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Tandis qu'il continuait à marcher doucement, Pierre était ainsi envahi peu à peu par cette haute et souveraine figure. Des détails infimes de la vie quotidienne, il montait à la vie intellectuelle, à ce rôle d'un grand pape que Léon XIII entendait certainement jouer. Il avait vu, à Saint-Paul hors les murs, se dérouler la frise interminable où sont représentés les portraits des deux cent soixante-deux papes; et il se demandait, dans cette longue suite de médiocres, de saints, de criminels et de génies, quel était le pape auquel Léon XIII aurait voulu ressembler. Était-ce un des premiers papes, si humbles, un de ceux qui se sont succédé pendant les trois premiers siècles de vie cachée, simples chefs d'associations funéraires, pasteurs fraternels de la communauté chrétienne? Était-ce le pape Damase, le premier grand bâtisseur, le cerveau lettré qui se plut aux choses de l'esprit, le croyant de foi vive qui ouvrit les catacombes à la piété des fidèles? Était-ce Léon III, dont la main hardie, en sacrant Charlemagne, acheva la rupture avec l'Orient que le grand schisme avait déjà séparé, porta l'empire à l'Occident par l'unique et toute-puissante volonté de Dieu et de son Église, qui dès lors disposa des couronnes? Était-ce le terrible Grégoire VII, le purificateur du temple, le souverain des rois, était-ce Innocent III, était-ce Boniface VIII, les maîtres des âmes, des peuples et des trônes, armés de l'excommunication farouche, régnant sur le moyen âge épouvanté, dans une telle domination, que jamais le catholicisme ne devait réaliser d'aussi près son rêve? Était-ce Urbain II, était-ce Grégoire IX, ou un autre des papes dans le cœur desquels flamba la passion rouge des croisades, le besoin d'aventures saintes qui souleva les foules, qui les jeta à la conquête de l'inconnu et du divin? Était-ce Alexandre III défendant la papauté contre l'empire, luttant jusqu'au bout pour ne rien céder de l'autorité suprême qu'il tenait de Dieu, finissant par vaincre, en posant son pied triomphal sur la tête de Frédéric Barberousse? Était-ce, longtemps après les tristesses d'Avignon, Jules II qui porta la cuirasse et qui raffermit la puissance politique du Saint-Siège? Était-ce Léon X, le fastueux, le glorieux patron de la Renaissance, de tout un grand siècle d'art, mais l'esprit court et imprévoyant qui traitait Luther de simple moine révolté? Était-ce Pie V, la réaction noire et vengeresse, la flamme des bûchers châtiant la terre redevenue païenne, était-ce quelque autre des papes qui régnèrent après le concile de Trente, d'une foi absolue, la croyance rétablie dans son intégrité, l'Église sauvée par son orgueil, son intransigeance, son entêtement au respect total des dogmes? Était-ce, au déclin de la papauté, lorsqu'elle n'avait plus été qu'une maîtresse de cérémonie, réglant le gala des grandes monarchies de l'Europe, était-ce Benoît XIV, la vaste intelligence, le profond théologien, qui, les mains liées, ne pouvant plus disposer des royaumes de ce monde, avait passé sa belle vie à réglementer les choses du ciel? Et l'histoire de cette papauté se déroulait ainsi, la plus prodigieuse des histoires, toutes les fortunes, les plus basses, les plus misérables, comme les plus hautes, les plus éclatantes, une obstinée volonté de vivre qui l'avait fait vivre quand même, au travers des incendies, des massacres et des écroulements de peuples, toujours militante et debout dans la personne de ses papes, la plus extraordinaire lignée de souverains absolus, conquérants et dominateurs, tous maîtres du monde, même les chétifs et les humbles, tous glorieux de l'impérissable gloire du ciel, lorsqu'on les évoquait de la sorte, dans ce Vatican séculaire, où leurs ombres sûrement se réveillaient la nuit, venaient rôder par les galeries sans fin, par les salles immenses, au fond de ce silence anéanti de tombe, dont le frisson devait être fait du léger frôlement de leurs pas sur les dalles de marbre.

