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Pierre était là depuis près de deux heures, lorsque enfin il prit congé, très frappé et très touché de tout ce qu'il avait vu et entendu. Et, de nouveau, il dut promettre de revenir, pour causer longuement. Dehors, il s'en alla au hasard. Quatre heures sonnaient à peine, son idée était de traverser Rome ainsi, sans itinéraire arrêté d'avance, à cette heure délicieuse où le soleil s'abaissait, dans l'air rafraîchi, immensément bleu. Mais, presque tout de suite, il se trouva dans la rue Nationale, qu'il avait descendue en voiture, la veille, à son arrivée; et il reconnut les jardins verts montant au Quirinal, la Banque blafarde et démesurée, le pin en plein ciel de la villa Aldobrandini. Puis, au détour, comme il s'arrêtait pour revoir la colonne Trajane, qui maintenant se détachait en un fût sombre, au fond de la place basse déjà envahie par le crépuscule, il fut surpris de l'arrêt brusque d'une victoria, d'où un jeune homme, courtoisement, l'appelait d'un petit signe de la main.



– Monsieur l'abbé Froment! monsieur l'abbé Froment!



C'était le jeune prince Dario Boccanera, qui allait faire sa promenade quotidienne au Corso. Il ne vivait plus que des libéralités de son oncle le cardinal, presque toujours à court d'argent. Mais, comme tous les Romains, il n'aurait mangé que du pain sec, s'il l'avait fallu, pour garder sa voiture, son cheval et son cocher. A Rome, la voiture est le luxe indispensable.



– Monsieur l'abbé Froment, si vous voulez bien monter, je serai heureux de vous montrer un peu notre ville.



Sans doute il désirait faire plaisir à Benedetta, en étant aimable pour son protégé. Puis, dans son oisiveté, il lui plaisait d'initier ce jeune prêtre, qu'on disait si intelligent, à ce qu'il croyait être la fleur de Rome, la vie inimitable.



Pierre dut accepter, bien qu'il eût préféré sa promenade solitaire. Le jeune homme pourtant l'intéressait, ce dernier né d'une race épuisée, qu'il sentait incapable de pensée et d'action, fort séduisant d'ailleurs, dans son orgueil et son indolence. Beaucoup plus romain que patriote, il n'avait jamais eu la moindre velléité de se rallier, satisfait de vivre à l'écart, à ne rien faire; et, si passionné qu'il fût, il ne commettait point de folies, très pratique au fond, très raisonnable, comme tous ceux de sa ville, sous leur apparente fougue. Dès que la voiture, après avoir traversé la place de Venise, s'engagea dans le Corso, il laissa éclater sa vanité enfantine, son amour de la vie au dehors, heureuse et gaie, sous le beau ciel. Et tout cela apparut très clairement, dans le simple geste qu'il fit, en disant:



– Le Corso!



De même que la veille, Pierre fut saisi d'étonnement. La longue et étroite rue s'étendait de nouveau, jusqu'à la place du Peuple blanche de lumière, avec la seule différence que c'étaient les maisons de droite qui baignaient dans le soleil, tandis que celles de gauche étaient noires d'ombre. Comment! c'était ça, le Corso! cette tranchée à demi obscure, étranglée entre les hautes et lourdes façades! cette chaussée mesquine, où trois voitures au plus passaient de front, que des boutiques serrées bordaient de leurs étalages de clinquant! Ni espace libre, ni horizons vastes, ni verdure rafraîchissante! Rien que la bousculade, l'entassement, l'étouffement, le long des petits trottoirs, sous une mince bande de ciel! Et Dario eut beau lui nommer les palais historiques et fastueux, le palais Bonaparte, le palais Doria, le palais Odelscachi, le palais Sciarra, le palais Chigi; il eut beau lui montrer la place Colonna, avec la colonne de Marc-Aurèle, la place la plus vivante de la ville, où piétine un continuel peuple debout, causant et regardant; il eut beau, jusqu'à la place du Peuple, lui faire admirer les églises, les maisons, les rues transversales, la rue des Condotti, au bout de laquelle se dressait, dans la gloire du soleil couchant, l'apparition de la Trinité des Monts, toute en or, en haut du triomphal escalier d'Espagne: Pierre gardait son impression désillusionnée de voie sans largeur et sans air, les palais lui semblaient des hôpitaux ou des casernes tristes, la place Colonna manquait cruellement d'arbres, seule la Trinité des Monts l'avait séduit, par son resplendissement lointain d'apothéose.



