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Le Ventre de Paris

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– Non, non, interrompit Lisa, je veux que tous les cancans finissent. Aujourd'hui, c'est le jour de la réconciliation. Il y en a assez, le quartier doit redevenir tranquille.

– Eh bien! voulez-vous que j'aille dire à la Normande que vous l'attendez? demanda la vieille.

– Oui, vous me ferez plaisir.

Mademoiselle Saget retourna rue Pirouette, effraya beaucoup la poissonnière, eu lui disant qu'elle venait de voir son portrait dans la poche de Lisa. Mais elle ne put la décider tout de suite à la démarche que sa rivale exigeait. La Normande fit ses conditions; elle irait, seulement la charcutière s'avancerait pour la recevoir jusqu'au seuil de la boutique. La vieille dut faire encore deux voyages, de l'une à l'autre, pour bien régler les points de l'entrevue. Enfin, elle eut la joie de négocier ce raccommodement qui allait faire tant de bruit. Comme elle repassait une dernière fois devant la porte de Claire, elle entendit toujours le bruit des ciseaux, dans le plâtre.

Puis, après avoir rendu une réponse définitive à la charcutière, elle se hâta d'aller chercher madame Lecoeur et la Sarriette. Elles s'établirent toutes trois au coin du pavillon de la marée, sur le trottoir, en face de la charcuterie. Là, elles ne pouvaient rien perdre de l'entrevue. Elles s'impatientaient, feignant de causer entre elles, guettant la rue Pirouette, d'où la Normande devait sortir. Dans les Halles, le bruit de la réconciliation courait déjà; les marchandes, droites à leur banc, se haussant, cherchaient à voir; d'autres, plus curieuses, quittant leur place, vinrent même se planter sous la rue couverte. Tous les yeux des Halles se tournaient vers la charcuterie. Le quartier était dans l'attente.

Ce fut solennel. Quand la Normande déboucha de la rue Pirouette, les respirations restèrent coupées.

– Elle a ses brillants, murmura la Sarriette.

– Voyez donc comme elle marche, ajouta madame Lecoeur; elle est trop effrontée.

La belle Normande, à la vérité, marchait en reine qui daignait accepter la paix. Elle avait fait une toilette soignée, coiffée avec ses cheveux frisés, relevant un coin de son tablier pour montrer sa jupe de cachemire; elle étrennait même un noeud de dentelle d'une grande richesse. Comme elle sentait les Halles la dévisager, elle se rengorgea encore en approchant de la charcuterie. Elle s'arrêta devant la porte.

– Maintenant, c'est au tour de la belle Lisa, dit mademoiselle Saget.

Regardez bien.

La belle Lisa quitta son comptoir en souriant. Elle traversa la boutique sans se presser, vint tendre la main à la belle Normande. Elle était également très comme il faut, avec son linge éblouissant, son grand air de propreté. Un murmure courut la poissonnerie; toutes les têtes, sur le trottoir, se rapprochèrent, causant vivement. Les deux femmes étaient dans la boutique, et les crépines de l'étalage empêchaient de les bien voir. Elles semblaient causer affectueusement, s'adressaient de petits saluts, se complimentaient sans doute.

– Tiens! reprit mademoiselle Saget, la belle Normande achète quelque chose… Qu'est-ce donc qu'elle achète? C'est une andouille, je crois… Ah! voilà! Vous n'avez pas vu, vous autres? La belle Lisa vient de lui rendre la photographie, en lui mettant l'andouille dans la main.

Puis, il y eut encore des salutations. La belle Lisa, dépassant même les amabilités réglées à l'avance, voulut accompagner la belle Normande jusque sur le trottoir. Là, elles rirent toutes les deux, se montrèrent au quartier en bonnes amies. Ce fut une véritable joie pour les Halles; les marchandes revinrent à leur banc, en déclarant que tout s'était très-bien passé.

Mais mademoiselle Saget retint madame Lecoeur et la Sarriette. Le drame se nouait à peine. Elles couvaient toutes trois des yeux la maison d'en face, avec une âpreté de curiosité qui cherchait à voir à travers les pierres. Pour patienter, elles causèrent encore de la belle Normande.