Mais Pierre, maintenant, se disait qu'il le connaissait bien, le grand pape que Léon XIII voulait être. C'était, tout au début de la puissance catholique, Grégoire le Grand, le conquérant et l'organisateur. Celui-là était d'antique souche romaine, un peu du vieux sang impérial battait dans son cœur. Il administra Rome sauvée des Barbares, il fit cultiver les domaines ecclésiastiques, il partagea les biens de la terre, un tiers aux pauvres, un tiers au clergé, un tiers à l'Église. Puis, le premier, il créa la Propagande, envoya ses prêtres civiliser et pacifier les nations, poussa la conquête jusqu'à soumettre la Grande-Bretagne à la divine loi du Christ. Et c'était aussi, après un intervalle énorme de siècles, Sixte-Quint, le pape financier et politique, le fils de jardinier qui se révéla, sous la tiare, comme un des cerveaux les plus vastes et les plus souples d'une époque fertile en beaux diplomates. Il thésaurisait, il se montrait d'une avarice rude, pour gouverner en monarque qui a toujours, dans ses coffres, l'or nécessaire à la guerre et à la paix. Il passait des années en négociations avec les rois, il ne désespérait jamais du triomphe. Jamais non plus il ne contrecarrait son temps, il l'acceptait tel qu'il était, puis tâchait de le modifier au gré des intérêts du Saint-Siège, conciliant pour tout et avec tous, rêvant déjà un équilibre européen, dont il comptait devenir le centre et le maître. Avec cela, un très saint pape, un mystique fervent, mais un pape, l'esprit le plus absolu et le plus souverain, doublé d'un politique décidé aux actes pour assurer sur cette terre la royauté de Dieu.

Et, d'ailleurs, Pierre, dans l'enthousiasme qui, malgré sa volonté de calme, remontait en lui, balayait en lui toutes les prudences et tous les doutes, Pierre se demandait pourquoi interroger ainsi le passé. Est-ce que le seul Léon XIII n'était pas celui de son livre, le grand pape dont il avait eu la révélation, qu'il avait peint selon son cœur, tel que les âmes le voulaient et l'attendaient? Ce n'était point sans doute un portrait d'étroite ressemblance, mais il fallait bien que les grandes lignes en fussent vraies, pour que l'humanité ne désespérât pas de son salut. Et des pages nombreuses de son livre s'évoquèrent, flambèrent devant ses yeux, il revit son Léon XIII, le politique sage, le conciliateur, travaillant à l'unité de l'Église, voulant la rendre forte et invincible, au jour prochain de la lutte inévitable. Il le revit dégagé des soucis du pouvoir temporel, grandi, épuré, éclatant de splendeur morale, seule autorité debout, au-dessus des nations, ayant compris le mortel danger qu'il y avait à laisser la solution socialiste entre les mains des ennemis du christianisme, résolu dès lors à intervenir dans la querelle contemporaine, comme Jésus autrefois, pour la défense des pauvres et des humbles. Il le revit se mettre du côté des démocraties, accepter la république en France, laisser à l'exil les rois chassés de leurs trônes, réaliser la prédiction qui promettait à Rome de nouveau l'empire du monde, lorsque la papauté, ayant unifié la croyance, marcherait à la tête du peuple. Les temps s'accomplissaient, César était abattu, le pape demeurait seul, et le peuple, le grand muet, que les deux pouvoirs s'étaient disputé si longtemps, n'allait-il pas se donner au Père, puisqu'il le savait maintenant juste et charitable, le cœur embrasé, la main tendue, accueillant les travailleurs sans pain et les mendiants des routes? Dans l'effroyable catastrophe qui menaçait les sociétés pourries, dans l'affreuse misère qui ravageait les villes, il n'y avait pas d'autre solution possible. Léon XIII le prédestiné, le rédempteur nécessaire, le pasteur envoyé pour sauver ses ouailles du prochain désastre, en rétablissant la communauté chrétienne, l'âge d'or oublié du christianisme primitif! La justice régnant enfin, la vérité resplendissant comme le soleil, tous les hommes réconciliés, plus qu'un peuple vivant dans la paix, n'obéissant qu'à la loi égalitaire du travail, sous le haut patronage du pape, unique lien de charité et d'amour!

