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Il y eut une longue rumeur, après le Te Deum, pendant que Léon XIII, coiffant la tiare à la place de la mitre, échangeant la chasuble pour la chape pontificale, allait occuper son trône, sur l'estrade qui se dressait à l'entrée du transept de gauche. De là, il dominait toute l'assistance. Et de quel frisson celle-ci fut parcourue, comme sous un souffle venu de l'invisible, lorsqu'il se leva, après les prières du rituel! Il apparut grandi, sous la triple couronne symbolique, dans la gaine d'or de la chape. Au milieu d'un brusque et profond silence, que troublait seul le battement des cœurs, il leva le bras d'un geste très noble, il donna lentement la bénédiction papale, d'une voix haute et forte, qui semblait être en lui la voix de Dieu même, tellement elle surprenait, au sortir de ces lèvres de cire, de ce corps exsangue et sans vie. Et l'effet fut foudroyant, des applaudissements de nouveau éclatèrent, dès que le cortège se reforma pour s'en aller par où il était venu, une frénésie d'enthousiasme arrivée à un tel paroxysme, que, les battements de mains ne suffisant plus, des acclamations s'y mêlèrent, des cris qui gagnèrent peu à peu toute la foule. Cela commença près de la statue de Saint Pierre, dans un groupe ardent: «Evviva il papa re! Evviva il papa re! Vive le pape roi! Vive le pape roi!» Puis, sur le passage du cortège, cela courut comme une flamme d'incendie, embrasant les cœurs de proche en proche, finissant par jaillir des milliers de bouches en une tonnante protestation contre le vol des États de l'Église. Toute la foi, tout l'amour des fidèles, surexcités par le royal spectacle d'une si belle cérémonie, retournaient au rêve, au souhait exaspéré du pape roi et pontife, maître des corps comme il était maître des âmes, souverain absolu de la terre. L'unique vérité était là, l'unique bonheur, l'unique salut. Qu'on lui donnât tout, l'humanité et le monde! Evviva il papa re! Evviva il papa re! Vive le pape roi! Vive le pape roi!

Ah! ce cri! ce cri de guerre qui avait fait commettre tant de fautes et couler tant de sang, ce cri d'abandon et d'aveuglement dont le vœu réalisé aurait ramené les âges de souffrance! il révolta Pierre, il le décida à quitter vivement la tribune où il se trouvait, comme pour échapper à la contagion de l'idolâtrie. Puis, pendant que le cortège défilait toujours, il longea un moment la nef latérale de gauche, dans la bousculade, dans l'assourdissante clameur de la foule qui continuait; et, désespérant de gagner la rue, voulant éviter la cohue de la sortie, il eut l'inspiration de profiter d'une porte ouverte, il se réfugia dans le vestibule d'où montait l'escalier conduisant sur le dôme. Un sacristain, debout à cette porte, effaré et ravi de la manifestation, le regarda un instant, hésita à l'arrêter; mais la vue de la soutane sans doute, et plus encore l'émotion profonde où il était, le rendirent tolérant. D'un geste, il laissa passer Pierre, qui tout de suite s'engagea dans l'escalier, monta rapidement, pour fuir, aller plus haut, plus haut encore, dans la paix et le silence.