– La voilà sans homme, dit madame Lecoeur.

– Elle a monsieur Lebigre, fit remarquer la Sarriette, qui se mit à rire.

– Oh! monsieur Lebigre, il ne voudra plus.

Mademoiselle Saget haussa les épaules, en murmurant:

– Vous ne le connaissez guère. Il se moque pas mal de tout ça. C'est un homme qui sait faire ses affaires, et la Normande est riche. Dans deux mois, ils seront ensemble, vous verrez. Il y a longtemps que la mère Méhudin travaille à ce mariage.

– N'importe, reprit la marchande de beurre, le commissaire ne l'en a pas moins trouvée couchée avec ce Florent

– Mais non, je ne vous ai pas dit ça… Le grand maigre venait de partir. J'étais là, quand on a regardé dans le lit. Le commissaire a tâté avec la main. Il y avait deux places toutes chaudes…

La vieille reprit haleine, et d'une voix indignée:

– Ah! voyez-vous, ce qui m'a fait le plus de mal, c'est d'entendre toutes les horreurs que ce gueux apprenait au petit Muche. Non, vous ne pouvez pas croire… Il y en avait un gros paquet.

– Quelles horreurs? demanda la Sarriette alléchée.

– Est-ce qu'on sait! Des saletés, des cochonneries. Le commissaire a dit que ça suffisait pour le faire pendre … C'est un monstre, cet homme-là. Aller s'attaquer à un enfant, s'il est permis! Le petit Muche ne vaut pas grand'chose mais ce n'est pas une raison pour le fourrer avec les rouges, ce marmot, n'est-ce pas?

– Bien sûr, répondirent les deux autres.

– Enfin, on est en train de mettre bon ordre à tout ce micmac. Je vous le disais, vous vous rappelez: « Il y a un micmac chez les Quenu qui ne sent pas bon. » Vous voyez si j'avais le nez fin … Dieu merci, le quartier va pouvoir respirer un peu. Ça demandait un fier coup de balai; car, ma parole d'honneur, on finissait par avoir peur d'être assassiné en plein jour. On ne vivait plus. C'étaient des cancans, des fâcheries, des tueries. Et ça pour un seul homme, pour ce Florent… Voilà la belle Lisa et la belle Normande remises; c'est très-bien de leur part, elles devaient ça à la tranquillité de tous. Maintenant, le reste marchera bon train, vous allez voir … Tiens, ce pauvre monsieur Quenu qui rit là-bas.

Quenu, en effet, était de nouveau sur le trottoir, débordant dans son tablier blanc, plaisantant avec la petite bonne de madame Taboureau. Il était très-gaillard, ce matin-là. Il pressait les mains de la petite bonne, lui cassait les poignets à la faire crier, dans sa belle humeur de charcutier. Lisa avait toutes les peines du monde à le renvoyer à la cuisine. Elle marchait d'impatience dans la boutique, craignant que Florent n'arrivât, appelant son mari pour éviter une rencontre.

– Elle se fait du mauvais sang, dit mademoiselle Saget. Ce pauvre monsieur Quenu ne sait rien. Rit-il comme un innocent!.. Vous savez que madame Taboureau disait qu'elle se fâcherait avec les Quenu, s'ils se déconsidéraient davantage en gardant leur Florent chez eux.

– En attendant, ils gardent l'héritage, fit remarquer madame Lecoeur.

– Eh! non, ma bonne… L'autre a eu sa part.

– Vrai… Comment le savez-vous?

– Pardieu! ça se voit, reprit la vieille, après une courte hésitation, et sans donner d'autre preuve. Il a même pris plus que sa part. Les Quenu en seront pour plusieurs milliers de francs… Il faut dire qu'avec des vices, ça va vite… Ah! vous ignorez, peut-être: il avait une autre femme…

– Ça ne m'étonne pas, interrompit la Sarriette; ces hommes maigres sont de fiers hommes.

– Oui, et pas jeune encore, cette femme. Vous savez, quand un homme en veut, il en veut; il en ramasserait par terre… Madame Verlaque, la femme de l'ancien inspecteur, vous la connaissez bien, cette dame toute jaune…

Mais les deux autres se récrièrent. Ce n'était pas possible. Madame Verlaque était abominable. Alors mademoiselle Saget s'emporta.

