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Le Ventre de Paris

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Un jour, comme la nuit tombait et que la charcuterie était noire, les deux époux entendirent, devant leur porte, une femme du quartier qui disait à une autre:

– Ah bien! non, je ne me fournis plus chez eux, je ne leur prendrais pas un bout de boudin, voyez-vous, ma chère… Il y a eu un mort dans leur cuisine.

Quenu en pleura. Cette histoire d'un mort dans sa cuisine faisait du chemin. Il finissait par rougir devant les clients, quand il les voyait flairer de trop près sa marchandise. Ce fut lui qui reparla à sa femme de son idée de déménagement. Elle s'était occupée, sans rien dire, de la nouvelle boutique; elle en avait trouvé une, à deux pas, rue Rambuteau, située merveilleusement. Les Halles centrales qu'on ouvrait en face, tripleraient la clientèle, feraient connaître la maison des quatre coins de Paris. Quenu se laissa entraîner à des dépenses folles; il mit plus de trente mille francs en marbres, en glaces et en dorures. Lisa passait des heures avec les ouvriers, donnait son avis sur les plus minces détails. Quand elle put enfin s'installer dans son comptoir, on vint en procession acheter chez eux, uniquement pour voir la boutique. Le revêtement des murs était tout en marbre blanc; au plafond, une immense glace carrée s'encadrait dans un large lambris doré et très-orne, laissant pendre, au milieu, un lustre à quatre branches; et, derrière le comptoir, tenant le panneau entier, à gauche encore, et au fond, d'autres glaces, prises entre les plaques de marbre, mettaient des lacs de clarté, des portes qui semblaient s'ouvrir sur d'autres salles, à l'infini, toutes emplies des viandes étalées. À droite, le comptoir, très-grand, fut surtout trouvé d'un beau travail; des losanges de marbre rose y dessinaient des médaillons symétriques. À terre, il y avait, comme dallage, des carreaux blancs et roses, alternés, avec une grecque rouge sombre pour bordure. Le quartier fut fier de sa charcuterie, personne ne songea plus à parler de la cuisine de la rue Pirouette, où il y avait eu un mort. Pendant un mois, les voisines s'arrêtèrent sur le trottoir, pour regarder Lisa, à travers les cervelas et les crépines de l'étalage. On s'émerveillait de sa chair blanche et rosée, autant que des marbres. Elle parut l'âme, la clarté vivante, l'idole saine et solide de la charcuterie; et on ne la nomma plus que la belle Lisa.

À droite de la boutique, se trouvait la salle à manger, une pièce très-propre, avec un buffet, une table et des chaises cannées de chêne clair. La natte qui couvrait le parquet, le papier jaune tendre. La toile cirée imitant le chêne, la rendaient un peu froide, égayée seulement par les luisants d'une suspension de cuivre tombant du plafond, élargissant, au-dessus de la table, son grand abat-jour de porcelaine transparente. Une porte de là salle à manger donnait dans la vaste cuisine carrée. Et, au bout de celle-ci, il y avait une petite cour dallée, qui servait de débarras, encombrée de terrines, de tonneaux, d'ustensiles hors d'usage; à gauche de la fontaine, les pots de fleurs fanées de l'étalage achevaient d'agoniser, le long de la gargouille où l'on jetait les eaux grasses.

Les affaires furent excellentes. Quenu, que les avances avaient épouvanté, éprouvait presque du respect pour sa femme, qui, selon lui, « était une forte tête. » Au bout de cinq ans, ils avaient près de quatre-vingt mille francs placés en bonnes rentes. Lisa expliquait qu'ils n'étaient pas ambitieux, qu'ils ne tenaient pas à entasser trop vite; sans cela, elle aurait fait gagner à son mari « des mille et des cents, » en le poussant dans le commerce en gros des cochons. Ils étaient jeunes encore, ils avaient du temps devant eux; puis, ils n'aimaient pas le travail salopé, ils voulaient travailler à leur aise, sans se maigrir de soucis, en bonnes gens qui tiennent bien à vivre.