Et, brusquement, le silence devint profond, les murs étouffaient le cri, dont ils semblaient ne garder que le frémissement. C'était un escalier commode et clair, aux larges marches pavées, tournant dans une sorte de tourelle. Quand il déboucha sur les toitures des nefs, il eut une joie à retrouver le soleil clair, l'air pur et vif qui soufflait là, comme en rase campagne. Étonné, il parcourut des yeux cet immense développement de plomb, de zinc et de pierre, toute une cité aérienne, vivant de son existence propre sous le ciel bleu. Il y voyait des dômes, des clochers, des terrasses, jusqu'à des maisons et à des jardins, les maisons égayées de fleurs des quelques ouvriers qui vivent à demeure sur la basilique, en continuels travaux d'entretien. Une petite population s'y agite, travaille, aime, mange et dort. Mais il voulut s'approcher de la balustrade, curieux d'examiner de près les colossales statues du Sauveur et des Apôtres, dont la façade est surmontée, au-dessus de la place Saint-Pierre, des géants de six mètres, sans cesse en réparation, dont les bras, les jambes, les têtes, à demi mangés par le grand air, ne tiennent plus qu'à l'aide de ciment, de barres et de crampons; et, comme il se penchait pour jeter un coup d'œil sur l'entassement roux des toits du Vatican, il lui sembla que le cri qu'il fuyait s'élevait de la place. En hâte, il reprit son ascension, dans le pilier qui menait à la coupole. Ce fut un escalier d'abord, puis des couloirs étranglés et obliques, des rampes coupées de quelques marches, entre les deux parois de la coupole double, l'intérieure et l'extérieure. Une première fois, curieusement, il poussa une porte, il rentra dans la basilique, à plus de soixante mètres du sol, sur une étroite galerie qui faisait le tour du dôme, juste au-dessus de la frise, où se lisait l'inscription: Tu es Petrus et super hanc petram…, en lettres de sept pieds de haut; et, s'étant accoudé pour regarder l'effroyable trou qui se creusait sous lui, avec des échappées profondes sur les transepts et sur les nefs, il reçut violemment au visage le cri, le cri délirant de la foule, dont le grouillement énorme, en bas, clamait toujours. Plus haut, une seconde fois, il poussa une porte encore, il trouva une autre galerie, cette fois au-dessus des fenêtres, à la naissance des resplendissantes mosaïques, d'où la foule lui parut diminuée, reculée, perdue dans le vertige de l'abîme, au fond duquel les statues géantes, l'autel de la Confession, le baldaquin triomphal du Bernin, n'étaient plus que des joujoux; et, pourtant, le cri, le cri d'idolâtrie et de guerre s'éleva de nouveau, le souffleta avec une rudesse d'ouragan, dont la course accroît la force. Il dut monter plus haut, monter toujours, jusque sur la galerie extérieure de la lanterne, planant en plein ciel, pour cesser d'entendre.

Ce bain d'air et de soleil, ce bain d'infini, comme il y goûta d'abord un soulagement délicieux! Au-dessus de lui, il n'y avait plus que la boule de bronze doré, dans laquelle sont montés des empereurs et des reines, ainsi que l'attestent les inscriptions pompeuses des couloirs, la boule creuse, où la voix retentit en fracas de tonnerre, où retentissent tous les bruits de l'espace. Il était sorti du côté de l'abside, il plongea d'abord sur les jardins pontificaux, dont les massifs d'arbres, de cette hauteur, lui apparaissaient tels que des buissons, au ras du sol; et il reconstitua sa promenade récente, le vaste parterre semblable à un tapis de Smyrne, de couleur fanée, le grand bois d'un vert profond et glauque de mare dormante, le potager et la vigne, plus familiers, tenus avec soin. Les fontaines, la tour de l'Observatoire, le Casino où le pape passait les chaudes journées d'été, ne faisaient que de petites taches blanches, au milieu de ces terrains irréguliers, enclos bourgeoisement par le terrible mur de Léon IV, qui gardait son aspect de vieille forteresse. Puis, il tourna autour de la lanterne, le long de l'étroite galerie, et il se trouva brusquement devant Rome, une immensité déroulée d'un coup, la mer lointaine à l'ouest, les chaînes ininterrompues des montagnes à l'est et au midi, la Campagne romaine tenant tout l'horizon, pareille à un désert uniforme et verdâtre, et la Ville, la Ville éternelle à ses pieds. Jamais il n'avait eu une sensation si majestueuse de l'étendue. Rome était là, ramassée sous le regard, à vol d'oiseau, avec la netteté d'un plan géographique en relief. Un tel passé, une telle histoire, tant de grandeur, et une Rome si rapetissée par la distance, des maisons lilliputiennes et jolies comme des jouets, à peine une tache de moisissure sur la vaste terre! Et ce qui le passionnait, c'était de comprendre clairement, en un coup d'œil, les divisions de la ville, la cité antique là-bas, au Capitole, au Forum, au Palatin, la cité papale dans ce Borgo qu'il dominait, dans Saint-Pierre et le Vatican, qui regardaient la cité moderne, le Quirinal italien, par-dessus la cité du moyen âge, tassée au fond de l'angle droit que formait le Tibre, roulant ses eaux jaunes et lourdes. Une remarque surtout acheva de le frapper, la ceinture crayeuse que faisaient les quartiers neufs au noyau central des vieux quartiers roux, brûlés par le soleil, un véritable symbole du rajeunissement tenté, le vieux cœur aux réparations si lentes, tandis que les membres extrêmes se renouvelaient comme par miracle.

