Tasuta

Rome

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

– Oh! de grâce, écoutez-moi, Saint-Père! Ne me frappez même pas, ne frappez personne, oh! personne, ni un être, ni une chose, ni rien de ce qui peut souffrir sous le soleil. Soyez bon, oh! soyez bon, de toute la bonté que la douleur du monde a dû mettre en vous!

Alors, quand il vit que Léon XIII se taisait toujours, en le laissant debout devant lui, il tomba sur les deux genoux, comme s'il croulait, éperdu sous l'émotion croissante qui faisait son cœur si lourd. Et ce fut en son être une sorte de débâcle, l'amas de tous les doutes, de toutes les angoisses, de toutes les tristesses, qui l'étouffaient de nouveau, qui crevaient en un flot irrésistible. Il y avait là l'affreuse journée, les morts si tragiques de Dario et de Benedetta, dont le chagrin terrifié restait sur son cœur, en un poids inconscient, d'une pesanteur de plomb. Il y avait là tout ce qu'il avait souffert depuis qu'il était à Rome, les illusions peu à peu détruites, les intimes délicatesses blessées, le jeune enthousiasme souffleté par la réalité des hommes et des choses. Puis, c'était, plus profondément encore, toute la misère humaine elle-même, les affamés qui hurlaient, les mères aux mamelles taries qui sanglotaient en baisant leurs nourrissons, les pères sans travail qui se révoltaient, les poings serrés, l'exécrable misère, vieille comme l'humanité, dont celle-ci est rongée depuis le premier jour, qu'il avait trouvée partout, grandissante, dévorante, effrayante, sans espoir qu'on puisse la guérir jamais. Et c'était enfin, plus immense, plus inguérissable, une douleur sans nom, sans cause précise, pour rien ni pour personne, une douleur universelle, illimitée, dans laquelle il baignait et se sentait fondre, désespérément, peut-être la douleur de vivre.

– Oh! Saint-Père, moi, je n'existe pas, et mon livre n'existe pas. J'ai désiré voir Votre Sainteté, oh! passionnément, pour m'expliquer, pour me défendre. Et je ne sais plus, je ne retrouve plus une seule des choses que je voulais dire, et je n'ai que des larmes, des larmes qui m'étouffent… Oui, je ne suis qu'un pauvre homme, je n'ai que le besoin de vous parler des pauvres. Oh! les pauvres, oh! les humbles, que j'ai vus depuis deux ans dans nos faubourgs de Paris, si misérables et si douloureux, de pauvres petits que j'allais ramasser dans la neige, de pauvres petits anges qui n'avaient pas mangé depuis deux jours, des femmes que la phtisie rongeait, sans pain, sans feu, au fond de taudis immondes, des hommes jetés sur le pavé par le chômage, las de quêter du travail comme on quête une aumône, retournant à leurs ténèbres ivres de colère, avec l'unique pensée vengeresse de mettre le feu aux quatre coins de la ville. Et le soir, le terrible soir, où, dans la chambre d'épouvante, j'ai vu une mère qui venait de se suicider avec ses cinq petits, la mère tombée sur une paillasse en allaitant son nouveau-né, les deux fillettes dormant aussi là leur dernier sommeil de blondines jolies, les deux garçons foudroyés plus loin, l'un anéanti contre un mur, l'autre renversé par terre, tordu en une suprême révolte… Oh! Saint-Père, je ne suis plus que leur ambassadeur, l'envoyé de ceux qui souffrent et qui sanglotent, l'humble délégué des humbles qui meurent de misère, sous l'exécrable dureté, l'effroyable injustice sociale. Et j'apporte à Votre Sainteté leurs larmes, et je mets à ses pieds leurs tortures, et je lui fais entendre leur cri de détresse, comme un cri monté de l'abîme, demandant justice, si l'on ne veut pas que le ciel croule… Oh! soyez bon, Saint-Père, soyez bon!

