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– Mais mon livre, mon livre? s'écria Pierre, pourquoi cette poursuite contre mon livre?

– Je vous l'explique, autant que cela m'est permis, mon cher monsieur Froment. Vous êtes prêtre, votre livre a du succès, vous en avez publié une édition à bon marché qui se vend très bien; et je ne parle pas du mérite littéraire qui est remarquable, un souffle de réelle poésie qui m'a transporté et dont je vous fais mon sincère compliment… Comment voulez-vous que, dans ces conditions, nous fermions les yeux sur une œuvre où vous concluez à l'anéantissement de notre sainte religion et à la destruction de Rome?

Pierre resta béant, suffoqué de surprise.

– La destruction de Rome, grand Dieu! mais je la veux rajeunie, éternelle, de nouveau reine du monde!

Et, repris de son brûlant enthousiasme, il se défendit, il confessa de nouveau sa foi, le catholicisme retournant à la primitive Église, puisant un sang régénéré dans le christianisme fraternel de Jésus, le pape libéré de toute royauté terrestre, régnant sur l'humanité entière par la charité et l'amour, sauvant le monde de l'effroyable crise sociale qui le menace, pour le conduire au vrai royaume de Dieu, à la communauté chrétienne de tous les peuples unis en un seul peuple.

– Est-ce que le Saint-Père peut me désavouer? Est-ce que ce ne sont pas là ses idées secrètes, qu'on commence à deviner et que mon seul tort serait d'exprimer trop tôt et trop librement? Est-ce que, si l'on me permettait de le voir, je n'obtiendrais pas tout de suite de lui la cessation des poursuites?

Monsignor Fornaro ne parlait plus, se contentait de hocher la tête, sans se fâcher de la fougue juvénile du prêtre. Au contraire, il souriait avec une amabilité croissante, comme très amusé par tant d'innocence et tant de rêve. Enfin, il répondit gaiement:

– Allez, allez! ce n'est pas moi qui vous arrêterai, il m'est défendu de rien dire… Mais le pouvoir temporel, le pouvoir temporel…

– Eh bien! le pouvoir temporel? demanda Pierre.

De nouveau, le prélat ne parlait plus. Il levait au ciel sa face aimable, il agitait joliment ses mains blanches. Et, quand il reprit, ce fut pour ajouter:

– Puis, il y a votre religion nouvelle… Car le mot y est deux fois, la religion nouvelle, la religion nouvelle… Ah! Dieu!

Il s'agita davantage, il se pâma, à ce point, que Pierre, saisi d'impatience, s'écria:

– Je ne sais quel sera votre rapport, monseigneur, mais je vous affirme que jamais je n'ai entendu attaquer le dogme. Et, de bonne foi, voyons! cela ressort de tout mon livre, je n'ai voulu faire qu'une œuvre de pitié et de salut… Il faut, en bonne justice, tenir compte des intentions.

Monsignor Fornaro était redevenu très calme, très paterne.

– Oh! les intentions, les intentions…

Il se leva, pour congédier le visiteur.

– Soyez convaincu, mon cher monsieur Froment, que je suis très honoré de votre démarche près de moi… Naturellement, je ne puis vous dire quel sera mon rapport, nous en avons déjà trop causé, et j'aurais dû même refuser d'entendre votre défense. Vous ne m'en trouverez pas moins prêt à vous être agréable en tout ce qui n'ira point contre mon devoir… Mais je crains fort que votre livre ne soit condamné.

Et, sur un nouveau sursaut de Pierre:

– Ah! dame, oui!.. Ce sont les faits que l'on juge, et non les intentions. Toute défense est donc inutile, le livre est là, et il est ce qu'il est. Vous aurez beau l'expliquer, vous ne le changerez pas… C'est pourquoi la congrégation ne convoque jamais les accusés, n'accepte d'eux que la rétractation pure et simple. Et c'est encore ce que vous auriez de plus sage à faire, retirer votre livre, vous soumettre… Non! vous ne voulez pas? Ah! que vous êtes jeune, mon ami!

Il riait plus haut du geste de révolte, d'indomptable fierté, qui venait d'échapper à son jeune ami, comme il le nommait. Puis, à la porte, dans une nouvelle expansion, baissant la voix:

– Voyons, mon cher, je veux faire quelque chose pour vous, je vais vous donner un bon conseil… Moi, au fond, je ne suis rien. Je livre mon rapport, on l'imprime, on le lit, quitte à n'en tenir aucun compte… Tandis que le secrétaire de la congrégation, le père Dangelis, peut tout, même l'impossible… Allez donc le voir, au couvent des Dominicains, derrière la place d'Espagne… Ne me nommez pas. Et au revoir, mon cher, au revoir!

Pierre, étourdi, se retrouva sur la place Navone, ne sachant plus ce qu'il devait croire et espérer. Une pensée lâche l'envahissait: pourquoi continuer cette lutte où les adversaires restaient ignorés, insaisissables? Pourquoi davantage s'entêter dans cette Rome si passionnante et si décevante? Il fuirait, il retournerait le soir même à Paris, y disparaîtrait, y oublierait les désillusions amères dans la pratique de la plus humble charité. Il était dans une de ces heures d'abandon où la tâche longtemps rêvée apparaît brusquement impossible. Mais, au milieu de son désarroi, il allait pourtant, il marchait quand même à son but. Quand il se vit sur le Corso, puis rue des Condotti, et enfin place d'Espagne, il résolut de voir encore le père Dangelis. Le couvent des Dominicains est là, en bas de la Trinité des Monts.

Ah! ces Dominicains, il n'avait jamais songé à eux, sans un respect mêlé d'un peu d'effroi. Pendant des siècles, quels vigoureux soutiens ils s'étaient montrés de l'idée autoritaire et théocratique! L'Église leur avait dû sa plus solide autorité, ils étaient les soldats glorieux de sa victoire. Tandis que saint François conquérait pour Rome les âmes des humbles, saint Dominique lui soumettait les âmes des intelligents et des puissants, toutes les âmes supérieures. Et cela passionnément, dans une flamme de foi et de volonté admirables, par tous les moyens d'action possibles, par la prédication, par le livre, par la pression policière et judiciaire. S'il ne créa pas l'Inquisition, il l'utilisa, son cœur de douceur et de fraternité combattit le schisme dans le sang et le feu. Vivant, lui et ses moines, de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, les grandes vertus de ces temps orgueilleux et déréglés, il allait par les villes, prêchait les impies, s'efforçait de les ramener à l'Église, les déférait aux tribunaux religieux, quand sa parole ne suffisait pas. Il s'attaquait aussi à la science, il la voulut sienne, il fit le rêve de défendre Dieu par les armes de la raison et des connaissances humaines, aïeul de l'angélique saint Thomas, lumière du moyen âge, qui a tout mis dans la Somme, la psychologie, la logique, la politique, la morale. Et ce fut ainsi que les Dominicains emplirent le monde, soutenant la doctrine de Rome dans les chaires célèbres de tous les peuples, en lutte presque partout contre l'esprit libre des Universités, vigilants gardiens du dogme, artisans infatigables de la fortune des papes, les plus puissants parmi les ouvriers d'art, de sciences et de lettres, qui ont construit l'énorme édifice du catholicisme, tel qu'il existe encore aujourd'hui.

Mais, aujourd'hui, Pierre, qui le sentait crouler, cet édifice qu'on avait cru bâti à chaux et à sable, pour l'éternité, se demandait de quelle utilité ils pouvaient bien être encore, ces ouvriers d'un autre âge, avec leur police et leurs tribunaux morts sous l'exécration, leur parole qu'on n'écoute plus, leurs livres qu'on ne lit guère, leur rôle de savants et de civilisateurs fini, devant la science actuelle, dont les vérités font de plus en plus craquer le dogme de toutes parts. Certes, ils constituent toujours un ordre influent et prospère; seulement, qu'on est loin de l'époque où leur général régnait à Rome, maître du sacré palais, ayant par l'Europe entière des couvents, des écoles, des sujets! Dans la curie romaine, de ce vaste héritage, il ne leur reste désormais que quelques situations acquises et, entre autres, la charge de secrétaire de la congrégation de l'Index, une ancienne dépendance du Saint-Office, où ils gouvernaient souverainement.

Tout de suite, on introduisit Pierre auprès du père Dangelis. La salle était vaste, nue et blanche, inondée de clair soleil. Il n'y avait là qu'une table et des escabeaux, avec un grand crucifix de cuivre, pendu au mur. Près de la table, le père se tenait debout, un homme d'environ cinquante ans, très maigre, drapé sévèrement de l'ample costume blanc et noir. Dans sa longue face d'ascète, à la bouche mince, au nez mince, au menton mince et têtu, les yeux gris avaient une fixité gênante. Et, d'ailleurs, il se montra très net, très simple, d'une politesse glaciale.

– Monsieur l'abbé Froment, l'auteur de la Rome nouvelle, n'est-ce pas?

Et il s'assit sur un escabeau, en indiqua un autre de la main.

– Veuillez, monsieur l'abbé, me faire connaître l'objet de votre visite.

Pierre, alors, dut recommencer ses explications, sa défense; et cela ne tarda pas à lui devenir d'autant plus pénible, que ses paroles tombaient dans un silence, dans un froid de mort. Le père ne bougeait pas, les mains croisées sur les genoux, les yeux aigus et pénétrants, fixés dans les yeux du prêtre.

Enfin, quand celui-ci s'arrêta, il dit sans hâte:

– Monsieur l'abbé, j'ai cru devoir ne pas vous interrompre, mais je n'avais point à écouter tout ceci. Le procès de votre livre s'instruit, et aucune puissance au monde ne saurait en entraver la marche. Je ne vois donc pas bien ce que vous paraissez attendre de moi.

La voix tremblante, Pierre osa répondre:

– J'attends de la bonté et de la justice.

Un pâle sourire, d'une orgueilleuse humilité, monta aux lèvres du religieux.

– Soyez sans crainte, Dieu a toujours daigné m'éclairer dans mes modestes fonctions. Je n'ai, du reste, aucune justice à rendre, je suis un simple employé, chargé de classer et de documenter les affaires. Et ce sont Leurs Éminences seules, les membres de la congrégation, qui se prononceront sur votre livre… Ils le feront sûrement avec l'aide du Saint-Esprit, vous n'aurez qu'à vous incliner devant leur sentence, lorsqu'elle sera ratifiée par Sa Sainteté.

 

Il coupa court, se leva, forçant Pierre à se lever. Ainsi, c'étaient presque les mêmes paroles que chez monsignor Fornaro, dites seulement avec une netteté tranchante, une sorte de tranquille bravoure. Partout, il se heurtait à la même force anonyme, à la machine puissamment montée, dont les rouages veulent s'ignorer entre eux, et qui écrase. Longtemps encore, on le promènerait sans doute, de l'un à l'autre, sans qu'il trouvât jamais la tête, la volonté raisonnante et agissante. Et il n'y avait qu'à s'incliner.

Pourtant, avant de partir, il eut l'idée de prononcer une fois de plus le nom de monsignor Nani, dont il commençait à connaître la puissance.

– Je vous demande pardon de vous avoir dérangé inutilement. Je n'ai cédé qu'aux bienveillants conseils de monsignor Nani, qui daigne s'intéresser à moi.

Mais l'effet fut inattendu. De nouveau, le maigre visage du père Dangelis s'éclaira d'un sourire, d'un plissement des lèvres, où s'aiguisait le plus ironique dédain. Il était devenu plus pâle, et ses yeux de vive intelligence flambèrent.

– Ah! c'est monsignor Nani qui vous envoie… Eh bien! mais, si vous croyez avoir besoin de protection, il est inutile de vous adresser à un autre qu'à lui-même. Il est tout-puissant… Allez le voir, allez le voir.

Et ce fut tout l'encouragement que Pierre emporta de sa visite: le conseil de retourner chez celui qui l'envoyait. Il sentit qu'il perdait pied, il résolut de rentrer au palais Boccanera, pour réfléchir et comprendre, avant de continuer ses démarches. Tout de suite, la pensée de questionner don Vigilio lui était venue; et la chance voulut, ce soir-là, après le souper, qu'il rencontrât le secrétaire dans le corridor, avec sa bougie, au moment où celui-ci allait se coucher.

– J'aurais tant de choses à vous dire! Je vous en prie, cher monsieur, entrez donc un instant chez moi.

D'un geste, l'abbé le fit taire. Puis, à voix très basse:

– N'avez-vous pas aperçu l'abbé Paparelli au premier étage? Il nous suivait.

Souvent, Pierre rencontrait dans la maison le caudataire, dont la face molle, l'air sournois et fureteur de vieille fille en jupe noire lui déplaisaient souverainement. Mais il ne s'en inquiétait point, et il fut surpris de la question. D'ailleurs, sans attendre la réponse, don Vigilio était retourné au bout du couloir, où il écouta longuement. Puis, il revint à pas de loup, il souffla sa bougie, pour entrer d'un saut chez son voisin.

– Là, nous y sommes, murmura-t-il, lorsque la porte fut refermée. Et, si vous le voulez bien, ne restons pas dans ce salon, passons dans votre chambre. Deux murs valent mieux qu'un.

Enfin, quand la lampe eut été posée sur la table, et qu'ils se trouvèrent assis tous les deux au fond de cette pièce pâle, dont le papier gris de lin, les meubles dépareillés, le carreau et les murs nus avaient la mélancolie des vieilles choses fanées, Pierre remarqua que l'abbé était en proie à un accès de fièvre plus intense que de coutume. Son petit corps maigre grelottait, et jamais ses yeux de braise n'avaient brûlé si noirs, dans sa pauvre face jaune et ravagée.

– Est-ce que vous êtes souffrant? Je n'entends pas vous fatiguer.

– Souffrant, ah! oui, ma chair est en feu. Mais, au contraire, je veux parler… Je n'en puis plus, je n'en puis plus! Il faut bien qu'un jour ou l'autre on se soulage.

Était-ce de son mal qu'il désirait se distraire? Était-ce son long silence qu'il voulait rompre, pour ne pas en mourir étouffé? Tout de suite, il se fit raconter les démarches des derniers jours, il s'agita davantage, lorsqu'il sut de quelle façon le cardinal Sarno, monsignor Fornaro et le père Dangelis avaient reçu le visiteur.

– C'est bien cela! c'est bien cela! rien ne m'étonne plus, et cependant je m'indigne pour vous, oui! ça ne me regarde pas et ça me rend malade, car ça réveille toutes mes misères, à moi!.. Il faut ne pas compter le cardinal Sarno, qui vit autre part, toujours très loin, et qui n'a jamais aidé personne. Mais ce Fornaro, ce Fornaro!

– Il m'a paru fort aimable, plutôt bienveillant, et je crois en vérité qu'à la suite de notre entrevue, il adoucira beaucoup son rapport.

– Lui! il va d'autant plus vous charger, qu'il s'est montré plus tendre. Il vous mangera, il s'engraissera de cette proie facile. Ah! vous ne le connaissez guère, si délicieux, et sans cesse aux aguets pour bâtir sa fortune avec les malheurs des pauvres diables, dont il sait que la défaite doit être agréable aux puissants!.. J'aime mieux l'autre, le père Dangelis, un terrible homme, mais franc et brave au moins, et d'une intelligence supérieure. J'ajoute que celui-ci vous brûlerait comme une poignée de paille, s'il était le maître… Et si je pouvais tout vous dire, si je vous faisais entrer avec moi dans les effroyables dessous de ce monde, les monstrueux appétits d'ambition, les complications abominables des intrigues, les vénalités, les lâchetés, les traîtrises, les crimes même!

En le voyant si exalté, sous la flambée d'une telle rancune, Pierre songea à tirer de lui les renseignements qu'il avait en vain cherchés jusque-là.

– Dites-moi seulement où en est mon affaire. Lorsque je vous ai questionné, dès mon arrivée ici, vous m'avez répondu qu'aucune pièce n'était encore parvenue au cardinal. Mais le dossier s'est formé, vous devez être au courant, n'est-ce pas?.. Et, à ce propos, monsignor Fornaro m'a parlé de trois évêques français qui auraient dénoncé mon livre, en exigeant des poursuites. Trois évêques! est-ce possible?

Don Vigilio haussa violemment les épaules.

– Ah! vous êtes une belle âme! Moi, je suis surpris qu'il n'y en ait que trois… Oui, plusieurs pièces de votre affaire sont entre nos mains, et d'ailleurs je me doutais bien de ce qu'elle pouvait être, votre affaire. Les trois évêques sont l'évêque de Tarbes d'abord, qui évidemment exécute les vengeances des Pères de Lourdes, puis les évêques de Poitiers et d'Évreux, tous les deux connus par leur intransigeance ultramontaine, adversaires passionnés du cardinal Bergerot. Ce dernier, vous le savez, est mal vu au Vatican, où ses idées gallicanes, son esprit largement libéral soulèvent de véritables colères… Et ne cherchez pas autre part, toute l'affaire est là, une exécution que les tout-puissants Pères de Lourdes exigent du Saint-Père, sans compter qu'on désire atteindre, par-dessus votre livre, le cardinal, grâce à la lettre d'approbation qu'il vous a si imprudemment écrite et que vous avez publiée en guise de préface… Depuis longtemps, les condamnations de l'Index ne sont souvent, entre ecclésiastiques, que des coups de massue échangés dans l'ombre. La dénonciation règne en maîtresse souveraine, et c'est ensuite la loi du bon plaisir. Je pourrais vous citer des faits incroyables, des livres innocents, choisis parmi cent autres, pour tuer une idée ou un homme; car, derrière l'auteur, on vise presque toujours quelqu'un, plus loin et plus haut. Il y a là un tel nid d'intrigues, une telle source d'abus, où se satisfont les basses rancunes personnelles, que l'institution de l'Index croule, et qu'ici même, dans l'entourage du pape, on sent l'absolue nécessité de la réglementer à nouveau prochainement, si on ne veut pas qu'elle tombe à un discrédit complet… S'entêter à garder l'universel pouvoir, à gouverner par toutes les armes, je comprends cela, certes! mais encore faut-il que les armes soient possibles, qu'elles ne révoltent pas par l'impudence de leur injustice et que leur vieil enfantillage ne fasse pas sourire!

Pierre écoutait, le cœur envahi d'un étonnement douloureux. Sans doute, depuis qu'il était à Rome, depuis qu'il y voyait les Pères de la Grotte salués et redoutés, maîtres par les larges aumônes qu'ils envoyaient au denier de Saint-Pierre, il les sentait derrière les poursuites, il devinait qu'il allait avoir à payer la page de son livre où il constatait, à Lourdes, un déplacement de la fortune inique, un spectacle effroyable qui faisait douter de Dieu, une continuelle cause de combat qui disparaîtrait dans la société vraiment chrétienne de demain. De même, il n'était pas sans avoir compris maintenant le scandale que devaient avoir soulevé sa joie avouée du pouvoir temporel perdu et surtout ce mot malencontreux de religion nouvelle, suffisant, à lui seul, pour armer les délateurs. Mais ce qui le surprenait et le désolait, c'était d'apprendre cette chose inouïe, la lettre du cardinal Bergerot imputée à crime, son livre dénoncé et condamné pour atteindre par derrière le pasteur vénérable qu'on n'osait frapper de face. La pensée d'affliger le saint homme, d'être pour lui une cause de défaite, dans son ardente charité, lui était cruelle. Et quelle désespérance à trouver, au fond de ces querelles, où devrait lutter seul l'amour du pauvre, les plus laides questions d'orgueil et d'argent, les ambitions et les appétits lâchés dans le plus féroce égoïsme!

Puis, ce fut, chez Pierre, une révolte contre cet Index odieux et imbécile. Il en suivait à présent le fonctionnement, depuis la dénonciation jusqu'à l'affichage public des livres condamnés. Le secrétaire de la congrégation, il venait de le voir, le père Dangelis, entre les mains duquel la dénonciation arrivait, qui dès lors instruisait l'affaire, composait le dossier, avec sa passion de moine autoritaire et lettré, rêvant de gouverner les intelligences et les consciences comme aux temps héroïques de l'Inquisition. Les prélats consulteurs, il en avait visité un, monsignor Fornaro, chargé du rapport sur son livre, si ambitieux et si accueillant, théologien subtil qui n'était point embarrassé pour trouver des attentats contre la foi dans un Traité d'algèbre, lorsque le soin de sa fortune l'exigeait. Ensuite, c'étaient les rares réunions des cardinaux, votant, supprimant de loin en loin un livre ennemi, dans le mélancolique désespoir de ne pouvoir les supprimer tous; et c'était enfin le pape, approuvant, signant le décret, une formalité pure, car tous les livres n'étaient-ils pas coupables? Mais quelle extraordinaire et lamentable bastille du passé, que cet Index vieilli, caduc, tombé en enfance! On sentait la formidable puissance qu'il avait dû être autrefois, lorsque les livres étaient rares et que l'Église avait des tribunaux de sang et de feu pour faire exécuter ses arrêts. Puis, les livres s'étaient multipliés tellement, la pensée écrite, imprimée, était devenue un fleuve si profond et si large, que ce fleuve avait tout submergé, tout emporté. Débordé, frappé d'impuissance, l'Index se trouvait maintenant réduit à la vaine protestation de condamner en bloc la colossale production moderne, limitant de plus en plus son champ d'action, s'en tenant à l'unique examen des œuvres d'ecclésiastiques, et là encore corrompu dans son rôle, gâté par les pires passions, changé en un instrument d'intrigues, de haine et de vengeance. Ah! cette misère de ruine, cet aveu de vieillesse infirme, de paralysie générale et croissante, au milieu de l'indifférence railleuse des peuples! Le catholicisme, l'ancien agent glorieux de civilisation, en être venu là, à jeter au feu de son enfer les livres en tas, et quel tas! presque toute la littérature, l'histoire, la philosophie, la science des siècles passés et du nôtre! Peu de livres se publient à cette heure, qui ne tomberaient sous les foudres de l'Église. Si elle paraît fermer les yeux, c'est afin d'éviter l'impossible besogne de tout poursuivre et de tout détruire; et elle s'entête pourtant à conserver l'apparence de sa souveraine autorité sur les intelligences, telle qu'une reine très ancienne, dépossédée de ses États, désormais sans juges ni bourreaux, qui continuerait à rendre de vaines sentences, acceptées par une minorité infime. Mais qu'on la suppose un instant victorieuse, maîtresse par un miracle du monde moderne, et qu'on se demande ce qu'elle ferait de la pensée humaine, avec des tribunaux pour condamner, des gendarmes pour exécuter. Qu'on suppose les règles de l'Index appliquées strictement, un imprimeur ne pouvant rien mettre sous presse sans l'approbation de l'évêque, tous les livres déférés ensuite à la congrégation, le passé expurgé, le présent garrotté, soumis au régime de la terreur intellectuelle. Ne serait-ce pas la fermeture des bibliothèques, le long héritage de la pensée écrite mis au cachot, l'avenir barré, l'arrêt total de tout progrès et de toute conquête? De nos jours, Rome est là comme un terrible exemple de cette expérience désastreuse, avec son sol refroidi, sa sève morte, tuée par des siècles de gouvernement papal, Rome devenue si infertile, que pas un homme, pas une œuvre n'a pu y naître encore au bout de vingt-cinq ans de réveil et de liberté. Et qui accepterait cela, non pas parmi les esprits révolutionnaires, mais parmi les esprits religieux, de quelque culture et de quelque largeur? Tout croulait dans l'enfantin et dans l'absurde.

 

Le silence était profond, et Pierre, que ces réflexions bouleversaient, eut un geste désespéré, en regardant don Vigilio muet devant lui. Un moment, tous deux se turent, dans l'immobilité de mort qui montait du vieux palais endormi, au milieu de cette chambre close que la lampe éclairait d'une calme lueur. Et ce fut don Vigilio qui se pencha, le regard étincelant, qui souffla dans un petit frisson de sa fièvre:

– Vous savez, au fond de tout, ce sont eux, toujours eux.

Pierre, qui ne comprit pas, s'étonna, un peu inquiet de cette parole égarée, tombée là sans transition apparente.

– Qui, eux?

– Les Jésuites!

Et le petit prêtre, maigri, jauni, avait mis dans ce cri la rage concentrée de sa passion, qui éclatait. Ah! tant pis, s'il faisait une nouvelle sottise! le mot était lâché enfin! Il eut pourtant un dernier coup d'œil de défiance éperdue, autour des murs. Puis, il se soulagea longuement, dans une débâcle de paroles, d'autant plus irrésistible, qu'il l'avait plus longtemps refoulée au fond de lui.

– Ah! les Jésuites, les Jésuites!.. Vous croyez les connaître, et vous ne vous doutez seulement pas de leurs œuvres abominables ni de leur incalculable puissance. Il n'y a qu'eux, eux partout, eux toujours. Dites-vous cela, dès que vous cessez de comprendre, si vous voulez comprendre. Quand il vous arrivera une peine, un désastre, quand vous souffrirez, quand vous pleurerez, pensez aussitôt: «Ce sont eux, ils sont là». Je ne suis pas sûr qu'il n'y en a pas un sous ce lit, dans cette armoire… Ah! les Jésuites, les Jésuites! Ils m'ont dévoré, moi, et ils me dévorent, ils ne laisseront certainement rien de ma chair ni de mes os.

De sa voix entrecoupée, il conta son histoire, il dit sa jeunesse pleine d'espérance. Il était de petite noblesse provinciale, et riche de jolies rentes, et d'une intelligence très vive, très souple, souriante à l'avenir. Aujourd'hui, il serait sûrement prélat, en marche pour les hautes charges. Mais il avait eu le tort imbécile de mal parler des Jésuites, de les contrecarrer en deux ou trois circonstances. Et, dès lors, à l'entendre, ils avaient fait pleuvoir sur lui tous les malheurs imaginables: sa mère et son père étaient morts, son banquier avait pris la fuite, les bons postes lui échappaient dès qu'il s'apprêtait à les occuper, les pires mésaventures le poursuivaient dans le saint ministère, à ce point, qu'il avait failli se faire interdire. Il ne goûtait un peu de repos que depuis le jour où le cardinal Boccanera, prenant en pitié sa malechance, l'avait recueilli et attaché à sa personne.

– Ici, c'est le refuge, c'est l'asile. Ils exècrent Son Éminence, qui n'a jamais été avec eux; mais ils n'ont point encore osé s'attaquer à elle, ni à ses gens… Oh! je ne m'illusionne pas, ils me rattraperont quand même. Peut-être sauront-ils notre conversation de ce soir et me la feront-ils payer très cher; car j'ai tort de parler, je parle malgré moi… Ils m'ont volé tout le bonheur, ils m'ont donné tout le malheur possible, tout, tout, entendez-vous bien!

Un malaise grandissant envahissait Pierre, qui s'écria, en s'efforçant de plaisanter:

– Voyons, voyons! ce ne sont pas les Jésuites qui vous ont donné les fièvres?

– Mais si, ce sont eux! affirma violemment don Vigilio. Je les ai prises au bord du Tibre, un soir que j'allais y pleurer, dans le gros chagrin d'avoir été chassé de la petite église que je desservais.

Jusque-là, Pierre n'avait pas cru à la terrible légende des Jésuites. Il était d'une génération qui souriait des loups-garous et qui trouvait un peu sotte la peur bourgeoise des fameux hommes noirs, cachés dans les murs, terrorisant les familles. C'étaient là, pour lui, des contes de nourrice, exagérés par les passions religieuses et politiques. Aussi examinait-il don Vigilio avec ahurissement, pris de la crainte d'avoir affaire à un maniaque.

Cependant, l'extraordinaire histoire des Jésuites s'évoquait en lui. Si saint François d'Assise et saint Dominique sont l'âme même et l'esprit du moyen âge, les maîtres et les éducateurs, l'un exprimant toute l'ardente foi charitable des humbles, l'autre défendant le dogme, fixant la doctrine pour les intelligents et les puissants, Ignace de Loyola apparaît au seuil des temps modernes pour sauver le sombre héritage qui périclite, en accommodant la religion aux sociétés nouvelles, en lui donnant de nouveau l'empire du monde qui va naître. Dès lors, l'expérience semblait faite, Dieu dans sa lutte intransigeante avec le péché allait être vaincu, car il était désormais certain que l'ancienne volonté de supprimer la nature, de tuer dans l'homme l'homme même, avec ses appétits, ses passions, son cœur et son sang, ne pouvait aboutir qu'à une défaite désastreuse, où l'Église se trouvait à la veille de sombrer; et ce sont les Jésuites qui viennent la tirer d'un tel péril, qui la rendent à la vie conquérante, en décidant que c'est elle maintenant qui doit aller au monde, puisque le monde semble ne plus vouloir aller à elle. Tout est là, ils déclarent qu'il est avec le ciel des arrangements, ils se plient aux mœurs, aux préjugés, aux vices même, ils sont souriants, condescendants, sans nul rigorisme, d'une diplomatie aimable, prête à tourner les pires abominations à la plus grande gloire de Dieu. C'est leur cri de ralliement, et leur morale en découle, cette morale dont on a fait leur crime, que tous les moyens sont bons pour atteindre le but, quand le but est la royauté de Dieu même, représentée par celle de son Église. Aussi quel succès foudroyant! Ils pullulent, ils ne tardent pas à couvrir la terre, à être partout les maîtres incontestés. Ils confessent les rois, ils acquièrent d'immenses richesses, ils ont une force d'envahissement si victorieuse, qu'ils ne peuvent mettre le pied dans un pays, si humblement que ce soit, sans le posséder bientôt, âmes, corps, pouvoir, fortune. Surtout ils fondent des écoles, ils sont des pétrisseurs de cerveau incomparables, car ils ont compris que l'autorité appartient toujours à demain, aux générations qui poussent et dont il faut rester les maîtres, si l'on veut régner éternellement. Leur puissance est telle, basée sur la nécessité d'une transaction avec le péché, qu'au lendemain du concile de Trente, ils transforment l'esprit du catholicisme, le pénètrent et se l'identifient, se trouvent être les soldats indispensables de la papauté, qui vit d'eux et pour eux. Depuis lors, Rome est à eux, Rome où leur général a si longtemps commandé, d'où sont partis si longtemps les mots d'ordre de cette tactique obscure et géniale, aveuglément suivie par leur innombrable armée, dont la savante organisation couvre le globe d'un réseau de fer, sous le velours des mains douces, expertes au maniement de la pauvre humanité souffrante. Mais le prodige, en tout cela, était encore la stupéfiante vitalité des Jésuites, sans cesse traqués, condamnés, exécutés, et debout quand même. Dès que leur puissance s'affirme, leur impopularité commence, peu à peu universelle. C'est une huée d'exécration qui monte contre eux, des accusations abominables, des procès scandaleux où ils apparaissent comme des corrupteurs et des malfaiteurs. Pascal les voue au mépris public, des parlements condamnent leurs livres au feu, des universités frappent leur morale et leur enseignement, ainsi que des poisons. Ils soulèvent dans chaque royaume de tels troubles, de telles luttes, que la persécution s'organise et qu'on les chasse bientôt de partout. Pendant plus d'un siècle, ils sont errants, expulsés, puis rappelés, passant et repassant les frontières, sortant d'un pays au milieu des cris de haine, pour y rentrer dès que l'apaisement s'est fait. Enfin, supprimés par un pape, désastre suprême, mais rétablis par un autre, ils sont depuis cette époque à peu près tolérés. Et, dans le diplomatique effacement, l'ombre volontaire où ils ont la prudence de vivre, ils n'en sont pas moins triomphants, l'air tranquille et certain de la victoire, en soldats qui ont pour jamais conquis la terre.