Alors, Pierre fut comme soulevé par une flamme, porté, poussé en avant. Enfin, enfin, il allait le voir, vider son cœur, ouvrir son âme! Il y avait tant de jours qu'il souhaitait cette minute passionnément, qu'il luttait de tout son courage pour l'obtenir! Et il se rappelait les obstacles sans cesse renaissants dont on avait voulu l'entraver, depuis son arrivée à Rome; et cette longue lutte, ce succès final inespéré, redoublaient sa fièvre, exaspéraient son désir de victoire. Oui, oui! il vaincrait, il confondrait les adversaires de son livre. Ainsi qu'il l'avait dit à monsignor Fornaro, est-ce que le Saint-Père pouvait le désavouer? est-ce que lui, simplement, n'avait pas exprimé ses idées secrètes, trop tôt peut-être, faute pardonnable? Et il se souvenait aussi de sa déclaration à monsignor Nani, le jour où il avait juré que jamais il ne supprimerait lui-même son livre, car il ne regrettait rien, il ne désavouait rien. A cette minute encore, il s'interrogeait, il croyait se retrouver avec toute sa vaillance, toute sa volonté de se défendre, de faire triompher sa foi, dans la violente excitation nerveuse où l'attente le jetait, après sa course sans fin au travers de ce Vatican énorme, qu'il sentait à son entour si muet et si noir. Cependant, il se troublait de plus en plus, il en venait à chercher ses idées, il se demandait comment il entrerait, ce qu'il dirait, et en quels termes. Des choses confuses et lourdes devaient s'être amassées en lui, car leur pesanteur était pour beaucoup dans son étouffement, sans qu'il voulût s'en rendre compte. Tout au fond, il était brisé, las déjà, n'ayant plus d'autre ressort que l'envolée de son rêve, son cri de pitié devant l'abominable misère. Oui, oui! il entrerait vite, il tomberait à genoux, il parlerait comme il pourrait, laissant son cœur déborder. Et sûrement le Saint-Père sourirait, le renverrait en disant qu'il ne signerait pas la condamnation d'une œuvre, où il venait de se revoir tout entier, avec ses pensées les plus chères.

 

Pierre eut une telle défaillance, qu'il marcha de nouveau jusqu'à la fenêtre, pour appuyer son front brûlant contre une vitre glacée. Ses oreilles bourdonnaient, ses jambes fléchissaient, tandis que le sang, à grands coups, battait dans son crâne. Et il s'efforçait de ne plus penser à rien, il regardait Rome noyée d'ombre, en lui demandant un peu du sommeil où elle s'anéantissait. Il voulut se distraire de sa hantise, il essaya de reconnaître des rues, des monuments, à la seule façon dont se groupaient les lumières. Mais c'était la mer sans bornes, ses idées se brouillaient, s'en allaient à la dérive, au fond de ce gouffre de ténèbres semé de clartés menteuses. Ah! pour se calmer, pour ne plus penser enfin, la nuit, la nuit totale et réparatrice, la nuit où l'on dort à jamais, guéri de la misère et de la souffrance! Brusquement, il eut la nette sensation que quelqu'un était debout derrière lui, immobile, et il se retourna, avec un léger sursaut.

Debout en effet, dans sa livrée noire, monsieur Squadra attendait. Il eut simplement une de ses révérences, pour inviter le visiteur à le suivre. Puis, il se remit à marcher le premier, traversa la salle du petit trône, ouvrit lentement la porte de la chambre. Et il s'effaça, laissa entrer, referma la porte, sans un bruit.