– Quand je vous le dis! Accusez-moi de mentir, n'est-ce pas?.. On a des preuves, on a trouvé des lettres de cette femme, tout un paquet de lettres, dans lesquelles elle lui demandait de l'argent, des dix et vingt francs à la fois. C'est clair, enfin… À eux deux, ils auront fait mourir le mari.

La Sarriette et madame Lecoeur furent convaincues. Mais elles perdaient patience. Il y avait plus d'une heure qu'elles attendaient sur le trottoir. Elles disaient que, pendant ce temps, on les volait peut-être, à leurs bancs. Alors, ma demoiselle Saget les retenait avec une nouvelle histoire Florent ne pouvait pas s'être sauvé; il allait revenir; ce serait très-intéressant, de le voir arrêter. Et elle donnait des détails minutieux sur la souricière, tandis que la marchande de beurre et la marchande de fruits continuaient à examiner la maison de haut en bas, épiant chaque ouverture, s'attendant à voir des chapeaux de sergents de ville à toutes les fentes. La maison, calme et muette, baignait béatement dans le soleil du matin.

– Si l'on dirait que c'est plein de police! murmura madame Lecoeur.

– Ils sont dans la mansarde, là-haut, dit la vieille. Voyez-vous, ils ont laissé la fenêtre comme ils l'ont trouvée… Ah! regardez, il y en a un, je crois, caché derrière le grenadier, sur la terrasse.

Elles tendirent le cou, elles ne virent rien.

– Non, c'est l'ombre, expliqua la Sarriette. Les petits rideaux eux-mêmes ne remuent pas. Ils ont dû s'asseoir tous dans la chambre et ne plus bouger.

À ce moment, elles aperçurent Gavard qui sortait du pavillon de la marée, l'air préoccupé. Elles se regardèrent avec des yeux luisants, sans parler. Elles s'étaient rapprochées, droites dans leurs jupes tombantes. Le marchand de volailles vint à elles.

– Est-ce que vous avez vu passer Florent? demanda-t-il. Elles ne répondirent pas.

– J'ai besoin de lui parler tout de suite, continua Gavard. Il n'est pas à la poissonnerie. Il doit être remonté chez lui… Vous l'auriez vu, pourtant.

Les trois femmes étaient un peu pâles. Elles se regardaient toujours, d'un air profond, avec de légers tressaillements aux coins des lèvres. Comme son beau-frère hésitait:

 

– Il n'y a pas cinq minutes que nous sommes là, dit nettement madame Lecoeur. Il aura passé auparavant.

– Alors, je monte, je risque les cinq étages, reprit Gavard en riant.

La Sarriette fit un mouvement, comme pour l'arrêter; mais sa tante lui prit le bras, la ramena, en lui soufflant à l'oreille:

– Laisse donc, grande bête! C'est bien fait pour lui. Ça lui apprendra à nous marcher dessus.

– Il n'ira plus dire que je mange de la viande gâtée, murmura plus bas encore mademoiselle Saget.

Puis, elles n'ajoutèrent rien. La Sarriette était très-rouge; les deux autres restaient toutes jaunes. Elles tournaient la tête maintenant, gênées par leurs regards, embarrassées de leurs mains, qu'elles cachèrent sous leurs tabliers. Leurs yeux finirent par se lever instinctivement sur la maison, suivant Gavard à travers les pierres, le voyant monter les cinq étages. Quand elles le crurent dans la chambre, elles s'examinèrent de nouveau, avec des coups d'oeil de côté. La Sarriette eut un rire nerveux. Il leur sembla un instant que les rideaux de la fenêtre remuaient, ce qui les fit croire à quelque lutte. Mais la façade de la maison gardait sa tranquillité tiède; un quart d'heure s'écoula, d'une paix absolue, pendant lequel une émotion croissante les prit à la gorge. Elles défaillaient, lorsqu'un homme, sortant de l'allée, courut enfin chercher un fiacre. Cinq minutes plus tard, Gavard descendait, suivi de deux agents. Lisa, qui était venue sur le trottoir, en apercevant le fiacre, se hâta de rentrer dans la charcuterie.