Mais il fallut revenir de la place du Peuple à la place de Venise, et retourner encore, et revenir encore, deux, trois, quatre tours, sans lassitude. Dario, ravi, se montrait, regardait, était salué, saluait. Sur les deux trottoirs, une foule compacte défilait, dont les yeux plongeaient au fond des voitures, dont les mains auraient pu serrer les mains des personnes qui s'y trouvaient assises. Peu à peu, le nombre des voitures devenait tel, que la double file était ininterrompue, serrée, obligée de marcher au pas. On se touchait, on se dévisageait, dans ce perpétuel frôlement de celles qui montaient et de celles qui descendaient. C'était la promiscuité du plein air, toute Rome entassée dans le moins de place possible, les gens qui se connaissaient, qui se retrouvaient comme en l'intimité d'un salon, les gens qui ne se parlaient pas, des mondes les plus adverses, mais qui se coudoyaient, qui se fouillaient du regard, jusqu'à l'âme. Et Pierre, alors, eut la révélation, comprit le Corso, l'antique habitude, la passion et la gloire de la ville. Justement, le plaisir était là, dans l'étroitesse de la voie, dans ce coudoiement forcé, qui permettait les rencontres attendues, les curiosités satisfaites, l'étalage des vanités heureuses, les provisions des commérages sans fin. La ville entière s'y revoyait chaque jour, s'étalait, s'épiait, se donnait son spectacle à elle-même, brûlée d'un tel besoin, indispensable à la longue, de se voir ainsi, qu'un homme bien né qui manquait le Corso, était comme un homme dépaysé, sans journaux, vivant en sauvage. Et l'air était d'une douceur délicieuse, l'étroite bande de ciel, entre les lourds palais roussis, avait une infinie pureté bleue.



Dario ne cessait de sourire, d'incliner légèrement la tête; et il nommait à Pierre des princes et des princesses, des ducs et des duchesses, des noms retentissants dont l'éclat emplit l'Histoire, dont les syllabes sonores évoquent des chocs d'armures dans les batailles, des défilés de pompe papale, aux robes de pourpre, aux tiares d'or, aux vêtements sacrés étincelants de pierreries; et Pierre était désespéré d'apercevoir de grosses dames, de petits messieurs, des êtres bouffis ou chétifs, que le costume moderne enlaidissait encore. Pourtant quelques jolies femmes passaient, des jeunes filles surtout, muettes, aux grands yeux clairs. Et, comme Dario venait de montrer le palais Buongiovanni, une immense façade du dix-septième siècle, aux fenêtres encadrées de rinceaux, d'une pesanteur de goût fâcheuse, il ajouta, d'un air égayé:



– Ah! tenez, voici Attilio, là, sur le trottoir… Le jeune lieutenant Sacco, vous savez, n'est-ce pas?



D'un signe, Pierre répondit qu'il était au courant. Attilio, en tenue, le séduisit tout de suite, très jeune, l'air vif et brave, avec son visage de franchise où luisaient tendrement les yeux bleus de sa mère. Il était vraiment la jeunesse et l'amour, dans leur espoir enthousiaste, désintéressé de toute basse préoccupation d'avenir.



– Vous allez voir, quand nous repasserons devant le palais, reprit Dario. Il sera encore là, et je vous montrerai quelque chose.