Mais, dans l'ardent soleil de midi, Pierre ne retrouvait pas la Rome si claire, si pure, qu'il avait vue le matin de son arrivée, sous la douceur délicieuse de l'astre à son lever. Ce n'était plus la Rome souriante et discrète, voilée à demi d'une brume d'or, comme envolée dans un rêve d'enfance. Elle lui apparaissait, maintenant, inondée de clarté crue, d'une dureté immobile, d'un silence de mort. Les fonds étaient comme mangés par une flamme trop vive, noyés d'une poussière de feu où ils s'anéantissaient. Et la ville entière se découpait violemment sur ces lointains décolorés, en grandes masses de lumière et d'ombre, aux brutales arêtes. On aurait dit quelque très ancienne carrière de pierres abandonnée, éclairée d'aplomb, que les rares îlots d'arbres tachaient seuls de vert sombre. De la ville antique, on voyait la tour roussie du Capitole, les cyprès noirs du Palatin, les ruines du palais de Septime-Sévère, pareilles à des os blanchis, à une carcasse de monstre fossile, apportée là par les déluges. En face, la ville moderne trônait avec les longs bâtiments du Quirinal, remis à neuf, enduit d'un badigeon dont la crudité jaune éclatait, extraordinaire, parmi les cimes vigoureuses du jardin; et, au delà, sur les hauteurs du Viminal, à droite, à gauche, les nouveaux quartiers étaient d'une blancheur de plâtre, une ville de craie, rayée par les mille petites raies d'encre des fenêtres. Puis, çà et là, au hasard, c'étaient la mare stagnante du Pincio, la villa Médicis dressant son double campanile, le fort Saint-Ange d'un ton de vieille rouille, le clocher de Sainte-Marie-Majeure brûlant comme un cierge, les trois églises de l'Aventin assoupies parmi les branches, le palais Farnèse avec ses tuiles vieil or, cuites par les étés, les dômes du Gesù, de Saint-André de la Vallée, de Saint-Jean des Florentins, et des dômes, et des dômes encore, tous en fusion, incandescents dans la fournaise du ciel. Et Pierre, alors, sentit de nouveau son cœur se serrer devant cette Rome violente, dure, si peu semblable à la Rome de son rêve, la Rome de rajeunissement et d'espoir, qu'il avait cru trouver le premier matin, et qui s'évanouissait maintenant, pour faire place à l'immuable cité de l'orgueil et de la domination, s'obstinant sous le soleil jusque dans la mort.

 

Tout d'un coup, seul là-haut, Pierre comprit. Ce fut comme un trait de flamme qui le frappa, dans l'espace libre, illimité, d'où il planait. Était-ce la cérémonie à laquelle il venait d'assister, le cri fanatique de servage dont ses oreilles bourdonnaient toujours? N'était-ce pas plutôt la vue de cette ville couchée à ses pieds, comme la reine embaumée, qui règne encore, parmi la poussière de son tombeau? Il n'aurait pu le dire, les deux causes agissaient sans doute. Mais la clarté fut complète, il sentit que le catholicisme ne saurait être sans le pouvoir temporel, qu'il disparaîtrait fatalement, le jour où il ne serait plus roi sur cette terre. D'abord, c'était l'atavisme, les forces de l'Histoire, la longue suite des héritiers des Césars, les papes, les grands pontifes, dans les veines desquels n'avait cessé de couler le sang d'Auguste, exigeant l'empire du monde. Ils avaient beau habiter le Vatican, ils venaient des maisons impériales du Palatin, du palais de Septime-Sévère, et leur politique, à travers tant de siècles, n'avait jamais poursuivi que le rêve de la domination romaine, tous les peuples vaincus, soumis, obéissant à Rome. En dehors de cette royauté universelle, de la possession totale des corps et des âmes, le catholicisme perdait sa raison d'être, car l'Église ne peut reconnaître l'existence d'un empire ou d'un royaume que politiquement, l'empereur ou le roi étant de simples délégués temporaires, chargés d'administrer les peuples, en attendant de les lui rendre. Toutes les nations, l'humanité avec la terre entière, sont à l'Église, qui les tient de Dieu. Si elle n'en a pas aujourd'hui la réelle possession, c'est qu'elle cède devant la force, obligée d'accepter les faits accomplis, mais sous la réserve formelle qu'il y a usurpation coupable, qu'on détient injustement son bien, et dans l'attente de la réalisation des promesses du Christ, qui, au jour fixé, lui rendra pour jamais la terre et les hommes, la toute-puissance. Telle est la véritable cité future, la Rome catholique, souveraine une seconde fois. Rome fait partie du rêve, c'est à Rome aussi que l'éternité a été prédite, c'est le sol même de Rome qui a donné au catholicisme l'inextinguible soif du pouvoir absolu. Aussi était-ce pour cela que le destin de la papauté se trouvait lié à celui de Rome, à ce point qu'un pape hors de Rome ne serait plus un pape catholique. Et Pierre, accoudé à la mince rampe de fer, penché de si haut au-dessus du gouffre, où la ville morne et dure achevait de s'émietter sous l'ardent soleil, en resta épouvanté, sentit tout d'un coup passer dans ses os le grand frisson des êtres et des choses.

