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Enfin, comme il débouchait sur la place Saint-Pierre, dans la bousculade dernière des pèlerins, il entendit Narcisse qui demandait:

– Vraiment, vous croyez que les dons, aujourd'hui, ont dépassé ce chiffre?

– Oh! plus de trois millions, j'en suis convaincu, répondit monsignor Nani.

Tous trois s'arrêtèrent un moment sous la colonnade de droite, regardant l'immense place ensoleillée, où les trois mille pèlerins se répandaient, petites taches noires, foule agitée, telle qu'une fourmilière en révolution.

Trois millions! ce chiffre avait sonné aux oreilles de Pierre. Et il leva la tête, il regarda, de l'autre côté de la place, les façades du Vatican, toutes dorées dans le soleil, sur l'infini ciel bleu, comme s'il avait voulu suivre, au travers des murs, la marche de Léon XIII, regagnant par les galeries et par les salles son appartement, dont il apercevait là-haut les fenêtres. Il le voyait en pensée chargé des trois millions, les emportant sur lui, entre ses frêles bras serrés contre sa poitrine, emportant l'or, l'argent, les billets, et jusqu'aux bijoux que les femmes avaient jetés. Puis, tout haut, inconsciemment, il parla.

– Et qu'en va-t-il faire, de ces millions? Où s'en va-t-il avec?

Narcisse et monsignor Nani lui-même ne purent s'empêcher de s'égayer, à cette curiosité formulée de la sorte. Ce fut le jeune homme qui répondit.

– Mais Sa Sainteté les emporte dans sa chambre, ou du moins elle les y fait porter devant elle. N'avez-vous pas vu deux personnes de la suite qui ramassaient tout, les poches et les mains pleines?.. Et, maintenant, Sa Sainteté est enfermée, toute seule. Elle a congédié le monde, elle a poussé soigneusement les verrous des portes… Et, si vous pouviez l'apercevoir, derrière cette façade, vous la verriez compter et recompter son trésor avec une attention heureuse, mettre en bon ordre les rouleaux d'or, glisser les billets de banque dans des enveloppes, par petits paquets égaux, puis tout ranger, tout faire disparaître au fond de cachettes connues d'elle seule.

Pendant que son compagnon parlait, Pierre avait de nouveau levé les yeux sur les fenêtres du pape, comme s'il avait suivi la scène. D'ailleurs, le jeune homme continuait ses explications, disait que, dans la chambre, contre le mur de droite, il y avait un certain meuble, où l'argent était serré. Les uns parlaient aussi des profonds tiroirs d'un bureau; et d'autres, enfin, affirmaient qu'au fond de l'alcôve, qui était très vaste, l'argent dormait dans de grandes malles cadenassées. Il y avait bien, à gauche du couloir menant aux Archives, une grande pièce où se tenait le caissier général, avec un monumental coffre-fort à trois compartiments. Mais là était l'argent du patrimoine de Saint-Pierre, les recettes administratives faites à Rome; tandis que l'argent du denier, des aumônes de la chrétienté entière, restait entre les mains de Léon XIII, qui seul en savait exactement le chiffre, et qui vivait seul avec ces millions, dont il disposait en maître absolu, sans rendre de comptes à personne. Aussi ne quittait-il pas sa chambre, lorsque les domestiques faisaient le ménage. A peine consentait-il à rester sur le seuil de la pièce voisine, pour éviter la poussière. Et, quand il devait s'absenter pendant quelques heures, descendre dans les jardins, il fermait les portes à double tour, il emportait sur lui les clefs, qu'il ne confiait jamais à personne.

Narcisse s'arrêta, se tourna vers monsignor Nani.

– N'est-ce pas, monseigneur? Ce sont là des faits connus de toute Rome.

Le prélat, qui hochait la tête de son air souriant, sans approuver ni désapprouver, s'était remis à suivre sur le visage de Pierre l'effet produit par ces histoires.