Pierre était dans la chambre de Sa Sainteté. Il avait craint une de ces émotions foudroyantes qui affolent ou paralysent, on lui avait conté que des femmes arrivaient mourantes, pâmées, l'air ivre, ou bien se précipitaient, comme soulevées, dansantes, apportées par le vol d'ailes invisibles. Et, brusquement, l'angoisse de son attente, sa fièvre accrue de tout à l'heure aboutissait à une sorte de saisissement, à une réaction qui le faisait très calme, les yeux clairs, voyant tout. En entrant, l'importance décisive d'une telle audience lui était nettement apparue, lui simple petit prêtre devant le suprême pontife, chef de l'Église, maître souverain des âmes. Toute sa vie religieuse et morale allait en dépendre, et c'était peut-être cette pensée soudaine qui le glaçait ainsi, au seuil du sanctuaire redoutable, vers lequel il venait de marcher d'un pas si frémissant, dans lequel il n'aurait cru pénétrer que le cœur éperdu, les sens abolis, ne trouvant plus à balbutier que ses prières de petit enfant.

Plus tard, quand il voulut classer ses souvenirs, il se rappela qu'il avait vu Léon XIII d'abord, mais dans le cadre où il était, dans cette grande chambre, tendue de damas jaune, à l'alcôve immense, si profonde, que le lit y disparaissait, ainsi que tout un petit mobilier, une chaise longue, une armoire, des malles, les fameuses malles où se trouvait, disait-on, sous de triples serrures, le trésor du Denier de Saint-Pierre. Un meuble Louis XIV, une sorte de bureau à cuivres ciselés, faisait face à une grande console Louis XV, dorée et peinte, sur laquelle, près d'un haut crucifix, brûlait une lampe. La chambre était nue, rien autre que trois fauteuils et quatre ou cinq chaises recouvertes de soie claire, pour emplir le vaste espace que recouvrait un tapis, déjà fort usé. Et Léon XIII était là, sur un des fauteuils, assis à côté d'une petite table volante, où l'on avait posé une seconde lampe garnie d'un abat-jour. Trois journaux y traînaient, deux français, un italien, celui-ci à demi déplié, comme si le pape venait de le quitter à l'instant, pour tourner, à l'aide d'une longue cuiller de vermeil, un verre de sirop, placé près de lui.

Comme il avait vu la chambre, Pierre vit le costume, la soutane de drap blanc à boutons blancs, la calotte blanche, la pèlerine blanche, la ceinture blanche, frangée d'or, les bouts brodés des clefs d'or. Les bas étaient blancs, les mules étaient de velours rouge, également brodées des clefs d'or. Et ce qui le surprit, ce fut le visage, le personnage tout entier, qui lui paraissait diminué, qu'il reconnaissait à peine. C'était la quatrième rencontre. Il l'avait vu par un beau soir, dans les délices des jardins, souriant et familier, écoutant les commérages d'un prélat favori, tandis qu'il s'avançait de son petit pas de vieillard, un sautillement d'oiseau blessé. Il l'avait vu dans la salle des Béatifications, en pape bien-aimé et attendri, les joues rosées de contentement, pendant que les femmes lui offraient des bourses, des calottes blanches pleines d'or, arrachaient leurs bijoux pour les jeter à ses pieds, se seraient arraché le cœur pour le jeter de même. Il l'avait vu à Saint-Pierre, porté sur le pavois, pontifiant, dans toute sa gloire de Dieu visible que la chrétienté adorait, telle qu'une idole enfermée en sa gaine d'or et de pierreries, la face figée, d'une immobilité hiératique et souveraine. Et il le revoyait, là, sur ce fauteuil, dans l'intimité étroite, l'air aminci, si frêle, qu'il en éprouvait une sorte d'inquiétude, mêlée d'attendrissement. Le cou surtout était extraordinaire, le fil invraisemblable, le cou d'un petit oiseau très vieux et très blanc. D'une pâleur d'albâtre, la face avait une transparence caractéristique, on apercevait la clarté de la lampe à travers le grand nez dominateur, comme si le sang se fût totalement retiré. La bouche immense, aux lèvres de neige, coupait d'une ligne mince le bas de la physionomie, et les yeux seuls étaient restés beaux et jeunes, des yeux admirables, d'un noir luisant de diamants noirs, d'un éclat, d'une force qui ouvraient les âmes, les forçaient de confesser la vérité à voix haute. Les rares cheveux sortaient de la calotte blanche en légères boucles blanches, couronnant de blanc la maigre figure blanche, dont la laideur s'épurait dans tout ce blanc, cette blancheur toute âme où la chair semblait se fondre en une candide floraison de lis.