Il avait tendu les bras, il l'implorait, en un geste de suprême appel à la pitié divine. Puis, il continua:

– Et, Saint-Père, dans cette Rome éternelle et resplendissante, est-ce que la misère aussi n'est pas affreuse? Depuis des semaines que j'erre au hasard, dans l'attente, à travers la poussière fameuse de ses ruines, je ne fais que me heurter à des maux inguérissables, qui m'ont empli d'effroi. Ah! tout ce qui s'effondre, tout ce qui expire, l'agonie de tant de gloire, l'affreuse mélancolie d'un monde qui se meurt d'épuisement et de faim!.. Là, sous les fenêtres de Votre Sainteté, est-ce que je n'ai pas vu un quartier d'horreur, des palais inachevés, frappés d'une hérédité maudite, ainsi que des enfants rachitiques qui ne peuvent aller au bout de leur croissance, des palais en ruine déjà, devenus les refuges de toute la misère pitoyable de Rome? Et, comme à Paris, quelle population de souffrance, étalée au plein air avec plus d'impudeur encore, toute la plaie sociale, le chancre dévorant toléré et montré, en sa terrible inconscience! Des familles entières qui vivent leur oisiveté affamées sous le soleil splendide, les vieux devenus infirmes, les pères attendant qu'un peu de travail leur tombe du ciel, les fils dormant parmi les herbes sèches, les mères et les filles traînant leur paresse bavarde, flétries avant l'âge… Oh! Saint-Père, dès l'aurore, demain, que Votre Sainteté ouvre cette fenêtre, et qu'elle le réveille de sa bénédiction, ce grand peuple enfant, qui sommeille encore dans son ignorance et dans sa pauvreté! Qu'elle lui donne l'âme qui lui manque, l'âme consciente de la dignité humaine, de la loi nécessaire du travail, de la vie libre et fraternelle, réglée par la seule justice! Oui, qu'elle fasse un peuple de ce ramassis de misérables, dont l'excuse est de tant souffrir dans son intelligence et dans son corps, vivant comme la bête qui passe et meurt sans savoir, sans comprendre, et qu'on roue de coups!

Peu à peu, les sanglots l'étranglaient, il ne parla plus que secoué, emporté par sa passion.

– Et, Saint-Père, n'est-ce pas à vous que je dois m'adresser, au nom des misérables? N'êtes-vous pas le Père? N'est-ce pas devant le Père que l'envoyé des pauvres et des humbles doit s'agenouiller, comme je suis agenouillé en ce moment? Et n'est-ce pas au Père qu'il doit apporter l'énorme charge de leurs douleurs, en demandant pitié enfin, aide et secours, justice, oh! surtout justice?.. Puisque vous êtes le Père, ouvrez donc la porte largement, que tout le monde puisse entrer, jusqu'aux plus petits de vos enfants, les fidèles, les passants de hasard, même les révoltés, les égarés, ceux qui entreront peut-être, à qui vous épargnerez les fautes de l'abandon. Soyez le refuge des routes mauvaises, le tendre accueil offert aux voyageurs, la lampe hospitalière toujours allumée, aperçue de loin et qui sauve dans l'orage… Et, puisque vous êtes la puissance, ô Père, soyez le salut. Vous pouvez tout, vous avez derrière vous des siècles de domination, vous êtes monté aujourd'hui dans une autorité morale qui vous a rendu l'arbitre du monde, vous êtes là, devant moi, comme la majesté même du soleil qui éclaire et qui féconde. Oh! soyez l'astre de bonté et de charité, soyez le rédempteur, reprenez la besogne de Jésus qu'on a pervertie au cours des siècles, en la laissant entre les mains des puissants et des riches, qui ont fini par faire de l'œuvre évangélique le plus exécrable monument d'orgueil et de tyrannie. Puisque l'œuvre est manquée, recommencez-la, remettez-vous avec les petits, avec les humbles, avec les pauvres, ramenez-les à la paix, à la fraternité, à la justice de la communauté chrétienne… Et dites, ô Père, dites que je vous ai compris, que j'ai simplement exprimé là vos idées chères, le seul et vivant désir de votre règne. Le reste, oh! le reste, mon livre, moi, qu'importe! Je ne me défends pas, je ne veux que votre gloire et le bonheur des hommes. Dites que, du fond de votre Vatican, vous avez entendu le craquement sourd des vieilles sociétés corrompues. Dites que vous avez tremblé de pitié attendrie, dites que vous avez voulu empêcher l'épouvantable catastrophe, en rappelant l'Évangile au cœur de vos enfants frappés de folie, en les ramenant à l'âge de simplicité et de pureté, lorsque les premiers chrétiens vivaient comme des frères innocents… Oui, n'est-ce pas? c'est bien pour cela que vous vous êtes remis avec les pauvres, ô Père, et c'est pour cela que je suis ici, à vous demander pitié, bonté, justice, de toute mon âme, oh! de toute mon âme de pauvre homme!

