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Le Ventre de Paris

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– A-t-on jamais vu l'idée du vieux! disait la poissonnière en riant. Il voulait donc le saler son argent, qu'il l'avait mis dans un saloir!.. Quatre-vingt-cinq mille francs, c'est une jolie somme, d'autant plus que les Quenu ont sans doute menti; il y avait peut-être le double, le triple… Ah bien, c'est moi qui exigerais ma part, et vite!

– Je n'ai besoin de rien, répétait toujours Florent. Je le saurais seulement pas où le mettre, cet argent.

Alors elle s'emportait:

– Tenez, vous n'êtes pas un homme. Ça fait pitié… Vous ne comprenez donc pas que les Quenu se moquent de vous. La grosse vous passe le vieux linge et les vieux habits de son mari. Je ne dis pas cela pour vous blesser, mais enfin tout le monde s'en aperçoit… Vous avez là un pantalon, raide de graisse, que le quartier a vu au derrière de votre frère pendant trois ans… Moi, à votre place, je leur jetterais leurs guenilles à la figure, et je ferais mon compte. C'est quarante-deux mille cinq cents francs, n'est-ce pas? Je ne sortirais pas sans mes quarante-deux mille cinq cents francs.

Florent avait beau lui expliquer que sa belle-soeur lui offrait sa part, qu'elle la tenait à sa disposition, que c'était lui qui n'en voulait pas. Il entrait dans les plus petits détails, tâchait de la convaincre de l'honnêteté des Quenu.

– Va-t-en voir s'ils viennent, Jean! chantait-elle d'une voix ironique. Je la connais, leur honnêteté. La grosse la plie tous les matins dans son armoire à glace, pour ne pas la salir… Vrai, mon pauvre ami, vous me faites de la peine. C'est plaisir que de vous dindonner, au moins. Vous n'y voyez pas plus clair qu'un enfant de cinq ans… Elle vous le mettra, un jour, dans la poche, votre argent, et elle vous le reprendra. Le tour n'est pas plus malin à jouer. Voulez-vous que j'aille réclamer votre dû, pour voir? Ça serait drôle, je vous en réponds. J'aurais le magot ou je casserais tout chez eux, ma parole d'honneur.

– Non, non, vous ne seriez pas à votre place, se hâtait de dire Florent effrayé. Je verrai, j'aurai peut-être besoin d'argent bientôt.

Elle doutait, elle haussait les épaules, en murmurant qu'il était bien trop mou. Sa continuelle préoccupation fut ainsi de le jeter sur les Quenu-Gradelle, employant toutes les armes, la colère, la raillerie, la tendresse. Puis, elle nourrit un autre projet. Quand elle aurait épousé Florent, ce serait elle qui irait gifler la belle Lisa, si elle ne rendait pas l'héritage. Le soir, dans son lit, elle en rêvait tout éveillée: elle entrait chez la charcutière, s'asseyait au beau milieu de la boutique, à l'heure de la vente, faisait une scène épouvantable. Elle caressa tellement ce projet, il finit par la séduire à un tel point, qu'elle se serait mariée uniquement pour aller réclamer les quarante-deux mille cinq cents francs du vieux Gradelle.

La mère Méhudin, exaspérée par le congé donné à monsieur Lebigre, criait partout que sa fille était folle, que « le grand maigre » avait dû lui faire manger quelque sale drogue. Quand elle connut l'histoire de Cayenne, elle fut terrible, le traita de galérien, d'assassin, dit que ce n'était pas étonnant, s'il restait si plat de coquinerie. Dans le quartier, c'était elle qui racontait les versions les plus atroces de l'histoire. Mais, au logis, elle se contentait de gronder, affectant de fermer le tiroir à l'argenterie, dès que Florent arrivait. Un jour, à la suite d'une querelle avec sa fille aînée, elle s'écria:

– Ça ne peut pas durer, c'est cette canaille d'homme, n'est-ce pas, qui te détourne de moi? Ne me pousse pas à bout, car j'irais le dénoncer à la préfecture, aussi vrai qu'il fait jour!