Mais, au premier coup d'œil, Pierre avait constaté que, si monsieur Squadra l'avait fait attendre, ce n'était pas pour obliger le Saint-Père à passer une soutane propre, car celle qu'il portait se trouvait fortement tachée de tabac, des salissures brunes qui avaient coulé le long des boutons; et, bourgeoisement, le Saint-Père avait un mouchoir sur les genoux, pour s'essuyer. Du reste, il paraissait bien portant, remis de son indisposition de la veille, comme il se remettait d'ordinaire, avec facilité, en vieillard très sobre et très sage, qui n'avait aucune maladie organique et qui s'en allait simplement un peu chaque jour, d'épuisement naturel, ainsi qu'un flambeau qui, à force de donner sa flamme, finit un soir par s'éteindre.

Dès la porte, Pierre avait senti les deux yeux étincelants, les deux yeux de diamants noirs se fixer sur lui. Le silence était énorme, les lampes brûlaient d'une flamme immobile et pâle, dans cet immense calme du Vatican endormi, sans qu'on sentît autre chose, au loin, que l'antique Rome sombrée sous l'amas des ténèbres, comme un lac d'encre où se reflétaient les étoiles. Il dut s'approcher, il fit les trois génuflexions, il se pencha pour baiser la mule de velours rouge, posée sur un coussin. Et il n'y eut pas une parole, pas un geste, pas un mouvement. Et, lorsqu'il se redressa, il retrouva les deux diamants noirs, les deux yeux de flamme et d'intelligence qui le regardaient toujours.

Enfin, Léon XIII, qui n'avait pas voulu lui épargner l'humilité du baisement de pied, et qui maintenant le laissait debout, parla le premier, sans cesser de l'examiner, lui fouillant l'âme, au plus profond de son être.

– Mon fils, vous avez vivement désiré me voir, et j'ai consenti à vous donner cette satisfaction.

Il parlait en français, un français un peu incertain, qu'il prononçait à l'italienne, si lentement, qu'on aurait pu écrire les phrases, comme sous une dictée. La voix était forte, nasale, une de ces voix grosses et grondantes qu'on est surpris d'entendre sortir de certains corps débiles, qui paraissent exsangues et sans souffle.

Pierre s'était contenté de s'incliner de nouveau, en signe de profond remerciement, sachant que, pour parler, le respect voulait qu'on attendît d'être questionné d'une façon directe.

– Vous habitez Paris?

– Oui, Saint-Père.

– Vous êtes attaché à une des grandes paroisses de la ville?

– Non, Saint-Père, je ne suis desservant qu'à la petite église de Neuilly.

– Ah! oui, oui, je sais, c'est du côté du Bois de Boulogne, n'est-ce pas?.. Et quel est votre âge, mon fils?

– Trente-quatre ans, Saint-Père.

Il y eut un court silence. Léon XIII avait fini par baisser les yeux. Il reprit, de sa frêle main d'ivoire, le verre de sirop, le tourna avec la longue cuiller, but une gorgée. Et cela doucement, d'un air prudent et raisonné, comme tout ce qu'il devait penser et faire.

– J'ai lu votre livre, mon fils, oui! en grande partie. D'habitude, on ne me soumet que des fragments. Mais quel qu'un qui s'intéresse à vous m'a remis directement le volume, en me suppliant de le parcourir. C'est ainsi que j'ai pu en prendre connaissance.

Et il eut un petit geste, dans lequel Pierre crut voir une protestation contre l'isolement où le tenait son entourage, cet exécrable entourage qui faisait bonne garde pour que rien d'inquiétant n'entrât du dehors, selon le mot de monsignor Nani lui-même.

– Je remercie Votre Sainteté du très grand honneur qu'elle a daigné me faire, se permit alors de dire le prêtre. Il ne pouvait pas m'arriver de bonheur plus haut ni plus ardemment souhaité.