Gavard était blême. En haut, on l'avait fouillé, on avait trouvé sur lui son pistolet et sa boîte de cartouches. À la rudesse du commissaire, au mouvement qu'il venait de faire en entendant son nom, il se jugeait perdu. C'était un dénoûment terrible, auquel il n'avait jamais nettement songé. Les Tuileries ne lui pardonneraient pas. Ses jambes fléchissaient, comme si le peloton d'exécution l'eût attendu. Lorsqu'il vit la rue, pourtant, il trouva assez de force dans sa vantardise pour marcher droit. Il eut même un dernier sourire, en pensant que les Halles le voyaient et qu'il mourrait bravement.

Cependant, la Sarriette et madame Lecoeur étaient accourues. Quand elles eurent demandé une explication, la marchande de beurre se mit à sangloter, tandis que la nièce, très-émue, embrassait son oncle. Il la tint serrée entre ses bras, en lui remettant une clef et en lui murmurant à l'oreille:

– Prends tout, et brûle les papiers.

Il monta en fiacre, de l'air dont il serait monté sur l'échafaud.

Quand la voiture eut disparu au coin de la rue Pierre-Lescot, madame Lecoeur aperçut la Sarriette qui cherchait à cacher la clef dans sa poche.

– C'est inutile, ma petite, lui dit-elle les dents serrées, j'ai vu qu'il te la mettait dans la main… Aussi vrai qu'il n'y a qu'un Dieu, j'irai tout lui dire à la prison, si tu n'es pas gentille avec moi.

– Mais ma tante, je suis gentille, répondit la Sarriette avec un sourire embarrassé.

– Allons tout de suite chez lui, alors. Ce n'est pas la peine de laisser aux argousins le temps de mettre leurs pattes dans ses armoires.

Mademoiselle Saget qui avait écouté, avec des regards flamboyants, les suivit, courut derrière elles, de toute la longueur de ses petites jambes. Elle se moquait bien d'attendre Florent, maintenant. De la rue Rambuteau à la rue de la Cossonnerie, elle se fit très-humble; elle était pleine d'obligeance, elle offrait de parler la première à la portière, madame Léonce.

– Nous verrons, nous verrons, répétait brièvement la marchande de beurre.

Il fallut en effet parlementer. Madame Léonce ne voulait pas laisser monter ces dames à l'appartement de son locataire. Elle avait la mine très-austère, choquée par le fichu mal noué de la Sarriette.. Mais quand la vieille demoiselle lui eut dit quelques mots tout bas, et qu'on lui eut montré la clef, elle se décida. En haut, elle ne livra les pièces qu'une à une, exaspérée, le coeur saignant comme si elle avait dû indiquer elle-même à des voleurs l'endroit où son argent se trouvait caché.

– Allez, prenez tout, s'écria-t-elle, en se jetant dans un fauteuil.

La Sarriette essayait déjà la clef à toutes les armoires. Madame Lecoeur, d'un air soupçonneux, la suivait de si près, était tellement sur elle, qu'elle lui dit:

– Mais, ma tante, vous me gênez. Laissez-moi les bras libres, au moins.

Enfin, une armoire s'ouvrit, en face de la fenêtre, entre la cheminée et le lit. Les quatre femmes poussèrent un soupir. Sur la planche du milieu, il y avait une dizaine de mille francs en pièces d'or, méthodiquement rangées par petites piles. Gavard, dont la fortune était prudemment déposée chez un notaire, gardait cette somme en réserve pour « le coup de chien. » Comme il le disait avec solennité, il tenait prêt son apport dans la révolution. Il avait vendu quelques titres, goûtant une jouissance particulière à regarder les dix mille francs chaque soir, les couvant des yeux, en leur trouvant la mine gaillarde et insurrectionnelle. La nuit, il rêvait qu'on se battait dans son armoire; il y entendait des coups de fusil, des pavés arrachés et roulant, des voix de vacarme et de triomphe: c'était son argent qui faisait de l'opposition.

