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Pierre savait qu'aujourd'hui, à ne voir que l'apparence des choses, ils semblaient dépossédés de Rome. Ils ne desservaient plus le Gesù, ils ne dirigeaient plus le Collège Romain, où ils avaient façonné tant d'âmes; et, sans maison à eux, réduits à l'hospitalité étrangère, ils s'étaient réfugiés modestement au Collège Germanique, dans lequel se trouvait une petite chapelle. Là, ils professaient, ils confessaient encore, mais sans éclat, sans les splendeurs dévotes du Gesù, sans les succès glorieux du Collège Romain. Et fallait-il croire, dès lors, à une habileté souveraine, à cette ruse de disparaître pour rester les maîtres secrets et tout-puissants, la volonté cachée qui dirige tout? On disait bien que la proclamation de l'Infaillibilité du pape était leur œuvre, l'arme dont ils s'étaient armés eux-mêmes, en feignant d'en armer la papauté, pour les besognes prochaines et décisives que leur génie prévoyait, à la veille des grands bouleversements sociaux. Elle était peut-être vraie, cette souveraineté occulte que racontait don Vigilio dans un frisson de mystère, cette mainmise sur le gouvernement de l'Église, cette royauté ignorée et totale au Vatican.

Un sourd rapprochement s'était fait dans l'esprit de Pierre, et il demanda tout d'un coup:

– Monsignor Nani est donc Jésuite?

Ce nom parut rendre don Vigilio à toute sa passion inquiète. Il eut un geste tremblant de la main.

– Lui, oh! lui est bien trop fort, bien trop adroit, pour avoir pris la robe. Mais il sort de ce Collège Romain où sa génération a été formée, il y a bu ce génie des Jésuites qui s'adaptait si exactement à son propre génie. S'il a compris le danger de se marquer d'une livrée impopulaire et gênante, voulant être libre, il n'en est pas moins Jésuite, oh! Jésuite dans la chair, dans les os, dans l'âme, et supérieurement. Il a l'évidente conviction que l'Église ne peut triompher qu'en se servant des passions des hommes, et avec cela il l'aime très sincèrement, il est très pieux au fond, très bon prêtre, servant Dieu sans faiblesse, pour l'absolu pouvoir qu'il donne à ses ministres. En outre, si charmant, incapable d'une brutalité ni d'une faute, aidé par la lignée de nobles Vénitiens qu'il a derrière lui, instruit profondément par la connaissance du monde auquel il s'est beaucoup mêlé, à Vienne, à Paris, dans les nonciatures, sachant tout, connaissant tout, grâce aux délicates fonctions qu'il occupe ici depuis dix ans, comme assesseur du Saint-Office… Oh! une toute-puissance, non pas le Jésuite furtif, dont la robe noire passe au milieu des défiances, mais le chef sans un uniforme qui le désigne, la tête, le cerveau!

Ceci rendit Pierre sérieux, car il ne s'agissait plus des hommes cachés dans les murs, des sombres complots d'une secte romantique. Si son scepticisme répugnait à ces contes, il admettait très bien qu'une morale opportuniste, comme celle des Jésuites, née des besoins de la lutte pour la vie, se fût inoculée et prédominât dans l'Église entière. Même les Jésuites pouvaient disparaître, leur esprit leur survivrait, puisqu'il était l'arme de combat, l'espoir de victoire, la seule tactique qui pouvait remettre les peuples sous la domination de Rome. Et la lutte restait, en réalité, dans cette tentative d'accommodement qui se poursuivait, entre la religion et le siècle. Dès lors, il comprenait que des hommes, comme monsignor Nani, pouvaient prendre une importance énorme, décisive.

– Ah! si vous saviez, si vous saviez! continua don Vigilio, il est partout, il a la main dans tout. Tenez! pas une affaire ne s'est passée ici, chez les Boccanera, sans que je l'aie trouvé au fond, brouillant et débrouillant les fils, selon des nécessités que lui seul connaît.

