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Mais, tout d'un coup, il se récria, de l'air d'un homme qui oublie le plus intéressant.

– Ah! pour finir, nous allons voir le couloir souterrain où Caligula a été assassiné.

Et ils descendirent dans une longue galerie couverte, où le soleil, aujourd'hui, par des brèches, jette de gais rayons. Certaines décorations en stuc et des parties de mosaïque se voient encore. Le lieu n'en est pas moins morne et désert, fait pour l'horreur tragique. La voix de l'ancien soldat s'était assombrie, il raconta comment Caligula, qui revenait des Jeux palatins, eut le caprice de descendre seul dans ce couloir, pour assister à des danses sacrées, que, ce jour-là, y répétaient de jeunes Asiatiques. Et ce fut ainsi que, dans l'ombre, le chef des conjurés, Chéréas, put le frapper le premier au ventre. L'empereur voulut fuir, hurlant. Mais, alors, les assassins, ses créatures, ses amis les plus aimés, se ruèrent tous, le renversèrent, le hachèrent de coups; pendant que, fou de rage et de peur, il emplissait le couloir obscur et sourd de son hurlement de bête qu'on égorge. Quand il fut mort, le silence retomba; et les meurtriers, épouvantés, s'enfuirent.

La visite classique des ruines du Palatin était finie. Lorsque Pierre fut remonté, il n'eut plus qu'un désir, se débarrasser du guide, rester seul dans ce jardin si discret, si rêveur, qui occupait le sommet du mont, dominant Rome. Depuis trois heures bientôt, il piétinait, il entendait cette voix grosse et monotone, bourdonnant à ses oreilles, sans lui faire grâce d'une pierre. Maintenant, le brave homme revenait sur son amitié pour la France, racontait longuement la bataille de Magenta. Il prit, avec un bon sourire, la pièce blanche que le prêtre lui donna; puis, il entama la bataille de Solferino. Et cela menaçait de ne point finir, quand la chance voulut qu'une dame survint, en quête d'un renseignement. Tout de suite, il l'accompagna.

– Bonsoir, monsieur l'abbé. Vous pouvez descendre par le palais de Caligula. Et vous savez qu'un escalier secret, creusé dans le sol, conduisait de ce palais à la maison des Vestales, en bas, sur le Forum. On ne l'a pas retrouvé, mais il doit y être.

Ah! quel soulagement délicieux, quand Pierre, enfin seul, put s'asseoir un instant sur un des bancs de marbre du jardin! Il n'y avait là que quelques bouquets d'arbres, des buis, des cyprès, des palmiers; mais les beaux chênes verts, sous lesquels le banc se trouvait, avaient une ombre noire d'une fraîcheur exquise. Et le charme venait aussi de la solitude songeuse, du silence frissonnant qui semblait sortir de ce vieux sol saturé d'histoire, de l'histoire la plus retentissante, dans l'éclat d'un orgueil surhumain. Anciennement, les jardins Farnèse avaient changé cette partie du mont en un séjour aimable, orné de bocages; les bâtiments de la villa, fort endommagés, existent encore; et toute une grâce a persisté sans doute, le souffle de la Renaissance passe toujours, comme une caresse, dans les feuillages luisants des vieux chênes verts. On est là en pleine âme du passé, au milieu du peuple léger des visions, sous les haleines errantes des générations sans nombre, endormies dans les herbes.

Mais Rome éparse au loin, tout autour de ce sommet auguste, sollicita Pierre si vivement, qu'il ne put rester assis. Il se leva, s'approcha de la balustrade d'une terrasse; et, sous lui, le Forum se déroula; et, au bout, le mont du Capitule apparut.

Ce n'était plus qu'un entassement de constructions grises, sans grandeur ni beauté. Dominant le mont, on ne voyait que la façade postérieure du palais des Sénateurs, une façade plate, aux fenêtres étroites, que surmontait le haut campanile carré. Ce grand mur nu, d'un ton de rouille, cachait l'église d'Aracoeli, le faîte où le temple de Jupiter capitolin, autrefois, resplendissait, dans sa royauté de protection divine. Puis, à gauche, sur la pente du Caprinus, où les chèvres paissaient au moyen âge, s'étageaient de laides maisons; tandis que les quelques beaux arbres du palais Caffarelli, occupé par l'ambassade d'Allemagne, verdissaient le sommet de l'antique roche Tarpéienne, presque introuvable aujourd'hui, perdue, noyée dans les murs de soutènement. Et c'était là ce mont du Capitole, la plus glorieuse des sept collines, avec sa forteresse, avec son temple, auquel était promis l'empire du monde, le Saint-Pierre de la Rome antique! ce mont escarpé du côté du Forum, à pic du côté du Champ de Mars, d'aspect formidable! ce mont que la foudre visitait, que le bois de l'Asile, avec ses chênes sacrés, au plus lointain des âges, rendait mystérieux, frissonnant d'un inconnu farouche! Plus tard, la grandeur romaine y eut les tables de son état civil. Les triomphateurs y montèrent, les empereurs y devinrent dieux, debout dans leurs statues de marbre. Et les yeux, à cette heure, cherchent avec étonnement, comment tant d'histoire, tant de gloire ont pu tenir dans si peu d'espace, cet îlot montueux et confus de mesquines toitures, une taupinière pas plus grande, pas plus haute qu'un petit bourg perché entre deux vallons.

Puis, l'autre surprise, pour Pierre, fut le Forum, partant du Capitole, s'allongeant au bas du Palatin: une étroite place resserrée entre les collines voisines, un bas-fond où Rome grandissante avait dû entasser les édifices, étouffant, manquant d'espace. Il a fallu creuser profondément, pour retrouver le sol vénérable de la République, sous les quinze mètres d'alluvion amenés par les siècles; et le spectacle n'est maintenant qu'une longue fosse blafarde, tenue avec propreté, sans ronces ni lierres, où apparaissent, tels que des débris d'os, les fragments du pavage, les soubassements des colonnes, les massifs des fondations. A terre, la basilique Julia, reconstituée en entier, est simplement comme la projection d'un plan d'architecte. Seul, de ce côté, l'arc de Septime Sévère a gardé sa carrure intacte; tandis que les quelques colonnes qui restent du temple de Vespasien, isolées, debout par miracle au milieu des effondrements, ont pris une élégance fière, une souveraine audace d'équilibre, fines et dorées dans le ciel bleu. La colonne de Phocas est aussi là, debout; et, des rostres, à côté, on voit ce qu'on en a rétabli, avec des morceaux découverts aux alentours. Mais il faut aller plus loin que les trois colonnes du temple de Castor et Pollux, plus loin que les vestiges de la maison des Vestales, plus loin que le temple de Faustine, où l'église chrétienne San Lorenzo s'est installée si tranquillement, plus loin encore que le temple rond de Romulus, pour éprouver l'extraordinaire sensation d'énormité que cause la basilique de Constantin, avec ses trois colossales voûtes béantes. Vues du Palatin, on dirait des porches ouverts pour un monde de géants, d'une telle épaisseur de maçonnerie, qu'un fragment, tombé d'une des arcades, gît par terre, tel qu'un bloc détaché d'une montagne. Et là, dans ce Forum illustre, si étroit et si débordant, l'histoire du plus grand des peuples avait tenu pendant des siècles, depuis la légende des Sabines réconciliant les Romains et les Sabins, jusqu'à la proclamation des libertés publiques, lentement conquises par les plébéiens sur les patriciens. N'était-ce pas à la fois le Marché, la Bourse, le Tribunal, la Salle des assemblées politiques, ouverte au plein air? Les Gracques y avaient défendu la cause des humbles, Sylla y afficha ses listes de proscription, Cicéron y parla, et sa tête sanglante y fut accrochée. Puis, les empereurs en obscurcirent le vieil éclat, les siècles enfouirent sous leur poussière les monuments et les temples, à ce point que le moyen âge n'y trouva de place que pour y installer un marché aux bœufs. Le respect est revenu, un respect violateur des tombes, une fièvre de curiosité et de science, qui s'irrite aux hypothèses, égarée dans ce sol historique où les générations se superposent, partagée entre les quinze à vingt reconstitutions qu'on a faites du Forum, toutes aussi plausibles les unes que les autres. Pour un simple passant, qui n'est ni un érudit, ni un lettré de profession, qui n'a point relu de la veille l'Histoire romaine, les détails disparaissent, il ne reste, dans ce terrain fouillé de partout, qu'un cimetière de ville où blanchissent les vieilles pierres exhumées, et d'où s'élève la grande mélancolie des peuples morts. De place en place, Pierre voyait la voie Sacrée qui reparaît, tourne, descend, puis remonte, avec son dallage, creusé par la roue des chars; et il songeait au triomphe, à l'ascension du triomphateur, que son char devait secouer si durement sur ce rude pavé de gloire.

Mais, vers le sud-est, l'horizon s'élargissait encore, et il apercevait la grande masse du Colisée, au delà de l'arc de Titus et de l'arc de Constantin. Ah! ce colosse dont les siècles n'ont entamé qu'une moitié, comme d'un immense coup de faux, il reste, dans son énormité, dans sa majesté, tel qu'une dentelle de pierre, avec ces centaines de baies vides, béantes sur le bleu du ciel! C'est un monde de vestibules, d'escaliers, de paliers, de couloirs, un monde où l'on se perd, au milieu d'une solitude et d'un silence de mort; et, à l'intérieur, les gradins ravinés, mangés par l'air, semblent les degrés informes de quelque ancien cratère éteint, une sorte de cirque naturel, taillé par la force des éléments, en pleine roche indestructible. Seuls, les grands soleils de dix-huit cents ans ont cuit et roussi cette ruine, qui est retournée à l'état de nature, nue et dorée ainsi qu'un flanc de montagne, depuis qu'on l'a dépouillée de la végétation, de toute la flore qui en faisait un coin de forêt vierge. Et, maintenant, quelle évocation, lorsque, sur cette ossature morte, l'imagination remet la chair, le sang et la vie, emplit le cirque des quatre-vingt-dix mille spectateurs qu'il pouvait contenir, déroule les jeux et les combats de l'arène, entasse là une civilisation, depuis l'empereur et sa cour jusqu'à la houle de la plèbe, dans l'agitation et l'éclat de tout un peuple enflammé de passion, sous le rouge reflet du gigantesque vélum de pourpre. Puis, c'était aussi, plus loin, à l'horizon, une autre ruine cyclopéenne, les thermes de Caracalla, laissée là de même comme le vestige d'une race de géants, disparue de la terre: des salles d'une ampleur, d'une hauteur extravagantes et inexplicables; deux vestibules à recevoir la population d'une ville; un frigidarium où la piscine pouvait contenir à la fois cinq cents baigneurs; un tépidarium, un caldarium d'égale taille, nés de la folie de l'énorme; et la masse effroyable du monument, l'épaisseur des massifs, telle qu'aucun château fort n'en a connu de pareille; et toute cette immensité où les visiteurs qui passent ont l'air de fourmis égarées, une si extraordinaire débauche de ciment et de briques, qu'on se demande pour quels hommes, pour quelles foules ce monstrueux édifice a pu être bâti. On dirait aujourd'hui des rochers frustes, des matériaux abattus de quelque sommet, entassés là, pour la construction d'une demeure de Titans.

 

Et Pierre était envahi par ce passé démesuré où il baignait. De toutes parts, des quatre points de l'horizon vaste, l'Histoire ressuscitait, montait vers lui, en un flot débordant. Au nord et à l'ouest, ces plaines bleuâtres, à l'infini, c'était l'Étrurie antique; les montagnes de la Sabine découpaient à l'est leurs crêtes dentelées; tandis que, vers le sud, les monts Albains et le Latium s'élargissaient dans la pluie d'or du soleil; et Albe la Longue était là, ainsi que le mont Cave, couronné de chênes, avec son couvent qui a remplacé le vieux temple de Jupiter. Puis, à ses pieds, au delà du Forum, au delà du Capitole, Rome elle-même s'étendait, l'Esquilin en face, le Coelius et l'Aventin à sa droite, les autres qu'il ne pouvait voir, le Quirinal, le Viminal, à sa gauche. Derrière, au bord du Tibre, était le Janicule. Et la ville entière prenait une voix, lui contait sa grandeur morte.

Alors, ce fut en lui une involontaire évocation, une résurrection vivante. Ce Palatin qu'il venait de visiter, ce Palatin gris et morne, rasé comme une cité maudite, semé de quelques murs croulants, tout d'un coup s'anima, se peupla, repoussa avec ses palais et ses temples. C'était le berceau même de Rome, Romulus avait fondé là sa ville, sur ce sommet, dominant le Tibre, tandis que les Sabins, en face, occupaient le Capitole. Les sept rois de ses deux siècles et demi de monarchie l'avaient sûrement habité, enfermés dans les hautes et fortes murailles, que trois portes seulement trouaient. Ensuite, se déroulaient les cinq siècles de république, les plus grands, les plus glorieux, ceux qui avaient soumis la péninsule italique, puis le monde, à la domination romaine. Pendant ces victorieuses années de luttes sociales et guerrières, Rome agrandie avait peuplé les sept collines, le Palatin n'était demeuré que le berceau vénérable, avec ses temples légendaires, peu à peu envahi lui-même par des maisons privées. Mais César, incarnant la toute-puissance de la race, venait, après les Gaules et après Pharsale, de triompher au nom du peuple romain entier, dictateur, empereur, ayant achevé la colossale besogne, dont les cinq nouveaux siècles d'empire allaient profiter fastueusement, au galop lâché de tous les appétits. Et Auguste pouvait prendre le pouvoir, la gloire était à son comble, les milliards attendaient d'être volés au fond des provinces, le gala impérial commençait, dans la capitale du monde, aux yeux des nations lointaines, éblouies et vaincues. Lui était né au Palatin, et son orgueil, après que la victoire d'Actium lui eut donné l'empire, fut de revenir régner du haut de ce mont sacré, vénéré du peuple. Il y acheta des maisons particulières, il y bâtit son palais, dans un éclat de luxe, inconnu jusqu'alors: un atrium soutenu par quatre pilastres et huit colonnes; un péristyle qu'entouraient cinquante-six colonnes d'ordre ionique; des appartements privés à l'entour, tout en marbre; une profusion de marbres, venus à grands frais de l'étranger, des couleurs les plus vives, resplendissant comme des pierres précieuses. Et il s'était logé avec les dieux, il avait bâti près de sa demeure le grand temple d'Apollon et un temple de Vesta, pour s'assurer la royauté divine, éternelle. Dès lors, la semence des palais impériaux se trouvait jetée, ils allaient croître, et pulluler, et couvrir le Palatin entier.

Ah! cette toute-puissance d'Auguste, ces quarante-quatre années d'un pouvoir total, absolu, surhumain, tel qu'aucun despote, même dans la folie de ses rêves, n'en a connu le pareil! Il s'était fait donner tous les titres, il avait réuni en sa personne toutes les magistratures. Imperator et consul, il commandait les armées, il exerçait le pouvoir exécutif; proconsul, il avait la suprématie dans les provinces; censeur perpétuel et princeps, il régnait sur le sénat; tribun, il était le maître du peuple. Et il s'était fait proclamer Auguste, sacré, dieu parmi les hommes, ayant ses temples, ses prêtres, adoré de son vivant comme une divinité de passage sur la terre. Et, enfin, il avait voulu être grand pontife, joignant le pouvoir religieux au pouvoir civil, réalisant là, par un coup de génie, la totalité de la domination suprême à laquelle un homme puisse monter. Le grand pontife ne devant pas habiter une maison privée, il avait déclaré sa maison propriété de l'État. Le grand pontife ne pouvant s'éloigner du temple de Vesta, il avait eu chez lui un temple de cette déesse, laissant aux Vestales, en bas du Palatin, la garde de l'ancien autel. Rien ne lui coûtait, car il sentait bien que la souveraineté humaine, la main mise sur les hommes et le monde, était là, dans cette double puissance en une personne, être à la fois le roi et le prêtre, l'empereur et le pape. Toute la sève d'une forte race, toutes les victoires amassées et toutes les fortunes éparses encore, s'épanouirent chez Auguste, en une splendeur unique, qui jamais plus ne devait rayonner avec cet éclat. Il fut vraiment le maître de la terre, les pieds sur le front des peuples conquis et pacifiés, dans une immortelle gloire de littérature et d'art. Il semble qu'en lui se soit satisfaite, à ce moment, la vieille et âpre ambition de son peuple, les siècles de conquête patiente qu'il avait mis à être le peuple roi. C'est le sang romain, c'est le sang d'Auguste qui rougeoie enfin au soleil, en pourpre impériale. C'est le sang d'Auguste, divin, triomphal, absolu souverain des corps et des âmes, ce sang d'un homme auquel aboutit la longue hérédité de sept siècles d'orgueil national, et d'où une postérité d'universel orgueil, innombrable et sans fin, va descendre à travers les âges. Car, dès lors, c'en était fait, le sang d'Auguste devait renaître et battre dans les veines de tous les maîtres de Rome, en les hantant du rêve, éternellement recommencé, de la possession du monde. Un instant, le rêve a été réalisé, Auguste, empereur et pontife, a possédé l'humanité, l'a tenue dans sa main, tout entière, sans réserve, ainsi qu'une chose à lui. Et, plus tard, après la déchéance, lorsque le pouvoir s'est scindé, a été de nouveau partagé entre le roi et le prêtre, les papes n'ont pas eu d'autre passionné désir, d'autre politique séculaire, que de vouloir reconquérir l'autorité civile, la totalité de la domination, le cœur brûlé par le sang atavique, le flot rouge et dévorateur du sang de l'ancêtre.

Puis, Auguste mort et son palais fermé, consacré, devenu un temple, Pierre voyait sortir du sol le palais de Tibère. C'était à cette place même, sous ses pieds, sous ces beaux chênes verts qui l'abritaient. On le rêvait solide et grand, avec des cours, des portiques, des salles, malgré l'humeur assombrie de l'empereur, qui vécut loin de Rome, au milieu d'un peuple de délateurs et de débauchés, le cœur et le cerveau empoisonnés par le pouvoir jusqu'au crime, jusqu'aux accès des plus extraordinaires démences. Puis, c'était le palais de Caligula qui surgissait, un agrandissement de la maison de Tibère, des arcades établies pour en élargir les constructions, un pont jeté par-dessus le Forum, aboutissant au Capitole, où le prince voulait pouvoir aller causer à l'aise avec Jupiter, dont il se disait le fils; et le trône avait aussi rendu celui-ci féroce, un fou furieux lâché dans la toute-puissance. Puis, après Claude, Néron, renchérissant, n'avait pas trouvé le Palatin assez vaste, exigeant pour lui un palais immense, s'emparant des jardins délicieux qui montaient jusqu'au sommet de l'Esquilin, pour y installer sa Maison d'Or, un rêve de l'énormité dans la somptuosité, qu'il ne put mener jusqu'au bout, dont les ruines disparurent vite, pendant les troubles qui suivirent sa vie et sa mort de monstre affolé d'orgueil. Puis, en dix-huit mois, Galba, Othon, Vitellius tombent l'un sur l'autre, dans la boue et dans le sang, rendus à leur tour monstrueux et imbéciles par la pourpre, gorgés de jouissances à l'auge impériale, ainsi que des bêtes immondes; et ce sont alors les Flaviens, un repos d'abord de la raison et de la bonté humaines, Vespasien, Titus qui bâtirent peu sur le Palatin, Domitien ensuite avec qui recommence la folie sombre de l'omnipotence, sous le régime de la peur et de la délation, des atrocités absurdes, des crimes, des débauches hors nature, des constructions d'une vanité démente dont le faste luttait avec celui des temples élevés aux dieux: telle cette maison de Domitien, qu'une ruelle séparait de celle de Tibère, et qui s'élevait colossale, un palais d'apothéose, avec sa salle d'audience au trône d'or, aux seize colonnes de marbres phrygiens et numidiques, aux huit niches garnies de statues admirables, avec sa salle de tribunal, sa grande salle à manger, son péristyle, ses appartements, où les granits, les porphyres, les albâtres débordaient, travaillés par les artistes fameux, prodigués pour l'éblouissement du monde. Puis, enfin, des années plus tard, un dernier palais s'ajoutait à l'énorme masse des autres, le palais de Septime Sévère, une bâtisse d'orgueil encore, des arches qui supportaient des salles hautes, des étages qui s'élevaient sur des terrasses, des tours qui dominaient les toitures, tout un entassement babylonien, dressé là, à la pointe extrême du mont, en face de la voie Appienne, pour que, disait-on, les compatriotes de l'empereur, les provinciaux venus d'Afrique où il était né, pussent, dès l'horizon, s'émerveiller de sa fortune et l'adorer dans sa gloire.

Et, maintenant, Pierre les voyait debout et resplendissants, Pierre les avait devant lui, autour de lui, tous ces palais évoqués, ressuscités au grand soleil. Ils étaient comme soudés les uns aux autres, quelques-uns à peine séparés par des passages étroits. Dans le désir de ne pas perdre un pouce du terrain, sur ce sommet sacré, ils avaient poussé en une masse compacte, ainsi qu'une monstrueuse floraison de la force, de la puissance et de l'orgueil déréglés, se satisfaisant à coups de millions, saignant le monde pour la jouissance d'un seul; et, à la vérité, il n'y avait là qu'un palais unique, sans cesse agrandi, à mesure que l'empereur défunt passait dieu et que le nouvel empereur, désertant la demeure consacrée, devenue temple, où l'ombre du mort l'épouvantait peut-être, éprouvait l'impérieux besoin de se bâtir sa maison à lui, de tailler dans l'éternité de la pierre l'indestructible souvenir de son règne. Tous avaient eu cette fureur de la construction, elle semblait tenir au sol, au trône qu'ils occupaient, elle renaissait chez chacun d'eux, avec une intensité grandissante, les dévorant du besoin de lutter, de se surpasser par des murs plus épais et plus hauts, par des amas plus extraordinaires de marbres, de colonnes, de statues. Et la pensée de survie glorieuse était la même chez tous, laisser aux générations stupéfaites le témoignage de leur grandeur, se perpétuer dans des merveilles qui ne devaient pas périr, peser à jamais sur la terre de tout le poids de ces colosses, lorsque le vent aurait emporté leur légère cendre. Et le plateau du Palatin n'avait plus été ainsi que la base vénérable d'un prodigieux monument, une végétation drue d'édifices juxtaposés, empilés, où chaque nouveau corps de logis était comme un accès éruptif de la fièvre d'orgueil, et dont la masse, avec l'éclat de neige des marbres blancs, avec les tons vifs des marbres de couleur, avait fini par couronner Rome et la terre entière de la maison souveraine, palais, temple, basilique ou cathédrale, la plus extraordinaire et la plus insolente, qui jamais se soit dressée sous le ciel.

Mais la mort était dans cet excès de force et de gloire. Sept siècles et demi de monarchie et de république avaient fait la grandeur de Rome; et, en cinq siècles d'empire, le peuple roi allait être mangé, jusqu'au dernier muscle. C'était l'immense territoire, les provinces les plus lointaines peu à peu pillées, épuisées; c'était le fisc dévorant tout, creusant le gouffre de la banqueroute inévitable; et c'était aussi le peuple abâtardi, nourri du poison des spectacles, tombé à la fainéantise débauchée des Césars, pendant que des mercenaires se battaient et cultivaient le sol. Dès Constantin, Rome a une rivale, Byzance, et le démembrement s'opère avec Honorius, et douze empereurs alors suffisent pour achever l'œuvre de décomposition, la proie mourante à ronger, jusqu'à Romulus Augustule, le dernier, le chétif misérable, dont le nom est comme une dérision de toute la glorieuse histoire, un double soufflet au fondateur de Rome et au fondateur de l'empire. Sur le Palatin désert, les palais, le colossal amas de murailles, d'étages, de terrasses, de toitures hautes, triomphait toujours. Déjà, pourtant, on avait arraché des ornements, enlevé des statues, pour les porter à Byzance. L'empire, devenu chrétien, ferma ensuite les temples, éteignit le feu de Vesta, en respectant encore l'antique palladium, la statue d'or de la Victoire, symbole de la Rome éternelle, qui était religieusement gardée dans la chambre même de l'empereur. Jusqu'au quatrième siècle, elle conserva son culte. Mais, au cinquième siècle, les Barbares se ruent, saccagent, brûlent Rome, emportent à pleins chariots les dépouilles laissées par la flamme. Tant que la ville avait dépendu de Byzance, un surintendant des palais impériaux était demeuré là, veillant sur le Palatin. Puis, tout se noie, tout s'effondre dans la nuit du moyen âge. Il semble bien que, dès lors, les papes aient lentement pris la place des Césars, leur succédant dans leur maison de marbre abandonnée et dans leur volonté toujours vivante de domination. Ils ont sûrement habité le palais de Septime Sévère, un concile a été tenu au Septizonium, de même que, plus tard, Gélase II a été élu dans un monastère voisin, sur ce mont d'apothéose. C'était Auguste encore, se relevant du tombeau, de nouveau maître du monde, avec son Sacré Collège, qui allait ressusciter le Sénat romain. Au douzième siècle, le Septizonium appartenait à des moines camaldules, lesquels le cédèrent à la puissante famille des Frangipani, qui le fortifièrent, comme ils avaient fortifié le Colisée, les arcs de Constantin et de Titus, toute une vaste forteresse englobant le mont vénérable, le berceau, presque en entier. Et les violences des guerres civiles, les ravages des invasions, passèrent telles que des ouragans, abattirent les murailles, rasèrent les palais et les tours. Des générations vinrent plus tard qui envahirent les ruines, s'y installèrent par droit de trouvaille et de conquête, en firent des caves, des greniers à fourrage, des écuries pour les mulets. Dans les terres éboulées, recouvrant les mosaïques des salles impériales, des jardins potagers se créèrent, des vignes furent plantées. De toutes parts, obstruant ces champs déserts, les orties et les ronces poussaient, les lierres achevaient de manger les portiques abattus. Et il vint un jour où le colossal entassement de palais et de temples, où le triomphal logis des empereurs, que le marbre devait rendre éternel, sembla rentrer dans la poussière du sol, disparut sous la houle de terre et de végétation que l'impassible Nature avait roulée sur elle. Au brûlant soleil, parmi les fleurs sauvages, il n'y avait plus là que de grosses mouches bourdonnantes, tandis que des troupeaux de chèvres erraient en liberté, au travers de la salle du trône de Domitien et du sanctuaire effondré d'Apollon.

 

Pierre sentit un grand frisson qui le traversait. Tant de force et d'orgueil, tant de grandeur! et une ruine si rapide, tout un monde balayé, à jamais! Quel souffle nouveau, barbare et vengeur, avait dû souffler sur cette éclatante civilisation pour l'éteindre ainsi, et dans quelle nuit réparatrice, dans quelle ignorance, d'enfant sauvage, elle avait dû tomber pour s'anéantir d'un coup, avec son faste et ses chefs-d'œuvre! Il se demandait comment des palais entiers, peuplés encore de leurs sculptures admirables, de leurs colonnes et de leurs statues, avaient pu s'enliser peu à peu, s'enfouir, sans que personne s'avisât de les protéger. Ces chefs-d'œuvre, qu'on devait plus tard déterrer, dans un cri d'universelle admiration, ce n'était pas une catastrophe qui les avait engloutis, ils s'étaient comme noyés, pris aux jambes, puis à la taille, puis au cou, jusqu'au jour où la tête avait sombré, sous le flot montant; et comment expliquer que des générations avaient assisté à cela, insoucieuses, ne songeant même pas à tendre la main? Il semble qu'un rideau noir soit brusquement tiré sur le monde, et c'est une autre humanité qui recommence, avec un cerveau neuf qu'il faut repétrir et meubler. Rome s'était vidée, on ne réparait plus ce que le fer et la flamme avaient entamé, une extraordinaire incurie laissait crouler les édifices trop vastes, devenus inutiles; sans compter que la religion nouvelle traquait l'ancienne, lui volait ses temples, renversait ses dieux. Enfin, des remblais achevèrent le désastre, car le sol montait toujours, les alluvions du jeune monde chrétien recouvraient et nivelaient l'antique société païenne. Et, après le vol des temples, le vol des toitures de bronze, des colonnes de marbre, le comble, plus tard, ce fut le vol des pierres, arrachées au Colisée et au Théâtre de Marcellus, ce furent les statues et les bas-reliefs cassés à coups de marteau, jetés dans des fours, pour fabriquer la chaux nécessaire aux nouveaux monuments de la Rome catholique.

Il était près d'une heure, et Pierre s'éveilla comme d'un rêve. Le soleil tombait en pluie d'or, à travers les feuilles luisantes des chênes verts, Rome s'était assoupie à ses pieds, sous la grande chaleur. Et il se décida à quitter le jardin, les pieds maladroits sur l'inégal pavé du chemin de la Victoire, l'esprit hanté encore d'aveuglantes visions. Pour que la journée fût complète, il s'était promis de voir, l'après-midi, l'ancienne voie Appienne. Il ne voulut pas retourner rue Giulia, il déjeuna dans un cabaret de faubourg, dans une vaste salle à demi obscure, où, absolument seul, au milieu du bourdonnement des mouches, il s'oublia plus de deux heures, à attendre le déclin du soleil.

Ah! cette voie Appienne, cette antique Reine des routes, trouant la campagne de sa longue ligne droite, avec la double rangée de ses orgueilleux tombeaux, elle ne fut pour lui que le prolongement triomphal du Palatin! C'était la même volonté de splendeur et de domination, le même besoin d'éterniser sous le soleil, dans le marbre, la mémoire de la grandeur romaine. L'oubli était vaincu, les morts ne consentaient pas au repos, restaient debout parmi les vivants, à jamais, aux deux bords de ce chemin où passaient les foules du monde entier; et les images déifiées de ceux qui n'étaient plus que poussière, regardent aujourd'hui encore les passants de leurs yeux vides; et les inscriptions parlent encore, disent tout haut les noms et les titres. Du tombeau de Cæcilia Metella à celui de Casal Rotondo, sur ces kilomètres de route plate et directe, la double rangée était jadis ininterrompue, une sorte de double cimetière en long, dans lequel les puissants et les riches luttaient de vanité, à qui laisserait le mausolée le plus vaste, décoré avec la prodigalité la plus fastueuse: passion de la survie, désir pompeux d'immortalité, besoin de diviniser la mort en la logeant dans des temples, dont la magnificence actuelle du Campo Santo de Gênes et du Campo Verano de Rome, avec leurs tombes monumentales, est comme le lointain héritage. Et quelle évocation de tombes démesurées, à droite et à gauche du pavé glorieux que les légions romaines ont foulé, au retour de la conquête de la terre! Ce tombeau de Cæcilia Metella, aux blocs énormes, aux murs assez épais pour que le moyen âge en ait fait le donjon crénelé d'une forteresse. Puis, tous ceux qui suivent: les constructions modernes qu'on a élevées, pour y rétablir à leur place les fragments de marbre découverts aux alentours; les massifs anciens de ciment et de briques, dépouillés de leurs sculptures, restés debout ainsi que des roches mangées à demi; les blocs dénudés, indiquant encore des formes, des édicules en façon de temple, des cippes, des sarcophages, posés sur des soubassements. Toute une étonnante succession de hauts reliefs représentant les portraits des morts par groupes de trois et de cinq, de statues debout où les morts revivaient en une apothéose, de bancs dans des niches pour que les voyageurs pussent s'asseoir en bénissant l'hospitalité des morts, d'épitaphes louangeuses célébrant les morts, les connus et les inconnus, les enfants de Sextus Pompée Justus, les Marcus Servilius Quartus, les Hilarius Fuscus, les Rabirius Hermodorus, sans compter les sépultures hasardeusement attribuées, celle de Sénèque, celle des Horaces et des Curiaces. Et enfin, au bout, la plus extraordinaire, la plus géante, celle qu'on désigne sous le nom de Casal Rotondo, si large, qu'une ferme, avec un bouquet d'oliviers, a pu s'installer sur les substructions, qui portaient une double rotonde, ornée de pilastres corinthiens, de grands candélabres et de masques scéniques.