La Sarriette avait tendu les mains, avec un cri de joie.

– Bas les griffes! ma petite, dit madame Lecoeur d'une vois rauque.

Elle était plus jaune encore, dans le reflet de l'or, la face marbrée par la bile, les yeux brûlés par la maladie de foie qui la minait sourdement. Derrière elle, mademoiselle Saget se haussait sur la pointe des pieds, en extase, regardant jusqu'au fond de l'armoire. Madame Léonce, elle aussi, s'était levée, mâchant des paroles sourdes.

– Mon oncle m'a dit de tout prendre, reprit nettement la jeune femme.

– Et moi qui l'ai soigné, cet homme, je n'aurai rien, alors, s'écria la portière.

Madame Lecoeur étouffait; elle les repoussa, se cramponna à l'armoire, en bégayant:

– C'est mon bien, je suis sa plus proche parente, vous êtes des voleuses, entendez-vous… J'aimerais mieux tout jeter par la fenêtre.

Il y eut un silence, pendant lequel elles se regardèrent toutes les quatre avec des regards louches. Le foulard de la Sarriette s'était tout à fait dénoué; elle montrait la gorge, adorable de vie, la bouche humide, les narines roses. Madame Lecoeur s'assombrit encore en la voyant si belle de désir.

– Écoute, lui dit-elle d'une voix plus sourde, ne nous battons pas… Tu es sa nièce, je veux bien partager… Nous allons prendre une pile, chacune à notre tour.

Alors, elles écartèrent les deux autres. Ce fut la marchande de beurre qui commença. La pile disparut dans ses jupes. Puis, la Sarriette prit une pile également. Elles se surveillaient, prêtes à se donner des tapes sur les mains. Leurs doigts s'allongeaient régulièrement, des doigts horribles et noueux, des doigts blancs et d'une souplesse de soie. Elles s'emplirent les poches. Lorsqu'il ne resta plus qu'une pile, la jeune femme ne voulut pas que sa tante l'eût, puisque c'était elle qui avait commencé. Elle la partagea brusquement entre mademoiselle Saget et madame Léonce, qui les avaient regardées empocher l'or avec des piétinements de fièvre.

– Merci, gronda la portière, cinquante francs, pour l'avoir dorloté avec de la tisane et du bouillon! Il disait qu'il n'avait pas de famille, ce vieil enjôleur.

Madame Lecoeur, avant de fermer l'armoire, voulut la visiter de haut en bas. Elle contenait tous les livres politiques défendus à la frontière, les pamphlets de Bruxelles, les histoires scandaleuses des Bonaparte, les caricatures étrangères ridiculisant l'empereur. Un des grands régals de Gavard était de s'enfermer parfois avec un ami pour lui montrer ces choses compromettantes.

– Il m'a bien recommandé de brûler les papiers, fit remarquer la Sarriette.

– Bah! nous n'avons pas de feu, ça serait trop long… Je flaire la police. Il faut déguerpir.

Et elles s'en allèrent toutes quatre. Elles n'étaient pas au bas de l'escalier, que la police se présenta. Madame Léonce dut remonter, pour accompagner ces messieurs. Les trois autres, serrant les épaules, se hâtèrent de gagner la rue. Elles marchaient vite, à la file, la tante et la nièce gênées par le poids de leurs poches pleines. La Sarriette qui allait la première, se retourna, en remontant sur le trottoir de la rue Rambuteau, et dit avec son rire tendre:

– Ça me bat contre les cuisses.

Et madame Lecoeur lâcha une obscénité, qui les amusa.

Elles goûtaient une jouissance à sentir ce poids qui leur tirait les jupes, qui se pendait à elles comme des mains chaudes de caresses. Mademoiselle Saget avait gardé les cinquante francs dans son poing fermé. Elle restait sérieuse, bâtissait un plan pour tirer encore quelque chose de ces grosses poches qu'elle suivait. Comme elles se retrouvaient au coin de la poissonnerie:

– Tiens! dit la vieille, nous revenons au bon moment, voilà le Florent qui va se faire pincer.