– Vous iriez le dénoncer, répéta la Normande toute tremblante, les poings serrés. Ne faites pas ce malheur… Ah! si vous n'étiez pas ma mère…

Claire, témoin de la querelle, se mit à rire, d'un, rire nerveux qui lui déchirait la gorge. Depuis quelque temps, elle était plus sombre, plus fantasque, les yeux rougis, la figure toute blanche,

– Eh bien, quoi? demanda-t-elle, tu la battrais … Est-ce que tu me battrais aussi, moi, qui suis ta soeur? Tu sais, ça finira par là. Je débarrasserai la maison, j'irai à la préfecture pour éviter la course à maman.

Et comme la Normande étouffait, balbutiant des menaces, elle ajouta:

– Tu n'auras pas la peine de me battre, moi… Je me jetterai à l'eau, en repassant sur le pont.

De grosses larmes roulaient de ses yeux. Elle s'enfuit dans sa chambre, fermant les portes avec violence. La mère Méhudin ne reparla plus de dénoncer Florent. Seulement, Muche rapporta à sa mère qu'il la rencontrait causant avec monsieur Lebigre, dans tous les coins du quartier.

La rivalité de la belle Normande et de la belle Lisa prit alors un caractère plus muet et plus inquiétant. L'après-midi, quand la tente de la charcuterie, de coutil gris à bandes roses, se trouvait baissée, la poissonnière criait que la grosse avait peur, qu'elle se cachait. Il y avait aussi le store de la vitrine, qui l'exaspérait, lorsqu'il était tiré; il représentait, au milieu d'une clairière, un déjeuner de chasse, avec des messieurs en habit noir et des dames décolletées, qui mangeaient, sur l'herbe jaune, un pâté rouge aussi grand qu'eux. Certes, la belle Lisa n'avait pas peur. Dès que le soleil s'en allait, elle remontait le store; elle regardait tranquillement, de son comptoir, en tricotant, le carreau des Halles planté de platanes, plein d'un grouillement de vauriens qui fouillaient la terre, sous les grilles des arbres; le long des bancs, des porteurs fumaient leur pipe; aux deux bouts du trottoir, deux colonnes d'affichage étaient comme vêtues d'un habit d'arlequin par les carrés verts, jaunes, rouges, bleus, des affiches de théâtre. Elle surveillait parfaitement la belle Normande, tout en ayant l'air de s'intéresser aux voitures qui passaient. Parfois, elle feignait de se pencher, de suivre, jusqu'à la station de la pointe Sainte-Eustache, l'omnibus allant de la Bastille à la place Wagram; c'était pour mieux voir la poissonnière, qui se vengeait du store en mettant à son tour de larges feuilles de papier gris sur sa tête et sur sa marchandise, sous le prétexte de se protéger contre le soleil couchant. Mais l'avantage restait maintenant à la belle Lisa. Elle se montrait très-calme à l'approche du coup décisif, tandis que l'autre, malgré ses efforts pour avoir ce grand air distingué, se laissait toujours aller à quelque insolence trop grosse qu'elle regrettait ensuite. L'ambition de la Normande était de paraître « comme il faut. » Rien ne la touchait davantage que d'entendre vanter les bonnes manières de sa rivale. La mère Méhudin avait remarqué ce point faible. Aussi n'attaquait-elle plus sa fille que par là.

– J'ai vu madame Quenu sur sa porte, disait-elle parfois, le soir. C'est étonnant comme cette femme-là se conserve. Et propre avec ça, et l'air d'une vraie dame!.. C'est le comptoir, vois-tu. Le comptoir, ça vous maintient une femme, ça la rend distinguée.

Il y avait là une allusion détournée aux propositions de monsieur Lebigre. La belle Normande ne répondait pas, restait un instant soucieuse. Elle se voyait à l'autre coin de la rue Pirouette, dans le comptoir du marchand de vin, faisant pendant à la belle Lisa. Ce fut un premier ébranlement dans ses tendresses pour Florent.

