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XI

Bien qu'il sût ne pouvoir se présenter chez le cardinal Sanguinetti que vers onze heures, Pierre, qui avait pris un train matinal, descendit dès neuf heures à la petite gare de Frascati. Déjà, il y était venu, en un de ses jours d'oisiveté forcée; il avait fait l'excursion classique de ces Châteaux romains, qui vont de Frascati à Rocca di Papa, et de Rocca di Papa au Monte Cave; et il était charmé, il se promettait deux heures de promenade apaisante, sur ces premiers coteaux des monts Albains, où Frascati est bâti parmi les roseaux, les oliviers et les vignes, dominant l'immense mer rousse de la Campagne, comme du haut d'un promontoire, jusqu'à Rome lointaine qui blanchit, telle qu'un îlot de marbre, à six grandes lieues.

Ah! ce Frascati, sur son mamelon verdoyant, au pied des hauteurs boisées de Tusculum, avec sa terrasse fameuse d'où l'on a la plus belle vue du monde, avec ses anciennes villas patriciennes aux fières et élégantes façades Renaissance, aux parcs magnifiques, toujours verts, plantés de cyprès, de pins et de chênes! C'était une douceur, une joie, une séduction dont il ne se serait jamais lassé. Et, depuis plus d'une heure, il errait délicieusement par les routes bordées d'antiques oliviers noueux, par les chemins couverts, qu'ombrageaient les grands arbres des propriétés voisines, par les sentiers odorants, au bout desquels, à chaque coude, la Campagne se déroulait à l'infini, lorsqu'il fit une rencontre imprévue, qui le contraria d'abord.

Il était redescendu près de la gare, dans les terrains bas, d'anciennes vignes où tout un mouvement de constructions nouvelles s'était produit depuis quelques années; et il fut surpris de voir une victoria, très correctement attelée de deux chevaux, qui venait de Rome, s'arrêter près de lui, et de s'entendre appeler par son nom.

– Comment! monsieur l'abbé Froment, vous ici en promenade, de si bonne heure!

Alors, il reconnut le comte Prada qui, étant descendu, laissa la voiture vide achever la route, tandis qu'il faisait à pied les deux ou trois derniers cents mètres, à côté du jeune prêtre. Après une cordiale poignée de main, il expliqua son goût.

– Oui, je me sers rarement du chemin de fer, je viens en voiture. Ça promène mes chevaux… Vous savez que j'ai des intérêts par ici, toute une affaire de constructions, qui malheureusement ne va pas très bien. Et c'est pourquoi, malgré la saison avancée, je suis encore forcé d'y venir plus souvent que je ne voudrais.

Pierre, en effet, savait cette histoire. Les Boccanera avaient dû vendre la villa somptueuse, bâtie là par un cardinal, leur ancêtre, sur les plans de Jacques de la Porte, dans la seconde moitié du seizième siècle: une demeure d'été royale, d'admirables ombrages, des charmilles, des bassins, des cascades, surtout une terrasse, célèbre entre toutes celles du pays, qui s'avançait comme un cap, au-dessus de la Campagne romaine, dont l'immensité sans fin va des montagnes de la Sabine aux sables de la Méditerranée. Et, dans le partage, Benedetta tenait de sa mère de vastes champs de vignes, en bas de Frascati, qu'elle avait apportés en dot à Prada, au moment où la folie de la pierre soufflait de Rome sur les provinces. Aussi Prada avait-il eu l'idée de construire là tout un quartier de villas bourgeoises, dans le goût de celles qui encombrent la banlieue de Paris. Mais peu d'acheteurs s'étaient présentés, l'effondrement financier était survenu, et il liquidait péniblement cette affaire fâcheuse, après en avoir désintéressé sa femme, dès leur séparation.

– Et puis, continua-t-il, avec une voiture, on arrive, on part, quand on veut; tandis qu'on est esclave des heures du chemin de fer. Ainsi, j'ai ce matin rendez-vous avec des entrepreneurs, des experts, des avocats, et je ne sais le temps qu'ils vont me prendre… Un merveilleux pays, n'est-ce pas? dont nous avons raison d'être très fiers, à Rome. J'ai beau y avoir en ce moment des ennuis, je ne puis m'y retrouver, sans que mon cœur batte de joie.

