait sur ce boulevard où elle était restée, qu'elle lui aurait donné toute une vie de joie, si elle l'avait rencontré quelques secondes plus tôt. Et il ne voulait plus d'autre femme, il n'en existait plus pour lui. Sa voix tremblait tellement en parlant d'elle, que la Normande comprit, avec son instinct de fille amoureuse, et qu'elle fut jalouse.

– Pardi, murmura-t-elle méchamment, il vaut mieux que vous ne la revoyiez pas. Elle ne doit pas être belle, à cette heure.

Florent resta tout pâle, avec l'horreur de l'image évoquée par la poissonnière. Son souvenir d'amour tombait au charnier. Il ne lui pardonna pas cette brutalité atroce, qui mit, dès lors, dans l'adorable capote de soie, la mâchoire saillante, les yeux béants d'un squelette. Quand la Normande le plaisantait sur cette dame « qui avait couché avec lui, au coin de la rue Vivienne, » il devenait brutal, il la faisait taire d'un mot presque grossier.

Mais ce qui frappa surtout la belle Normande dans ces révélations, ce fut qu'elle s'était trompée en croyant enlever un amoureux à la belle Lisa. Cela diminuait son triomphe, si bien qu'elle en aima moins Florent pendant huit jours. Elle se consola avec l'histoire de l'héritage. La belle Lisa ne fut plus une bégueule, elle fut une voleuse qui gardait le bien de son beau-frère, avec des mines hypocrites pour tromper le monde. Chaque soir, maintenant, pendant que Muche copiait les modèles d'écriture, la conversation tombait sur le trésor du vieux Gradelle.