Florent, à la vérité, devenait terriblement difficile à défendre. Le quartier entier se ruait sur lui. Il semblait que chacun eût un intérêt immédiat à l'exterminer. Aux Halles, maintenant, les uns juraient qu'il s'était vendu à la police; les autres affirmaient qu'on l'avait vu dans la cave aux beurres, cherchant à trouer les toiles métalliques des resserres, pour jeter des allumettes enflammées. C'était un grossissement de calomnies, un torrent d'injures, dont la source avait grandi, sans qu'on sût au juste d'où elle sortait. Le pavillon de la marée fut le dernier à se mettre en insurrection. Les poissonnières aimaient Florent pour sa douceur. Elles le défendirent quelque temps; puis, travaillées par des marchandes qui venaient du pavillon aux beurres et du pavillon aux fruits, elles cédèrent. Alors, recommença, contre ce maigre, la lutte des ventres énormes, des gorges prodigieuses. Il fut perdu de nouveau dans les jupes, dans les corsages pleins à crever, qui roulaient furieusement autour de ses épaules pointues. Lui, ne voyait rien, marchait droit à son idée fixe.

Maintenant, à toute heure, dans tous les coins, le chapeau noir de mademoiselle Saget apparaissait, au milieu de ce déchaînement. Sa petite face pâle semblait se multiplier. Elle avait juré une rancune terrible à la société qui se réunissait dans le cabinet vitré de monsieur Lebigre. Elle accusait ces messieurs d'avoir répandu l'histoire des rogatons. La vérité était que Gavard, un soir, raconta que « cette vieille bique, » qui venait les espionner, se nourrissait des saletés dont la clique bonapartiste ne voulait plus. Clémence eut une nausée. Robine avala vite un doigt de bière, comme pour se laver le gosier. Cependant le marchand de volailles répétait son mot:

– Les Tuileries ont roté dessus.

Il disait cela avec une grimace abominable. Ces tranches de viande ramassées sur l'assiette de l'empereur, étaient pour lui des ordures sans nom, une déjection politique, un reste gâté de toutes les cochonneries du règne. Alors, chez monsieur Lebigre, on ne prit plus mademoiselle Saget qu'avec des pincettes; elle devint un fumier vivant, une bête immonde nourrie de pourritures dont les chiens eux-mêmes n'auraient pas voulu. Clémence et Gavard colportèrent l'histoire dans les Halles, si bien que la vieille demoiselle en souffrit beaucoup dans ses bons rapports avec les marchandes. Quand elle chipotait, bavardant sans rien acheter, on la renvoyait aux rogatons. Cela coupa la source de ses renseignements. Certains jours, elle ne savait même pas ce qui se passait. Elle en pleurait de rage. Ce fut à cette occasion qu'elle dit crûment à la Sarriette et à madame Lecoeur:

 

– Vous n'avez plus besoin de me pousser, allez, mes petites… Je lui ferai son affaire, à votre Gavard.

Les deux autres restèrent un peu interdites; mais elles ne protestèrent pas. Le lendemain, d'ailleurs, mademoiselle Saget, plus calme, s'attendrit de nouveau sur ce pauvre monsieur Gavard, qui était si mal conseillé, et qui décidément courait à sa perte.

Gavard, en effet, se compromettait beaucoup. Depuis que la conspiration mûrissait, il traînait partout dans sa poche le revolver qui effrayait tant sa concierge, madame Léonce. C'était un grand diable de revolver, qu'il avait acheté chez le meilleur armurier de Paris, avec des allures très-mystérieuses. Le lendemain, il le montrait à toutes les femmes du pavillon aux volailles, comme un collégien qui cache un roman défendu dans son pupitre. Lui, laissait passer le canon au bord de sa poche; il le faisait voir, d'un clignement d'yeux; puis, il avait des réticences, des demi-aveux, toute la comédie d'un homme qui feint délicieusement d'avoir peur. Ce pistolet lui donnait une importance énorme; il le rangeait définitivement parmi les gens dangereux. Parfois, au fond de sa boutique, il consentait à le sortir tout à fait de sa poche, pour le montrer à deux ou trois femmes. Il voulait que les femmes se missent devant lui, afin, disait-il, de le cacher avec leurs jupes. Alors, il l'armait, le manoeuvrait, ajustait une oie ou une dinde pendues à l'étalage. L'effroi des femmes le ravissait; il finissait par les rassurer, en leur disant qu'il n'était pas chargé. Mais il avait aussi des cartouches sur lui, dans une boîte qu'il ouvrait avec des précautions infinies. Quand on avait pesé les cartouches, il se décidait enfin à rentrer son arsenal. Et, les bras croisés, jubilant, pérorant pendant des heures:

– Un homme est un homme avec ça, disait-il d'un air de vantardise. Maintenant, je me moque des argousins… Dimanche, je suis allé l'essayer avec un ami, dans la plaine Saint-Denis. Vous comprenez, on ne dit pas à tout le monde qu'on a de ces joujoux-là… Ah! mes pauvres petites, nous tirions dans un arbre et, chaque fois, paf! l'arbre était touché… Vous verrez, vous verrez; dans quelque temps, vous entendrez parler d'Anatole.

C'était son revolver qu'il avait appelé Anatole. Il fit si bien que le pavillon, au bout de huit jours, connut le pistolet et les cartouches. Sa camaraderie avec Florent, d'ailleurs, paraissait louche. Il était trop riche, trop gras, pour qu'on le confondît dans la même haine. Mais il perdit l'estime des gens habiles, il réussit même à effrayer les peureux. Dès lors, il fut enchanté.

– C'est imprudent de porter des armes sur soi, disait mademoiselle Saget. Ça lui jouera un mauvais tour.

Chez monsieur Lebigre, Gavard triomphait. Depuis qu'il ne mangeait plus chez les Quenu, Florent vivait-là, dans le cabinet vitré. Il y déjeunait, y dînait, venait à chaque heure s'y enfermer. Il en avait fait une sorte de chambre à lui, un bureau où il laissait traîner de vieilles redingotes, des livres, des papiers. Monsieur Lebigre tolérait cette prise de possession; il avait même enlevé l'une des deux tables, pour meubler l'étroite pièce d'une banquette rembourrée, sur laquelle, à l'occasion, Florent aurait pu dormir. Quand celui-ci éprouvait quelques scrupules, le patron le priait de ne point se gêner et mettait la maison entière à sa disposition. Logre également lui témoignait une grande amitié. Il s'était fait son lieutenant. À toute heure, il l'entretenait de « l'affaire, » pour lui rendre compte de ses démarches et lui donner les noms des nouveaux affiliés. Dans la besogne, il avait pris le rôle d'organisateur; c'était lui qui devait aboucher les gens, créer les sections, préparer chaque maille du vaste filet où Paris tomberait à un signal donné. Florent restait le chef, l'âme du complot. D'ailleurs, le bossu paraissait suer sang et eau, sans arriver à des résultats appréciables; bien qu'il eût juré connaître dans chaque quartier deux ou trois groupes d'hommes solides, pareils au groupe qui se réunissait chez monsieur Lebigre, il n'avait jusque-là fourni aucuns renseignements précis, jetant des noms en l'air, racontant des courses sans fin, au milieu de l'enthousiasme du peuple. Ce qu'il rapportait de plus clair, c'était des poignées de main; un tel, qu'il tutoyait, lui avait serré la main en lui disant « qu'il en serait; » au Gros-Caillou, un grand diable, qui ferait un chef de section superbe, lui avait démanché le bras; rue Popincourt, tout un groupe d'ouvriers l'avait embrassé. À l'entendre, du jour au lendemain, on réunirait cent mille hommes. Quand il arrivait, l'air exténué, se laissant tomber sur la banquette du cabinet, variant ses histoires, Florent prenait des notes, s'en remettait à lui pour la réalisation de ses promesses. Bientôt dans la poche de ce dernier, le complot vécut; les notes devinrent des réalités, des données indiscutables, sur lesquelles le plan s'échafauda tout entier; il n'y avait plus qu'une bonne occasion à attendre. Logre disait, avec ses gestes passionnés, que tout irait sur des roulettes.

À cette époque, Florent fut parfaitement heureux. Il ne marchait plus à terre, comme soulevé par cette idée intense de se faire le justicier des maux qu'il avait vu souffrir. Il était d'une crédulité d'enfant et d'une confiance de héros. Logre lui aurait conté que le génie de la colonne de Juillet allait descendre pour se mettre à leur tête, sans le surprendre. Chez monsieur Lebigre, le soir, il avait des effusions, il parlait de la prochaine bataille comme d'une fête à laquelle tous les braves gens seraient conviés. Mais si Gavard ravi jouait alors avec son revolver, Charvet devenait plus aigre, ricanait en haussant les épaules. L'attitude de chef de complot prise par son rival, le mettait hors de lui, le dégoûtait de la politique. Un soir que, venu de bonne heure, il se trouvait seul avec Logre et monsieur Lebigre, il se soulagea.

– Un garçon, dit-il, qui n'a pas deux idées en politique, qui aurait mieux fait d'entrer comme professeur d'écriture dans un pensionnat de demoiselles… Ce serait un malheur, s'il réussissait, car il nous mettrait ses sacrés ouvriers sur les bras, avec ses rêvasseries sociales. Voyez-vous, c'est ça qui perd le parti. Il n'en faut plus, des pleurnicheurs, des poètes humanitaires, des gens qui s'embrassent à la moindre égratignure… Mais il ne réussira pas. Il se fera coffrer, voilà tout.

Logre et le marchand de vin ne bronchèrent pas. Ils laissaient aller Charvet.

– Et il y a longtemps, continua-t-il, qu'il le serait, coffré, s'il était aussi dangereux qu'il veut le faire croire. Vous savez, avec ses airs retour de Cayenne… Ça fait pitié. Je vous dis que la police, dès le premier jour, a su qu'il était à Paris. Si elle l'a laissé tranquille, c'est qu'elle se moque de lui.

Logre eut un léger tressaillement.

– Moi, on me file depuis quinze ans, reprit l'hébertiste avec une pointe d'orgueil. Je ne vais pourtant pas crier cela sur les toits… Seulement, je n'en serai pas de sa bagarre. Je ne veux point me laisser pincer comme un imbécile… Peut-être a-t-il une demi-douzaine de mouchards à ses trousses, qui vous le prendront au collet, le jour où la préfecture aura besoin de lui…

– Oh! non, quelle idée! dit monsieur Lebigre qui ne parlait jamais.

Il était un peu pâle, il regardait Logre dont la bosse roulait doucement contre la cloison vitrée.

– Ce sont des suppositions, murmura le bossu.

– Des suppositions, si vous voulez, répondit le professeur libre. Je sais comment ça se pratique… En tous cas, ce n'est pas encore cette fois que les argousins me prendront. Vous ferez ce que vous voudrez, vous autres; mais si vous m'écoutiez, vous surtout, monsieur Lebigre, vous ne compromettriez pas votre établissement, qu'on vous fera fermer.

Logre ne put retenir un sourire. Charvet leur parla plusieurs fois dans ce sens; il devait nourrir le projet de détacher les deux hommes de Florent en les effrayant. Il les trouva toujours d'un calme et d'une confiance qui le surprirent fort. Cependant, il venait encore assez régulièrement le soir, avec Clémence. La grande brune n'était plus tablettière à la poissonnerie. Monsieur Manoury l'avait congédiée.

– Ces facteurs, tous des gueux, grognait Logre.

Clémence, renversée contre la cloison, roulant une cigarette entre ses longs doigts minces, répondait de sa voix nette:

– Eh! c'est de bonne guerre… Nous n'avions point les mêmes opinions politiques, n'est-ce pas? Ce Manoury, qui gagne de l'argent gros comme lui, lécherait les bottes de l'empereur. Moi, si j'avais un bureau, je ne le garderais pas vingt-quatre heures pour employé.