Ce qu'il ne disait pas, c'était que son amie, comme il la nommait, Lisbeth Kauffmann, venait de passer l'été dans une des villas neuves, où elle avait installé son atelier de délicieuse artiste, visité par toute la colonie étrangère, qui tolérait l'irrégularité de sa situation, depuis la mort de son mari, grâce à sa gaieté et à sa peinture, juste assez pour être libre. On avait fini même par accepter sa grossesse, et elle était rentrée à Rome dès le milieu de novembre, pour y accoucher d'un gros garçon, dont la venue avait rallumé, dans les salons blancs et dans les salons noirs, les commérages passionnés sur le divorce imminent de Benedetta et de Prada. L'amour de ce dernier pour Frascati était sûrement fait de ses tendres souvenirs et de la grande joie d'orgueil où le jetait cette naissance d'un fils.

Pierre, qui gardait en sa présence une gêne, comme une sorte de malaise, dans sa haine instinctive des hommes d'argent et de proie, voulut pourtant répondre à son amabilité parfaite, en lui demandant des nouvelles de son père, le vieil Orlando, le héros de la conquête.

– Oh! à part les jambes, il se porte à merveille, il vivra cent ans. Ce pauvre père! j'aurais été si heureux de l'installer dans une de ces petites maisons, cet été! Mais jamais il n'a voulu, il s'entête à ne pas quitter Rome, comme s'il craignait qu'on ne la lui reprît, pendant son absence.

Il éclata d'un beau rire, s'égayant tout seul à plaisanter ainsi l'âge héroïque et démodé de l'indépendance. Puis, il ajouta:

– Il me parlait encore de vous hier, monsieur l'abbé. Il s'étonne de ne pas vous avoir revu.

Cela chagrina Pierre, car il s'était mis à aimer Orlando d'une tendresse respectueuse. Deux fois, depuis la première visite, il était retourné le saluer; et, à chaque fois, le vieillard avait refusé de causer de Rome, tant que son jeune ami n'aurait pas tout vu, tout senti, tout compris. Plus tard, il serait temps, lorsque l'un et l'autre pourraient conclure.

– Je vous en prie, s'écria Pierre, veuillez lui dire que je ne l'oublie pas et que, si ma visite se fait attendre, c'est que je désire le satisfaire. Mais je ne partirai pas sans aller lui dire combien j'ai été touché de son accueil.

Tous deux continuaient à marcher lentement, par la route montante, au milieu des quelques villas nouvelles, dont plusieurs n'étaient même pas achevées. Et, lorsque Prada sut que le prêtre était venu pour se présenter chez le cardinal Sanguinetti, il eut un nouveau rire, son rire de loup aimable, qui découvrait ses dents blanches.

– C'est vrai, il est ici, depuis que le pape est souffrant… Ah! vous allez le trouver dans un bel état de fièvre!

– Pourquoi donc?

– Mais parce que les nouvelles de la santé du Saint-Père ne sont pas bonnes, ce matin. Quand j'ai quitté Rome, le bruit courait qu'il avait passé une nuit affreuse.

Il s'était arrêté à un coude de la route, devant une antique chapelle, une petite église, d'une grâce solitaire et triste, à la lisière d'un bois d'oliviers. Et, tout à côté, se trouvait une masure tombant en ruine, l'ancienne cure sans doute, d'où sortait un prêtre, grand, noueux, la face épaisse et terreuse, qui, d'un double tour de clef, ferma rudement la porte, avant de s'éloigner.

– Tenez! reprit railleusement le comte, en voici un dont le cœur doit battre aussi bien fort, et qui monte sûrement chez votre cardinal, aux nouvelles.

Pierre, surpris, avait regardé le prêtre.

– Je le connais, dit-il. C'est lui, si je ne me trompe, que j'ai vu, le lendemain de mon arrivée, chez le cardinal Boccanera, auquel il apportait un panier de figues, en venant lui demander un bon certificat pour son jeune frère, qu'une violence, un coup de couteau, je crois, avait fait mettre en prison, certificat d'ailleurs que le cardinal lui a refusé absolument.