Une évidence se faisait. Si Pie IX, si Léon XIII avaient résolu de s'emprisonner dans le Vatican, c'était qu'une nécessité les clouait à Rome. Un pape n'est pas le maître d'en sortir, d'être ailleurs le chef de l'Église. De même, un pape, quelle que soit son intelligence du monde moderne, ne saurait trouver en lui le droit de renoncer au pouvoir temporel. Il y a là un héritage inaliénable, dont il a la défense; et c'est en outre une question de vie qui s'impose, sans discussion possible. Aussi Léon XIII a-t-il gardé le titre de Maître du domaine temporel de l'Église, d'autant plus que, comme cardinal, ainsi que tous les membres du Sacré Collège, lors de leur élection, il avait, dans son serment, juré de conserver intact ce domaine. Que l'Italie pendant un siècle encore garde Rome capitale, et pendant un siècle les papes qui se succéderont, ne cesseront de protester violemment, en réclamant leur royaume. Et, si une entente pouvait intervenir un jour, elle serait sûrement basée sur le don d'un lambeau de territoire. N'avait-on pas dit, lorsque des bruits de réconciliation couraient, que le pape régnant mettait, comme condition formelle, la possession au moins de la cité Léonine, avec la neutralisation d'une route allant à la mer? Rien du tout n'est point assez, on ne peut partir de rien pour arriver à tout avoir. Tandis que la cité Léonine, ce coin de ville si étroit, c'est déjà un peu de terre royale; et il n'y a plus qu'à reconquérir le reste, Rome, puis l'Italie, puis les nations voisines, puis le monde. Jamais l'Église n'a désespéré, même aux jours où, battue, dépouillée, elle semblait mourante. Jamais elle n'abdiquera, ne renoncera aux promesses du Christ, car elle croit à son avenir illimité, elle se dit indestructible, éternelle. Qu'on lui accorde un caillou pour reposer sa tête, et elle espère bien ravoir bientôt le champ où se trouve ce caillou, l'empire où se trouve ce champ. Si un pape ne peut mener à bien le recouvrement de l'héritage, un autre pape s'y emploiera, dix, vingt autres papes. Les siècles ne comptent plus. C'était ce qui faisait qu'un vieillard de quatre-vingt-quatre ans entreprenait des besognes colossales qui demandaient plusieurs vies d'homme, dans la certitude que des successeurs viendraient et que les besognes seraient quand même continuées et terminées.

Et Pierre se vit imbécile, avec son rêve d'un pape purement spirituel, en face de cette vieille cité de gloire et de domination, obstinée dans sa pourpre. Cela lui sembla si différent, si déplacé, qu'il en éprouva une sorte de désespoir honteux. Le nouveau pape évangélique que serait un pape purement spirituel, régnant sur les âmes seules, ne pouvait certainement pas tomber sous le sens d'un prélat romain. L'horreur de cela, la répugnance pour ainsi dire physique lui apparut soudain, au souvenir de cette cour papale, figée dans les rites, dans l'orgueil et dans l'autorité. Ah! comme ils devaient être pleins d'étonnement et de mépris, devant cette singulière imagination du Nord, un pape sans terres et sans sujets, sans maison militaire et sans honneurs royaux, pur esprit, pure autorité morale, enfermé au fond du temple, ne gouvernant le monde que de son geste de bénédiction, par la bonté et l'amour! Ce n'était là qu'une invention gothique, embrumée de brouillards, pour ce clergé latin, prêtres de la lumière et de la magnificence, pieux certes, superstitieux même, mais laissant Dieu bien abrité dans le tabernacle, afin de gouverner en son nom, au mieux des intérêts du ciel, rusant dès lors en simples politiques, vivant d'expédients au milieu de la bataille des appétits humains, marchant d'un pas discret de diplomates à la victoire terrestre et définitive du Christ, qui devait trôner un jour sur les peuples, en la personne du pape. Et quelle stupeur pour un prélat français, pour un monseigneur Bergerot, ce saint évêque du renoncement et de la charité, lorsqu'il tombait dans ce monde du Vatican! quelle difficulté de voir clair d'abord, de se mettre au point, et quelle douleur ensuite à ne pouvoir s'entendre avec ces sans-patrie, ces internationaux toujours penchés sur la carte des deux mondes, enfoncés dans les combinaisons qui devaient leur assurer l'empire! Des journées et des journées étaient nécessaires, il fallait vivre à Rome, et lui-même ne venait de comprendre qu'après un mois de séjour, sous la crise violente des pompes royales de Saint-Pierre, en face de l'antique ville dormant au soleil son lourd sommeil, rêvant son rêve d'éternité.