– Tenez, ajoutait Lisa, dans ses heures d'expansion, j'ai un cousin à Paris… Je ne le vois pas, les deux familles sont brouillées. Il a pris le nom de Saccard, pour faire oublier certaines choses… Eh bien, ce cousin, m'a-t-on dit, gagne des millions. Ça ne vit pas, ça se brûle le sang, c'est toujours par voies et par chemins, au milieu de trafics d'enfer. Il est impossible, n'est-ce pas? que ça mange tranquillement son dîner, le soir. Nous autres, nous savons au moins ce que nous mangeons, nous n'avons pas ces tracasseries. On n'aime l'argent que parce qu'il en faut pour vivre. On tient au bien-être, c'est naturel. Quant à gagner pour gagner, à se donner plus de mal qu'on ne goûtera ensuite de plaisir, ma parole, j'aimerais mieux me croiser les bras… Et puis, je voudrais bien les voir ses millions, à mon cousin. Je ne crois pas aux millions comme ça. Je l'ai aperçu, l'autre jour, en voiture; il était tout jaune, il avait l'air joliment sournois. Un homme qui gagne de l'argent n'a pas une mine de cette couleur-là. Enfin, ça le regarde… Nous préférons ne gagner que cent sous, et profiter des cent sous.

Le ménage profitait, en effet. Ils avaient eu une fille, dès la première année de leur mariage. À eux trois, ils réjouissaient les yeux. La maison allait largement, heureusement, sans trop de fatigue, comme le voulait Lisa. Elle avait soigneusement écarté toutes les causes possibles de trouble, laissant couler les journées au milieu de cet air gras, de cette prospérité alourdie. C'était un coin de bonheur raisonné, une mangeoire confortable, où la mère, le père et la fille s'étaient mis à l'engrais. Quenu seul avait des tristesses parfois, quand il songeait à son pauvre Florent. Jusqu'en 1856, il reçut des lettres de lui, de loin en loin. Puis, les lettres cessèrent; il apprît par un journal que trois déportés avaient voulu s'évader du l'île du Diable et s'étaient noyés avant d'atteindre la côte. À la préfecture de police, on ne put lui donner de renseignements précis; son frère devait être mort. Il conserva pourtant quelque espoir; mais les mois se passèrent. Florent, qui battait la Guyane hollandaise, se gardait d'écrire, espérant toujours rentrer en France. Quenu finit par le pleurer comme un mort auquel on n'a pu dire adieu. Lisa ne connaissait pas Florent. Elle trouvait de très-bonnes paroles toutes les fois que son mari se désespérait devant elle; elle le laissait lui raconter pour la centième fois des histoires de jeunesse, la grande chambre de la rue Royer-Collard, les trente-six métiers qu'il avait appris, les friandises qu'il faisait cuire dans le poêle, tout habillé de blanc, tandis que Florent était tout habillé de noir. Elle l'écoutait tranquillement, avec des complaisances infinies.

Ce fut au milieu de ces joies sagement cultivées et mûries que Florent tomba, un matin de septembre, à l'heure où Lisa prenait son bain de soleil matinal, et où Quenu, les yeux gros encore de sommeil, mettait paresseusement les doigts dans les graisses figées de la veille. La charcuterie fut toute bouleversée. Gavard voulut qu'on cachât « le proscrit, » comme il le nommait, en gonflant un peu les joues. Lisa, plus pâle et plus grave que d'ordinaire, le fit enfin monter au cinquième, où elle lui donna la chambre de sa fille de boutique. Quenu avait coupé du pain et du jambon. Mais Florent put à peine manger; il était pris de vertiges et de nausées; il se coucha, resta cinq jours au lit, avec un gros délire, un commencement de fièvre cérébrale, qui fut heureusement combattu avec énergie. Quand il revint à lui, il aperçut Lisa à son chevet, remuant sans bruit une cuiller dans une tasse. Comme il voulait la remercier, elle lui dit qu'il devait se tenir tranquille, qu'on causerait plus tard. Au bout de trois jours, le malade fut sur pied. Alors, un matin, Quenu monta le chercher en lui disant que Lisa les attendait, au premier, dans sa chambre.

