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Mais Pierre avait beau courir de chez un prélat chez un autre, fréquenter des prêtres, traverser des églises, il ne pouvait s'habituer au culte, à cette dévotion romaine, qui l'étonnait quand elle ne le blessait pas. Un dimanche qu'il était entré, par un matin de pluie, à Sainte-Marie-Majeure, il avait cru se trouver dans une salle d'attente, d'une richesse inouïe certes, avec ses colonnes et son plafond de temple antique, le baldaquin somptueux de son autel papal, les marbres éclatants de sa Confession, de sa chapelle Borghèse surtout, et où Dieu cependant ne semblait pas habiter. Dans la nef centrale, pas un banc, pas une chaise; un continuel va-et-vient de fidèles qui la traversaient, comme on traverse une gare, en trempant de leurs souliers mouillés le précieux dallage de mosaïque; des femmes et des enfants, que la fatigue avait fait asseoir autour des socles de colonne, ainsi qu'on en voit, dans l'encombrement des grands départs, attendant leur train. Et, pour cette foule piétinante de menu peuple, entrée en passant, un prêtre disait une messe basse, au fond d'une chapelle latérale, devant laquelle une file unique de gens debout s'était formée, étroite, longue, une queue de théâtre barrant la nef en travers. A l'élévation, tous s'inclinèrent d'un air de ferveur; puis, l'attroupement se dissipa, la messe était dite. C'était partout la même assistance des pays du soleil, pressée, n'aimant pas s'installer sur des sièges, ne faisant à Dieu que de courtes visites familières, en dehors des grandes réceptions de gala, à Saint-Paul comme à Saint-Jean de Latran, dans toutes les vieilles basiliques comme à Saint-Pierre lui-même. Au Gesù seul, il tomba, un autre dimanche matin, sur une grand'messe qui lui rappela les foules dévotes du Nord: là, il y avait des bancs, des femmes assises, une tiédeur mondaine, sous le luxe des voûtes, chargées d'or, de sculptures et de peintures, d'une splendeur fauve admirable, depuis que le temps en a fondu le goût baroque trop vif. Mais que d'églises vides, parmi les plus anciennes et les plus vénérables, Saint-Clément, Sainte-Agnès, Sainte-Croix de Jérusalem, où l'on ne voyait guère, aux heures des offices, que les quelques voisins du quartier! Quatre cents églises, même pour Rome, c'étaient bien des nefs à peupler; et il y en avait qu'on fréquentait uniquement à certains jours fixes de cérémonie, beaucoup n'ouvraient leurs portes qu'une fois par an, le jour de la fête du saint. Certaines vivaient de la chance heureuse de posséder un fétiche, une idole secourable aux misères humaines: l'Aracoeli avait le petit Jésus miraculeux, «il Bambino», qui guérissait les enfants malades; Sant'Agostino avait la «Madona del Parto», la Vierge qui délivrait heureusement les femmes enceintes. D'autres étaient réputées pour l'eau de leurs bénitiers, l'huile de leurs lampes, la puissance d'un saint de bois ou d'une madone de marbre. D'autres semblaient délaissées, abandonnées aux touristes, livrées à la petite industrie des bedeaux, telles que des musées, peuplés de dieux morts. D'autres enfin restaient troublantes, comme Santa-Maria-Rotonda, installée dans le Panthéon, une salle ronde qui tient du cirque, et où la Vierge est demeurée l'évidente locataire de l'Olympe. Il s'était intéressé aux églises des quartiers pauvres, à Saint-Onuphre, à Sainte-Cécile, à Sainte-Marie du Transtévère, sans y rencontrer la foi vive, le flot populaire qu'il espérait. Une après-midi, dans cette dernière complètement vide, il avait entendu des chantres chanter à pleine voix, un lamentable chant au milieu de cette solitude. Un autre jour, étant entré à San Grisogono, il l'avait trouvé tendu, sans doute pour une fête du lendemain: les colonnes dans des fourreaux de damas rouge, les portiques sous des lambrequins et des rideaux alternés, jaunes et bleus, blancs et rouges; et il avait fui, devant cette affreuse décoration, d'un clinquant de foire. Ah! qu'il était loin des cathédrales où, dans son enfance, il avait cru et prié! Partout, il retrouvait la même église, l'ancienne basilique antique, accommodée au goût de la Rome du dernier siècle par le Bernin ou ses élèves. A Saint-Louis des Français, dont le style est meilleur, d'une sobriété élégante, il ne fut ému que par les grands morts, les héros et les saints, qui dormaient sous les dalles, dans la terre étrangère. Et, comme il cherchait du gothique, il finit par aller voir Sainte-Marie de la Minerve, qu'on lui disait être le seul échantillon du style gothique à Rome. Ce fut pour lui la stupéfaction dernière, ces colonnes engagées recouvertes de marbre, ces ogives qui n'osent s'élancer, étouffées dans le plein cintre, ces voûtes qui s'arrondissent, condamnées à la lourde majesté du dôme. Non, non! la foi dont les cendres tièdes demeuraient là, n'était plus celle dont le brasier avait envahi et brûlé au loin la chrétienté entière. Monsignor Fornaro, que le hasard lui fit rencontrer justement, au sortir de Sainte-Marie de la Minerve, s'éleva contre le gothique, en le traitant d'hérésie pure. La première église chrétienne, c'était la basilique, née du temple; et l'on blasphémait, lorsqu'on voyait la véritable église chrétienne dans la cathédrale gothique, car le gothique n'était que le détestable esprit anglo-saxon, le génie révolté de Luther. Il voulut répondre passionnément au prélat; puis, il se tut, de crainte d'en trop dire. N'était-ce pas, en effet, la preuve décisive que le catholicisme était la végétation même du sol de Rome, le paganisme transformé par le christianisme? Ailleurs, celui-ci a poussé dans un esprit différent, à ce point qu'il est entré en rébellion, qu'il s'est tourné contre la Cité mère, au jour du schisme. L'écart est allé en s'élargissant toujours, les dissemblances s'accusent aujourd'hui de plus en plus, dans l'évolution des sociétés nouvelles, malgré les efforts désespérés d'unité, de sorte que le schisme, une fois encore, apparaît inévitable et prochain. Et il gardait aux basiliques une autre rancune d'enfant jadis pieux et sentimental, l'absence des cloches, des belles et grandes cloches, aimées des humbles. Il faut des clochers, pour les cloches, et il n'y a pas de clochers à Rome, il n'y a que des dômes. Décidément, Rome n'était pas la ville de Jésus, sonnante et carillonnante, d'où la prière montait en ondes sonores parmi le vol tourbillonnant des corneilles et des hirondelles.

Cependant, Pierre continuait ses démarches, envahi par une sourde irritation qui le faisait s'obstiner, retournant voir les gens, tenant la parole qu'il s'était donnée de rendre visite à chacun des cardinaux de la congrégation de l'Index, malgré les blessures. Et il se trouva peu à peu lancé à travers les autres congrégations, ces ministères de l'ancien gouvernement pontifical, aujourd'hui moins nombreuses, mais d'une complication de rouages extraordinaire encore, ayant chacune un cardinal pour préfet, des membres cardinaux tenant séance, des prélats consulteurs, tout un monde d'employés. Il dut aller plusieurs fois à la Chancellerie où siège la congrégation de l'Index, il se perdit dans cette immensité d'escaliers, de couloirs et de salles, gagné dès le portique de la cour par le frisson glacé des vieux murs, ne pouvant arriver à aimer ce palais, l'œuvre maîtresse de Bramante, le type pur de la renaissance romaine, d'une beauté si nue et si froide. Il connaissait déjà la congrégation de la Propagande, où le cardinal Sarno l'avait reçu; et ce fut le hasard de ses visites, renvoyé de l'un à l'autre, dans cette chasse aux influences, qui lui fit connaître de même les autres congrégations, celle des Évêques et Réguliers, celle des Rites, celle du Concile. Même il entrevit la Consistoriale, la Daterie, la Sacrée Pénitencerie. C'était le mécanisme énorme de l'administration de l'Église, le monde entier à gouverner, élargir les conquêtes, gérer les affaires des pays conquis, juger les questions de foi, de mœurs et de personnes, examiner et punir les délits, accorder les dispenses, vendre les faveurs. On n'imaginait pas le nombre effroyable d'affaires qui, chaque matin, tombait au Vatican, les questions les plus graves, les plus délicates, les plus complexes, dont la solution donnait lieu à des recherches, à des études sans nombre. Il fallait bien répondre à ce peuple de visiteurs, qui encombraient Rome, venus de tous les points de la chrétienté, à ces lettres, à ces suppliques, à ces dossiers, dont le flot se distribuait, s'entassait dans les bureaux. Et le miracle était le grand silence discret dans lequel se faisait la colossale besogne, pas un bruit sur la rue, des tribunaux, des parlements, des fabriques de saints et de nobles d'où ne sortait pas même la petite trépidation du travail, une mécanique si bien huilée, que, malgré la rouille des siècles, l'usure profonde et irrémédiable, elle fonctionnait sans qu'on la devinât, derrière les murs. Toute la politique de l'Église n'était-elle pas là? se taire, écrire le moins possible, attendre. Mais quelle mécanique prodigieuse, surannée et si puissante encore! et comme il se sentait pris, au milieu de ces congrégations, dans le réseau de fer du plus absolu pouvoir qu'on eût jamais organisé pour dominer les hommes! Il avait beau y constater des lézardes, des trous, une vétusté annonçant la ruine, il ne lui appartenait pas moins, depuis qu'il s'y était risqué, il était saisi, broyé, emporté au travers de cet inextricable filet, de ce labyrinthe sans fin des influences et des intrigues, où s'agitaient les vanités et les vénalités, les corruptions et les ambitions, tant de misère et tant de grandeur. Et qu'il était loin de la Rome qu'il avait rêvée, et quelle colère le soulevait parfois dans sa lassitude, dans sa volonté de se défendre!

Brusquement, des choses s'expliquaient, que Pierre n'avait jamais comprises. Un jour qu'il était retourné à la Propagande, le cardinal Sarno lui parla de la Franc-Maçonnerie avec une telle rage froide, que, tout d'un coup, il vit clair. Jusque-là, la Franc-Maçonnerie l'avait fait sourire, il n'y croyait guère plus qu'aux Jésuites, trouvant enfantines les ridicules histoires qui circulaient, renvoyant à la légende ces hommes de mystère et d'ombre, dont le secret pouvoir, incalculable, aurait gouverné le monde. Il s'étonnait surtout de la haine aveugle qui affolait certaines gens, dès que le mot de francs-maçons leur venait aux lèvres: un prélat, et des plus distingués, des plus intelligents, lui avait affirmé d'un air de conviction profonde que toute loge maçonnique était présidée, au moins une fois l'an, par le Diable en personne, visible. C'était à confondre le simple bon sens. Et il venait de comprendre la rivalité, la furieuse lutte de l'Église catholique et romaine contre l'autre Église, l'Église d'en face. La première avait beau se croire triomphante, elle n'en sentait pas moins dans l'autre une concurrence, une très vieille ennemie, qui se prétendait même plus ancienne qu'elle, et dont la victoire restait toujours possible. Surtout, le heurt résultait de ce que les deux sectes avaient la même ambition de souveraineté universelle, la même organisation internationale, le même coup de filet jeté sur les peuples, des mystères, des dogmes, des rites. Dieu contre Dieu, foi contre foi, conquête contre conquête; et, dès lors, de même que deux maisons rivales, établies aux deux côtés d'une rue, elles se gênaient, l'une devait finir par tuer l'autre. Mais, si le catholicisme lui semblait caduc, menacé de ruine, il restait également sceptique sur la puissance de la Franc-Maçonnerie. Il avait questionné, fait une enquête, pour se rendre compte de la réalité de cette puissance, dans cette ville de Rome où les deux pouvoirs suprêmes se trouvaient en présence, où le grand maître trônait en face du pape. On lui avait bien raconté que les derniers princes romains se croyaient forcés de se faire recevoir francs-maçons, pour ne pas se rendre la vie trop rude, aggraver leur situation difficile, barrer l'avenir de leurs fils. Seulement, ne cédaient-ils pas uniquement à la force irrésistible de l'évolution sociale actuelle? La Franc-Maçonnerie n'allait-elle pas être noyée, elle aussi, dans son propre triomphe, celui des idées de justice, de raison et vérité, qu'elle avait si longtemps défendues, au travers des ténèbres et des violences de l'histoire? C'est un fait constant, la victoire de l'idée tue la secte qui la propage, rend inutile et un peu baroque l'appareil dont les sectaires ont dû s'entourer pour frapper les imaginations. Le carbonarisme n'a pu survivre à la conquête des libertés politiques qu'il réclamait, et le jour où l'Église catholique croulera, ayant fait son œuvre civilisatrice, l'autre Église, l'Église franc-maçonne d'en face, disparaîtra de même, sa tâche de libération étant faite. Aujourd'hui, la fameuse toute-puissance des loges serait un pauvre instrument de conquête, entravé lui-même par des traditions, gâté par un cérémonial dont on plaisante, réduit à n'être qu'un lien d'entente et de secours mutuel, si le grand souffle de la science n'emportait les peuples, aidant à la destruction des religions vieillies.

 

Alors, Pierre, brisé par tant de courses et de démarches, fut repris d'anxiété, dans son obstination à ne pas quitter Rome, sans s'être battu jusqu'au bout, en soldat d'une espérance qui ne veut pas croire à la défaite. Il avait vu tous les cardinaux dont l'influence pouvait lui être de quelque utilité. Il avait vu le cardinal vicaire, chargé du diocèse de Rome, un lettré qui avait causé d'Horace avec lui, un politique un peu brouillon qui s'était mis à le questionner sur la France, sur la République, sur le budget de la guerre et de la marine, sans s'occuper le moins du monde du livre poursuivi. Il avait vu le Grand Pénitencier, le cardinal aperçu déjà au palais Boccanera, un vieillard maigre, au visage décharné d'ascète, dont il n'avait pu tirer qu'un long blâme, des paroles sévères contre les jeunes prêtres, gâtés par le siècle, auteurs d'ouvrages exécrables. Enfin, il avait vu, au Vatican, le cardinal secrétaire, en quelque sorte le ministre des Affaires étrangères de Sa Sainteté, la grande puissance du Saint-Siège, dont on l'avait écarté jusque-là, en le terrifiant sur les conséquences d'une visite malheureuse. Il s'était excusé de venir si tard, et il avait trouvé l'homme le plus aimable, corrigeant par une diplomatique bienveillance l'aspect un peu rude de sa personne, le questionnant d'un air d'intérêt après l'avoir fait asseoir, l'écoutant, le réconfortant même. Mais, de retour sur la place Saint-Pierre, il avait bien compris que son affaire n'avait point avancé d'un pas, et que, s'il arrivait un jour à forcer la porte du pape, ce ne serait jamais en passant par la Secrétairerie d'État. Et, ce soir-là, il était rentré rue Giulia effaré, surmené, la tête brisée après tant de visites à tant de gens, si éperdu de s'être senti peu à peu prendre tout entier par cette machine aux cent rouages, qu'il s'était demandé avec terreur ce qu'il ferait le lendemain, n'ayant plus rien à faire, qu'à devenir fou.

Il rencontra justement don Vigilio dans un couloir, et il voulut de nouveau le consulter, obtenir de lui un bon conseil. Mais celui-ci le fit taire d'un geste inquiet, sans qu'il sût pourquoi. Il avait ses yeux de terreur. Puis, dans un souffle, à l'oreille:

– Avez-vu monsignor Nani? Non!.. Eh bien! allez le voir, allez le voir. Je vous répète que vous n'avez pas d'autre chose à faire.

Il céda. Pourquoi résister, en effet? En dehors de la passion d'ardente charité qui l'avait amené pour défendre son livre, n'était-il pas à Rome dans un but d'expérience? Il fallait bien pousser jusqu'au bout les tentatives.

Le lendemain, de trop bonne heure, il se trouva sous la colonnade de Saint-Pierre, et il dut s'y attarder, en attendant. Jamais encore il n'avait mieux senti l'énormité de ces quatre rangées tournantes de colonnes, de cette forêt aux gigantesques troncs de pierre, où personne ne se promène d'ailleurs. C'est un désert grandiose et morne, on se demande pourquoi un portique si majestueux: pour l'unique majesté sans doute, pour la pompe de la décoration; et toute Rome, une fois de plus, était là. Puis, il suivit la rue du Saint-Office, arriva devant le palais du Saint-Office, derrière la Sacristie, dans un quartier de solitude et de silence, que le pas d'un piéton, le roulement d'une voiture troublent à peine, de loin en loin. Le soleil seul s'y promène, en nappes lentes, sur le petit pavé blanchi. On y devine le voisinage de la basilique, l'odeur d'encens, la paix cloîtrée, dans le sommeil des siècles. Et, à un angle, le palais du Saint-Office est d'une nudité pesante et inquiétante: une haute façade jaune, percée d'une seule ligne de fenêtres; tandis que, sur la rue latérale, l'autre façade est plus louche encore, avec son rang de fenêtres plus étroites, des judas aux vitres glauques. Dans l'éclatant soleil, ce colossal cube de maçonnerie couleur de boue paraît dormir, presque sans jour sur le dehors, fermé et mystérieux comme une prison.