Et il parla gaiement des jeunes filles, ces petites princesses, ces petites duchesses, élevées si discrètement au Sacré-Cœur, d'ailleurs si ignorantes pour la plupart, achevant leur éducation ensuite dans les jupons de leurs mères, ne faisant avec elles que le tour obligatoire du Corso, vivant les interminables jours cloîtrées, emprisonnées au fond des palais sombres. Mais quelles tempêtes dans ces âmes muettes, où personne n'était descendu! quelle lente poussée de volonté parfois, sous cette obéissance passive, sous cette apparente inconscience de ce qui les entourait! Combien entendaient obstinément faire leur vie elles-mêmes, choisir l'homme qui leur plairait, l'avoir malgré le monde entier! Et c'était l'amant cherché et élu, parmi le flot des jeunes hommes, au Corso; c'était l'amant pêché des yeux pendant la promenade, les yeux candides qui parlaient, qui suffisaient à l'aveu, au don total, sans même un souffle des lèvres, chastement closes; et c'étaient enfin les billets doux remis furtivement à l'église, la femme de chambre gagnée, facilitant les rencontres, d'abord si innocentes. Au bout, il y avait souvent un mariage.



Celia, elle, avait voulu Attilio, dès que leurs regards s'étaient rencontrés, le jour de mortel ennui, où, pour la première fois, elle l'avait aperçu, d'une fenêtre du palais Buongiovanni. Il venait de lever la tête, elle l'avait pris à jamais, en se donnant elle-même, de ses grands yeux purs, posés sur les siens. Elle n'était qu'une amoureuse, rien de plus. Il lui plaisait, elle le voulait, celui-ci, pas un autre. Elle l'aurait attendu vingt ans, mais elle comptait bien le conquérir tout de suite par la tranquille obstination de sa volonté. On racontait les terribles fureurs du prince son père, qui se brisaient contre son silence respectueux et têtu. Le prince, de sang mêlé, fils d'une Américaine, ayant épousé une Anglaise, ne luttait que pour garder intacts son nom et sa fortune, au milieu des écroulements voisins; et le bruit courait qu'à la suite d'une querelle, où il avait voulu s'en prendre à sa femme, en l'accusant de n'avoir pas veillé suffisamment sur leur fille, la princesse s'était révoltée, d'un orgueil et d'un égoïsme d'étrangère qui avait apporté cinq millions. N'était-ce point assez de lui avoir donné cinq enfants? Elle vivait les jours à s'adorer, abandonnant Celia, se désintéressant de la maison, où soufflait la tempête.



Mais la voiture allait passer de nouveau devant le palais, et Dario prévint Pierre.



– Vous voyez, voilà Attilio revenu… Et, maintenant, regardez là-haut, à la troisième fenêtre du premier étage.

 



Ce fut rapide et charmant. Pierre vit un coin du rideau qui s'écartait un peu, et la douce figure de Celia apparut, un lis candide et fermé. Elle ne sourit pas, elle ne bougea pas. Rien ne se lisait sur cette bouche de pureté, dans ces yeux clairs et sans fond. Pourtant, elle prenait Attilio, elle se donnait à lui, sans réserve. Le rideau retomba.



– Ah! la petite masque! murmura Dario. Sait-on jamais ce qu'il y a derrière tant d'innocence?



Pierre, en se retournant, remarqua Attilio, la tête levée encore, la face immobile et pâle lui aussi, avec sa bouche close, ses yeux largement ouverts. Et cela le toucha infiniment, l'amour absolu dans sa brusque toute-puissance, l'amour vrai, éternel et jeune, en dehors des ambitions et des calculs de l'entourage.



Puis, Dario donna à son cocher l'ordre de monter au Pincio: le tour obligatoire du Pincio, par les belles après-midi claires. Et ce fut d'abord la place du Peuple, la plus aérée et la plus régulière de Rome, avec ses amorces de rues et ses églises symétriques, son obélisque central, ses deux massifs d'arbres qui se font pendant, aux deux côtés du petit pavé blanchi, entre les architectures graves, dorées de soleil. A droite, ensuite, la voiture s'engagea sur les rampes du Pincio, un chemin en lacet, magnifique, orné de bas-reliefs, de statues, de fontaines, toute une sorte d'apothéose de marbre, un ressouvenir de la Rome antique, qui se dressait parmi les verdures. Mais, en haut, Pierre trouva le jardin petit, à peine un grand square, un carré aux quatre allées nécessaires pour que les équipages pussent tourner indéfiniment. Les images des hommes illustres de l'ancienne Italie et de la nouvelle bordent ces allées d'une file ininterrompue de bustes. Il admira surtout les arbres, les essences les plus variées et les plus rares, choisis et entretenus avec un grand soin, presque tous à feuillage persistant, ce qui perpétuait là, l'hiver comme l'été, d'admirables ombrages, nuancés de tous les verts imaginables. Et la voiture s'était mise à tourner, par les belles allées fraîches, à la suite des autres voitures, un flot continu, jamais lassé.



Pierre remarqua une jeune dame seule, dans une victoria bleu sombre, très correctement menée. Elle était fort jolie, petite, châtaine, avec un teint mat, de grands yeux doux, l'air modeste, d'une simplicité séduisante. Sévèrement habillée de soie feuille morte, elle avait un grand chapeau un peu extravagant. Et, comme Dario la dévisageait, le prêtre lui demanda son nom, ce qui fit sourire le jeune prince. Oh! personne, la Tonietta, une des rares demi-mondaines dont Rome s'occupait. Puis, librement, avec la belle franchise de la race sur les choses de l'amour, il continua, donna des détails: une fille dont l'origine restait obscure, les uns la faisant partir de très bas, d'un cabaretier de Tivoli, les autres la disant née à Naples, d'un banquier; mais, en tout cas, une fille fort intelligente, qui s'était fait une éducation, qui recevait admirablement dans son petit palais de la rue des Mille, un cadeau du vieux marquis Manfredi, mort à présent. Elle ne s'affichait pas, n'avait guère qu'un amant à la fois, et les princesses, les duchesses qui s'inquiétaient d'elle, chaque jour, au Corso, la trouvaient bien. Une particularité surtout l'avait rendue célèbre, des coups de cœur qui l'affolaient parfois, qui la faisaient se donner pour rien à l'aimé, n'acceptant strictement de lui chaque matin qu'un bouquet de roses blanches; de sorte que, lorsqu'on la voyait, au Pincio, pendant des semaines souvent, avec ces roses pures, ce bouquet blanc de mariée, on souriait d'un air de tendre complaisance.



Mais Dario s'interrompit pour saluer cérémonieusement une dame qui passait dans un landau immense, seule en compagnie d'un monsieur. Et il dit simplement au prêtre:



– Ma mère.



Celle-ci, Pierre la connaissait. Du moins, il tenait son histoire du vicomte de la Choue: son second mariage, à cinquante ans, après la mort du prince Onofrio Boccanera; la façon dont, superbe encore, elle avait pêché des yeux, au Corso, tout comme une jeune fille, un bel homme à son goût, de quinze ans plus jeune qu'elle; et quel était cet homme, ce Jules Laporte, ancien sergent de la garde suisse, disait-on, ancien commis voyageur en reliques, compromis dans une histoire extraordinaire de reliques fausses; et comment elle avait fait de lui un marquis Montefiori, de belle prestance, le dernier des aventuriers heureux, triomphant au pays légendaire où les bergers épousent des reines.



A l'autre tour, lorsque le grand landau repassa, Pierre les regarda tous les deux. La marquise était vraiment surprenante, toute la classique beauté romaine épanouie, grande, forte, très brune, avec une tête de déesse, aux traits réguliers, un peu massifs, n'accusant son âge que par le duvet dont sa lèvre supérieure était recouverte. Et le marquis, ce Suisse de Genève romanisé, avait vraiment fière tournure, avec sa carrure de solide officier et ses moustaches au vent, pas bête, disait-on, très gai et très souple, amusant pour les dames. Elle en était si glorieuse, qu'elle le traînait et l'étalait, ayant recommencé l'existence avec lui comme si elle avait eu vingt ans, mangeant à son cou la petite fortune sauvée du désastre de la villa Montefiori, si oublieuse de son fils, qu'elle le rencontrait seulement parfois à la promenade, le saluant ainsi qu'une connaissance de hasard.



– Allons voir le soleil se coucher derrière Saint-Pierre, dit Dario, dans son rôle d'homme consciencieux qui montre les curiosités.



La voiture revint sur la terrasse, où une musique militaire jouait avec des éclats de cuivre terribles. Pour entendre, beaucoup d'équipages déjà stationnaient, tandis qu'une foule de piétons, de simples promeneurs, sans cesse accrue, s'était amassée. Et, de cette terrasse admirable, très haute, très large, se déroulait une des vues les plus merveilleuses de Rome. Au delà du Tibre, par-dessus le chaos blafard du nouveau quartier des Prés du Château, se dressait Saint-Pierre, entre les verdures du mont Mario et du Janicule. Puis, c'était à gauche toute la vieille ville, une étendue de toits sans bornes, une mer roulante d'édifices, à perte de vue. Mais les regards, toujours, revenaient à Saint-Pierre, trônant dans l'azur, d'une grandeur pure et souveraine. Et, de la terrasse, au fond du ciel immense, les lents couchers de soleil, derrière le colosse, étaient sublimes.



Parfois, ce sont des écroulements de nuées sanglantes, des batailles de géants, luttant à coups de montagnes, succombant sous les ruines monstrueuses de villes en flammes. Parfois, d'un lac sombre ne se détachent que des gerçures rouges, comme si un filet de lumière était jeté, pour repêcher parmi les algues l'astre englouti. Parfois, c'est une brume rose, toute une poussière délicate qui tombe, rayée de perles par un lointain coup de pluie, dont le rideau est tiré sur le mystère de l'horizon. Parfois, c'est un triomphe, un cortège de pourpre et d'or, des chars de nuages qui roulent sur une voie de feu, des galères qui flottent sur une mer d'azur, des pompes fastueuses et extravagantes, s'abîmant au gouffre peu à peu insondable du crépuscule.



Mais, ce soir-là, Pierre eut le spectacle sublime, dans une grandeur calme, aveuglante et désespérée. D'abord, juste au-dessus du dôme de Saint-Pierre, descendant du ciel sans tache, d'une limpidité profonde, le soleil était si resplendissant encore, que les yeux ne pouvaient en soutenir l'éclat. Dans cette splendeur, le dôme semblait incandescent, un dôme d'argent liquide; tandis que le quartier voisin, les toitures du Borgo étaient comme changées en un lac de braise. Puis, à mesure que le soleil s'inclina, il perdit de sa flamme, on put le regarder; et, bientôt, avec une lenteur majestueuse, il glissa derrière le dôme, qui se détacha en bleu sombre, lorsque, entièrement caché, l'astre ne fut plus, autour, qu'une auréole, une gloire d'où jaillissait une couronne de flamboyants rayons. Et, alors, commença le rêve, le singulier éclairage du rang des fenêtres qui règnent sous la coupole, traversées de part en part, devenues des bouches rougeoyantes de fournaise; de sorte qu'on aurait pu croire que le dôme était posé sur un brasier, isolé en l'air, soulevé et porté par la violence du feu. Cela dura trois minutes à peine. En bas, les toits confus du Borgo se noyaient de vapeurs violâtres, pendant que l'horizon, du Janicule au mont Mario, découpait sa ligne nette et noire; et ce fut le ciel qui devint à son tour de pourpre et d'or, un calme infini de clarté surhumaine, au-dessus de la terre qui s'anéantissait. Enfin, les fenêtres s'éteignirent, le ciel s'éteignit, il ne resta que la rondeur du dôme de Saint-Pierre, vague, de plus en plus effacée, dans la nuit envahissante.



Et, par une sourde liaison d'idées, Pierre vit à ce moment s'évoquer devant lui, une fois encore, les hautes, et tristes, et déclinantes figures du cardinal Boccanera et du vieil Orlando. Au soir de ce jour, où il les avait connus l'un après l'autre, si grands dans l'obstination de leur espoir, ils étaient là tous les deux, debout à l'horizon, sur leur ville anéantie, au bord du ciel que la mort semblait prendre. Était-ce donc que tout allait ainsi crouler avec eux, que tout allait s'éteindre et disparaître, dans la nuit des temps révolus?



V

Le lendemain, Narcisse Habert, désolé, vint dire à Pierre que son cousin, monsignor Gamba del Zoppo, le camérier secret, qui se prétendait souffrant, avait demandé deux ou trois jours avant de recevoir le jeune prêtre et de s'occuper de son audience. Pierre se trouva donc immobilisé, n'osant rien tenter d'autre part pour voir le pape, car on l'avait effrayé à un tel point, qu'il craignait de tout compromettre par une démarche maladroite. Et, désœuvré, il se mit à visiter Rome, voulant occuper son temps.



Sa première visite fut pour les ruines du Palatin. Dès huit heures, un matin de ciel pur, il s'en alla seul, il se présenta à l'entrée, qui se trouve rue Saint-Théodore, une grille que flanquent les pavillons des gardiens. Et, tout de suite, un de ceux-ci se détacha, s'offrit pour servir de guide. Lui, aurait préféré voyager à sa fantaisie, errer au hasard de ses découvertes et de son rêve. Mais il lui fut pénible de refuser l'offre de cet homme qui parlait le français très nettement, avec un bon sourire de complaisance. C'était un petit homme trapu, un ancien soldat, d'une soixantaine d'années, à la figure carrée et rougeaude, que barraient de grosses moustaches blanches.



– Alors, si monsieur l'abbé veut me suivre… Je vois que monsieur l'abbé est Français. Moi, je suis Piémontais, et je les connais bien, les Français: j'étais avec eux à Solferino. Oui, oui! quoi qu'on dise, ça ne s'oublie pas, quand on a été frères… Tenez! montez par ici, à droite.



Pierre, en levant les yeux, venait de voir la ligne de cyprès qui borde le plateau du Palatin, du côté du Tibre, et qu'il avait aperçue du Janicule, le jour de son arrivée. Dans l'air si délicatement bleu, le vert intense de ces arbres mettait là comme une frange noire. On ne voyait qu'eux, la pente s'étendait nue et dévastée, d'un gris sale de poussière, parsemée de quelques buissons, au milieu desquels affleuraient des bouts d'antiques murailles. C'était le ravage, la tristesse lépreuse des terrains de fouille, où seuls les savants s'enthousiasment.



– Les maisons de Tibère, de Caligula et des Flaviens sont là-haut, reprit le guide. Mais nous les gardons pour la fin, il faut que nous fassions le tour.



Pourtant, il poussa un instant vers la gauche, s'arrêta devant une excavation, une sorte de grotte dans le flanc du mont.



– Ceci est l'antre lupercal, où la louve allaita Romulus et Remus. Autrefois, on voyait encore, à l'entrée, le figuier Ruminal, qui avait abrité les deux jumeaux.



Pierre ne put retenir un sourire, tellement l'ancien soldat semblait simple et convaincu dans ses explications, très fier d'ailleurs de toute cette gloire antique qui était sienne. Mais, lorsque, près de la grotte, le digne homme lui eut montré les vestiges de la Roma quadrata, des restes de murailles qui paraissent réellement remonter à la fondation de Rome, il s'intéressa, une première émotion lui fit battre le cœur. Et, certes, ce n'était pas que le spectacle fût admirable, car il s'agissait de quelques blocs de pierre taillés, posés l'un sur l'autre, sans ciment ni chaux. Seulement, un passé de vingt-sept siècles s'évoquait, et ces pierres effritées et noircies, qui avaient supporté un si retentissant édifice de splendeur et de toute-puissance, prenaient une extraordinaire majesté.



La visite continua, ils revinrent à droite, longeant toujours le flanc du mont. Les annexes des palais avaient dû descendre jusque-là: des restes de portiques, des salles effondrées, des colonnes et des frises remises debout, bordaient le sentier raboteux, qui tournait parmi des herbes folles de cimetière; et le guide, récitant ce qu'il savait si bien pour l'avoir répété quotidiennement depuis dix années, continuait à affirmer les hypothèses les moins sûres, en donnant à chaque débris un nom, un emploi, une histoire.

 



– La maison d'Auguste, finit-il par dire, avec un geste de la main qui indiquait des éboulis de terre.



Cette fois, Pierre, n'apercevant absolument rien, se hasarda à demander:



– Où donc?



– Ah! monsieur l'abbé, il paraît qu'on en voyait encore la façade à la fin du siècle dernier. On y entrait de l'autre côté, par la voie Sacrée. De ce côté-ci, il y avait un vaste balcon, qui dominait le grand Cirque Maxime, et d'où l'on assistait aux jeux… D'ailleurs, comme vous pouvez le constater, le palais se trouve encore presque totalement enfoui sous ce grand jardin, là-haut, le jardin de la villa Mills; et, quand on aura l'argent pour les fouilles, on le retrouvera, c'est certain, ainsi que le temple d'Apollon et celui de Vesta, qui l'accompagnaient.



Il tourna à gauche, entra dans le Stade, le petit cirque pour les courses à pied, qui s'allongeait au flanc même de la maison d'Auguste; et, cette fois, le prêtre, saisi, commença à se passionner. Ce n'était point qu'il y eût là une ruine suffisamment conservée et d'aspect monumental; aucune colonne n'était restée en place, seules les murailles de droite se dressaient encore; mais on avait retrouvé tout le plan, les bornes à chaque bout, le portique autour de la piste, la loge de l'empereur, colossale, qui, après avoir été à gauche, dans la maison d'Auguste, s'était ouverte ensuite à droite, encastrée dans le palais de Septime Sévère. Et le guide allait toujours, au milieu de ces débris épars, donnait des explications abondantes et précises, assurait que ces messieurs de la Direction des fouilles tenaient leur Stade jusqu'aux plus petits détails, à ce point qu'ils étaient en train d'en établir un plan exact, avec les ordres des colonnes, les statues dans les niches, la nature des marbres dont les murs se trouvaient recouverts.



– Oh! ces messieurs sont bien tranquilles, finit-il par déclarer, d'un air béat lui-même. Les Allemands n'auront pas à mordre, et ils ne viendront pas tout bouleverser ici, comme ils l'ont fait au Forum, où l'on ne se reconnaît plus, depuis qu'ils y ont passé avec leur science.



Pierre sourit, et l'intérêt s'accrut encore, lorsqu'il l'eut suivi, par des escaliers rompus et des ponts de bois jetés sur des trous, dans les ruines géantes du palais de Septime Sévère. Le palais s'élevait à la pointe méridionale du Palatin, dominant la voie Appienne et toute la Campagne, au loin, à perte de vue. Il n'en reste que les substructions, les salles souterraines, ménagées sous les arches des terrasses, dont on avait élargi le plateau du mont, devenu trop étroit; et ces substructions, découronnées, suffisent à donner l'idée du triomphal palais qu'elles soutenaient, tellement elles sont restées énormes et puissantes, dans leur masse indestructible. Là s'élevait le fameux Septizonium, la tour aux sept étages, qui n'a disparu qu'au quatorzième siècle. Une terrasse s'avance encore, portée par des arcades cyclopéennes, et d'où la vue est admirable. Puis, ce n'est plus qu'un entassement d'épaisses murailles à demi écroulées, des gouffres béants à travers des plafonds effondrés, des enfilades de couloirs sans fin et de salles immenses, dont l'usage échappe. Toutes ces ruines, bien entretenues par la nouvelle administration, balayées, débarrassées des végétations folles, ont perdu leur sauvagerie romantique, pour prendre une grandeur nue et morne. Mais des coups de vivant soleil doraient les antiques murailles, pénétraient par des brèches au fond des salles noires, animaient de leur poussière éclatante la muette mélancolie de cette souveraineté morte, exhumée de la terre où elle avait dormi pendant des siècles. Sur les vieilles maçonneries rousses, faites de briques noyées de ciment, dépouillées de leur revêtement fastueux de marbre, le manteau de pourpre du soleil drapait de nouveau toute une impériale gloire.



Depuis près d'une heure et demie déjà, Pierre marchait, et il lui restait à visiter l'amas des palais antérieurs, sur le plateau même, au nord et à l'est.



– Il nous faut revenir sur nos pas, dit le guide. Vous voyez, les jardins de la villa