– C'est lui-même, n'en doutez pas, car il a été autrefois un familier de la villa Boccanera, où son jeune frère était jardinier. Aujourd'hui, il est le client, la créature du cardinal Sanguinetti… Ah! une figure curieuse, que ce Santobono, comme vous n'en avez pas en France, je suppose! Il vit tout seul, dans ce logis qui croule, il dessert cette très vieille chapelle de Sainte-Marie des Champs, où l'on ne vient pas entendre la messe trois fois par année. Oui, une véritable sinécure, qui lui permet de vivre, avec son millier de francs de traitement, en paysan philosophe, cultivant le jardin assez vaste, que vous voyez là, entouré de grands murs.

En effet, le clos s'étendait sur la pente, derrière la cure, fermé soigneusement de toutes parts, comme un refuge farouche où les regards eux-mêmes ne pénétraient pas. Et l'on n'apercevait, par-dessus la muraille de gauche, qu'un superbe figuier, un figuier géant, dont les feuilles hautes se découpaient en noir sur le ciel clair.

Prada s'était remis à marcher, et il continuait à parler de Santobono, qui l'intéressait évidemment. Un prêtre patriote, un garibaldien. Né à Nemi, dans ce coin resté sauvage des monts Albains, il était du peuple, encore près de la terre; mais il avait étudié, il savait assez d'histoire pour connaître la grandeur passée de Rome et pour rêver le rétablissement de l'empire romain, au profit de la jeune Italie. Et il s'était mis à croire passionnément qu'un grand pape seul pouvait réaliser ce rêve, en s'emparant du pouvoir, puis en conquérant toutes les autres nations. Quoi de plus simple, puisque le pape commandait à des millions de catholiques? Est-ce que la moitié de l'Europe n'était pas à lui? La France, l'Espagne, l'Autriche céderaient, dès qu'elles le verraient puissant, dictant des lois au monde. Quant à l'Allemagne et à l'Angleterre, à toutes les nations protestantes, elles seraient inévitablement conquises, la papauté étant l'unique digue qu'on pût opposer à l'erreur, qui devait un jour se briser contre elle. Politiquement, il s'était malgré ça déclaré en faveur de l'Allemagne, dans la pensée que la France avait besoin d'être écrasée, pour se jeter entre les bras du Saint-Père. Et les contradictions, les imaginations folles se heurtaient ainsi dans cette tête fumeuse, où les idées brûlaient, tournaient vite à la violence, sous la rudesse primitive de la race: un barbare de l'Évangile, un ami des humbles et des souffrants, qui était de la famille des sectaires exaltés, capables des grandes vertus et des grands crimes.

 

– Oui, conclut Prada, il s'est donné au cardinal Sanguinetti, parce qu'il a vu en lui le grand pape possible, le pape de demain, qui doit faire de Rome l'unique capitale des peuples. Et cela ne va pas, non plus, sans quelque ambition plus basse, celle, par exemple, de conquérir un titre de chanoine, ou celle encore de se faire aider dans les petits désagréments de l'existence, comme le jour où il a eu besoin de tirer son frère d'embarras. On met sa chance sur un cardinal, ainsi qu'on nourrit un terne à la loterie: si le cardinal sort pape, on gagne une fortune… C'est pourquoi vous le voyez là-bas marcher à si longues enjambées, dans la hâte de savoir si Léon XIII va mourir et si son terne sortira avec Sanguinetti coiffant la tiare.

Intéressé et pris d'inquiétude, Pierre demanda:

– Croyez-vous donc le pape malade à ce point?

Le comte sourit, leva les deux bras.

– Ah! est-ce qu'on sait? ils sont tous malades, quand ils ont intérêt à l'être. Mais je le crois vraiment indisposé, un dérangement d'entrailles, dit-on; et, à son âge, la moindre indisposition peut devenir fatale.

Quelques pas furent faits en silence; puis, de nouveau, le prêtre posa une question.