La vérité était qu'elle avait la plaisanterie très-lourde, et qu'elle s'était amusée, un jour, à mettre, sur les tablettes de vente, en face des limandes, des raies, des maquereaux adjugés, les noms des dames et des messieurs les plus connus de la cour. Ces surnoms de poissons donnés à de hauts dignitaires, ces adjudications de comtesses et de baronnes, vendues à trente sous pièce, avaient profondément effrayé monsieur Manoury. Gavard en riait encore.

– N'importe, disait-il en tapant sur les bras de Clémence, vous êtes un homme, vous!

Clémence avait trouvé une nouvelle façon de faire le grog. Elle emplissait d'abord le verre d'eau chaude; puis, après avoir sucré, elle versait, sur la tranche de citron qui nageait, le rhum goutte à goutte, de façon à ne pas le mélanger avec l'eau; et elle l'allumait, le regardait brûler, très-sérieuse, fumant lentement, le visage verdi par la haute flamme de l'alcool. Mais c'était là une consommation chère qu'elle ne put continuer à prendre, quand elle eut perdu sa place. Charvet lui faisait remarquer avec un rire pincé qu'elle n'était plus riche, maintenant. Elle vivait d'une leçon de français qu'elle donnait, en haut de la rue Miromesnil, de très-bonne heure, à une jeune personne qui perfectionnait son instruction, en cachette même de sa femme de chambre. Alors, elle ne demanda plus qu'une chope, le soir. Elle la buvait, d'ailleurs, en toute philosophie.

Les soirées du cabinet vitré n'étaient plus si bruyantes. Charvet se taisait brusquement, blême d'une rage froide, lorsqu'on le délaissait pour écouter son rival. La pensée qu'il avait régné là, qu'avant l'arrivée de l'autre, il gouvernait le groupe en despote, lui mettait au coeur le cancer d'un roi dépossédé. S'il venait encore, c'était qu'il avait la nostalgie de ce coin étroit, où il se rappelait de si douces heures de tyrannie sur Gavard et sur Robine; la bosse de Logre lui-même, alors, lui appartenait, ainsi que les gros bras d'Alexandre et la figure sombre de Lacaille; d'un mot, il les pliait, leur entrait son opinion dans la gorge, leur cassait son sceptre sur les épaules. Mais, aujourd'hui, il souffrait trop, il finissait par ne plus parler, gonflant le dos, sifflant d'un air de dédain, ne daignant pas combattre les sottises débitées devant lui. Ce qui le désespérait surtout, c'était d'avoir été évincé peu à peu, sans qu'il s'en aperçût. Il ne s'expliquait pas la supériorité de Florent. Il disait souvent, après l'avoir entendu parler de sa voix douce, un peu triste, pendant des heures:

– Mais c'est un curé, ce garçon-là. Il ne lui manque qu'une calotte.

Les autres semblaient boire ses paroles. Charvet qui rencontrait des vêtements de Florent à toutes les patères, feignait de ne plus savoir où accrocher son chapeau, de peur de le salir. Il repoussait les papiers qui traînaient, disait qu'on n'était plus chez soi, depuis que "ce monsieur" faisait tout dans le cabinet. Il se plaignit même au marchand de vin, en lui demandant si le cabinet appartenait à un seul consommateur ou à la société. Cette invasion de ses États fut le coup de grâce. Les hommes étaient des brutes. Il prenait l'humanité en grand mépris, lorsqu'il voyait Logre et monsieur Lebigre couver Florent des yeux. Gavard l'exaspérait avec son revolver. Robine, qui restait silencieux derrière sa chope, lui parut décidément l'homme le plus fort de la bande; celui-là devait juger les gens à leur valeur, il ne se payait pas de mots. Quant à Lacaille et à Alexandre, ils le confirmaient dans son idée que le peuple est trop bête, qu'il a besoin d'une dictature révolutionnaire de dix ans pour apprendre à se conduire.

Cependant, Logre affirmait que les sections seraient bientôt complètement organisées. Florent commençait à distribuer les rôles.

Alors, un soir, après une dernière discussion où il eut le dessous, Charvet se leva, prit son chapeau, en disant:

– Bien le bonsoir, et faites-vous casser la tête, si cela vous amuse… Moi, je n'en suis pas, vous entendez. Je n'ai jamais travaillé pour l'ambition de personne.