Il était si heureux! Il s'imagina que sa cause était gagnée, en voyant le pape très calme, sans colère, lui parler de son livre sur ce ton, en homme qui le connaissait à fond maintenant.

– N'est-ce pas? mon fils, vous êtes en relations avec monsieur le vicomte Philibert de la Choue. J'ai d'abord été frappé de la ressemblance de certaines de vos idées avec celles de ce très dévoué serviteur, qui nous a donné d'autre part des preuves précieuses de son bon esprit.

– En effet, Saint-Père, monsieur de la Choue veut bien m'aimer un peu. Nous avons longuement causé, il n'y a rien d'étonnant à ce que j'aie reproduit plusieurs de ses pensées les plus chères.

– Sans doute, sans doute. Ainsi, cette question des corporations, il s'en occupe beaucoup, un peu trop même. Lors de son dernier voyage, il m'en a entretenu avec une rare insistance. De même que, ces temps derniers, un autre de vos compatriotes, l'homme le meilleur et le plus éminent, monsieur le baron de Fouras, qui nous a amené ce si beau pèlerinage du Denier de Saint-Pierre, n'a pas eu de cesse que je ne le reçoive, pour m'en parler lui aussi pendant près d'une heure. Seulement, il faut dire qu'ils ne s'entendent guère ensemble, car l'un me supplie de faire ce que l'autre ne veut pas que je fasse.

Dès le début, la conversation bifurquait. Pierre sentit qu'elle déviait de son livre, mais il se rappela la promesse formelle qu'il avait faite au vicomte, s'il voyait le pape et si l'occasion se présentait, de tenter un effort afin d'obtenir une parole décisive, au sujet de la fameuse question de savoir si les corporations devaient être libres ou obligatoires, ouvertes ou fermées. Depuis qu'il était à Rome, il avait reçu lettre sur lettre du malheureux vicomte, cloué à Paris par la goutte, pendant que son rival, le baron, profitait de l'admirable occasion du pèlerinage, dont il était le chef, pour tâcher d'arracher au pape le simple mot approbatif, qu'il aurait rapporté triomphalement. Et le prêtre tint à remplir sa promesse avec conscience.

– Votre Sainteté sait mieux que nous tous où est la sagesse. Monsieur de Fouras croit que le salut, la solution de la question ouvrière, se trouve simplement dans le rétablissement des anciennes corporations libres, tandis que monsieur de la Choue les veut obligatoires, protégées par l'État, soumises à des règles nouvelles. Et, certainement, cette dernière conception est davantage avec les idées sociales d'aujourd'hui… Si Votre Sainteté daignait se prononcer dans ce sens, le jeune parti catholique, en France, saurait en tirer sûrement le plus beau résultat, tout un mouvement ouvrier à la gloire de l'Église.

Léon XIII répondit de son air tranquille:

– Mais je ne peux pas. On me demande toujours de France des choses que je ne peux pas, que je ne veux pas faire. Ce que je vous permets de dire de ma part à monsieur de la Choue, c'est que, si je ne puis le contenter, je n'ai pas contenté davantage monsieur de Fouras. Il n'a également emporté de moi que l'expression de ma bienveillance à l'égard de vos chers ouvriers français, qui peuvent tant pour le rétablissement de la foi. Comprenez donc, chez vous, qu'il est des questions de détail, de simple organisation en somme, dans lesquelles il m'est impossible de descendre, sous peine de leur donner une importance qu'elles n'ont pas, et de mécontenter violemment les uns, si je faisais trop de plaisir aux autres.

Il eut un pâle sourire où tout le politique conciliant et avisé apparut, bien résolu à ne pas laisser compromettre son infaillibilité dans des aventures inutiles. Et il but une nouvelle gorgée de sirop, il s'essuya avec son mouchoir, en souverain dont la journée d'apparat était finie, qui prenait ses aises, qui avait choisi cette heure de solitude et de silence pour causer sans hâte, aussi longuement qu'il en aurait le désir.

 

Pierre tâcha de le ramener à son livre.

– Monsieur le vicomte Philibert de la Choue a été si affectueux pour moi, il attend avec tant d'émotion le sort réservé à mon livre, comme si cette œuvre était sienne! C'est pourquoi j'aurais été bien heureux de lui rapporter une bonne parole de Votre Sainteté.