Pierre eut un frisson, dont il sourit ensuite, ainsi que d'un enfantillage. La sainte, romaine et universelle Inquisition, la sacrée congrégation du Saint-Office, comme on la nommait aujourd'hui, n'était plus celle de la légende, la pourvoyeuse des bûchers, le tribunal occulte et sans appel, ayant droit de mort sur l'humanité entière. Pourtant, elle gardait toujours le secret de sa besogne, elle se réunissait chaque mercredi, jugeait et condamnait, sans que rien, pas même un souffle, sortît des murs. Mais, si elle continuait à frapper le crime d'hérésie, si elle ne s'en tenait pas aux œuvres et frappait aussi les hommes, elle n'avait plus d'armes, ni cachot, ni fer, ni feu, réduite à un rôle de protestation, ne pouvant même infliger aux siens, aux ecclésiastiques, que des peines disciplinaires.

Lorsqu'il fut entré et qu'on l'eut introduit dans le salon de monsignor Nani, qui habitait le palais, à titre d'assesseur, Pierre éprouva une surprise heureuse. La pièce était vaste, située au midi, inondée de gai soleil; et il régnait là une douceur exquise, malgré la raideur des meubles, la couleur sombre des tentures, comme si une femme y eût vécu, accomplissant ce prodige de mettre de sa grâce dans ces choses sévères. Il n'y avait pas de fleurs, et cela sentait bon. Un charme, épandu, prenait les cœurs, dès le seuil.

Tout de suite, monsignor Nani s'était avancé, souriant, avec sa face rose, aux yeux bleus si vifs, aux fins cheveux blonds que l'âge poudrait. Et les deux mains tendues:

– Ah! mon cher fils, que vous êtes aimable d'être venu me voir… Voyons, asseyez-vous, causons comme deux amis.

Il le questionna sans attendre, avec une apparence d'affection extraordinaire.

– Où en êtes-vous? Racontez-moi ça, dites-moi bien tout ce que vous avez fait.

Pierre, touché malgré les confidences de don Vigilio, gagné par la sympathie qu'il croyait sentir, se confessa sans rien omettre. Il dit ses visites au cardinal Sarno, à monsignor Fornaro, au père Dangelis; il conta ses autres démarches près des cardinaux influents, tous ceux de l'Index, et le Grand Pénitencier, et le cardinal vicaire, et le cardinal secrétaire; il insista sur ses courses sans fin d'une porte à une autre, à travers tout le clergé de Rome, à travers toutes les congrégations, dans cette immense ruche active et silencieuse, où il s'était lassé les pieds, brisé les membres, hébété le cerveau.

Et monsignor Nani, qui semblait l'écouter d'un air de ravissement, s'exclamait, répétait à chaque station de ce calvaire du solliciteur:

– Mais c'est très bien! mais c'est parfait! Oh! votre affaire marche! A merveille, à merveille, elle marche!

Il exultait, sans laisser percer, d'ailleurs, aucune ironie malséante. Il n'avait que son joli regard d'enquête, qui fouillait le jeune prêtre, pour savoir s'il l'avait enfin amené au point d'obéissance où il le désirait. Était-il assez las, assez désillusionné, assez renseigné sur la réalité des choses, pour qu'on pût en finir avec lui? Trois mois de Rome avaient-ils suffi pour faire un sage, un résigné au moins, de l'enthousiaste un peu fou du premier jour?

Brusquement, monsignor Nani demanda:

– Mais, mon cher fils, vous ne me parlez pas de Son Éminence le cardinal Sanguinetti.

– Monseigneur, c'est que Son Éminence est à Frascati, je n'ai pu la voir.

Alors, le prélat, comme s'il eût reculé encore le dénouement, avec une secrète jouissance de diplomate artiste, se récria, leva ses petites mains grasses au ciel, de l'air inquiet d'un homme qui déclare tout perdu.

– Oh! il faut voir Son Éminence, il faut voir Son Éminence! C'est absolument nécessaire. Pensez donc! le préfet de l'Index! Nous ne pourrons agir qu'après votre visite, car vous n'avez vu personne, si vous ne l'avez pas vu… Allez, allez à Frascati, mon cher fils.

Et Pierre ne put que s'incliner.

– J'irai, monseigneur.