Clémence qui mettait son châle, ajouta froidement:

 

– Le plan est inepte.

Et comme Robine les regardait sortir d'un oeil très-doux, Charvet lui demanda s'il ne s'en allait pas avec eux. Robine, ayant encore trois doigts de bière dans sa chope, se contenta d'allonger une poignée de main. Le couple ne revint plus. Lacaille apprit un jour à la société que Charvet et Clémence fréquentaient maintenant une brasserie de la rue Serpente; il les avait vus, par un carreau, gesticulant beaucoup, au milieu d'un groupe attentif de très-jeunes gens.

Jamais Florent ne put enrégimenter Claude. Il rêva un instant de lui donner ses idées en politique, d'en faire un disciple qui l'eût aidé dans sa tâche révolutionnaire. Pour l'initier, il l'amena un soir chez monsieur Lebigre. Mais Claude passa la soirée à faire un croquis de Robine, avec le chapeau et le paletot marron, la barbe appuyée sur la pomme de la canne. Puis, en sortant avec Florent:

– Non, voyez-vous, dit-il, ça ne m'intéresse pas, tout ce que vous racontez là-dedans. Ça peut être très-fort, mais ça m'échappe… Ah! par exemple, vous avez un monsieur superbe, ce sacré Robine. Il est profond comme un puits, cet homme… J'y retournerai, seulement pas pour la politique. J'irai prendre un croquis de Logre et un croquis de Gavard, afin de les mettre avec Robine dans un tableau splendide, auquel je songeais, pendant que vous discutiez la question… comment dites vous ça? la question des deux Chambres, n'est-ce pas?.. Hein! vous imaginez-vous Gavard, Logre et Robine causant politique, embusqués derrière leurs chopes? Ce serait le succès du Salon, mon cher, un succès à tout casser, un vrai tableau moderne celui-là.

Florent fut chagrin de son scepticisme politique. Il le fit monter chez lui, le retint jusqu'à deux heures du matin sur l'étroite terrasse, en face du grand bleuissement des Halles. Il le catéchisait, lui disait qu'il n'était pas un homme, s'il se montrait si insouciant du bonheur de son pays. Le peintre secouait la tête, en répondant:

– Vous avez peut-être raison. Je suis un égoïste. Je ne peux pas même dire que je fais de la peinture pour mon pays, parce que d'abord mes ébauches épouvantent tout le monde, et qu'ensuite, lorsque je peins, je songe uniquement à mon plaisir personnel. C'est comme si je me chatouillais moi-même, quand je peins: ça me fait rire par tout le corps… Que voulez-vous, on est bâti de cette façon, on ne peut pourtant pas aller se jeter à l'eau… Puis, la France n'a pas besoin de moi, ainsi que dit ma tante Lisa… Et me permettez-vous d'être franc? Eh bien! si je vous aime, vous, c'est que vous m'avez l'air de faire de la politique absolument comme je fais de la peinture. Vous vous chatouillez, mon cher.

Et comme l'autre protestait:

– Laissez donc! vous êtes un artiste dans votre genre, vous rêvez politique; je parie que vous passez des soirées ici, à regarder les étoiles, en les prenant pour les bulletins de vote de l'infini… Enfin, vous vous chatouillez avec vos idées de justice et de vérité. Cela est si vrai que vos idées, de même que mes ébauches, font une peur atroce aux bourgeois… Puis là, entre nous, si vous étiez Robine, croyez-vous que je m'amuserais à être votre ami… Ah! grand poëte que vous êtes!