Mais le pape continuait à s'essuyer, sans répondre.

– Je l'ai connu chez Son Éminence le cardinal Bergerot, un autre grand cœur, dont l'ardente charité devrait suffire à refaire une France croyante.

Cette fois, l'effet fut immédiat.

– Ah! oui, monsieur le cardinal Bergerot. J'ai lu sa lettre en tête de votre livre. Il a été bien mal inspiré, en vous l'écrivant, et vous, mon fils, bien coupable, le jour où vous l'avez publiée… Je ne puis croire encore que monsieur le cardinal Bergerot avait lu certaines de vos pages, quand il vous a envoyé son approbation pleine et entière. J'aime mieux l'accuser d'ignorance et d'étourderie. Comment aurait-il approuvé vos attaques contre le dogme, vos théories révolutionnaires qui tendent à la destruction totale de notre sainte religion? S'il vous a lu, il n'a d'autre excuse qu'une aberration brusque, inexplicable, impardonnable… Il est vrai qu'il règne un si mauvais esprit dans une partie du clergé français. Ce sont les idées gallicanes qui repoussent sans cesse comme les herbes mauvaises, tout un libéralisme frondeur, en révolte contre notre autorité, en continuel appétit de libre examen et d'aventures sentimentales.

Il s'animait, des mots d'italien se mêlaient à son français hésitant, sa grosse voix nasale sortait de son frêle corps de cire et de neige avec des sonorités de cuivre.

– Que monsieur le cardinal Bergerot le sache bien, nous le briserons, le jour où nous ne verrons plus en lui qu'un fils révolté. Il doit l'exemple de l'obéissance, nous lui ferons part de notre mécontentement, nous espérons qu'il se soumettra. Sans doute, l'humilité, la charité sont de grandes vertus, et nous nous sommes plu toujours à les honorer en lui. Mais il ne faut pas qu'elles soient le refuge d'un cœur de rebelle, car elles ne sont rien, si l'obéissance ne les accompagne pas, l'obéissance, l'obéissance! la plus belle parure des grands saints!

Saisi, bouleversé, Pierre l'écoutait. Il s'oubliait, il ne songeait qu'à l'homme de bonté et de tolérance sur lequel il venait d'attirer cette toute-puissante colère. Ainsi, don Vigilio avait dit vrai, les dénonciations des évêques de Poitiers et d'Évreux allaient atteindre, par-dessus sa tête, l'adversaire de leur intransigeance ultramontaine, le doux et bon cardinal Bergerot, l'âme ouverte à toutes les misères, à toutes les souffrances des pauvres et des humbles. Il en était désespéré, acceptant encore la dénonciation de l'évêque de Tarbes, l'instrument des Pères de la Grotte, qui ne frappait que lui, au moins, en réponse à sa page sur Lourdes; tandis que la guerre sournoise des deux autres l'exaspérait, le jetait à une indignation douloureuse. Et, du vieillard chétif, au cou grêle d'oiseau très vieux, buvant tranquillement son verre de sirop, il venait de voir se lever un maître si courroucé, si formidable, qu'il en tremblait. Comment avait-il pu se laisser prendre aux apparences, en entrant, croire qu'il n'y avait là qu'un pauvre homme épuisé par l'âge, désireux de paix, résolu à tout concéder? Un souffle venait de passer dans la chambre endormie, et c'était la lutte encore, le réveil de ses doutes, de ses angoisses. Ah! ce pape, comme il le retrouvait tel qu'on le lui avait dépeint, à Rome, tel qu'il n'avait pas voulu le croire, plus intellectuel que sentimental, d'un orgueil démesuré, ayant eu dès sa jeunesse l'ambition suprême, au point d'avoir promis le triomphe à sa famille pour obtenir d'elle les sacrifices nécessaires, montrant partout et en tout une volonté unique, depuis qu'il occupait le trône pontifical, régner, régner quand même, régner en maître absolu, omnipotent! La réalité se dressait avec une force irrésistible, et pourtant il se débattit, il s'entêta à ressaisir son rêve.