Florent, en effet, rentrait de sa longue course. Il alla changer de paletot dans son bureau, se mit à sa besogne quotidienne, surveillant le lavage des pierres, se promenant lentement le long des allées. Il lui sembla qu'on le regardait singulièrement; les poissonnières chuchotaient sur son passage, baissaient le nez, avec des yeux sournois. Il crut à quelque nouvelle vexation. Depuis quelque temps, ces grosses et terribles femmes ne lui laissaient pas une matinée de repos. Mais comme il passait devant le banc des Méhudin, il fut très-surpris d'entendre la mère lui dire d'une voix doucereuse:

– Monsieur Florent, il y a quelqu'un qui est venu vous demander tout à l'heure. C'est un monsieur d'un certain âge. Il est monté vous attendre dans votre chambre.

La vieille poissonnière, tassée sur une chaise, goûtait, à dire ces choses, un raffinement de vengeance qui agitait d'un tremblement sa masse énorme. Florent, doutant encore, regarda la belle Normande. Celle-ci, remise complètement avec sa mère, ouvrait son robinet, tapait ses poissons, paraissait ne pas entendre.

– Vous êtes bien sûre? demanda-t-il.

– Oh! tout à fait sûre, n'est-ce pas, Louise? reprit la vieille d'une voix plus aiguë.

Il pensa que c'était sans doute pour la grande affaire, et il se décida à monter. Il allait sortir du pavillon, lorsque, en se retournant machinalement, il aperçut la belle Normande qui le suivait des yeux, la face toute grave. Il passa à côté des trois commères.

– Vous avez remarqué, murmura mademoiselle Saget, la charcuterie est vide. La belle Lisa n'est pas une femme à se compromettre.

C'était vrai, la charcuterie était vide. La maison gardait sa façade ensoleillée, son air béat de bonne maison se chauffant honnêtement le ventre aux premiers rayons. En haut, sur la terrasse, le grenadier était tout fleuri. Comme Florent traversait la chaussée, il fit un signe de tête amical à Logre et à monsieur Lebigre, qui paraissaient prendre l'air sur le seuil de l'établissement de ce dernier. Ces messieurs lui sourirent. Il allait s'enfoncer dans l'allée, lorsqu'il crut apercevoir, au bout de ce couloir étroit et sombre, la face pâle d'Auguste qui s'évanouit brusquement. Alors, il revint, jeta un coup d'oeil dans la charcuterie, pour s'assurer que le monsieur d'un certain âge ne s'était pas arrêté là. Mais il ne vit que Mouton, assis sur un billot, le contemplant de ses deux gros yeux jaunes, avec son double menton et ses grandes moustaches hérissées de chat défiant. Quand il se fut décidé à entrer dans l'allée, le visage de la belle Lisa se montra au fond, derrière le petit rideau d'une porte vitrée.

Il y eut comme un silence dans la poissonnerie. Les ventres et les gorges énormes retenaient leur haleine, attendait qu'il eût disparu. Puis tout déborda, les gorges s'étalèrent, les ventres crevèrent d'une joie mauvaise. La farce avait réussi. Rien n'était plus drôle. La vieille Méhudin riait avec des secousses sourdes, comme une outre pleine que l'on vide. Son histoire du monsieur d'un certain âge faisait le tour du marché, paraissait à ces dames extrêmement drôle. Enfin, le grand maigre était emballé, on n'aurait plus toujours là sa fichue mine, ses yeux de forçat. Et toutes lui souhaitaient bon voyage, en comptant sur un inspecteur qui fut bel homme. Elles couraient d'un banc à l'autre, elles auraient dansé autour de leurs pierres comme des filles échappées. La belle Normande regardait cette joie, toute droite, n'osant bouger de peur de pleurer, les mains sur une grande raie pour calmer sa fièvre.

– Voyez-vous ces Méhudin qui le lâchent, quand il n'a plus le sou, dit madame Lecoeur.

 

– Tiens! elles ont raison, répondit mademoiselle Saget. Puis, ma chère, c'est la fin, n'est-ce pas? Il ne faut plus se manger… Vous êtes contente, vous. Laissez les autres arranger leurs affaires.

– Il n'y a que les vieilles qui rient, fit remarquer la Sarriette. La Normande n'a pas l'air gai.