Mais il avait abaissé son regard vers la place, en bas, devant la basilique, et il aperçut le flot de monde, les quarante mille fidèles qui sortaient, pareils à une irruption d'insectes, un fourmillement noir sur le pavé blanc. Alors, il lui sembla que le cri recommençait: Evviva il papa re! Evviva il papa re! Vive le pape roi! Vive le pape roi! Tout à l'heure, pendant qu'il gravissait les escaliers sans fin, le colosse de pierre lui avait paru frémir de ce cri frénétique, poussé sous ses voûtes. Et, maintenant, monté jusque dans la nue, il croyait le retrouver là-haut, à travers l'espace. Si le colosse, au-dessous de lui, en vibrait encore, n'était-ce pas comme sous une dernière poussée de sève, le long de ses vieux murs, un renouveau du sang catholique qui l'avait autrefois voulu si démesuré, tel que le roi des temples, et qui tentait aujourd'hui de lui rendre un souffle puissant de vie, à l'heure où la mort commençait pour ses nefs trop vastes et désertées? La foule sortait toujours, la place en était pleine, et une affreuse tristesse lui serra le cœur, car elle venait de balayer, avec son cri, le dernier espoir. La veille encore, après la réception du pèlerinage, dans la salle des Béatifications, il avait pu s'illusionner, en oubliant la nécessité de l'argent qui cloue le pape à la terre, pour ne voir que le vieillard débile, tout âme, resplendissant comme le symbole de l'autorité morale. Mais c'en était fait à présent de sa foi en ce pasteur de l'Évangile, dégagé des biens terrestres, roi du seul royaume des cieux. L'argent du denier de Saint-Pierre n'imposait pas seul un dur servage à Léon XIII, qui était en outre le prisonnier de la tradition, l'éternel roi de Rome, cloué à ce sol, ne pouvant quitter la ville ni renoncer au pouvoir temporel. Au bout étaient fatalement la mort sur place, le dôme de Saint-Pierre s'écroulant ainsi que s'était écroulé le temple de Jupiter Capitolin, le catholicisme jonchant l'herbe de ses ruines, pendant que le schisme éclatait ailleurs, une foi nouvelle pour les peuples nouveaux. Il en eut la grandiose et tragique vision, il vit son rêve détruit, son livre emporté, dans le cri qui s'élargissait, comme s'il eût volé aux quatre coins du monde catholique: Evviva il papa re! Evviva il papa re! Vive le pape roi! Vive le pape roi! Et, sous lui, il crut sentir déjà le géant de marbre et d'or osciller, dans l'ébranlement des vieilles sociétés pourries.

Pierre, enfin, redescendait, lorsqu'il eut l'émotion encore de rencontrer monsignor Nani sur les toitures des nefs, dans cette étendue ensoleillée, vaste à y loger une ville. Le prélat accompagnait les deux dames françaises, la mère et la fille, si heureuses, si amusées, à qui sans doute il avait aimablement offert de monter sur le dôme. Mais, dès qu'il reconnut le jeune prêtre, il l'aborda.

– Eh bien! mon cher fils, êtes-vous content? Avez-vous été impressionné, édifié?

De ses yeux d'enquête, il le fouillait jusqu'à l'âme, il constatait où en était l'expérience. Puis, satisfait, il se mit à rire doucement.

– Oui, oui, je vois… Allons, vous êtes tout de même un garçon raisonnable. Je commence à croire que votre malheureuse affaire, ici, finira très bien.