Ensuite, il plaisanta, disant que la politique ne le gênait pas, qu'il avait fini par s'y accoutumer, dans les brasseries et dans les ateliers. À ce propos, il parla d'un café de la rue Vauvilliers, le café qui se trouvait au rez-de-chaussée de la maison habitée par la Sarriette. Cette salle fumeuse, aux banquettes de velours éraillé, aux tables de marbre jaunies par les bavures des glorias, était le lieu de réunion habituel de la belle jeunesse des Halles. Là, monsieur Jules régnait sur une bande de porteurs, de garçons de boutique, de messieurs à blouses blanches, à casquettes de velours. Lui, portait, à la naissance des favoris, deux mèches de poils collées contre les joues en accroche-coeur. Chaque samedi, il se faisait arrondir les cheveux au rasoir, pour avoir le cou blanc, chez un coiffeur de la rue des Deux-Écus, où il était abonné au mois. Aussi, donnait-il le ton à ces messieurs, lorsqu'il jouait au billard, avec des grâces étudiées, développant ses hanches, arrondissant les bras et les jambes, se couchant à demi sur le tapis, dans une pose cambrée qui donnait à ses reins toute leur valeur. La partie finie, on causait. La bande était très-réactionnaire, très-mondaine. Monsieur Jules lisait les journaux aimables. Il connaissait le personnel des petits théâtres, tutoyait les célébrités du jour, savait la chute ou le succès de la pièce jouée la veille. Mais il avait un faible pour la politique. Son idéal était Morny, comme il le nommait tout court. Il lisait les séances du Corps législatif, en riant d'aise aux moindres mots de Morny. C'était Morny qui se moquait de ces gueux de républicains! Et il partait de là pour dire que la crapule seule détestait l'empereur, parce que l'empereur voulait le plaisir de tous les gens comme il faut.

– Je suis allé quelquefois dans leur café, dit Claude à Florent. Ils sont bien drôles aussi, ceux-là, avec leurs pipes, lorsqu'ils parlent des bals de la cour, comme s'ils y étaient invités… Le petit qui est avec la Sarriette, vous savez, s'est joliment moqué de Gavard, l'autre soir. Il l'appelle mon oncle… Quand la Sarriette est descendue pour le venir chercher, il a fallu qu'elle payât; et elle en a eu pour six francs, parce qu'il avait perdu les consommations au billard… Une jolie fille, hein! cette Sarriette,

– Vous menez une belle vie, murmura Florent en souriant. Cadine, la Sarriette, et les autres, n'est-ce pas?

Le peintre haussa les épaules.

– Ah bien! vous vous trompez, répondit-il. Il ne me faut pas de femmes à moi, ça me dérangerait trop. Je ne sais seulement pas à quoi ça sert, une femme; j'ai toujours eu peur d'essayer.. Bonsoir, dormez bien. Si vous êtes ministre, un jour, je vous donnerai des idées pour les embellissements de Paris.

Florent dut renoncer à en faire un disciple docile. Cela le chagrina; car, malgré son bel aveuglement de fanatique, il finissait par sentir autour de lui l'hostilité qui grandissait à chaque heure. Même chez les Méhudin, il trouvait un accueil plus froid; la vieille avait des rires en dessous, Muche n'obéissait plus, la belle Normande le regardait avec de brusques impatiences, quand elle approchait sa chaise près de la sienne, sans pouvoir le tirer de sa froideur. Elle lui dit une fois qu'il avait l'air d'être dégoûté d'elle, et il ne trouva qu'un sourire embarrassé, tandis qu'elle allait s'asseoir rudement, de l'autre côté de la table. Il avait également perdu l'amitié d'Auguste. Le garçon charcutier n'entrait plus dans sa chambre, quand il montait se coucher. Il était très-effrayé par les bruits qui couraient sur cet homme, avec lequel il osait auparavant s'enfermer jusqu'à minuit. Augustine lui disait jurer de ne plus commettre une pareille imprudence. Mais Lisa acheva de les fâcher, en les priant de retarder leur mariage, tant que le cousin n'aurait pas rendu la chambre du haut; elle ne voulait pas donner à sa nouvelle fille de boutique le cabinet du premier étage. Dès lors, Auguste souhaita qu'on « emballât le galérien. » Il avait trouvé la charcuterie rêvée, pas à Plaisance, un peu plus loin, à Montrouge; les lards devenaient avantageux, Augustine disait qu'elle était prête, en riant de son rire de grosse fille puérile. Aussi chaque nuit, au moindre bruit qui le réveillait, éprouvait-il une fausse joie, en croyant que la police empoignait Florent.