Ils occupaient là un petit appartement, trois pièces et un cabinet. Il fallait traverser une pièce nue, où il n'y avait que des chaises, puis un petit salon, dont le meuble, caché sous des housses blanches, dormait discrètement dans le demi-jour des persiennes toujours tirées, pour que la clarté trop vive ne mangeât pas le bleu tendre du reps, et l'on arrivait à la chambre à coucher, la seule pièce habitée, meublée d'acajou, très-confortable. Le lit surtout était surprenant, avec ses quatre matelas, ses quatre oreillers, ses épaisseurs de couvertures, son édredon, son assoupissement ventru au fond de l'alcôve moite. C'était un lit fait pour dormir. L'armoire à glace, la toilette-commode, le guéridon couvert d'une dentelle au crochet, les chaises protégées par des carrés de guipure, mettaient là un luxe bourgeois net et solide. Contre le mur de gauche, aux deux côtés de la cheminée, garnie de vases à paysages montés sur cuivre, et d'une pendule représentant un Gutenberg pensif, tout doré, le doigt appuyé sur un livre, étaient pendus les portraits à l'huile de Quenu et de Lisa, dans des cadres ovales, très-chargés d'ornements. Quenu souriait; Lisa avait l'air comme il faut; tous deux en noir, la figure lavée, délayée, d'un rose fluide et d'un dessin flatteur. Une moquette où des rosaces compliquées se mêlaient à des étoiles cachait le parquet. Devant le lit, s'allongeait un de ces tapis de mousse, fait de longs brins de laine frisés, oeuvre de patience que la belle charcutière avait tricotée dans sou comptoir. Mais ce qui étonnait, au milieu de ces choses neuves, c'était, adossé au mur de droite, un grand secrétaire, carré, trapu, qu'on avait fait revernir, sans pouvoir réparer les ébréchures du marbre, ni cacher les éraflures de l'acajou noir de vieillesse. Lisa avait voulu conserver ce meuble, dont l'oncle Gradelle s'était servi pendant plus de quarante ans; elle disait qu'il leur porterait bonheur. À la vérité, il avait des ferrures terribles, une serrure de prison, et il était si lourd qu'on ne pouvait le bouger de place.

Lorsque Florent et Quenu entrèrent, Lisa, assise devant le tablier baissé du secrétaire, écrivait, alignait des chiffres, d'une grosse écriture ronde, très-lisible. Elle fit un signe pour qu'on ne la dérangeât pas. Les deux hommes s'assirent. Florent, surpris, regardait la chambre, les deux portraits, la pendule, le lit.

 

– Voici, dit enfin Lisa, après avoir vérifié posément toute une page de calculs. Écoutez-moi… Nous avons des comptes à vous rendre, mon cher Florent.

C'était la première fois qu'elle le nommait ainsi. Elle prit la page de calculs et continua:

– Votre oncle Gradelle est mort sans testament; vous étiez, vous et votre frère, les deux seuls héritiers… Aujourd'hui, nous devons vous donner votre part.

– Mais je ne demande rien, s'écria Florent, je ne veux rien!

Quenu devait ignorer les intentions de sa femme. Il était devenu un peu pâle, il la regardait d'un air fâché. Vraiment, il aimait bien son frère; mais il était inutile de lui jeter ainsi l'héritage de l'oncle à la tête. On aurait vu plus tard.

– Je sais bien, mon cher Florent, reprit Lisa, que vous n'êtes pas revenu pour nous réclamer ce qui vous appartient. Seulement, les affaires sont les affaires; il vaut mieux en finir tout de suite… Les économies de votre oncle se montaient à quatre-vingt-cinq mille francs. J'ai donc porté à votre compte quarante-deux mille cinq cents francs. Les voici.

Elle lui montra le chiffre sur la feuille de papier.

– Il n'est pas aussi facile malheureusement d'évaluer la boutique, matériel, marchandises, clientèle. Je n'ai pu mettre que des sommes approximatives; mais je crois avoir compté tout, très-largement… Je suis arrivée au total de quinze mille trois cent dix francs, ce qui fait pour vous sept mille six cent cinquante-cinq francs, et en tout cinquante mille cent cinquante-cinq francs… Vous vérifierez, n'est-ce pas?

Elle avait épelé les chiffres d'une voix nette, et elle lui tendit la feuille de papier, qu'il dut prendre.

– Mais, cria Quenu, jamais la charcuterie du vieux n'a valu quinze mille francs! Je n'en aurais pas donné dix mille, moi!

Sa femme l'exaspérait, à la fin. On ne pousse pas l'honnêteté à ce point. Est-ce que Florent lui parlait de la charcuterie? D'ailleurs, il ne voulait rien, il l'avait dit.

– La charcuterie valait quinze mille trois cent dix francs, répéta tranquillement Lisa… Vous comprenez, mon cher Florent, il est inutile de mettre un notaire là-dedans. C'est à nous de faire notre partage, puisque vous ressuscitez… Dès votre arrivée, j'ai nécessairement songé à cela, et pendant que vous aviez la fièvre, là-haut, j'ai tâché de dresser ce bout d'inventaire tant bien que mal… Vous voyez, tout y est détaillé. J'ai fouillé nos anciens livres, j'ai fait appel à mes souvenirs. Lisez à voix haute, je vous donnerai les renseignements que vous pourriez désirer.

Florent avait fini par sourire. Il était ému de cette probité aisée et comme naturelle. Il posa la page de calculs sur les genoux de la jeune femme; puis, lui prenant la main:

– Ma chère Lisa, dit-il, je suis heureux de voir que vous faites de bonnes affaires; mais je ne veux pas de votre argent. L'héritage est à mon frère et à vous, qui avez soigné l'oncle jusqu'à la fin… Je n'ai besoin de rien, je n'entends pas vous déranger dans votre commerce.

Elle insista, se fâcha même, tandis que, sans parler, se contenant, Quenu mordait ses pouces.

– Eh! reprit Florent en riant, si l'oncle Gradelle vous entendait, il serait capable de venir vous reprendre l'argent… Il ne m'aimait guère, l'oncle Gradelle.

– Ah! pour ça, non, il ne t'aimait guère, murmura Quenu à bout de forces.

Mais Lisa discutait encore. Elle disait qu'elle ne voulait pas avoir dans son secrétaire de l'argent qui ne fût pas à elle, que cela la troublerait, qu'elle n'allait plus vivre tranquille avec cette pensée. Alors Florent, continuant à plaisanter, lui offrit de placer son argent chez elle, dans sa charcuterie. D'ailleurs, il ne refusait pas leurs services; il ne trouverait sans doute pas du travail tout de suite; puis, il n'était guère présentable, il lui faudrait un habillement complet.

– Pardieu! s'écria Quenu, tu coucheras chez nous, tu mangeras chez nous, et nous allons t'acheter le nécessaire. C'est une affaire entendue… Tu sais bien que nous ne te laisserons pas sur le pavé, que diable!

Il était tout attendri. Il avait même quelque honte d'avoir eu peur de donner une grosse somme, en un coup. Il trouva des plaisanteries; il dit à son frère qu'il se chargeait de le rendre gras. Celui-ci hocha doucement la tête. Cependant, Lisa pliait la page de calculs. Elle la mit dans un tiroir du secrétaire.

– Vous avez tort, dit-elle, comme pour conclure. J'ai fait ce que je devais faire. Maintenant, ce sera comme vous voudrez… Moi, voyez-vous, je n'aurais pas vécu en paix. Les mauvaises pensées me dérangent trop.

Ils parlèrent d'autre chose. Il fallait expliquer la présence de Florent, en évitant de donner l'éveil à la police. Il leur apprit qu'il était rentré en France, grâce aux papiers d'un pauvre diable, mort entre ses bras de la fièvre jaune, à Surinam. Par une rencontre singulière, ce garçon se nommait également Florent, mais de son prénom. Florent Laquerrière n'avait laissé qu'une cousine à Paris, dont on lui avait écrit la mort en Amérique; rien n'était plus facile que de jouer son rôle. Lisa s'offrit d'elle-même pour être la cousine. Il fut entendu qu'on raconterait une histoire de cousin revenu de l'étranger, à la suite de tentatives malheureuses, et recueilli par les Quenu-Gradelle, comme on nommait le ménage dans le quartier, en attendant qu'il pût trouver une position. Quand tout fut réglé, Quenu voulut que son frère visitât le logement; il ne lui fit pas grâce du moindre tabouret. Dans la pièce nue, où il n'y avait que des chaises, Lisa poussa une porte, lui montra un cabinet, en disant que la fille de boutique coucherait là, et que lui garderait la chambre du cinquième.

Le soir, Florent était tout habillé de neuf. Il s'était entêté à prendre encore un paletot et un pantalon noirs, malgré les conseils de Quenu, que cette couleur attristait. On ne le cacha plus, Lisa conta à qui voulut l'entendre l'histoire du cousin. Il vivait dans la charcuterie, s'oubliait sur une chaise de la cuisine, revenait s'adosser contre les marbres de la boutique. À table, Quenu le bourrait de nourriture, se fâchait parce qu'il était petit mangeur et qu'il laissait la moitié des viandes dont on lui emplissait son assiette. Lisa avait repris ses allures lentes et béates; elle le tolérait, même le matin, quand il gênait le service; elle l'oubliait, puis, lorsqu'elle le rencontrait, noir devant elle, elle avait un léger sursaut, et elle trouvait un de ses beaux sourires pourtant, afin de ne point le blesser. Le désintéressement de cet homme maigre l'avait frappée; elle éprouvait pour lui une sorte de respect, mêlé d'une peur vague. Florent ne sentait qu'une grande affection autour de lui.

À l'heure du coucher, il montait, un peu las de sa journée vide, avec les deux garçons de la charcuterie, qui occupaient des mansardes voisines de la sienne. L'apprenti, Léon n'avait guère plus de quinze ans; c'était un enfant, mince, l'air très-doux, qui volait les entames de jambon et les bouts de saucissons oubliés; il les cachait sous son oreiller, les mangeait, la nuit, sans pain. Plusieurs fois, Florent crut comprendre que Léon donnait à souper, vers une heure du matin; des voix contenues chuchotaient, puis venaient des bruits de mâchoires, des froissements de papier, et il y avait un rire perlé, un rire de gamine qui ressemblait à un trille adouci de flageolet, dans le grand silence de la maison endormie. L'autre garçon, Auguste Landois, était de Troyes; gras d'une mauvaise graisse, la tête trop grosse, et chauve déjà, il n'avait que vingt-huit ans. Le premier soir, en montant, il conta sou histoire à Florent, d'une façon longue et confuse. Il n'était d'abord venu à Paris que pour se perfectionner et retourner ouvrir une charcuterie à Troyes, où sa cousine germaine, Augustine Landois, l'attendait. Ils avaient eu le même parrain, ils portaient le même prénom. Puis l'ambition le prit, il rêva de s'établir à Paris avec l'héritage de sa mère qu'il avait déposé chez un notaire, avant de quitter la Champagne. Là, comme ils étaient arrivés au cinquième, Auguste retint Florent, en lui disant beaucoup de bien de madame Quenu. Elle avait consenti à faire venir Augustine Landois, pour remplacer une fille de boutique qui avait mal tourné. Lui, savait son métier à présent; elle, achevait d'apprendre le commerce. Dans un an, dix-huit mois, ils s'épouseraient; ils auraient une charcuterie, sans doute à Plaisance, à quelque bout populeux de Paris. Ils n'étaient pas pressés de se marier, parce que les lards ne valaient rien, cette année-là. Il raconta encore qu'ils s'étaient fait photographier ensemble, à une fête de Saint-Ouen. Alors, il entra dans la mansarde, désireux de revoir la photographie qu'elle n'avait pas cru devoir enlever de la cheminée, pour que le cousin de madame Quenu eût une jolie chambre. Il s'oublia un instant, blafard dans la lueur jaune de son bougeoir, regardant la pièce encore toute pleine de la jeune fille, s'approchant du lit, demandant à Florent s'il était bien couché. Elle, Augustine, couchait en bas, maintenant; elle serait mieux, les mansardes étaient très-froides, l'hiver. Enfin, il s'en alla, laissant Florent seul avec le lit et en face de la photographie. Auguste était un Quenu blême; Augustine, une Lisa pas mûre.

Florent, ami des garçons, gâté par son frère, accepté par Lisa, finit par s'ennuyer terriblement. Il avait cherché des leçons sans pouvoir en trouver. Il évitait, d'ailleurs, d'aller dans le quartier des Écoles, où il craignait d'être reconnu. Lisa, doucement, lui disait qu'il ferait bien de s'adresser aux maisons de commerce; il pouvait faire la correspondance, tenir les écritures. Elle revenait toujours à cette idée, et finit par s'offrir pour lui trouver une place. Elle s'irritait peu à peu de le rencontrer sans cesse dans ses jambes, oisif, ne sachant que faire de son corps. D'abord, ce ne fut qu'une haine raisonnée des gens qui se croisent les bras et qui mangent, sans qu'elle songeât encore à lui reprocher de manger chez elle. Elle lui disait:

– Moi, je ne pourrais pas vivre à rêvasser toute la journée. Vous ne devez pas avoir faim, le soir… Il faut vous fatiguer, voyez-vous.

Gavard, de son côté, cherchait une place pour Florent. Mais il cherchait d'une façon extraordinaire et tout à fait souterraine. Il aurait voulu trouver quelque emploi dramatique ou simplement d'une ironie amère, qui convint à « un proscrit. » Gavard était un homme d'opposition. Il venait de dépasser la cinquantaine, et se vantait d'avoir déjà dit leur fait à quatre gouvernements. Charles X, les prêtres, les nobles, toute cette racaille qu'il avait flanquée à la porte, lui faisaient encore hausser les épaules; Louis-Philippe était un imbécile, avec ses bourgeois, et il racontait l'histoire des bas de laine, dans lesquels le roi citoyen cachait ses gros sous; quant à la république de 48, c'était une farce, les ouvriers l'avaient trompé; mais il n'avouait plus qu'il avait applaudi au Deux-Décembre, parce que, maintenant, il regardait Napoléon III comme son ennemi personnel, une canaille qui s'enfermait avec de Morny et les autres, pour faire des « gueuletons. » Sur ce chapitre, il ne tarissait pas; il baissait un peu la voix, il affirmait que, tous les soirs, des voitures fermées amenaient des femmes aux Tuileries, et que lui, lui qui vous parlait, avait, une nuit, de la place du Carrousel, entendu le bruit de l'orgie. La religion de Gavard était d'être le plus désagréable possible au gouvernement. Il lui faisait des farces atroces, dont il riait en dessous pendant des mois. D'abord, il votait pour le candidat qui devait « embêter les ministres » au Corps législatif. Puis, s'il pouvait voler le fisc, mettre la police en déroute, amener quelque échauffourée, il travaillait à rendre l'aventure très-insurrectionnelle. Il mentait, d'ailleurs, se posait eu homme dangereux, parlait comme si la « séquelle des Tuileries » l'eût connu et eût tremblé devant lui, disait qu'il fallait guillotiner la moitié de ces gredins et déporter l'autre moitié « au prochain coup de chien. » Toute sa politique bavarde et violente se nourrissait de la sorte de hâbleries, de contes à dormir debout, de ce besoin goguenard de tapage et de drôleries qui pousse un boutiquier parisien à ouvrir ses volets, un jour de barricades, pour voir les morts. Aussi, quand Florent revint de Cayenne, flaira-t-il un tour abominable, cherchant de quelle façon, particulièrement spirituelle, il allait pouvoir se moquer de l'empereur, du ministère, des hommes en place, jusqu'au dernier des sergents de ville.

L'attitude de Gavard devant Florent était pleine d'une joie défendue. Il le couvait avec des clignements d'yeux, lui parlait bas pour lui dire les choses les plus simples du monde, mettait dans ses poignées de main des confidences maçonniques. Enfin, il avait donc rencontré une aventure; il tenait un camarade réellement compromis; il pouvait, sans trop mentir, parler des dangers qu'il courait. Il éprouvait certainement une peur inavouée, en face de ce garçon qui revenait du bagne, et dont la maigreur disait les longues souffrances; mais cette peur délicieuse le grandissait lui-même, lui persuadait qu'il faisait un acte très-étonnant, eu accueillant en ami un homme des plus dangereux. Florent devint sacré; il ne jura que par Florent; il nommait Florent, quand les arguments lui manquaient, et qu'il voulait écraser le gouvernement une fois pour toutes.

 

Gavard avait perdu sa femme, rue Saint-Jacques, quelques mois après le coup d'État. Il garda la rôtisserie jusqu'en 1856. À cette époque, le bruit courut qu'il avait gagné des sommes considérables en s'associant avec un épicier son voisin, chargé d'une fourniture de légumes secs pour l'armée d'Orient. La vérité fut qu'après avoir vendu la rôtisserie, il vécut de ses rentes pendant un an. Mais il n'aimait pas parler de l'origine de sa fortune; cela le gênait, l'empêchait de dire tout net son opinion sur la guerre de Crimée, qu'il traitait d'expédition aventureuse, « faite uniquement pour consolider le trône et emplir certaines poches. » Au bout d'un an, il s'ennuya mortellement dans son logement de garçon. Comme il rendait visite aux Quenu-Gradelle presque journellement, il se rapprocha d'eux, vint habiter rue de la Cossonnerie. Ce fut là que les Halles le séduisirent, avec leur vacarme, leurs commérages énormes. Il se décida à louer une place au pavillon de la volaille, uniquement pour se distraire, pour occuper ses journées vides des cancans du marché. Alors, il vécut dans des jacasseries sans fin, au courant des plus minces scandales du quartier, la tête bourdonnante du continuel glapissement de voix qui l'entourait. Il y goûtait mille joies chatouillantes, béat, ayant trouvé son élément, s'y enfonçant avec des voluptés de carpe nageant au soleil. Florent allait parfois lui serrer la main, à sa boutique. Les après-midi étaient encore très-chaudes. Le long des allées étroites, les femmes, assises, plumaient. Des raies de soleil tombaient entre les tentes relevées, les plumes volaient sous les doigts, pareilles à une neige dansante, dans l'air ardent, dans la poussière d'or des rayons. Des appels, toute une traînée d'offres et de caresses, suivaient Florent. « Un beau canard, monsieur?.. Venez me voir… J'ai de bien jolis poulets gras… Monsieur, monsieur, achetez moi cette paire de pigeons… » Il se dégageait, gêné, assourdi. Les femmes continuaient à plumer en se le disputant, et des vols de fin duvet s'abattaient, le suffoquaient d'une fumée, comme chauffée et épaissie encore par l'odeur forte des volailles. Enfin, au milieu de l'allée, près des fontaines, il trouvait Gavard, en manches de chemise, les bras croisés sur la bavette de son tablier bleu, pérorant devant sa boutique. Là, Gavard régnait, avec des mines de bon prince, au milieu d'un groupe de dix à douze femmes. Il était le seul homme du marché. Il avait la langue tellement longue, qu'après s'être fâché avec les cinq ou six filles qu'il prit successivement pour tenir sa boutique, il se décida à vendre sa marchandise lui-même, disant naïvement que ces pécores passaient leur sainte journée à cancaner, et qu'il ne pouvait en venir à bout. Comme il fallait pourtant que quelqu'un gardât sa place, lorsqu'il s'absentait, il recueillit Marjolin qui battait le pavé, après avoir tenté tous les menus métiers des Halles. Et Florent restait parfois une heure avec Gavard, émerveillé de son intarissable commérage, de sa carrure et de son aisance parmi tous ses jupons, coupant la parole à l'une, se querellant avec une autre, à dix boutiques de distance, arrachant un client à une troisième, faisant plus de bruit à lui seul que les cent et quelques bavardes ses voisines, dont la clameur secouait les plaques de fonte du pavillon d'un frisson sonore de tam-tam.

Le marchand de volailles, pour toute famille, n'avait plus qu'une belle-soeur et une nièce. Quand sa femme mourut, la soeur aînée de celle-ci, madame Lecoeur, qui était veuve depuis un an, la pleura d'une façon exagérée, en allant presque chaque soir porter ses consolations au malheureux mari. Elle dut nourrir, à cette époque, le projet de lui plaire et de prendre la place encore chaude de la morte. Mais Gavard détestait les femmes maigres; il disait que cela lui faisait de la peine de sentir les os sous la peau; il ne caressait jamais que les chats et les chiens très-gras, goûtant une satisfaction personnelle aux échines rondes et nourries. Madame Lecoeur, blessée, furieuse de voir les pièces de cent sous du rôtisseur lui échapper, amassa une rancune mortelle. Son beau-frère fut l'ennemi dont elle occupa toutes ses heures. Lorsqu'elle le vit s'établir aux Halles, à deux pas du pavillon où elle vendait du beurre, des fromages et des oeufs, elle l'accusa d'avoir « inventé ça pour la taquiner et lui porter mauvaise chance. » Dès lors, elle se lamenta, jaunit encore, se frappa tellement l'esprit, qu'elle finit réellement par perdre sa clientèle et faire de mauvaises affaires. Elle avait gardé longtemps avec elle la fille d'une de ses soeurs, une paysanne qui lui envoya la petite, sans plus s'en occuper. L'enfant grandit au milieu des Halles. Comme elle se nommait Sarriet de son nom de famille, on ne l'appela bientôt que la Sarriette. À seize ans, la Sarriette était une jeune coquine si délurée, que des messieurs venaient acheter des fromages uniquement pour la voir. Elle ne voulut pas des messieurs, elle était populacière, avec son visage pâle de vierge brune et ses yeux qui brûlaient comme des tisons. Ce fut un porteur qu'elle choisit, un garçon de Ménilmontant qui faisait les commissions de sa tante. Lorsque, à vingt ans, elle s'établit marchande de fruits, avec quelques avances dont on ne connut jamais bien la source, son amant, qu'on appelait monsieur Jules, se soigna les mains, ne porta plus que des blouses propres et une casquette de velours, vint seulement aux Halles l'après-midi, en pantoufles. Ils logeaient ensemble, rue Vauvilliers, au troisième étage d'une grande maison, dont un café borgne occupait le rez-de-chaussée. L'ingratitude de la Sarriette acheva d'aigrir madame Lecoeur, qui la traitait avec une furie de paroles ordurières. Elles se fâchèrent, la tante exaspérée, la nièce inventant avec monsieur Jules des histoires qu'il allait raconter dans le pavillon aux beurres. Gavard trouvait la Sarriette drôle; il se montrait plein d'indulgence pour elle, il lui tapait sur les joues, quand il la rencontrait: elle était dodue et exquise de chair.

Une après-midi, comme Florent était assis dans la charcuterie, fatigué de courses vaines qu'il avait faites le matin à la recherche d'un emploi, Marjolin entra. Ce grand garçon, d'une épaisseur et d'une douceur flamandes, était le protégé de Lisa. Elle le disait pas méchant, un peu bêta, d'une force de cheval, tout à fait intéressant, d'ailleurs, puisqu'on ne lui connaissait ni père, ni mère. C'était elle qui l'avait placé chez Gavard.

Lisa était au comptoir, agacée par les souliers crottés de Florent, qui tachaient le dallage blanc et rose; deux fois déjà elle s'était levée pour jeter de la sciure dans la boutique. Elle sourit à Marjolin.