– Alors, si le Saint-Siège se trouvait libre, le cardinal Sanguinetti aurait de grandes chances?

– De grandes chances! de grandes chances! voilà encore une de ces choses qu'on ne sait jamais. La vérité est qu'on le classe parmi les candidats possibles; et, si le désir d'être pape suffisait, Sanguinetti serait sûrement le pape futur, car il y met une passion, une fougue de volonté extraordinaire, brûlé jusqu'aux os par cette ambition suprême. C'est même là sa faiblesse, il s'use et il le sent. Aussi doit-il être décidé à tout pour les derniers jours de lutte. Soyez certain que, s'il est venu s'enfermer ici, en ce moment critique, ce doit être afin de mieux diriger sa bataille de loin, tout en affectant un désir de retraite, un détachement du meilleur effet.

Et il s'étendit complaisamment sur Sanguinetti, dont il aimait l'intrigue, l'âpre appétit de conquête, l'activité excessive, même un peu brouillonne. Il l'avait connu à son retour de la nonciature de Vienne, rompu aux affaires, résolu dès lors à mettre la main sur la tiare. Cette ambition expliquait tout, ses brouilles et ses raccommodements avec le pape régnant, sa tendresse pour l'Allemagne suivie d'une brusque évolution vers la France, ses attitudes successives devant l'Italie, d'abord le souhait d'une entente, puis une intransigeance absolue, pas de concessions, tant que Rome ne serait pas évacuée. Et il semblait s'en tenir là désormais, il affectait de déplorer le règne flottant de Léon XIII, de garder sa fervente admiration à Pie IX, le grand pape héroïque de la résistance, dont le bon cœur n'empêchait pas l'inébranlable fermeté. C'était dire que, lui, restaurerait la bonhomie sans faiblesse dans l'Église, en dehors des complaisances dangereuses de la politique. Pourtant, il ne rêvait que de politique au fond, il avait dû en arriver à tout un programme, volontairement vague, mais que ses clients, ses créatures répandaient, d'un air de mystère extasié. Depuis une autre indisposition du pape, qui datait déjà du printemps, il vivait dans une inquiétude mortelle, car le bruit avait couru que les Jésuites, bien que le cardinal Boccanera ne les aimât guère, se résigneraient à le soutenir. Sans doute, ce dernier était rude, d'une piété outrée, dangereuse, en ce siècle de tolérance; seulement, n'appartenait-il pas au patriciat, son élection ne signifierait-elle pas que jamais la papauté ne renoncerait au pouvoir temporel? Dès lors, Boccanera était devenu l'homme redoutable aux yeux de Sanguinetti, lequel ne vivait plus, se voyait dépouillé, passait ses heures à chercher la combinaison qui le débarrasserait de ce rival tout-puissant, sans ménager les histoires abominables sur ses complaisances pour Benedetta et Dario, sans cesser de le représenter comme l'Antéchrist, dont le règne devait consommer la ruine de la papauté. Sa dernière combinaison, afin de s'assurer l'appui des Jésuites, était donc de faire répandre par ses familiers que lui, non seulement maintiendrait intact le principe du pouvoir temporel, mais encore qu'il s'engageait à reconquérir ce pouvoir. Et il avait tout un plan qu'on se chuchotait à l'oreille, un plan d'une victoire certaine, foudroyant dans ses résultats, malgré d'apparentes concessions: ne plus défendre aux catholiques de voter et d'être candidats, envoyer à la Chambre cent membres, puis deux cents, puis trois cents, renversera lors la monarchie de Savoie, pour installer une sorte de vaste fédération des provinces italiennes, dont le Saint-Père, rentré en possession de Rome, deviendrait le Président auguste et souverain.

En terminant, Prada se mit à rire de nouveau, montrant ses dents blanches, peu faites pour lâcher la proie.

– Vous voyez que nous avons à bien nous défendre, car il s'agit de nous jeter dehors. Heureusement qu'il y a, à tout cela, de petits empêchements. Mais de tels rêves n'en ont pas moins une action énorme sur certaines cervelles exaltées, comme celle de ce Santobono par exemple; et, tenez! en voilà un que Sanguinetti mènerait loin, d'un mot, s'il voulait… Ah! il a de bonnes jambes! Regardez-le donc là-haut, il est arrivé, il entre dans le petit palais du cardinal, cette villa toute blanche qui a des balcons sculptés.

En effet, on apercevait le petit palais, une des premières maisons de Frascati, construction moderne, de style Renaissance, et dont les fenêtres s'ouvraient sur l'immensité de la Campagne romaine.

Il était onze heures, et comme Pierre prenait congé du comte, pour monter faire lui-même sa visite, celui-ci garda un instant sa main dans la sienne.

– Vous ne savez pas, si vous étiez très gentil, eh bien! vous déjeuneriez avec moi… Voulez-vous? Dès que vous serez libre, venez me rejoindre à ce restaurant, là, cette façade rose. Moi, en une heure, j'aurai réglé mes affaires, et je serai ravi de ne pas manger seul.

D'abord, Pierre refusa, se défendit; mais il n'avait aucune excuse possible; et il dut se rendre enfin, cédant malgré lui au charme réel de Prada. Dès qu'ils se furent séparés, il n'eut qu'à monter une rue, pour se trouver à la porte du cardinal. Ce dernier était d'un abord très facile, par un besoin naturel d'expansion, par un calcul aussi de jouer à l'homme populaire. A Frascati surtout, ses portes s'ouvraient à deux battants, même devant les plus humbles soutanes. Le jeune prêtre fut donc introduit tout de suite, un peu étonné de cet accueil, en se souvenant de la mauvaise humeur du domestique de Rome, qui lui avait déconseillé le voyage, Son Éminence n'aimant pas à être dérangée, quand elle était souffrante. A la vérité, il n'était guère question de maladie, car tout souriait, tout luisait dans cette aimable villa, inondée de soleil. Le salon d'attente, où l'on venait de le laisser seul, meublé d'un affreux meuble de velours rouge, n'avait ni luxe ni confort; mais il était égayé par la plus belle lumière du monde, et il donnait sur cette extraordinaire Campagne, si plate, si nue, d'une beauté sans égale, toute de rêve, dans le continuel mirage du passé. Aussi, en attendant d'être reçu, alla-t-il se planter à une des fenêtres, grande ouverte sur un balcon, émerveillé, parcourant des yeux la mer sans fin des herbages, jusqu'aux blancheurs lointaines de Rome, que dominait le dôme de Saint-Pierre, une petite tache étincelante, à peine large comme l'ongle du petit doigt.

Il s'oubliait là, lorsque le bruit d'une conversation, dont les mots lui arrivaient très nets, le surprit. Il se pencha, il finit par comprendre que c'était Son Éminence elle-même, debout sur le balcon voisin, qui causait avec un prêtre, dont il voyait seulement un bout de soutane. Tout de suite, d'ailleurs, il avait reconnu Santobono. Son premier mouvement fut de se retirer, par discrétion; et puis, les paroles qu'il entendit le retinrent.

– Nous allons savoir dans un instant, disait Son Éminence de sa voix grasse. J'ai envoyé Eufemio à Rome, je n'ai de confiance qu'en lui. Et voici le train qui le ramène.

En effet, un train arrivait par la plaine vaste, petit encore, tel qu'un jouet d'enfant. Ce devait être pour le guetter que Sanguinetti était venu s'accouder à la balustrade du balcon. Et il restait là, les yeux sur Rome, au loin.

Santobono prononça passionnément quelques mots, que Pierre entendit mal. Mais, tout de suite, le cardinal reprit, distinctement:

– Oui, oui, mon cher, une catastrophe serait un grand malheur. Ah! que Dieu nous conserve longtemps encore Sa Sainteté…

Il s'arrêta, et comme il n'était pas hypocrite, il compléta sa pensé:

– Du moins qu'il nous la conserve en ce moment, car l'heure est mauvaise, je suis dans l'angoisse la plus affreuse, les partisans de l'Antéchrist ont gagné beaucoup de terrain dans ces derniers temps.

Un cri échappa à Santobono.

– Oh! Votre Éminence agira, triomphera!

– Moi, mon cher! Mais que voulez-vous que je fasse? Je ne suis qu'à la disposition de mes amis, de ceux qui croiront en moi, uniquement pour la victoire du Saint-Siège. C'est eux qui doivent agir, travailler chacun dans ses moyens à barrer la route aux méchants, de manière à ce que les bons réussissent… Ah! si l'Antéchrist règne…

Ce mot d'Antéchrist, qui revenait ainsi, troublait beaucoup Pierre. Tout d'un coup, il se souvint de ce que lui avait dit le comte: l'Antéchrist, c'était le cardinal Boccanera.

– Mon cher, songez à cela: l'Antéchrist au Vatican, consommant la ruine de la religion par son orgueil implacable, sa volonté de fer, sa sombre folie du néant; car il n'y a plus à en douter, il est la bête de mort annoncée par les prophéties, celle qui menace de tout engloutir avec elle, dans sa furieuse course aux ténèbres de l'abîme. Je le connais, il ne rêve qu'obstination et qu'effondrement, il prendra les piliers du temple et les ébranlera pour s'abîmer sous les décombres, lui et la catholicité entière. Je ne lui donne pas six mois, sans qu'il soit chassé de Rome, fâché avec toutes les nations, exécré de l'Italie, traînant par le monde le fantôme errant du dernier pape.

Un grognement sourd, un juron étouffé de Santobono accueillit cette effroyable prédiction. Mais le train était arrivé en gare; et, parmi les quelques voyageurs qui venaient d'en descendre, Pierre distinguait un petit abbé, dont la soutane battait les cuisses, tant il marchait vite. C'était l'abbé Eufemio, le secrétaire du cardinal. Quand il eut aperçu celui-ci au balcon, il lâcha tout respect humain, il se mit à courir, pour gravir la rue en pente.

– Ah! voici Eufemio! s'écria Son Éminence, frémissante d'anxiété. Nous allons savoir, nous allons savoir enfin!

Le secrétaire s'était engouffré sous la porte, et il dut monter si vivement, que Pierre, presque aussitôt, le vit traverser hors d'haleine le salon d'attente, où il se trouvait, puis disparaître dans le cabinet du cardinal. Celui-ci avait quitté le balcon pour aller à la rencontre de son messager; mais il y revint, au milieu de questions, d'exclamations, de tout un tumulte, causé par les mauvaises nouvelles.

– Alors, c'est bien vrai, la nuit a été mauvaise, Sa Sainteté n'a pas dormi un instant… Des coliques, vous a-t-on raconté? Mais, à son âge, rien n'est plus grave, ça peut l'emporter en deux heures… Et les médecins, que disent-ils?

La réponse ne parvint pas à Pierre. Seulement, il comprit en entendant le cardinal reprendre:

– Oh! les médecins, ils ne savent jamais. D'ailleurs, quand ils ne veulent plus parler, c'est que la mort n'est pas loin… Mon Dieu! quel malheur, si la catastrophe ne peut être reculée de quelques jours!

Il se tut, et Pierre le sentit, les yeux de nouveau sur Rome, là-bas, regardant de toute son angoisse ambitieuse le dôme de Saint-Pierre, la petite tache étincelante, à peine grande comme l'ongle du petit doigt, au milieu de l'immense plaine rousse. Quel trouble, quelle agitation, si le pape était mort! Et il aurait voulu n'avoir qu'à étendre le bras pour prendre dans le creux de sa main la Ville éternelle, la Ville sacrée, qui ne tenait pas plus de place, à l'horizon, qu'un tas de gravier, jeté là par la pelle d'un enfant. Déjà, il rêvait du conclave, lorsque les dais des autres cardinaux s'abattraient, et que le sien, immobile, souverain, le couronnerait de pourpre.

 

– Mais vous avez raison, mon cher, s'écria-t-il en s'adressant à Santobono, il faut agir, c'est pour le salut de l'Église… Et puis, il n'est pas possible que le ciel ne soit pas avec nous, qui voulons uniquement son triomphe. S'il le faut, au moment suprême, il saura bien foudroyer l'Antéchrist.

Alors, pour la première fois, Pierre entendit nettement Santobono, qui disait d'une voix rude, avec une sorte de sauvage décision:

– Oh! si le ciel tarde, on l'aidera!

Puis, ce fut tout, il ne saisit plus qu'un murmure confus. Le balcon était vide, et son attente recommença, dans le salon ensoleillé, d'une gaieté calme et délicieuse. Brusquement, la porte du cabinet de travail s'ouvrit toute grande, un domestique l'introduisit; et il fut étonné de trouver le cardinal seul, sans avoir vu sortir les deux prêtres, qui s'en étaient allés par une autre porte.

Dans la vive lumière blonde, le cardinal était debout près d'une fenêtre, avec sa face colorée au nez fort, aux grosses lèvres, son air de jeunesse trapue et vigoureuse, malgré ses soixante ans. Il avait repris le sourire paternel dont il accueillait les plus humbles, par bonne politique. Et, tout de suite, dès que Pierre se fut incliné et eut baisé l'anneau, il lui indiqua une chaise.

– Asseyez-vous, cher fils, asseyez-vous… Voyons, vous venez pour cette malheureuse affaire de votre livre. Je suis bien heureux, bien heureux d'en causer avec vous.

Lui-même avait pris une chaise, devant cette fenêtre ouverte sur Rome, dont il semblait ne pouvoir s'éloigner. Le prêtre s'aperçut qu'il ne l'écoutait guère, les yeux de nouveau là-bas, vers la proie si chaudement désirée, pendant qu'il s'excusait d'être venu le troubler dans son repos. Pourtant, l'apparence d'aimable attention était parfaite, il s'émerveilla de la volonté que cet homme devait avoir, pour paraître si calme, si dévoué aux affaires des autres, lorsqu'un tel vent de tempête soufflait en lui.

– Votre Éminence daignera donc me pardonner…

– Mais vous avez bien fait de venir, puisque ma santé chancelante me retient ici… Je vais un peu mieux, d'ailleurs, et il est très naturel que vous désiriez me fournir des explications, défendre votre œuvre, éclairer mon jugement. Même je m'étonnais de ne pas vous avoir encore vu, car je sais que votre foi est grande et que vous n'épargnez pas vos démarches pour convertir vos juges… Parlez, cher fils, je vous écoute, de toute la bonne joie que j'aurais à vous absoudre.

Et Pierre se laissa prendre à ces bienveillantes paroles. Un espoir lui revint, celui de gagner à sa cause le préfet de l'Index, tout-puissant. Il le jugeait déjà d'une intelligence rare, d'une cordialité exquise, cet ancien nonce qui avait appris, à Bruxelles d'abord, puis à Vienne, l'art mondain de renvoyer ravis, les gens qu'il bernait, en leur promettant tout, sans leur rien accorder. Aussi retrouva-t-il une fois encore sa flamme d'apôtre, pour exposer ses idées sur la Rome de demain, la Rome qu'il rêvait, de nouveau maîtresse du monde, si elle revenait au christianisme de Jésus, dans l'ardent amour des petits et des humbles.

Sanguinetti souriait, hochait doucement la tête, s'exclamait de ravissement.

– Très bien, très bien! c'est parfait… Ah! je pense comme vous, cher fils! On ne peut mieux dire… Mais c'est l'évidence même, vous êtes là avec tous les bons esprits.

Puis, tout le côté poésie le touchait profondément, disait-il. Il aimait à passer, comme Léon XIII, par rivalité sans doute, pour un latiniste des plus distingués, et il avait voué à Virgile une tendresse spéciale et sans bornes.

– Je sais, je sais, votre page sur le printemps qui revient, consolant les pauvres que l'hiver a glacés, oh! je l'ai relue trois fois! Et vous doutez-vous que vous êtes plein de tournures latines? J'ai noté chez vous plus de cinquante expressions qu'on retrouverait dans les Églogues. Un charme, votre livre, un vrai charme!

Comme il n'était point sot, et qu'il sentait là, dans ce petit prêtre, une grande intelligence, il finissait par s'intéresser, non pas à lui, mais au profit quelconque qu'il y avait peut-être à tirer de lui. C'était, dans sa fièvre d'intrigues, sa continuelle préoccupation, tirer des autres, des créatures que Dieu lui envoyait, tout ce qu'elles lui apportaient d'utile à son propre triomphe. Et il se détournait un instant de Rome, il regardait en face son interlocuteur, l'écoutait parler, en se demandant à quoi il pourrait bien l'employer, tout de suite, dans la crise qu'il traversait, ou plus tard, quand il serait pape. Mais le prêtre commit encore une fois la faute d'attaquer le pouvoir temporel de l'Église et de prononcer les mots malencontreux de religion nouvelle.

D'un geste, le cardinal l'arrêta, toujours souriant, sans rien perdre de son amabilité, bien que sa résolution, prise depuis longtemps, fût dès lors confirmée et définitive.

– Certainement, cher fils, vous avez raison sur bien des points, et je suis souvent avec vous, oh! tout à fait… Seulement, voyons, vous ignorez sans doute que je suis ici le protecteur de Lourdes. Alors, après la page que vous avez écrite sur la Grotte, comment voulez-vous que je me prononce pour vous, contre les Pères?

Pierre fut atterré par ce fait, qu'il ignorait en effet. Personne n'avait eu la précaution de l'avertir. A Rome, les œuvres catholiques du monde entier ont chacune pour protecteur un cardinal, désigné par le Saint-Père, chargé de la représenter et de la défendre au besoin.

– Ces bons Pères! continua doucement Sanguinetti, vous leur avez fait beaucoup de peine, et vraiment nous avons les mains liées, nous ne pouvons augmenter leur chagrin davantage… Si vous saviez le nombre de messes qu'ils nous envoient! Sans eux, je connais plus d'un de nos pauvres prêtres qui mourrait de faim.

Il n'y avait qu'à s'incliner. Pierre se heurtait une fois de plus à cette question d'argent, à la nécessité où se trouvait le Saint-Siège d'assurer son budget, bon an mal an. C'était toujours le servage du pape, que la perte de Rome avait libéré du souci de régner, mais que sa gratitude forcée pour les aumônes reçues, clouait quand même à la terre. Les besoins étaient si grands, que l'argent régnait, était la puissance souveraine, devant laquelle tout pliait en cour de Rome.

Sanguinetti se leva pour donner congé au visiteur.

– Mais, cher fils, reprit-il avec effusion, ne vous désespérez pas. Je n'ai d'ailleurs que ma voix, je vous promets de tenir compte des excellentes explications que vous venez de me fournir… Et qui sait? si Dieu est avec vous, il vous sauvera, même malgré nous!

C'était son ordinaire tactique, il avait pour principe de ne jamais pousser personne à bout, en renvoyant les gens sans espoir. A quoi bon dire à celui-ci que la condamnation de son livre était chose faite et que le seul parti prudent serait de le désavouer? Il n'y avait qu'un sauvage, comme Boccanera, pour souffler la colère sur les âmes de feu et les jeter à la rébellion.

– Espérez, espérez! répéta-t-il avec son sourire, en ayant l'air de sous-entendre une foule de choses heureuses, qu'il ne pouvait dire.

Pierre, profondément touché, se sentit renaître. Il oubliait même la conversation qu'il avait surprise, cette âpreté d'ambition, cette rage sourde contre le rival redouté. Et puis, chez les puissants, l'intelligence ne pouvait-elle tenir lieu de cœur? Si celui-ci était pape un jour, et s'il avait compris, ne serait-il pas peut-être le pape attendu, acceptant la tâche de réorganiser l'Église des États-Unis d'Europe, maîtresse spirituelle du monde? Il le remercia avec émotion, s'inclina et le laissa à son rêve, debout devant cette fenêtre grande ouverte, d'où Rome lui apparaissait au loin toute précieuse et luisante comme un joyau, telle la tiare d'or et de pierreries, dans le resplendissement du soleil d'automne.