– Oh! Saint-Père, j'aurais tant de chagrin, si, à cause de mon malheureux livre, Son Éminence avait une seconde de contrariété! Moi, coupable, je puis répondre de ma faute, mais Son Éminence qui n'a obéi qu'à son cœur, qui n'aurait péché que par son trop grand amour des déshérités de ce monde!

Léon XIII ne répondit pas. Il avait relevé sur Pierre ses yeux admirables, ses yeux de vie ardente, dans sa face immobile d'idole d'albâtre. De nouveau, fixement, il le regardait.

Et Pierre le voyait toujours, dans la fièvre qui le reprenait, grandir en éclat et en puissance. Maintenant, derrière lui, il s'imaginait voir s'enfoncer, au lointain des âges, la longue suite des papes qu'il avait évoqués tout à l'heure, les saints et les superbes, les guerriers et les ascètes, les diplomates et les théologiens, ceux qui avaient porté la cuirasse, ceux qui avaient vaincu par la croix, ceux qui avaient disposé des empires comme de simples provinces que Dieu remettait en leur garde. Puis, particulièrement, c'était Grégoire le Grand, le conquérant et le fondateur, c'était Sixte-Quint, le négociateur et le politique, qui avait le premier entrevu la victoire de la papauté sur les monarchies vaincues. Quelle foule de princes magnifiques, de rois souverains, de cerveaux et de bras tout-puissants, derrière ce pâle vieillard immobile! Quel amas accumulé de volonté inépuisable, d'obstiné génie, de domination sans bornes! Toute l'histoire de l'ambition humaine, tout l'effort pour soumettre les peuples à l'orgueil d'un seul, la force la plus haute qui ait jamais conquis, exploité, façonné les hommes, au nom de leur bonheur! Et, maintenant même que sa royauté terrestre avait pris fin, dans quelle souveraineté spirituelle était monté ce mince vieillard, si pâle, devant lequel il avait vu des femmes s'évanouir, comme foudroyées par la divinité redoutable, émanée de sa personne! Ce n'étaient plus seulement les gloires retentissantes, les triomphes dominateurs de l'histoire qui se déroulaient derrière lui, c'était le ciel qui s'ouvrait, l'au-delà qui resplendissait, dans l'éblouissement du mystère. A la porte du ciel, il tenait les clefs, il l'ouvrait aux âmes, l'antique symbole revivait avec une intensité nouvelle, dégagé enfin du royaume salissant d'ici-bas.

– Oh! je vous en supplie, Saint-Père, s'il faut un exemple, ne frappez pas un autre que moi. Je suis venu, me voici, décidez de mon sort, mais n'aggravez pas ma punition, en me donnant le remords d'avoir fait condamner un innocent.

Sans répondre, Léon XIII continua de le regarder de ses yeux brûlants. Et il ne voyait plus Léon XIII, deux cent soixante-troisième pape, vicaire de Jésus-Christ, successeur du prince des Apôtres, souverain pontife de l'Église universelle, patriarche d'Occident, primat d'Italie, archevêque et métropolitain de la province romaine, souverain des domaines temporels de la sainte Église. Il voyait le Léon XIII qu'il avait rêvé, le messie attendu, le sauveur envoyé pour conjurer l'effroyable désastre social où sombrait la vieille société pourrie. Il le voyait avec son intelligence souple et vaste, sa fraternelle tactique de conciliation, évitant les heurts, travaillant à l'unité, avec son cœur débordant d'amour, allant droit au cœur des foules, donnant une fois encore le meilleur de son sang, en signe de l'alliance nouvelle. Il le dressait comme l'unique autorité morale, comme l'unique lien possible de charité et de paix, comme le Père enfin qui pouvait seul faire cesser l'injustice parmi ses enfants, tuer la misère, rétablir la loi libératrice du travail, en ramenant les peuples à la foi de l'Église primitive, à la douceur et à la sagesse de la communauté chrétienne. Et cette haute figure, dans le silence profond de la chambre, prenait une toute-puissance invincible, une extraordinaire majesté.