– Sans doute, sans doute, on dit tant de choses!.. Je ne le sais pas, moi; mais puisque vous le savez, monsieur Habert!

– Oh! reprit celui-ci, je n'accuse pas Sa Sainteté d'avarice sordide, comme le bruit en court. Il circule des fables, les coffres pleins d'or, où elle passerait des heures à plonger les mains, les trésors entassés dans des coins, pour le plaisir de les compter et de les recompter sans cesse… Seulement, on peut bien admettre que le Saint-Père aime tout de même un peu l'argent pour lui-même, pour le plaisir de le toucher, de le ranger, quand il est seul, une manie bien excusable chez un vieillard qui n'a point d'autre distraction… Et je me hâte d'ajouter qu'il aime l'argent plus encore pour la force sociale qui est en lui, pour l'appui décisif qu'il doit donner à la papauté de demain, si elle veut vaincre.

Alors, se dressa la très haute figure de ce pape, prudent et sage, conscient des nécessités modernes, enclin à utiliser les puissances du siècle pour le conquérir, faisant des affaires, ayant même failli perdre dans un désastre le trésor laissé par Pie IX, et voulant réparer la brèche, reconstituer le trésor, afin de le léguer, solide et grossi, à son successeur. Économe, oui! mais économe pour les besoins de l'Église, qu'il sentait immenses, plus grands chaque jour, d'une importance vitale, si elle voulait combattre l'athéisme sur le terrain des écoles, des institutions, des associations de toutes sortes. Sans argent, elle n'était plus qu'une vassale, à la merci des pouvoirs civils, du royaume d'Italie et des autres nations catholiques. Et c'était ainsi que, tout en étant charitable, en soutenant largement les œuvres utiles, qui aidaient au triomphe de la Foi, il avait le mépris des dépenses sans but, il se montrait d'une dureté hautaine pour lui-même et pour les autres. Personnellement, il était sans besoins. Dès le début de son pontificat, il avait nettement séparé son petit patrimoine privé du riche patrimoine de Saint-Pierre, se refusant à rien distraire de celui-ci pour aider les siens. Jamais Souverain Pontife n'avait moins cédé au népotisme, à ce point que ses trois neveux et ses deux nièces restaient pauvres, dans de gros embarras pécuniaires. Il n'entendait ni les commérages, ni les plaintes, ni les accusations, il restait intraitable et debout, défendant avec rudesse les millions de la papauté contre tant d'acharnées convoitises, contre son entourage et contre sa famille, dans l'orgueil de laisser aux papes futurs l'arme invincible, l'argent qui donne la vie.

– Mais, en somme, demanda Pierre, quelles sont les recettes et quelles sont les dépenses du Saint-Siège?

Monsignor Nani se hâta de répéter son aimable geste évasif.

– Oh! en ces matières, je suis d'une ignorance… Adressez-vous à monsieur Habert, qui est si bien renseigné.

– Mon Dieu! déclara celui-ci, je sais ce que tout le monde sait dans les ambassades, ce qui se répète couramment… Pour les recettes, il faut distinguer. D'abord, il y avait le trésor laissé par Pie IX, une vingtaine de millions, placés de façons diverses, qui rapportaient à peu près un million de rentes; mais, comme je vous l'ai dit, un désastre est survenu, presque réparé maintenant, assure-t-on. Puis, outre le revenu fixe des capitaux placés, il y a les quelques centaines de mille francs que produisent, bon an mal an, les droits de chancellerie de toutes sortes, les titres nobiliaires, les mille petits frais que l'on paye aux congrégations… Seulement, comme le budget des dépenses dépasse sept millions, vous voyez qu'il fallait en trouver six chaque année; et c'est sûrement le denier de Saint-Pierre qui les a fournis, pas les six peut-être, mais trois ou quatre, avec lesquels on a spéculé pour les doubler et joindre les deux bouts… Ce serait trop long, cette histoire des spéculations du Saint-Siège depuis une quinzaine d'années, les premiers gains énormes, puis la catastrophe qui a failli tout emporter, enfin l'obstination aux affaires qui peu à peu a bouché les trous. Je vous la conterai un jour, si vous êtes curieux de la connaître.