Cependant, dans la chambre, Florent se laissait prendre comme un mouton. Les agents se jetèrent sur lui avec rudesse, croyant sans doute à une résistance désespérée. Il les pria doucement de le lâcher. Puis, il s'assit, pendant que les hommes emballaient les papiers, les écharpes rouges, les brassards et les guidons. Ce dénoûment ne semblait pas le surprendre; il était un soulagement pour lui, sans qu'il voulût se le confesser nettement. Mais il souffrait, à la pensée de la haine qui venait de le pousser dans cette chambre. Il revoyait la face blême d'Auguste, les nez baissés des poissonnières; il se rappelait les paroles de la mère Méhudin, le silence de la Normande, la charcuterie vide; et il se disait que les Halles étaient complices, que c'était le quartier entier qui le livrait. Autour de lui, montait la boue de ces rues grasses.

Lorsque, au milieu de ces faces rondes qui passaient dans un éclair, il évoqua tout d'un coup l'image de Quenu, il fut pris au coeur d'une angoisse mortelle.

– Allons, descendez, dit brutalement un agent.

Il se leva, il descendit. Au troisième étage, il demanda à remonter; il prétendait avoir oublié quelque chose. Les hommes ne voulurent pas, le poussèrent. Lui, se fit suppliant. Il leur offrit même quelque argent qu'il avait sur lui. Deux consentirent enfin à le reconduire à la chambre, en le menaçant de lui casser la tête, s'il essayait de leur jouer un mauvais tour. Ils sortirent leurs revolvers de leur poche. Dans la chambre, il alla droit à la cage du pinson, prit l'oiseau, le baisa entre les deux ailes, lui donna la volée. Et il le regarda, dans le soleil, se poser sur le toit de la poissonnerie, comme étourdi, puis, d'un autre vol, disparaître par-dessus les Halles, du côté du square des Innocents. Il resta encore un instant en face du ciel, du ciel libre; il songeait aux ramiers roucoulants des Tuileries, aux pigeons des resserres, la gorge crevée par Marjolin. Alors, tout se brisa en lui, il suivit les agents qui remettaient leurs revolvers dans la poche, en haussant les épaules.

Au bas de l'escalier, Florent s'arrêta devant la porte qui ouvrait sur la cuisine de la charcuterie. Le commissaire, qui l'attendait là, presque touché par sa douceur obéissante, lui demanda:

– Voulez-vous dire adieu à votre frère?

Il hésita un instant. Il regardait la porte. Un bruit terrible de hachoirs et de marmites venait de la cuisine. Lisa, pour occuper son mari, avait imaginé de lui faire emballer dans la matinée le boudin qu'il ne fabriquait d'ordinaire que le soir. L'oignon chantait sur le feu. Florent entendit la voix joyeuse de Quenu qui dominait le vacarme, disant:

– Ah! sapristi, le boudin sera bon… Auguste, passez-moi les gras!

Et Florent remercia le commissaire, avec la peur de rentrer dans cette cuisine chaude, pleine de l'odeur forte de l'oignon cuit. Il passa devant la porte, heureux de croire que son frère ne savait rien, hâtant le pas pour éviter un dernier chagrin à la charcuterie. Mais, en recevant au visage le grand soleil de la rue, il eut honte, il monta dans le fiacre, l'échine pliée, la figure terreuse. Il sentait en face de lui la poissonnerie triomphante, il lui semblait que tout le quartier était là qui jouissait.

– Hein! la fichue mine, dit Mademoiselle Saget.

– Une vraie mine de forçat pincé la main dans le sac, ajouta madame Lecoeur.

– Moi, reprit la Sarriette en montrant ses dents blanches, j'ai vu guillotiner un homme qui avait tout à fait cette figure-là.

Elles s'étaient approchées, elles allongeaient le cou, pour voir encore, dans le fiacre. Au moment où la voiture s'ébranlait, la vieille demoiselle tira vivement les jupes des deux autres, en leur montrant Claire qui débouchait de la rue Pirouette, affolée, les cheveux dénoués, les ongles saignants. Elle avait descellé sa porte. Quand elle comprit qu'elle arrivait trop tard, qu'on emmenait Florent, elle s'élança derrière le fiacre, s'arrêta presque aussitôt avec un geste de rage impuissante, montra le poing aux roues qui fuyaient. Puis, toute rouge sous la fine poussière de plâtre qui la couvrait, elle rentra en courant rue Pirouette.