Et, dans cette fièvre intarissable de confidences dont la crise le brûlait, il raconta comment monsignor Nani avait sûrement travaillé au divorce de Benedetta. Les Jésuites ont toujours eu, malgré leur esprit de conciliation, une attitude irréconciliable à l'égard de l'Italie, soit qu'ils ne désespèrent pas de reconquérir Rome, soit qu'ils attendent l'heure de traiter avec le vainqueur véritable. Aussi, familier de donna Serafina depuis longtemps, Nani avait-il aidé celle-ci à reprendre sa nièce, à précipiter la rupture avec Prada, dès que Benedetta eut perdu sa mère. C'était lui qui, pour évincer l'abbé Pisoni, ce curé patriote, le confesseur de la jeune fille, qu'on accusait d'avoir fait le mariage, avait poussé cette dernière à prendre le même directeur que sa tante, le père Jésuite Lorenza, un bel homme aux yeux clairs et bienveillants, dont le confessionnal était assiégé, à la chapelle du Collège Germanique. Et il semblait certain que cette manœuvre avait décidé de toute l'aventure, ce qu'un curé venait de faire pour l'Italie, un père allait le défaire contre l'Italie. Maintenant, pourquoi Nani, après avoir ainsi consommé la rupture, paraissait-il s'être désintéressé un moment, jusqu'au point de laisser péricliter la demande en annulation de mariage? et pourquoi, désormais, s'en occupait-il de nouveau, faisant acheter monsignor Palma, mettant donna Serafina en campagne, pesant lui-même sur les cardinaux de la congrégation du Concile? Il y avait là des points obscurs, comme dans toutes les affaires dont il s'occupait; car il était surtout l'homme des combinaisons à longue portée. Mais on pouvait supposer qu'il voulait hâter le mariage de Benedetta et de Dario, pour mettre fin aux commérages abominables du monde blanc, qui accusait le cousin et la cousine de n'avoir qu'un lit, au palais, sous l'œil plein d'indulgence de leur oncle, le cardinal. Ou peut-être ce divorce, obtenu à prix d'argent et sous la pression des influences les plus notoires, était-il un scandale volontaire, traîné en longueur, précipité à présent, pour nuire au cardinal lui-même, dont les Jésuites devaient avoir besoin de se débarrasser, dans une circonstance prochaine.

– J'incline assez à cette supposition, conclut don Vigilio, d'autant plus que j'ai appris ce soir que le pape était souffrant. Avec un vieillard de quatre-vingt-quatre ans bientôt, une catastrophe soudaine est possible, et le pape ne peut plus avoir un rhume, sans que tout le Sacré Collège et la prélature soient en l'air, bouleversés par la brusque bataille des ambitions… Or les Jésuites ont toujours combattu la candidature du cardinal Boccanera. Ils devraient être pour lui, pour son rang, pour son intransigeance à l'égard de l'Italie; mais ils sont inquiets à l'idée de se donner un tel maître, ils le trouvent d'une rudesse intempestive, d'une foi violente, sans souplesse, trop dangereuse aujourd'hui, en ces temps de diplomatie que traverse l'Église… Et je ne serais aucunement étonné qu'on cherchât à le déconsidérer, à rendre sa candidature impossible, par les moyens les plus détournés et les plus honteux.

Pierre commençait à être envahi d'un petit frisson de peur. La contagion de l'inconnu, des noires intrigues tramées dans l'ombre, agissait, au milieu du silence de la nuit, au fond de ce palais, près de ce Tibre, dans cette Rome toute pleine des drames légendaires. Et il fit un brusque retour sur lui-même, sur son cas personnel.

– Mais moi, là dedans, moi! pourquoi monsignor Nani semble-t-il s'intéresser à moi, comment se trouve-t-il mêlé au procès qu'on fait à mon livre?

Don Vigilio eut un grand geste.

– Ah! on ne sait jamais, on ne sait jamais au juste!.. Ce que je puis affirmer, c'est qu'il n'a connu l'affaire que lorsque les dénonciations des évêques de Tarbes, de Poitiers et d'Évreux se trouvaient déjà entre les mains du père Dangelis, le secrétaire de l'Index; et j'ai appris également qu'il s'est efforcé, alors, d'arrêter le procès, le trouvant inutile et impolitique sans doute. Mais quand la congrégation est saisie, il est presque impossible de la dessaisir, d'autant plus qu'il a dû se heurter contre le père Dangelis, qui, en fidèle Dominicain, est l'adversaire passionné des Jésuites… C'est à ce moment qu'il a fait écrire par la contessina à monsieur de la Choue, pour qu'il vous dise d'accourir ici vous défendre, et pour que vous acceptiez, pendant votre séjour, l'hospitalité dans ce palais.

Cette révélation acheva d'émotionner Pierre.

– Vous êtes certain de cela?

– Oh! tout à fait certain, je l'ai entendu parler de vous, un lundi, et déjà je vous ai prévenu qu'il paraissait vous connaître intimement, comme s'il s'était livré à une enquête minutieuse. Pour moi, il avait lu votre livre, il en était extrêmement préoccupé.

– Vous le croyez donc dans mes idées, il serait sincère, il se défendrait en s'efforçant de me défendre?

– Non, non, oh! pas du tout… Vos idées, il les exècre sûrement, et votre livre, et vous-même! Il faut connaître, sous son amabilité si caressante, son dédain du faible, sa haine du pauvre, son amour de l'autorité, de la domination. Lourdes encore, il vous l'abandonnerait, bien qu'il y ait là une arme merveilleuse de gouvernement. Mais jamais il ne vous pardonnera d'être avec les petits de ce monde et de vous prononcer contre le pouvoir temporel. Si vous l'entendiez se moquer avec une tendre férocité de monsieur de la Choue, qu'il appelle le saule pleureur élégiaque du néo-catholicisme!

Pierre porta les deux mains à ses tempes, se serra la tête désespérément.

– Alors, pourquoi, pourquoi? dites-le-moi, je vous en prie!.. Pourquoi me faire venir et m'avoir ici, dans cette maison, à sa disposition entière? Pourquoi me promener depuis trois mois dans Rome, à me heurter contre les obstacles, à me lasser, lorsqu'il lui était si facile de laisser l'Index supprimer mon livre, s'il en est gêné? Il est vrai que les choses ne se seraient pas passées tranquillement, car j'étais disposé à ne pas me soumettre, à confesser ma foi nouvelle hautement, même contre les décisions de Rome.

Les yeux noirs de don Vigilio étincelèrent dans sa face jaune.

– Eh! c'est peut-être ce qu'il n'a pas voulu. Il vous sait très intelligent et très enthousiaste, je l'ai entendu répéter souvent qu'on ne doit pas lutter de face avec les intelligences et les enthousiasmes.

 

Mais Pierre s'était levé, et il n'écoutait même plus, il marchait à travers la pièce, comme emporté dans le désordre de ses idées.

– Voyons, voyons, il est nécessaire que je sache et que je comprenne, si je veux continuer la lutte. Vous allez me rendre le service de me renseigner en détail sur chacun des personnages, dans mon affaire… Des Jésuites, des Jésuites partout! Mon Dieu! je veux bien, vous avez peut-être raison. Encore faut-il, que vous me disiez les nuances… Ainsi, par exemple, ce Fornaro?

– Monsignor Fornaro, oh! il est un peu ce qu'on veut. Mais il a été élevé aussi, celui-là, au Collège Romain, et soyez persuadé qu'il est Jésuite, Jésuite par éducation, par position, par ambition. Il brûle d'être cardinal, et s'il devient cardinal un jour, il brûlera d'être pape. Tous des candidats à la papauté, dès le séminaire!

– Et le cardinal Sanguinetti?

– Jésuite, Jésuite!.. Entendons-nous, il l'a été, ne l'a plus été, l'est de nouveau certainement. Sanguinetti a coqueté avec tous les pouvoirs. Longtemps on l'a cru pour la conciliation entre le Saint-Siège et l'Italie; puis, la situation s'est gâtée, il a violemment pris parti contre les usurpateurs. De même, il s'est brouillé plusieurs fois avec Léon XIII, a fait ensuite sa paix, vit aujourd'hui au Vatican sur un pied de diplomatique réserve. En somme, il n'a qu'un but, la tiare, et il le montre même trop, ce qui use un candidat… Mais, pour le moment, la lutte semble se restreindre entre lui et le cardinal Boccanera. Et c'est pourquoi il s'est remis avec les Jésuites, exploitant leur haine contre son rival, comptant bien que, dans leur désir d'évincer celui-ci, ils seront forcés de le soutenir. Moi j'en doute, car je les sais trop fins, ils hésiteront à patronner un candidat si compromis déjà… Lui, brouillon, passionné, orgueilleux, ne doute de rien; et, puisque vous me dites qu'il est à Frascati, je suis sûr qu'il a couru s'y enfermer, dès la nouvelle de la maladie du pape, dans un but de haute tactique.

– Eh bien! et le pape lui-même, Léon XIII?

Ici don Vigilio eut une courte hésitation, un léger battement de paupières.

– Léon XIII? il est Jésuite, Jésuite!.. Oh! je sais qu'on le dit avec les Dominicains, et c'est vrai, si l'on veut, car il se croit animé de leur esprit, il a remis en faveur saint Thomas, a restauré sur la doctrine tout l'enseignement ecclésiastique… Mais il y a aussi le Jésuite sans le vouloir, sans le savoir, et le pape actuel en restera le plus fameux exemple. Étudiez ses actes, rendez-vous compte de sa politique: vous y verrez l'émanation, l'action même de l'âme jésuite. C'est qu'il en est imprégné à son insu, c'est aussi que toutes les influences qui agissent sur lui, directement ou indirectement, partent de ce foyer… Pourquoi ne me croyez-vous pas? Je vous répète qu'ils ont tout conquis, tout absorbé, que Rome est à eux, depuis le plus infime clerc jusqu'à Sa Sainteté elle-même!

Et il continua, et il répondit à chaque nouveau nom que citait Pierre, par ce cri entêté et maniaque: Jésuite, Jésuite! Il semblait qu'il ne fût plus possible d'être autre chose dans l'Église, que cette explication se vérifiât d'un clergé réduit à pactiser avec le monde nouveau, s'il voulait sauver son Dieu. L'âge héroïque du catholicisme était accompli, ce dernier ne pouvait vivre désormais que de diplomatie et de ruses, de concessions et d'accommodements.

– Et ce Paparelli, Jésuite, Jésuite! continua don Vigilio, en baissant instinctivement la voix, oh! le Jésuite humble et terrible, le Jésuite dans sa plus abominable besogne d'espionnage et de perversion! Je jurerais qu'on l'a mis ici pour surveiller Son Éminence, et il faut voir avec quel génie de souplesse et d'astuce il est parvenu à remplir sa tâche, au point qu'il est maintenant l'unique volonté, ouvrant la porte à qui lui plaît, usant de son maître comme d'une chose à lui, pesant sur chacune de ses résolutions, le possédant enfin par un lent envahissement de chaque heure. Oui! c'est la conquête du lion par l'insecte, c'est l'infiniment petit qui dispose de l'infiniment grand, ce simple abbé si infime, le caudataire dont le rôle est de s'asseoir aux pieds de son cardinal comme un chien fidèle, et qui en réalité règne sur lui, le pousse où il veut… Ah! le Jésuite, le Jésuite! Défiez-vous de lui, quand il passe sans bruit dans sa pauvre soutane, pareil à une vieille femme en jupe noire, avec sa face molle et ridée de dévote. Regardez s'il n'est pas derrière les portes, au fond des armoires, sous les lits. Je vous dis qu'ils vous mangeront comme ils m'ont mangé, et qu'ils vous donneront, à vous aussi, la fièvre, la peste, si vous ne prenez garde!

Brusquement, Pierre s'arrêta devant le prêtre. Il perdait pied, la crainte et la colère finissaient par l'envahir. Après tout, pourquoi pas? toutes ces histoires extraordinaires devaient être vraies.

– Mais alors donnez-moi un conseil, cria-t-il. Je vous ai justement prié d'entrer chez moi, ce soir, parce que je ne savais plus que faire et que je sentais le besoin d'être remis dans la bonne route.

Il s'interrompit, reprit sa marche violente, comme sous la poussée de sa passion qui débordait.

– Ou bien non! ne me dites rien, c'est fini, j'aime mieux partir. Cette pensée m'est déjà venue, mais dans une heure de lâcheté, avec l'idée de disparaître, de retourner vivre en paix dans mon coin; tandis que, maintenant, si je pars, ce sera en vengeur, en justicier, pour crier, de Paris, ce que j'ai vu à Rome, ce qu'on y a fait du christianisme de Jésus, le Vatican tombant en poudre, l'odeur de cadavre qui s'en échappe, l'imbécile illusion de ceux qui espèrent voir un renouveau de l'âme moderne sortir un jour de ce sépulcre, où dort la décomposition des siècles… Oh! je ne céderai pas, je ne me soumettrai pas, je défendrai mon livre par un nouveau livre. Et, celui-ci, je vous réponds qu'il fera quelque bruit dans le monde, car il sonnera l'agonie d'une religion qui se meurt et qu'il faut se hâter d'enterrer, si l'on ne veut pas que ses restes empoisonnent les peuples.

Ceci dépassait la cervelle de don Vigilio. Le prêtre italien se réveillait en lui, avec sa croyance étroite, sa terreur ignorante des idées nouvelles. Il joignit les mains, épouvanté.

– Taisez-vous, taisez-vous! ce sont des blasphèmes… Et puis, vous ne pouvez vous en aller ainsi, sans tenter encore de voir Sa Sainteté. Elle seule est souveraine. Et je sais que je vais vous surprendre, mais le père Dangelis, en se moquant, vous a encore donné le seul bon conseil: retournez voir monsignor Nani, car lui seul vous ouvrira la porte du Vatican.

Pierre en eut un nouveau sursaut de colère.

– Comment! que je sois parti de monsignor Nani, pour retourner à monsignor Nani! Quel est ce jeu? Puis-je accepter d'être un volant que se renvoient toutes les raquettes? A la fin, on se moque de moi!

Et, harassé, éperdu, Pierre revint tomber sur sa chaise, en face de l'abbé qui ne bougeait pas, la face plombée par cette veillée trop longue, les mains toujours agitées d'un petit tremblement. Il y eut un long silence. Puis, don Vigilio expliqua qu'il avait bien une autre idée, il connaissait un peu le confesseur du pape, un père Franciscain, d'une grande simplicité, auquel il pourrait l'adresser. Peut-être, malgré son effacement, ce père lui serait-il utile. C'était toujours une tentative à faire. Et le silence recommença, et Pierre, dont les yeux vagues restaient fixés sur le mur, finit par distinguer le tableau ancien, qui l'avait touché si profondément, le jour de son arrivée. Dans la pâle lueur de la lampe, il venait peu à peu de le voir se détacher et vivre, tel que l'incarnation même de son cas, de son désespoir inutile devant la porte rudement fermée de la vérité et de la justice. Ah! cette femme rejetée, cette obstinée d'amour, sanglotant dans ses cheveux et dont on n'apercevait pas le visage, comme elle lui ressemblait, tombée de douleur sur les marches de ce palais, à l'impitoyable porte close! Elle était grelottante, drapée d'un simple linge, elle ne disait point son secret, infortune ou faute, douleur immense d'abandon; et, derrière ses mains serrées sur la face, il lui prêtait sa figure, elle devenait sa sœur, ainsi que toutes les pauvres créatures sans toit ni certitude, qui pleurent d'être nues et d'être seules, qui usent leurs poings à vouloir forcer le seuil méchant des hommes. Il ne pouvait jamais la regarder sans la plaindre, il fut si remué, ce soir-là, de la retrouver toujours inconnue, sans nom et sans visage, et toujours baignée des plus affreuses larmes, qu'il questionna tout d'un coup don Vigilio.

– Savez-vous de qui est cette vieille peinture? Elle me remue jusqu'à l'âme, ainsi qu'un chef-d'œuvre.

Stupéfait de cette question imprévue, qui tombait là sans transition aucune, le prêtre leva la tête, regarda, s'étonna davantage quand il eut examiné le panneau noirci, délaissé, dans son cadre pauvre.

– D'où vient-elle, savez-vous? répéta Pierre. Comment se fait-il qu'on l'ait reléguée au fond de cette chambre?

– Oh! dit-il, avec un geste d'indifférence, ce n'est rien, il y a comme ça partout des peintures anciennes sans valeur… Celle-ci a toujours été là sans doute. Je ne sais pas, je ne l'avais même pas vue.

Enfin, il s'était levé avec prudence. Mais ce simple mouvement venait de lui donner un tel frisson, qu'il put à peine prendre congé, les dents claquant de fièvre.

– Non, ne me reconduisez pas, laissez la lampe dans cette pièce… Et, pour conclure, le mieux serait encore de vous abandonner aux mains de monsignor Nani, car celui-là, au moins, est supérieur. Je vous l'ai dit, dès votre arrivée, que vous le vouliez ou non, vous finirez par faire ce qu'il voudra. Alors, à quoi bon lutter?.. Et jamais un mot de notre conversation de cette nuit, ce serait ma mort!

Il rouvrit les portes sans bruit, regarda avec méfiance, à droite, à gauche, dans les ténèbres du couloir, puis se hasarda, disparut, rentra chez lui si doucement, qu'on n'entendit même point l'effleurement de ses pieds, au milieu du sommeil de tombe de l'antique palais.

Le lendemain, Pierre, repris d'un besoin de lutte, et qui voulait tout essayer, se fit recommander par don Vigilio au confesseur du pape, à ce père Franciscain que le secrétaire connaissait un peu. Mais il tomba sur un bon moine, l'homme le plus timoré, évidemment choisi très modeste et très simple, sans influence aucune, pour qu'il n'abusât point de sa situation toute-puissante près du Saint-Père. Il y avait aussi une humilité affectée, de la part de celui-ci, à n'avoir pour confesseur que le plus humble des réguliers, l'ami des pauvres, le saint mendiant des routes. Ce père jouissait pourtant d'une renommée d'orateur plein de foi, le pape assistait à ses sermons, caché selon la règle derrière un voile; car, si, comme Souverain Pontife infaillible, il ne pouvait recevoir la leçon d'aucun prêtre, on admettait que, comme homme, il tirât quand même profit de la bonne parole. En dehors de son éloquence naturelle, le bon père était vraiment un simple blanchisseur d'âmes, le confesseur qui écoute et qui absout, sans se souvenir des impuretés qu'il lave, aux eaux de la pénitence. Et Pierre, à le voir si réellement pauvre et nul, n'insista pas sur une intervention qu'il sentait inutile.

Ce jour-là, la figure de l'amant ingénu de la Pauvreté, du délicieux François, comme disait Narcisse Habert, le hanta jusqu'au soir. Souvent il s'était étonné de la venue de ce nouveau Jésus, si doux aux hommes, aux bêtes et aux choses, le cœur enflammé d'une si brûlante charité pour les misérables, dans cette Italie d'égoïsme et de jouissance, où la joie de la beauté est seule restée reine. Sans doute les temps sont changés, et quelle sève d'amour il a fallu, aux temps anciens, pendant les grandes souffrances du moyen âge, pour qu'un tel consolateur des humbles, poussé du sol populaire, se mît à prêcher le don de soi-même aux autres, le renoncement aux richesses, l'horreur de la force brutale, l'égalité et l'obéissance qui devaient assurer la paix du monde. Il marchait par les chemins, vêtu ainsi que les plus pauvres, une corde serrant à ses reins la robe grise, des sandales à ses pieds nus, sans bourse ni bâton. Et ils avaient, lui et ses frères, le verbe haut et libre, d'une verdeur de poésie, d'une hardiesse de vérité souveraines, se faisant justiciers partout, attaquant les riches et les puissants, osant dénoncer les mauvais prêtres, les évêques débauchés, simoniaques et parjures. Un long cri de soulagement les accueillait, le peuple les suivait en foule, ils étaient les amis, les libérateurs de tous les petits qui souffraient. Aussi, d'abord, de tels révolutionnaires inquiétèrent-ils Rome, les papes hésitèrent avant d'autoriser l'ordre; et, quand ils cédèrent enfin, ce fut sûrement dans l'idée d'utiliser à leur profit cette force nouvelle, la conquête du peuple infime, de la masse immense et vague, dont la sourde menace a toujours grondé à travers les âges, même aux époques les plus despotiques. Dès lors, la papauté avait eu, dans les fils de Saint-François, une armée de continuelle victoire, l'armée errante qui se répandait partout, par les routes, par les villages, par les villes, qui pénétrait jusqu'au foyer de l'ouvrier et du paysan, gagnant les cœurs simples. S'imaginait-on la puissance démocratique d'un tel ordre, sorti des entrailles du peuple! De là, la prospérité si rapide, le nombre des frères pullulant en quelques années, des couvents se fondant de toutes parts, le tiers ordre envahissant la population laïque au point de l'imprégner et de l'absorber. Et ce qui prouvait qu'il y avait là une production du sol, une végétation vigoureuse de la souche plébéienne, c'était que tout un art national allait en naître, les précurseurs de la Renaissance en peinture, et Dante lui-même, l'âme du génie de l'Italie.

 

Maintenant, depuis quelques jours, Pierre les voyait, ces grands ordres d'autrefois, et se heurtait contre eux, dans la Rome actuelle. Les Franciscains et les Dominicains, qui avaient si longtemps combattu de compagnie pour l'Église, rivaux animés de la même foi, étaient toujours là, face à face, dans leurs vastes couvents, d'apparence prospère. Mais il semblait que l'humilité des Franciscains les eût à la longue mis à l'écart. Peut-être aussi était-ce que leur rôle d'amis et de libérateurs du peuple a cessé, depuis que le peuple se libère lui-même, dans ses conquêtes politiques et sociales. Et la seule bataille restait sûrement entre les Dominicains et les Jésuites, les prêcheurs et les éducateurs, qui, les uns et les autres, ont gardé la prétention de pétrir le monde à l'image de leur foi. On entendait gronder les influences, c'était une guerre de toutes les heures, dont Rome, le pouvoir suprême au Vatican, demeurait l'éternel enjeu. Les premiers, cependant, avaient beau avoir saint Thomas qui combattait pour eux, ils sentaient crouler leur vieille science dogmatique, ils devaient céder chaque jour un peu de terrain aux seconds, victorieux avec le siècle. Puis, c'étaient encore les Chartreux, vêtus de leur robe de drap blanc, les silencieux très saints et très purs, les contemplateurs qui se sauvent du monde dans leurs cloîtres aux cellules calmes, les désespérés et les consolés dont le nombre peut être moindre, mais qui vivront éternellement, comme la douleur et le besoin de solitude. C'étaient les Bénédictins, les enfants de Saint-Benoît dont la règle admirable a sanctifié le travail, les ouvriers passionnés des lettres et des sciences, qui ont longtemps été, à leur époque, des instruments puissants de civilisation, aidant à l'instruction universelle par leurs immenses travaux d'histoire et de critique; et ceux-ci, Pierre qui les aimait, qui se serait réfugié chez eux deux siècles plus tôt, s'étonnait pourtant de leur voir bâtir, sur l'Aventin, une vaste demeure, pour laquelle Léon XIII a déjà donné des millions, comme si la science d'aujourd'hui et de demain eût encore été un champ où ils pussent moissonner: à quoi bon? lorsque les ouvriers ont changé, lorsque les dogmes sont là pour barrer la route à qui doit passer en les respectant, sans achever de les abattre. Enfin, c'était le pullulement des ordres moindres, dont on compte des centaines: c'étaient les Carmes, les Trappistes, les Minimes, les Barnabites, les Lazaristes, les Eudistes, les Missionnaires, les Récollets, les Frères de la Doctrine chrétienne; c'étaient les Bernardins, les Augustins, les Théatins, les Observantins, les Célestins, les Capucins; sans compter les ordres correspondants de femmes, ni les Clarisses, ni les religieuses sans nombre, telles que les religieuses de la Visitation et celles du Calvaire. Chaque maison avait son installation modeste ou somptueuse, certains quartiers de Rome n'étaient faits que de couvents, et tout ce peuple, derrière les façades muettes, bourdonnait, s'agitait, intriguait, dans la continuelle lutte des intérêts et des passions. L'ancienne évolution sociale qui les avait produits n'agissait plus depuis longtemps, ils s'entêtaient à vivre quand même, de plus en plus inutiles et affaiblis, destinés à cette agonie lente, jusqu'au jour où l'air et le sol leur manqueront à la fois, au sein de la société nouvelle.

Et, dans ses démarches, dans ses courses qui recommençaient, ce n'était pas le plus souvent contre les réguliers que se heurtait Pierre: il avait affaire surtout au clergé séculier, à ce clergé de Rome, qu'il finissait par bien connaître. Une hiérarchie, rigoureuse encore, y maintenait les classes et les rangs. Au sommet, autour du pape, régnait la famille pontificale, les cardinaux et les prélats, très hauts, très nobles, d'une grande morgue, sous leur apparente familiarité. En dessous d'eux, le clergé des paroisses formait comme une bourgeoisie, très digne, d'un esprit sage et modéré, où les curés patriotes n'étaient même pas rares; et l'occupation italienne, depuis un quart de siècle, avait eu ce singulier résultat, en installant tout un monde de fonctionnaires, témoins des mœurs, de purifier la vie intime des prêtres romains, dans laquelle la femme autrefois jouait un rôle si décisif, que Rome était à la lettre un gouvernement de servantes maîtresses, trônant dans des ménages de vieux garçons. Et, enfin, on tombait à cette plèbe du clergé, que Pierre avait étudiée curieusement, tout un ramassis de misérables prêtres, crasseux, à demi nus, rôdant en quête d'une messe, comme des bêtes faméliques, s'échouant dans les tavernes louches, en compagnie des mendiants et des voleurs. Mais il était plus intéressé encore par la foule flottante des prêtres accourus de la chrétienté entière, les aventuriers, les ambitieux, les croyants, les fous, que Rome attirait comme la lampe, dans la nuit, attire les insectes de l'ombre. Il y en avait de toute nationalité, de toute fortune, de tout âge, galopant sous le fouet de leurs appétits, se bousculant du matin au soir autour du Vatican, pour mordre à la proie qu'ils étaient venus saisir. Partout, il les retrouvait, et il se disait avec quelque honte qu'il était un d'eux, qu'il augmentait de son unité ce nombre incroyable de soutanes qu'on rencontrait par les rues. Ah! ce flux et ce reflux, cette continuelle marée, dans Rome, des robes noires, des frocs de toutes les couleurs! Les séminaires des diverses nations auraient suffi à pavoiser les rues, avec leurs queues d'élèves en fréquentes promenades: les Français tout noirs, les Américains du Sud noirs avec l'écharpe bleue, les Américains du Nord noirs avec l'écharpe rouge, les Polonais noirs avec l'écharpe verte, les Grecs bleus, les Allemands rouges, les Romains violets, et les autres, et les autres, brodés, lisérés de cent façons. Puis, il y avait en outre les confréries, les pénitents, les blancs, les noirs, les bleus, les gris, avec des cagoules, avec des pèlerines différentes, grises, bleues, noires ou blanches. Et c'était ainsi que, parfois encore, la Rome papale semblait ressusciter et qu'on la sentait vivace et tenace, luttant pour ne pas disparaître, dans la Rome cosmopolite actuelle, où s'effacent le ton neutre et la coupe uniforme des vêtements.