Pierre écoutait, très intéressé.

– Six millions! s'écria-t-il, même quatre! Que rapporte-t-il donc, le denier de Saint-Pierre?

– Oh! ça, je vous le répète, personne ne l'a jamais su exactement. Autrefois, les journaux catholiques publiaient des listes, les chiffres des offrandes; et l'on pouvait arriver à une certaine approximation. Mais sans doute on a jugé cela mauvais, car aucun document ne paraît plus, il est devenu radicalement impossible de se faire même une idée de ce que le pape reçoit. Lui seul, je le dis encore, connaît le chiffre total, garde l'argent et en dispose, en souverain maître. Il est à croire que, les bonnes années, les dons ont produit de quatre à cinq millions. La France entrait d'abord pour la moitié dans cette somme; mais elle donne certainement moins aujourd'hui. L'Amérique donne également beaucoup. Puis viennent la Belgique et l'Autriche, l'Angleterre et l'Allemagne. Quant à l'Espagne et à l'Italie… Ah! l'Italie…

Il eut un sourire en regardant monsignor Nani, qui, béatement, dodelinait de la tête, de l'air d'un homme enchanté d'apprendre des choses curieuses dont il n'aurait pas su le premier mot.

– Allez, allez, mon cher fils!

– Ah! l'Italie ne se distingue guère. Si le pape n'avait pour vivre que les cadeaux des catholiques italiens, la famine régnerait vite au Vatican. On peut même dire que, loin de venir à son aide, la noblesse romaine lui a coûté fort cher, car une des principales causes de ses pertes a été l'argent prêté par lui aux princes qui spéculaient… Il n'y a réellement que la France et l'Angleterre où de riches particuliers, de grands seigneurs, ont fait au pape, prisonnier et martyr, de royales aumônes. On cite un duc anglais qui, chaque année, apportait une offrande considérable, à la suite d'un vœu, pour obtenir du ciel la guérison d'un misérable fils, frappé d'imbécillité… Et je ne parle pas de l'extraordinaire moisson, pendant le jubilé sacerdotal et le jubilé épiscopal, des quarante millions qui s'abattirent alors aux pieds du pape.

– Et les dépenses? demanda Pierre.

– Je vous l'ai dit, elles sont de sept millions à peu près. On peut compter pour deux millions les pensions payées aux anciens serviteurs du gouvernement pontifical qui n'ont pas voulu servir l'Italie; mais il faut ajouter que, chaque année, ce chiffre diminue, par suite des extinctions naturelles… Ensuite, en gros, mettons un million pour les diocèses italiens, un million pour la Secrétairerie et les nonces, un million pour le Vatican. J'entends, par ce dernier article, les dépenses de la cour pontificale, des gardes militaires, des Musées, de l'entretien du palais et de la basilique… Nous sommes à cinq millions, n'est-ce pas? Mettez les deux autres pour les Œuvres soutenues, pour la Propagande et surtout pour les écoles, que Léon XIII, avec son grand sens pratique, subventionne toujours très largement, dans la juste pensée que la lutte, le triomphe de la religion est là, chez les enfants qui seront les hommes de demain et qui défendront leur mère, l'Église, si l'on a su leur inspirer l'horreur des abominables doctrines du siècle.

 

Il y eut un silence. Les trois hommes s'arrêtèrent sous la majestueuse colonnade, où ils se promenaient à petits pas. Peu à peu, la place s'était vidée de sa foule grouillante, il n'y avait plus que l'obélisque et les deux fontaines, dans le désert brûlant du pavé symétrique; tandis qu'au plein soleil, sur l'entablement du portique d'en face, se détachaient les statues, en noble rangée immobile.

Et Pierre, un instant, les yeux levés encore vers les fenêtres du pape, crut de nouveau le voir dans ce ruissellement d'or dont on lui parlait, baignant de toute sa personne blanche et pure, de tout son pauvre corps de cire transparente, au milieu de ces millions, qu'il cachait, qu'il comptait, qu'il dépensait à la seule gloire de Dieu.

– Alors, murmura-t-il, il est sans inquiétude, il n'est pas embarrassé?

– Embarrassé, embarrassé! s'écria monsignor Nani, que ce mot jeta hors de lui, au point de le faire sortir de sa diplomatique discrétion. Ah! mon cher fils… Chaque mois, lorsque le trésorier, le cardinal Mocenni, va chez Sa Sainteté, elle lui donne toujours la somme qu'il demande; elle la donnerait, si forte qu'elle fût. Certainement, elle a eu la sagesse de faire de grandes économies, le trésor de Saint-Pierre est plus riche que jamais… Embarrassé, embarrassé, bonté divine! Mais savez-vous bien que, si, demain, dans des circonstances malheureuses, le Souverain Pontife faisait un appel direct à la charité de tous ses enfants, des catholiques du monde entier, un milliard tomberait à ses pieds, comme cet or, comme ces bijoux, qui tout à l'heure pleuvaient sur les marches de son trône!

Et se calmant soudain, retrouvant son joli sourire:

– Du moins, c'est ce que j'entends dire parfois, car moi, je ne sais rien, je ne sais absolument rien; et il est heureux que monsieur Habert se soit trouvé justement là pour vous renseigner… Ah! monsieur Habert, monsieur Habert! moi qui vous croyais tout envolé, évanoui dans l'art, bien loin des basses questions d'intérêts terrestres! Vraiment, vous vous entendez à ces choses comme un banquier et comme un notaire… Rien ne vous est inconnu, non! rien. C'est merveilleux.

Narcisse dut sentir la fine ironie; car il y avait, en effet, au fond de son être, sous le Florentin d'emprunt, sous le garçon angélique, aux longs cheveux bouclés, aux yeux mauves qui se noyaient devant les Botticelli, un gaillard pratique, très rompu aux affaires, menant admirablement sa fortune, un peu avare même. Il se contenta de fermer à demi les paupières, d'un air de langueur.

– Oh! murmura-t-il, tout m'est rêverie, et mon âme est autre part.

– Enfin, je suis heureux, reprit monsignor Nani en se tournant vers Pierre, bien heureux, que vous ayez pu assister à un spectacle si beau. Encore quelques occasions pareilles, et vous aurez vu, vous aurez compris par vous-même, ce qui vaudra certainement mieux que toutes les explications du monde… A demain, ne manquez pas la grande cérémonie à Saint-Pierre. Ce sera magnifique, vous en tirerez des réflexions excellentes, j'en suis certain… Et permettez-moi de vous quitter, ravi des bonnes dispositions où je vous vois.

Ses yeux d'enquête, dans un dernier regard, semblaient avoir constaté avec joie la lassitude, l'incertitude qui pâlissaient le visage de Pierre; et, quand il ne fut plus là, quand Narcisse lui-même eut pris congé d'une légère poignée de main, le jeune prêtre, resté seul, sentit une sourde colère de protestation monter en lui. Les bonnes dispositions où il était! quelles bonnes dispositions? Ce Nani espérait-il donc le fatiguer, le désespérer en le heurtant aux obstacles, de façon à le vaincre ensuite tout à l'aise? Une seconde fois, il eut la soudaine et brève conscience du sourd travail qu'on faisait autour de lui, pour l'investir et le briser. Et un flot d'orgueil le rendit dédaigneux, dans la croyance où il était de sa force de résistance. De nouveau, il se jurait de ne jamais céder, de ne pas retirer son livre, quels que fussent les événements. Lorsqu'on s'entête dans une résolution, on est inexpugnable, qu'importent les découragements et les amertumes! Mais, avant de traverser la place, il leva encore les regards sur les fenêtres du Vatican; et tout se résumait, il ne restait que cet argent dont la lourde nécessité attachait à la terre, par de dernières entraves, le pape, aujourd'hui délivré des bas soucis du pouvoir temporel, cet argent qui le liait, que rendait mauvais surtout la façon dont il était donné. Alors, quand même, une joie lui revint, en pensant que, s'il y avait uniquement là une question de perception à trouver, son rêve d'un pape tout âme, loi d'amour, chef spirituel du monde, n'en était pas atteint sérieusement. Et il ne voulut plus qu'espérer, dans l'émotion heureuse du spectacle extraordinaire qu'il avait vu, ce vieillard débile resplendissant comme le symbole de la délivrance humaine, obéi et adoré des foules, ayant seul en main la toute-puissance morale de faire enfin régner sur la terre la charité et la paix.

Heureusement, Pierre, pour la cérémonie du lendemain, avait une carte rose, qui lui assurait une place dans une tribune réservée; car la bousculade, aux portes de la basilique, fut terrible, dès six heures du matin, heure à laquelle on avait eu la précaution d'ouvrir les grilles; et la messe, que le pape devait dire en personne, n'était que pour dix heures. Le chiffre des trois mille fidèles qui composaient le pèlerinage international du Denier de Saint-Pierre, allait se trouver décuplé par tous les touristes alors en Italie, accourus à Rome, désireux de voir une de ces grandes solennités pontificales, si rares désormais; sans compter Rome elle-même, les partisans, les dévots que le Saint-Siège y comptait, ainsi que dans les autres grandes villes du royaume, et qui s'empressaient de manifester, dès que s'en présentait l'occasion. On prévoyait, par le nombre des cartes distribuées, une affluence de quarante mille assistants. Et, lorsque, à neuf heures, Pierre traversa la place, pour se rendre, rue Sainte-Marthe, à la porte Canonique, où étaient reçues les cartes roses, il vit encore, sous le portique de la façade, la queue sans fin qui pénétrait très lentement; tandis que des messieurs en habit noir, les membres d'un Cercle catholique, s'agitaient au grand soleil, pour maintenir l'ordre, avec l'aide d'un détachement de gendarmes pontificaux. Des querelles violentes éclataient dans la foule, des coups de poing mêmes étaient échangés, au milieu des poussées involontaires. On étouffait, on emporta deux femmes écrasées à demi.

En entrant dans la basilique, Pierre eut une surprise désagréable. L'immense vaisseau était vêtu, des chemises de vieux damas rouge à galons d'or habillaient les colonnes et les pilastres de vingt-cinq mètres de hauteur; tandis que le pourtour des nefs latérales se trouvait également drapé de la même étoffe; et c'était vraiment d'un goût singulier, d'une gloriole de parure affectée et pauvre, que ces marbres pompeux, cette décoration éclatante et superbe, ainsi cachée sous l'ornement de cette soie ancienne, fanée par l'âge. Mais il fut plus étonné encore, en apercevant la statue de bronze de Saint Pierre habillée elle aussi, revêtue, telle qu'un pape vivant, d'habits pontificaux somptueux, la tiare posée sur sa tête de métal. Jamais il n'avait songé qu'on pût habiller les statues, pour leur gloire ou pour le plaisir des yeux, et le résultat lui en parut funeste. Le Saint-Père devait dire la messe à l'autel papal de la Confession, le maître-autel, sous le dôme. A l'entrée du transept de gauche, sur une estrade, se trouvait le trône, où il irait ensuite prendre place. Puis, des deux côtés de la nef centrale, on avait construit des tribunes, celles des chanteurs de la chapelle Sixtine, du corps diplomatique, des chevaliers de Malte, de la noblesse romaine, des invités de toutes sortes. Et il n'y avait enfin, au milieu, devant l'autel, que trois rangées de bancs, recouverts de tapis rouges, le premier pour les cardinaux, les deux autres pour les évêques et pour la prélature de la cour pontificale. Tout le reste des assistants allait demeurer debout.

Ah! cette foule énorme de concert monstre, ces trente, ces quarante mille fidèles venus de partout, enflammés de curiosité, de passion et de foi, s'agitant, se poussant, se haussant pour voir, au milieu d'une grande rumeur de marée humaine, familière et gaie avec Dieu, comme si elle se fût trouvée dans quelque théâtre divin où il était permis honnêtement de parler haut, de se récréer au spectacle des pompes dévotes! Pierre en fut saisi d'abord, ne connaissant que les agenouillements inquiets et silencieux au fond des cathédrales sombres, n'étant pas habitué à cette religion de lumière dont l'éclat transformait une cérémonie en une fête de plein jour. Dans la tribune où il était placé, il avait autour de lui des messieurs en habit et des dames en toilette noire, qui tenaient des jumelles comme à l'Opéra, beaucoup de dames étrangères, des Allemandes, des Anglaises, des Américaines surtout, ravissantes, d'une grâce d'oiseaux étourdis et bavards. A sa gauche, dans la tribune de la noblesse romaine, il reconnut Benedetta et sa tante, donna Serafina; et, là, tranchant sur la simplicité réglementaire du costume, les grands voiles de dentelle luttaient d'élégance et de richesse. Puis, c'était, à sa droite, la tribune des chevaliers de Malte, où se trouvait le grand maître de l'ordre, au milieu d'un groupe de commandeurs; tandis que, de l'autre côté de la nef, en face de lui, dans la tribune diplomatique, il apercevait les ambassadeurs de toutes les nations catholiques, en grand costume, étincelants de broderies. Mais il revenait quand même à la foule, la grande foule vague et houleuse, où les trois mille pèlerins semblaient comme perdus, noyés parmi les milliers d'autres fidèles. Et pourtant la basilique, qui contiendrait à l'aise quatre-vingt mille hommes, n'était guère qu'à moitié emplie par cette foule, qu'il voyait librement circuler le long des nefs latérales, se tasser entre les baies des colonnes, d'où le spectacle allait être le plus commode à suivre. Des gens gesticulaient, des appels s'élevaient, au-dessus du grondement continu des conversations. Par les hautes fenêtres claires, de larges nappes de soleil tombaient, ensanglantant les tentures de damas rouge, éclairant d'un reflet d'incendie les faces tumultueuses, fiévreuses d'impatience. Les cierges, les quatre-vingt-sept lampes de la Confession pâlissaient, tels que des lueurs de veilleuse, dans cette aveuglante clarté; et ce n'était plus que le gala mondain du Dieu impérial de la pompe romaine.

Tout d'un coup, il y eut une fausse joie, une alerte. Des cris coururent, gagnèrent la foule de proche en proche: «Eccolo! eccolo! le voilà! le voilà!» Et des poussées se produisirent, des remous firent tournoyer cette nappe humaine, tous allongeant le cou, se grandissant, se ruant, dans une frénésie de voir Sa Sainteté et le cortège. Mais ce n'était encore qu'un détachement de gardes-nobles, qui venaient se poster à droite et à gauche de l'autel. On les admira pourtant, on leur fit une ovation, un murmure flatteur les accompagna, pour leur belle tenue, d'une impassibilité, d'une raideur militaire exagérée. Une Américaine les déclara des hommes superbes. Une Romaine donna à une amie, une Anglaise, des détails sur ce corps d'élite, disant qu'autrefois les jeunes gens de l'aristocratie tenaient à honneur d'en faire partie, pour la richesse de l'uniforme et la joie de caracoler devant les dames, tandis que maintenant le recrutement devenait difficile, au point qu'on devait se contenter des beaux garçons d'une noblesse douteuse et ruinée, simplement heureux de toucher la maigre solde qui leur permettait de vivre. Et, durant un quart d'heure encore, les conversations particulières reprirent, emplirent les hautes nefs de leur brouhaha de salle impatiente, qui se distrait à dévisager les gens et à se conter leur histoire, dans l'attente du spectacle.

 

Enfin, le cortège défila, et il était la grande curiosité attendue, la pompe dont on souhaitait ardemment le passage, pour l'acclamer. Alors, comme au théâtre, quand il apparut, de furieux applaudissements éclatèrent, montèrent, roulèrent sous les voûtes, lui faisant une entrée, ainsi qu'à l'acteur aimé, au grand premier rôle qui bouleverse tous les cœurs. Du reste, comme au théâtre encore, on avait réglé cette apparition savamment, de façon qu'elle donnât tout son effet, au milieu du magnifique décor où elle allait se produire. Le cortège venait de se former dans la coulisse, au fond de la chapelle de la Pieta, la première en entrant, à droite; et, pour s'y rendre, le Saint-Père, qui était arrivé de ses appartements voisins par la chapelle du Saint-Sacrement, avait dû se dissimuler, passer derrière la draperie de la nef latérale, utilisée de la sorte comme toile de fond. Les cardinaux, les archevêques, les évêques, toute la prélature pontificale, l'attendaient là, classés, groupés selon la hiérarchie, prêts à se mettre en marche. Et, ainsi qu'au signal d'un maître de ballet, le cortège avait fait son entrée, gagnant la grande nef, la remontant tout entière, triomphalement, de la porte centrale à l'autel de la Confession, entre la double haie des fidèles, dont les applaudissements redoublaient, devant tant de magnificence, à mesure que montait le délire de leur enthousiasme.

C'était le cortège des solennités anciennes, la croix et le glaive, la garde suisse en grande tenue, les valets en simarre écarlate, les chevaliers de cape et d'épée en costume Henri II, les chanoines en rochet de dentelle, les chefs des communautés religieuses, les protonotaires apostoliques, les archevêques et les évoques, toute la cour pontificale en soie violette, les cardinaux en cappa magna drapés de pourpre, marchant deux à deux, largement espacés, solennellement. Enfin, autour de Sa Sainteté, se groupaient les officiers de sa maison militaire, les prélats de l'antichambre secrète, monseigneur le majordome, monseigneur le maître de chambre, et tous les hauts dignitaires du Vatican, et le prince romain assistant au trône, le traditionnel et symbolique défenseur de l'Église. Sur la chaise gestatoire, que les flabelli abritaient des hautes plumes triomphales et que balançaient les porteurs, aux tuniques rouges brodées de soie, Sa Sainteté était revêtue des vêtements sacrés qu'elle avait mis dans la chapelle du Saint-Sacrement, l'amict, l'aube, l'étole, la chasuble blanche et la mitre blanche, enrichies d'or, deux cadeaux qui venaient de France, d'une somptuosité extraordinaire. Et, à son approche, les mains se levaient, battaient plus haut, dans les ondes de vivant soleil qui tombaient des fenêtres.

Pierre eut alors une impression nouvelle de Léon XIII. Ce n'était plus le vieillard familier, las et curieux, se promenant au bras d'un prélat bavard dans le plus beau jardin du monde. Ce n'était même plus le Saint-Père en pèlerine rouge et en bonnet papal, recevant paternellement un pèlerinage qui lui apportait une fortune. C'était le Souverain Pontife, le Maître tout-puissant, le Dieu que la chrétienté adorait. Comme dans une châsse d'orfèvrerie, son mince corps de cire semblait s'être raidi dans son vêtement blanc, lourd de broderies d'or; et il gardait une immobilité hiératique et hautaine, tel qu'une idole desséchée, dorée depuis des siècles, parmi la fumée des sacrifices. Les yeux seuls vivaient, au milieu de la rigidité morte du visage, des yeux de diamant noir et étincelant, fixés au loin, hors de la terre, à l'infini. Il n'eut pas un regard pour la foule, il n'abaissa les yeux ni à droite ni à gauche, resté en plein ciel, ignorant ce qui se passait à ses pieds. Et cette idole ainsi promenée, comme embaumée, sourde et aveugle, malgré l'éclat de ses yeux, au milieu de cette foule frénétique qu'elle paraissait n'entendre ni ne voir, prenait une majesté redoutable, une inquiétante grandeur, toute la raideur du dogme, toute l'immobilité de la tradition, exhumée avec ses bandelettes, qui, seules, la tenaient debout. Cependant, Pierre crut s'apercevoir que le pape était souffrant, fatigué, sans doute cet accès de fièvre dont monsignor Nani lui avait parlé la veille, en glorifiant le courage, la grande âme de ce vieillard de quatre-vingt-quatre ans, que la volonté de vivre faisait vivre, dans la souveraineté de sa mission.

La cérémonie commença. Descendu de la chaise gestatoire à l'autel de la Confession, Sa Sainteté, lentement, célébra une messe basse, assisté de quatre prélats et du pro-préfet des cérémonies. Au lavabo, monseigneur le majordome et monseigneur le maître de chambre, que deux cardinaux accompagnaient, versèrent l'eau sur les augustes mains de l'officiant; et, un peu avant l'élévation, tous les prélats de la cour pontificale, un cierge allumé à la main, vinrent s'agenouiller autour de l'autel. Ce fut un instant solennel, les quarante mille fidèles, réunis là, frémirent, sentirent passer sur eux le vent terrible et délicieux de l'invisible, lorsque, pendant l'élévation, les clairons d'argent sonnèrent le fameux chœur des anges, qui, chaque fois, fait évanouir des femmes. Presque aussitôt, un chant aérien descendit du dôme, de la galerie supérieure où se trouvaient cachés cent vingt choristes; et ce fut un émerveillement, une extase, comme si, à l'appel des clairons, les anges eux-mêmes eussent répondu. Les voix descendaient, volaient sous les voûtes, d'une légèreté de harpes célestes; puis, elles s'évanouirent en un accord suave, elles remontèrent aux cieux avec un petit bruit d'ailes qui se perdit. Après la messe, Sa Sainteté, encore debout à l'autel, entonna elle-même le Te Deum, que les chantres de la chapelle Sixtine et les chœurs reprirent, chaque partie chantant un verset, alternativement. Mais bientôt l'assistance entière se joignit à eux, les quarante mille voix s'élevèrent, le chant d'allégresse et de gloire s'épandit dans l'immense vaisseau avec un éclat incomparable. Alors, le spectacle fut vraiment d'une extraordinaire magnificence, cet autel surmonté du baldaquin fleuri, triomphal et doré du Bernin, entouré de la cour pontificale que les cierges allumés constellaient d'étoiles, ce Souverain Pontife au centre, rayonnant comme un astre dans sa chasuble d'or, devant les bancs des cardinaux de pourpre, des archevêques et des évêques de soie violette, ces tribunes où étincelaient les costumes officiels, les chamarrures du corps diplomatique, les uniformes des officiers étrangers, cette foule fluant de partout, roulant une houle de têtes, des plus lointaines profondeurs de la basilique. Et c'étaient les proportions démesurées de cela qui saisissaient, des nefs latérales où toute une paroisse pouvait s'entasser, des transepts vastes comme des églises de cité populeuse, un temple que des milliers et des milliers de dévots emplissaient à peine. Et l'hymne glorieuse de ce peuple devenait elle-même colossale, montait avec un souffle géant de tempête parmi les grands tombeaux de marbre, parmi les statues surhumaines, le long des colonnes gigantesques, jusqu'aux voûtes déroulant l'énormité de leur ciel de pierre, jusqu'au firmament de la coupole, où l'infini s'ouvrait, dans le resplendissement d'or des mosaïques.