– Est-ce qu'il lui avait promis le mariage! s'écria la Sarriette en riant. Elle est toquée, cette grande bête!

Le quartier se calma. Des groupes, jusqu'à la fermeture des pavillons, causèrent des événements de la matinée. On regardait curieusement dans la charcuterie. Lisa évita de paraître, laissant Augustine au comptoir. L'après-midi, elle crût devoir enfin tout dire à Quenu, de peur que quelque bavarde ne lui portât le coup trop rudement. Elle attendit d'être seule avec lui dans la cuisine, sachant qu'il s'y plaisait, qu'il y pleurerait moins. Elle procéda, d'ailleurs, avec des ménagements maternels. Mais quand il connut la vérité, il tomba sur la planche à hacher, il fondit en larmes comme un veau.

– Voyons, mon pauvre gros, ne te désespère pas comme cela, tu vas te faire du mal, lui dit Lisa en le prenant dans ses bras.

Ses yeux coulaient sur son tablier blanc, sa masse inerte avait des remous de douleur. Il se tassait, se fondait. Quand il put parler:

– Non, balbutia-t-il, tu ne sais pas combien il était bon pour moi, lorsque nous habitions rue Royer-Collard. C'était lui qui balayait, qui faisait la cuisine… Il m'aimait comme son enfant, vois-tu; il revenait crotté, las à ne plus remuer; et moi, je mangeais bien, j'avais chaud, à la maison… Maintenant, voilà qu'on va le fusiller.

Lisa se récria, dit qu'on ne le fusillerait pas. Mais il secouait la tête. Il continua:

– Ça ne fait rien, je ne l'ai pas assez aimé. Je puis bien dire ça, à cette heure. J'ai eu mauvais coeur, j'ai hésité à lui rendre sa part de l'héritage…

– Eh! je la lui ai offerte plus de dix fois, s'écria-t-elle. Nous n'avons rien à nous reprocher.

– Oh! toi, je sais bien, tu es bonne, tu lui aurais tout donné… Moi, ça me faisait quelque chose, que veux-tu! Ce sera le chagrin de toute ma vie. Je penserai toujours que si j'avais partagé avec lui, il n'aurait pas mal tourné une seconde fois… C'est ma faute, c'est moi qui l'ai livré.

Elle se fit plus douce, lui dit qu'il ne fallait pas se frapper l'esprit. Elle plaignait même Florent. D'ailleurs, il était très-coupable. S'il avait eu plus d'argent, peut-être qu'il aurait fait davantage de bêtises. Peu à peu, elle arrivait à laisser entendre que ça ne pouvait pas finir autrement, que tout le monde allait se mieux porter. Quenu pleurait toujours, s'essuyait les joues avec son tablier, étouffant ses sanglots pour l'écouter, puis éclatant bientôt en larmes plus abondantes, il avait machinalement mis les doigts dans un tas de chair à saucisse qui se trouvait sur la planche à hacher; il y faisait des trous, la pétrissait rudement.

– Tu te rappelles, tu ne te sentais pas bien, continua Lisa. C'est que nous n'avions plus nos habitudes. J'étais très-inquiète, sans le le dire; je voyais bien que tu baissais.

– N'est-ce pas? murmura-t-il, en cessant un instant de sangloter.

– Et la maison, non plus, n'a pas marché cette année. C'était comme un sort… Va, ne pleure pas, tu verras comme tout reprendra. Il faut pourtant que tu te conserves pour moi et pour ta fille. Tu as aussi des devoirs à remplir envers nous.

Il pétrissait plus doucement la chair à saucisse. L'émotion le reprenait, mais une émotion attendrie qui mettait déjà un sourire vague sur sa face navrée. Lisa le sentit convaincu. Elle appela vite Pauline qui jouait dans la boutique, la lui mit sur les genoux, en disant: