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Le Ventre de Paris

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Pour donner à son établissement un air de café, monsieur Lebigre avait placé, en face du comptoir, contre le mur, deux petites table de fonte vernie, avec quatre chaises. Un lustre à cinq becs et à globes dépolis pendait du plafond. L'oeil-de-boeuf, une horloge toute dorée, était à gauche, au-dessus d'un tourniquet scellé dans la muraille. Puis, au fond, il y avait le cabinet particulier, un coin de la boutique que séparait une cloison, aux vitres blanchies par un dessin à petits carreaux; pendant le jour, une fenêtre qui s'ouvrait sur la rue Pirouette, l'éclairait d'une clarté louche; le soir, un bec de gaz y brûlait, au-dessus de deux tables peintes en faux marbre. C'était là que Gavard et ses amis politiques se réunissaient après leur diner, chaque soir. Ils s'y regardaient comme chez eux, ils avaient habitué le patron à leur réserver la place. Quand le dernier venu avait tiré la porte de la cloison vitrée, ils se savaient si bien gardés, qu'ils parlaient très-carrément « du grand coup de balai. » Pas un consommateur n'aurait osé entrer.

Le premier jour, Gavard donna à Florent quelques détails sur monsieur Lebigre. C'était un brave homme qui venait parfois prendre son café avec eux. On ne se gênait pas devant lui, parce qu'il avait dit un jour qu'il s'était battu en 48. Il causait peu, paraissait bêta. En passant, avant d'entrer dans le cabinet, chacun de ces messieurs lui donnait une poignée de main silencieuse, par-dessus les verres et les bouteilles. Le plus souvent, il avait à côté de lui, sur la banquette de cuir rouge, une petite femme blonde, une fille qu'il avait prise pour le service du comptoir, outre le garçon à tablier blanc qui s'occupait des tables et du billard. Elle se nommait Rose, était très-douce, très-soumise. Gavard, clignant de l'oeil, raconta à Florent qu'elle poussait la soumission fort loin avec le patron. D'ailleurs, ces messieurs se faisaient servir par Rose, qui entrait et qui sortait, de son air humble et heureux, au milieu des plus orageuses discussions politiques.

Le jour où le marchand de volailles présenta Florent à ses amis, ils ne trouvèrent, en entrant dans le cabinet vitré, qu'un monsieur d'une cinquantaine d'années, à l'air pensif et doux, avec un chapeau douteux et un grand pardessus marron. Le menton appuyé sur la pomme d'ivoire d'un gros jonc, en face d'une chope pleine, il avait la bouche tellement perdue au fond d'une forte barbe, que sa face semblait muette et sans lèvres.

– Comment va, Robine? demanda Gavard.

Robine allongea silencieusement une poignée de main, sans répondre, les yeux adoucis encore par un vague sourire de salut; puis, il remit le menton sur la pomme de sa canne, et regarda Florent par-dessus sa chope. Celui-ci avait fait jurer à Gavard de ne pas conter son histoire, pour éviter les indiscrétions dangereuses; il ne lui déplut pas de voir quelque méfiance dans l'attitude prudente de ce monsieur à forte barbe. Mais il se trompait. Jamais Robine ne parlait davantage. Il arrivait toujours le premier, au coup de huit heures, s'asseyait dans le même coin, sans lâcher sa canne, sans ôter ni son chapeau, ni son pardessus; personne n'avait vu Robine sans chapeau sur la tête. Il restait là, à écouter les autres, jusqu'à minuit, mettant quatre heures à vider sa chope, regardant successivement ceux qui parlaient, comme s'il eût entendu avec les yeux. Quand Florent, plus tard, questionna Gavard sur Robine, celui-ci parut en faire un grand cas; c'était un homme très-fort; sans pouvoir dire nettement où il avait fait ses preuves; il le donna comme un des hommes d'opposition les plus redoutés du gouvernement. Il habitait, rue Saint-Denis, un logement où personne ne pénétrait. Le marchand de volailles racontait pourtant y être allé une fois. Les parquets cirés étaient garantis par des chemins de toile verte; il y avait des housses et une pendule d'albâtre à colonnes. Madame Robine, qu'il croyait avoir vue de dos, entre deux portes, devait être une vieille dame très comme il faut, coiffée avec des anglaises, sans qu'il pût pourtant l'affirmer. On ignorait pourquoi le ménage était venu se loger dans le tapage d'un quartier commerçant; le mari ne faisait absolument rien, passait ses journées on ne savait où, vivait d'on ne savait quoi, et apparaissait chaque soir, comme las et ravi d'un voyage sur les sommets de la haute politique.

– Eh bien, et ce discours du trône, vous l'avez lu? demanda Gavard, en prenant un journal sur la table.

Robine haussa les épaules. Mais la porte de la cloison vitrée claqua violemment, un bossu parut. Florent reconnut le bossu de la criée, les mains lavées, proprement mis, avec un grand cache-nez rouge, dont un bout pendait sur sa bosse, comme le pan d'un manteau vénitien.

– Ah! voici Logre, reprit le marchand de volailles. Il va nous dire ce qu'il pense du discours du trône, lui.

Mais Logre était furieux. Il faillit arracher la patère en accrochant son chapeau et son cache-nez. Il s'assit violemment, donna un coup de poing sur la table, rejeta le journal, en disant:

– Est-ce que je lis ça, moi, leurs sacrés mensonges!

Puis il éclata.

– A-t-on jamais vu des patrons se ficher du monde comme ça! Il y a deux heures que j'attends mes appointements. Nous étions une dizaine dans le bureau. Ah bien, oui! faites le pied de grue, mes agneaux… Monsieur Manoury est enfin arrivé, en voiture, de chez quelque gueuse, bien sûr. Ces facteurs, ça vole, ça se goberge… Et encore, il m'a tout donné en grosse monnaie, ce cochon-là.

Robine épousait la querelle de Logre, d'un léger mouvement de paupières. Le bossu, brusquement, trouva une victime.

– Rose! Rose! appela-t il, en se penchant hors du cabinet.

Et, quand la jeune femme fut en face de lui, toute tremblante:

– Eh bien, quoi! quand vous me regarderez!.. Vous me voyez entrer et vous ne m'apportez pas mon mazagran!

Gavard commanda deux autres mazagrans. Rose se hâta de servir les trois consommations, sous les yeux sévères de Logre, qui semblait étudier les verres et les petits plateaux de sucre. Il but une gorgée, il se calma un peu.

– C'est Charvet, dit-il au bout d'un instant, qui doit en avoir assez… Il attend Clémence sur le trottoir.

Mais Charvet entra, suivi de Clémence. C'était un grand garçon osseux, soigneusement rasé, avec un nez maigre et des lèvres minces, qui demeurait rue Vavin, derrière le Luxembourg. Il se disait professeur libre. En politique, il était hébertiste. Les cheveux longs et arrondis, les revers de sa redingote râpée extrêmement rabattus, il jouait d'ordinaire au conventionnel, avec un flot de paroles aigres, une érudition si étrangement hautaine, qu'il battait d'ordinaire ses adversaires. Gavard en avait peur, sans l'avouer; il déclarait, quand Charvet n'était pas là, qu'il allait véritablement trop loin. Robine approuvait tout, des paupières. Logre seul tenait quelquefois tête à Charvet, sur la question des salaires. Mais Charvet restait le desposte du groupe, étant le plus autoritaire et le plus instruit. Depuis plus de dix ans, Clémence et lui vivaient maritalement, sur des bases débattues, selon un contrat strictement observé de part et d'autre. Florent, qui regardait la jeune femme avec quelque étonnement, se rappela enfin où il l'avait vue; elle n'était autre que la grande tablettière brune qui écrivait, les doigts très-allongés, en demoiselle ayant reçu de l'instruction.

Rose parut sur les talons des deux nouveaux venus; elle posa, sans rien dire, une chope devant Charvet, et un plateau devant Clémence, qui se mit à préparer posément son grog, versant l'eau chaude sur le citron, qu'elle écrasait à coups de cuiller, sucrant, mettant le rhum en consultant le carafon, pour ne pas dépasser le petit verre réglementaire. Alors, Gavard présenta Florent à ces messieurs, particulièrement à Charvet. Il les donna l'un à l'autre comme des professeurs, des hommes très-capables, qui s'entendraient. Mais il était à croire qu'il avait déjà commis quelque indiscrétion, car tous échangèrent des poignées de main, en se serrant les doigts fortement, d'une façon maçonnique, Charvet lui-même fut presque aimable. On évita, d'ailleurs, de faire aucune allusion.

– Est-ce que Manoury vous a payée en monnaie? demanda Logre à Clémence.

Elle répondit oui, elle sortit des rouleaux de pièces d'un franc et de deux francs, qu'elle déplia. Charvet la regardait; il suivait les rouleaux qu'elle remettait un à un dans sa poche, après en avoir vérifié le contenu.

– Il faudra faire nos comptes, dit-il à demi-voix.

– Certainement, ce soir, murmura-t-elle. D'ailleurs, ça doit se balancer. J'ai déjeuné avec toi quatre fois, n'est-ce pas? mais je t'ai prêté cent sous, la semaine dernière.

Florent, surpris, tourna la tête pour ne pas être indiscret. Et, comme Clémence avait fait disparaître le dernier rouleau, elle but une gorgée de grog, s'adossa à la cloison vitrée, et écouta tranquillement les hommes qui parlaient politique. Gavard avait repris le journal, lisant, d'une voix qu'il cherchait à rendre comique, des lambeaux du discours du trône prononcé le matin, à l'ouverture des Chambres. Alors Charvet eut beau jeu, avec cette phraséologie officielle; il n'en laissa pas une ligne debout. Une phrase surtout les amusa énormément: « Nous avons la confiance, messieurs, qu'appuyé sur vos lumières et sur les sentiments conservateurs du pays, nous arriverons à augmenter de jour en jour la prospérité publique. » Logre, debout, déclama cette phrase; il imitait très bien avec le nez la voix pâteuse de l'empereur.

– Elle est belle, sa prospérité, dit Charvet. Tout le monde crève la faim.

– Le commerce va très-mal, affirma Gavard.

– Et puis qu'est-ce que c'est que ça, un monsieur « appuyé sur des lumières? » reprit Clémence, qui se piquait de littérature.

Robine lui-même laissa échapper un petit rire, du fond de sa barbe. La conversation s'échauffait. On en vint an corps législatif, qu'on traita très-mal. Logre ne décolérait pas, Florent retrouvait en lui le beau crieur du pavillon de la marée, la mâchoire en avant, les mains jetant les mots dans le vide, l'attitude ramassée et aboyante; il causait ordinairement politique de l'air furibond dont il mettait une manne de soles aux enchères. Charvet, lui, devenait plus froid, dans la buée des pipes et du gaz, dont s'emplissait l'étroit cabinet; sa voix prenait des sécheresses de couperet, pendant que Robine dodelinait doucement de la tête, sans que son menton quittât l'ivoire de sa canne. Puis, sur un mot de Gavard, on arriva à parler des femmes.

 

– La femme, déclara nettement Charvet, est l'égale de l'homme; et, à ce titre, elle ne doit pas le gêner dans la vie. Le mariage est une association… Tout par moitié, n'est ce pas, Clémence?

– Évidemment, répondit la jeune femme, la tête contre la cloison, les yeux en l'air.

Mais Florent vit entrer le marchand des quatre saisons, Lacaille, et Alexandre, le fort, l'ami de Claude Lantier. Ces deux hommes étaient longtemps restés à l'autre table du cabinet; ils n'appartenaient pas au même monde que ces messieurs. Puis, la politique aidant, leurs chaises se rapprochèrent, ils firent partie de la société. Charvet, aux yeux duquel ils représentaient le peuple, les endoctrina fortement, tandis que Gavard faisait le boutiquier sans préjugés en trinquant avec eux. Alexandre avait une belle gaieté ronde de colosse, un air de grand enfant heureux. Lacaille, aigri, grisonnant déjà, courbaturé chaque soir par son éternel voyage dans les rues de Paris, regardait parfois d'un oeil louche la placidité bourgeoise, les bons souliers et le gros paletot de Robine. Ils se firent servir chacun un petit verre, et la conversation continua, plus tumultueuse et plus chaude, maintenant que la société était au complet.

Ce soir-là, Florent par la porte entre-bâillée de la cloison, aperçut encore mademoiselle Saget, debout devant le comptoir. Elle avait tiré une bouteille de dessous son tablier, elle regardait Rose, qui remplissait d'une grande mesure de cassis et d'une mesure d'eau-de-vie, plus petite. Puis, la bouteille disparut de nouveau sous le tablier; et, les mains cachées, mademoiselle Saget causa, dans le large reflet blanc du comptoir, en face de la glace, où les bocaux et les bouteilles de liqueur semblaient accrocher des files de lanternes vénitiennes. Le soir, l'établissement surchauffé s'allumait de tout son métal et de tous ses cristaux. La vieille fille, avec ses jupes noires, faisait une étrange tache d'insecte, au milieu de ces clartés crues, Florent, en voyant qu'elle tentait de faire parler Rose, se douta qu'elle l'avait aperçu par l'entre-bâillement de la porte. Depuis qu'il était entré aux Halles, il la rencontrait à chaque pas, arrêtée sous les rues couvertes, le plus souvent en compagnie de madame Lecoeur et de la Sarriette, l'examinant toutes trois à la dérobée, paraissant profondément surprises de sa nouvelle position d'inspecteur. Rose sans doute resta lente de paroles, car mademoiselle Saget tourna un instant, parut vouloir s'approcher de monsieur Lebigre, qui faisait un piquet avec un consommateur, sur une des tables de fonte vernie. Doucement, elle avait fini par se placer contre la cloison, lorsque Gavard la reconnut. Il la détestait.

– Fermez donc la porte, Florent, dit-il brutalement. On ne peut pas être chez soi.

À minuit, en sortant, Lacaille échangea quelques mots à voix basse avec monsieur Lebigre. Celui-ci, dans une poignée de mains, lui glissa quatre pièces de cinq francs, que personne ne vit, en murmurant à son oreille:

– Vous savez, c'est vingt-deux francs pour demain. La personne qui prête ne veut plus à moins… N'oubliez pas aussi que vous devez trois jours de voiture. Il faudra tout payer.

Monsieur Lebigre souhaita le bonsoir à ces messieurs. Il allait bien dormir, disait-il; et il bâillait légèrement, en montrant de fortes dents, taudis que Rose le contemplait, de son air de servante soumise. Il la bouscula, il lui commanda d'aller éteindre le gaz, dans le cabinet.

Sur le trottoir, Gavard trébucha, faillit tomber. Comme il était en veine d'esprit:

– Fichtre! dit-il, je ne suis pas appuyé sur des lumières, moi!

Cela parut très-drôle, et l'on se sépara. Florent revint, s'acoquina à ce cabinet vitré, dans les silences de Robine, les emportements de Logre, les haines froides de Charvet. Le soir, en rentrant, il ne se couchait pas tout de suite. Il aimait son grenier, cette chambre de jeune fille, où Augustine avait laissé des bouts de chiffon, des choses tendres et niaises de femme, qui traînaient. Sur la cheminée, il y avait encore des épingles à cheveux, des boîtes de carton doré pleines de boutons et de pastilles, des images découpées, des pots de pommade vides sentant toujours le jasmin; dans le tiroir de la table, une méchante table de bois blanc, étaient restés du fil, des aiguilles, un paroissien, à côté d'un exemplaire maculé de la Clef des songes; et une robe d'été, blanche, à pois jaunes, pendait, oubliée à un clou, tandis que, sur la planche qui servait de toilette, derrière le pot à eau, un flacon de bandoline renversé avait laissé une grande tache. Florent eût souffert dans une alcôve de femme; mais, de toute la pièce, de l'étroit lit de fer, des deux chaises de paille, jusque du papier peint, d'un gris effacé, ne montait qu'une odeur de bêtise naïve, une odeur de grosse fille puérile. Et il était heureux de cette pureté des rideaux, de cet enfantillage des boîtes dorées et de la Clef des songes, de cette coquetterie maladroite qui tachait les murs. Cela le rafraîchissait, le ramenait à des rêves de jeunesse. Il aurait voulu ne pas connaître Augustine, aux durs cheveux châtains, croire qu'il était chez une soeur, chez une brave fille, mettant autour de lui, dans les moindres choses, sa grâce de femme naissante.

Mais, le soir, un grand soulagement pour lui était encore de s'accouder à la fenêtre de sa mansarde. Cette fenêtre taillait dans le toit un étroit balcon, à haute rampe de fer, où Augustine soignait un grenadier en caisse. Florent, depuis que les nuits devenaient froides, faisait coucher le grenadier dans la chambre, au pied de son lit. Il restait là quelques minutes, aspirant fortement l'air frais qui lui venait de la Seine, par-dessus les maisons de la rue de Rivoli. En bas, confusément, les toitures des Halles étalaient leurs nappes grises. C'était comme des lacs endormis, au milieu desquels le reflet furtif de quelque vitre allumait la lueur argentée d'un flot. Au loin, les toits des pavillons de la boucherie et de la Vallée s'assombrissaient encore, n'étaient plus que des entassements de ténèbres reculant l'horizon. Il jouissait du grand morceau de ciel qu'il avait en face de lui, de cet immense développement des Halles, qui lui donnait, au milieu des rues étranglées de Paris, la vision vague d'un bord de mer, avec les eaux mortes et ardoisées d'une baie, à peine frissonnantes du roulement lointain de la houle. Il s'oubliait, il rêvait chaque soir une côte nouvelle. Cela le rendait très-triste et très-heureux à la fois, de retourner dans ces huit années de désespoir qu'il avait passées hors de France. Puis, tout frissonnant, il refermait la fenêtre. Souvent, lorsqu'il était son faux-col devant la cheminée, la photographie d'Auguste et d'Augustine l'inquiétait; ils le regardaient se déshabiller, de leur sourire blême, la main dans la main.

Les premières semaines que Florent passa au pavillon de la marée furent très-pénibles. Il avait trouvé dans les Méhudin une hostilité ouverte qui le mit en lutte avec le marché entier. La belle Normande entendait se venger de la belle Lisa, et le cousin était une victime toute trouvée.

Les Méhudin venaient de Rouen. La mère de Louise racontait encore comment elle était arrivée à Paris, avec des anguilles dans un panier. Elle ne quitta plus la poissonnerie. Elle y épousa un employé de l'octroi, qui mourut en lui laissant deux petites filles. Ce fut elle, jadis, qui mérita, par ses larges hanches et sa fraîcheur superbe, ce surnom de la belle Normande, dont sa fille aînée avait hérité. Aujourd'hui, tassée, avachie, elle portait ses soixante-cinq ans en matrone dont la marée humide avait enroué la voix et bleui la peau, Elle était énorme de vie sédentaire, la taille débordante, la tête rejetée en arrière par la force de la gorge et le flot montant de la graisse. Jamais, d'ailleurs, elle ne voulut renoncer aux modes de son temps; elle conserva la robe à ramages, le fichu jaune, la marmotte des poissonnières classiques, avec la voix haute, le geste prompt, les poings aux côtes, l'engueulade du catéchisme poissard coulant des lèvres. Elle regrettait le marché des Innocents, parlait des anciens droits des dames de la Halle, mêlait à des histoires de coups de poings échangés avec des inspecteurs de police, des récits de visite à la cour, du temps de Charles X et de Louis-Philippe, en toilette de soie, et de gros bouquets à la main. La mère Méhudin, comme on la nommait, était longtemps restée porte-bannière de la confrérie de la Vierge, à Saint-Leu. Aux processions, dans l'église, elle avait une robe et un bonnet de tulle, à rubans de satin, tenant très-haut, de ses doigts enflés, le bâton doré de l'étendard de soie à frange riche, où était brodée une Mère de Dieu.

La mère Méhudin, selon les commérages du quartier, devait avoir fait une grosse fortune. Il n'y paraissait guère qu'aux bijoux d'or massif dont elle se chargeait le cou, les bras et la taille, dans les grands jours. Plus tard, ses deux filles ne s'entendirent pas. La cadette, Claire, une blonde paresseuse, se plaignait des brutalités de Louise, disait de sa voix lente qu'elle ne serait jamais la bonne de sa soeur. Comme elles auraient certainement fini par se battre, la mère les sépara. Elle céda à Louise son banc de marée. Claire, que l'odeur des raies et des harengs faisait tousser, s'installa à un banc de poissons d'eau douce. Et, tout en ayant juré de se retirer, la mère allait d'un banc à l'autre, se mêlant encore de la vente, causant de continuels ennuis à ses filles par ses insolences trop grasses.

Claire était une créature fantasque, très-douce, et en continuelle querelle. Elle n'en faisait jamais qu'à sa tête, disait-on. Elle avait, avec sa figure rêveuse de vierge, un entêtement muet, un esprit d'indépendance qui la poussait à vivre à part, n'acceptant rien comme les autres, d'une droiture absolue un jour, d'une injustice révoltante le lendemain. À son banc, elle révolutionnait parfois le marché, haussant ou baissant les prix, sans qu'on s'expliquât pourquoi. Vers la trentaine, sa finesse de nature, sa peau mince que l'eau des viviers rafraîchissait éternellement, sa petite face d'un dessin noyé, ses membres souples, devaient s'épaissir, tomber à l'avachissement d'une sainte de vitrail, encanaillée dans les Halles. Mais, à vingt-deux ans, elle restait un Murillo, au milieu de ses carpes et de ses anguilles, selon le mot de Claude Lantier, un Murillo décoiffé souvent, avec de gros souliers, des robes taillées à coups de hache qui l'habillaient comme une planche. Elle n'était pas coquette; elle se montrait très-méprisante, quand Louise, étalant ses noeuds de ruban, la plaisantait sur ses fichus noués de travers. On racontait que le fils d'un riche boutiquier du quartier voyageait de rage, n'ayant pu obtenir d'elle une bonne parole.

Louise, la belle Normande, s'était montrée plus tendre. Son mariage se trouvait arrêté avec un employé de la Halle au blé, lorsque le malheureux garçon eut les reins cassés par la chute d'un sac de farine. Elle n'en accoucha pas moins sept mois plus tard d'un gros enfant. Dans l'entourage des Méhudin, on considérait la belle Normande comme veuve. La vieille poissonnière disait parfois: « Quand mon gendre vivait… »

Les Méhudin étaient une puissance. Lorsque monsieur Verlaque acheva de mettre Florent au courant de ses nouvelles occupations, il lui recommanda de ménager certaines marchandes, s'il ne voulait se rendre la vie impossible; il poussa même la sympathie jusqu'à lui apprendre les petits secrets du métier, les tolérances nécessaires, les sévérités de comédie, les cadeaux acceptables. Un inspecteur est à la fois un commissaire de police, et un juge de paix, veillant à la bonne tenue du marché, conciliant les différends entre l'acheteur et le vendeur. Florent, de caractère faible, se roidissait, dépassait le but, toutes les fois qu'il devait faire acte d'autorité; et il avait de plus contre lui l'amertume de ses longues souffrances, sa face sombre de paria.

La tactique de la belle Normande fut de l'attirer dans quelque querelle. Elle avait juré qu'il ne garderait pas sa place quinze jours.

– Ah! bien, dit-elle à madame Lecoeur qu'elle rencontra un matin, si la grosse Lisa croit que nous voulons de ses restes!.. Nous avons plus de goût qu'elle. Il est affreux, son homme!

 

Après les criées, lorsque Florent commençait son tour d'inspection, à petits pas, le long des allées ruisselantes d'eau, il voyait parfaitement la belle Normande qui le suivait d'un rire effronté. Son banc, à la deuxième rangée, à gauche, près des bancs de poissons d'eau douce, faisait face à la rue Rambuteau. Elle se tournait, ne quittant pas sa victime des yeux, se moquant avec des voisines. Puis, quand il passait devant elle, examinant lentement les pierres, elle affectait une gaieté immodérée, tapait les poissons, ouvrait son robinet tout grand, inondait l'allée. Florent restait impassible.

Mais, un matin, fatalement, la guerre éclata. Ce jour-là, Florent, en arrivant devant le banc de la belle Normande, sentit une puanteur insupportable. Il y avait là, sur le marbre, un saumon superbe, entamé, montrant la blondeur rose de sa chair; des turbots d'une blancheur de crème; des congres, piqués de l'épingle noire qui sert à marquer les tranches; des paires de soles, des rougets, des bars, tout un étalage frais. Et, au milieu de ces poissons à l'oeil vif, dont les ouïes saignaient encore, s'étalait une grande raie, rougeâtre, marbrée de taches sombres, magnifique de tons étranges; la grande raie était pourrie, la queue tombait, les baleines des nageoires perçaient la peau rude.

– Il faut jeter cette raie, dit Florent en s'approchant.

La belle Normande eut un petit rire. Il leva les yeux, il l'aperçut debout, appuyée au poteau de bronze des deux becs de gaz qui éclairent les quatre places de chaque banc. Elle lui parut très-grande, montée sur quelque caisse, pour protéger ses pieds de l'humidité. Elle pinçait les lèvres, plus belle encore que de coutume, coiffée avec des frisons, la tête sournoise, un peu basse, les mains trop roses dans la blancheur du grand tablier. Jamais il ne lui avait tant vu de bijoux: elle portait de longues boucles d'oreilles, une chaîne de cou, une broche, des enfilades de bagues à deux doigts de la main gauche et à un doigt de la main droite.

Comme elle continuait à le regarder en dessous, sans répondre, il reprit:

– Vous entendez, faites disparaître cette raie.

Mais il n'avait pas remarqué la mère Méhudin, assise sur une chaise, tassée dans un coin. Elle se leva, avec les cornes de sa marmote; et, s'appuyant des poings à la table de marbre:

– Tiens! dit-elle insolemment, pourquoi donc qu'elle la jetterait, sa raie!.. Ce n'est pas vous qui la lui payerez, peut-être!

Alors, Florent comprit. Les autres marchandes ricanaient. Il sentait, autour de lui, une révolte sourde qui attendait un mot pour éclater. Il se contint, tira lui-même, de dessous le banc, le seau aux vidures, y fit tomber la raie. La mère Méhudin mettait déjà les poings sur les hanches; mais la belle Normande, qui n'avait pas desserré les lèvres, eut de nouveau un petit rire de méchanceté, et Florent s'en alla au milieu des huées, l'air sévère, feignant de ne pas entendre.

Chaque jour, ce fut une invention nouvelle. L'inspecteur ne suivait plus les allées que l'oeil aux aguets, comme en pays ennemi. Il attrapait les éclaboussures des éponges, manquait de tomber sur des vidures étalées sous ses pieds, recevait les mannes des porteurs dans la nuque. Même, un matin, comme deux marchandes se querellaient, et qu'il était accouru, afin d'empêcher la bataille, il dut se baisser pour éviter d'être souffleté sur les deux joues par une pluie de petites limandes, qui volèrent au-dessus de sa tête; on rit beaucoup, il crut toujours que les deux marchandes étaient de la conspiration des Méhudin. Son ancien métier de professeur crotté l'armait d'une patience angélique; il savait garder une froideur magistrale, lorsque la colère montait en lui, et que tout son être saignait d'humiliation. Mais jamais les gamins de la rue de l'Estrapade n'avaient eu cette férocité des dames de la Halle, cet acharnement de femmes énormes, dont les ventres et les gorges sautaient d'une joie géante, quand il se laissait prendre à quelque piège. Les faces rouges le dévisageaient. Dans les inflexions canailles des voix, dans les hanches hautes, les cous gonflés, les dandinements des cuisses, les abandons des mains, il devinait à son adresse tout un flot d'ordures. Gavard, au milieu de ces jupes impudentes et fortes d'odeur, se serait pâmé d'aise, quitte à fesser à droite et à gauche, si elles l'avaient serré de trop près. Florent, que les femmes intimidaient toujours, se sentait peu à peu perdu dans un cauchemar de filles aux appas prodigieux, qui l'entouraient d'une ronde inquiétante, avec leur enrouement et leurs gros bras nus de lutteuses.

Parmi ces femelles lâchées, il avait pourtant une amie. Claire déclarait nettement que le nouvel inspecteur était un brave homme. Quand il passait, dans les gros mots de ses voisines, elle lui souriait. Elle était là, avec des mèches de cheveux blonds dans le cou et sur les tempes, la robe agrafée de travers, nonchalante derrière son banc. Plus souvent, il la voyait debout, les mains au fond de ses viviers, changeant les poissons de bassins, se plaisant à tourner les petits dauphins de cuivre, qui jettent un fil d'eau par la gueule. Ce ruissellement lui donnait une grâce frissonnante de baigneuse, au bord d'une source, les vêtements mal rattachés encore.

Un matin, surtout, elle fut très-aimable. Elle appela l'inspecteur pour lui montrer une grosse anguille qui avait fait l'étonnement du marché, à la criée. Elle ouvrit la grille, qu'elle avait prudemment refermée sur le bassin, au fond duquel l'anguille semblait dormir.

– Attendez, dit-elle, vous allez voir.

Elle entra doucement dans l'eau son bras nu, un bras un peu maigre, dont la peau de soie montrait le bleuissement tendre des veines. Quand l'anguille se sentit touchée, elle se roula sur elle-même, en noeuds rapides, emplissant l'auge étroite de la moire verdâtre de ses anneaux. Et, dès qu'elle se rendormait, Claire s'amusait à l'irriter de nouveau, du bout des ongles.

– Elle est énorme, crut devoir dire Florent. J'en ai rarement vu d'aussi belle.

Alors, elle lui avoua que, dans les commencements, elle avait eu peur des anguilles. Maintenant, elle savait comment il faut serrer la main, pour qu'elles ne puissent pas glisser. Et, à côté, elle en prit une, plus petite. L'anguille, aux deux bouts de son poing fermé, se tordait. Cela la faisait rire. Elle la rejetta, en saisit une autre, fouilla le bassin, remua ce tas de serpents de ses doigts minces.

Puis, elle resta là un instant à causer de la vente qui n'allait pas. Les marchands forains, sur le carreau de la rue couverte, leur faisaient beaucoup de tort. Son bras nu, qu'elle n'avait pas essuyé, ruisselait, frais de la fraîcheur de l'eau. De chaque doigt, de grosses gouttes tombaient.

– Ah! dit-elle brusquement, il faut que je vous fasse voir aussi mes carpes.

Elle ouvrit une troisième grille; et, à deux mains, elle ramena une carpe qui tapait de la queue en râlant. Mais elle en chercha un moins grosse; celle-là, elle put la tenir d'une seule main, que le souffle des flancs ouvrait un peu, à chaque râle. Elle imagina d'introduire son pouce dans un des bâillements de la bouche.

– Ça ne mord pas, murmurait-elle avec son doux rire, ça n'est pas méchant… C'est comme les écrevisses, moi je ne les crains pas.

Elle avait déjà replongé son bras, elle ramenait, d'une case, pleine d'un grouillement confus, une écrevisse, qui lui avait pris le petit doigt entre ses pinces. Elle la secoua un instant; mais l'écrevisse la serra sans doute trop rudement, car elle devint très-rouge et lui cassa la patte, d'un geste prompt de rage, sans cesser de sourire.