Alors, il succomba sous l'émotion, il s'écrasa par terre, dans une débâcle de gros sanglots. Son cœur éclatait et se répandait. C'étaient des sanglots énormes, des sanglots sans fin, toute une houle effrayante qui venait de son être entier, qui venait de plus loin, de tous les êtres misérables, qui venait du monde dont les veines charriaient la douleur avec le sang même de la vie. Il était là, dans sa brusque faiblesse d'enfant nerveux, l'ambassadeur de la souffrance, ainsi qu'il l'avait dit. Et, aux genoux de ce pape immobile et muet, il était là toute la misère humaine en larmes.

Léon XIII, qui aimait surtout parler, et qui devait faire un effort sur lui-même pour écouter parler les autres, avait d'abord, à deux reprises, levé une de ses mains pâles pour l'interrompre. Puis, saisi peu à peu d'étonnement, gagné lui-même par l'émotion, il lui avait permis de continuer, d'aller jusqu'au bout de son cri, dans le désordre du flot irrésistible qui l'emportait. Un peu de sang était monté à la neige de son visage, ses lèvres et ses joues s'étaient rosées faiblement, tandis que ses yeux noirs luisaient d'un éclat plus vif. Dès qu'il le vit sans voix, abattu à ses pieds, secoué par ces gros sanglots qui semblaient lui arracher le cœur, il s'inquiéta, il se pencha.

– Mon fils, calmez-vous, relevez-vous…

Mais les sanglots continuaient, débordaient, emportaient toute raison et tout respect, dans la plainte éperdue de l'âme blessée, dans le grondement de la chair qui souffre et qui agonise.

– Relevez-vous, mon fils, ce n'est pas convenable… Tenez! prenez cette chaise.

Et, d'un geste d'autorité, il l'invita enfin à s'asseoir.

Pierre, péniblement, se releva, s'assit, pour ne pas tomber. Il écartait ses cheveux de son front, il essuyait de ses mains ses larmes brûlantes, l'air fou, tâchant de se ressaisir, ne pouvant comprendre ce qui venait de se passer.

 

– Vous faites appel au Saint-Père. Ah! certes, soyez convaincu que son cœur est plein de pitié et de tendresse pour les malheureux. Mais la question n'est pas là, il s'agit de notre sainte religion… J'ai lu votre livre, un mauvais livre, je vous le dis tout de suite, le plus dangereux et le plus condamnable des livres, précisément par ses qualités, par les pages qui m'ont intéressé moi-même. Oui, j'ai été séduit souvent, je n'aurais pas continué ma lecture, si je ne m'étais senti comme soulevé dans le souffle ardent de votre foi et de votre enthousiasme. Ce sujet était si beau, il me passionne tant! «La Rome nouvelle», ah! sans doute il y avait un livre à faire avec ce titre, mais dans un esprit totalement différent du vôtre… Vous croyez m'avoir compris, mon fils, vous être pénétré de mes écrits et de mes actes, au point de n'exprimer que mes idées les plus chères. Non, non! vous ne m'avez pas compris, et c'est pourquoi j'ai voulu vous voir, vous expliquer, vous convaincre.

Muet et immobile, c'était maintenant Pierre qui écoutait. Il n'était cependant venu que pour se défendre, il souhaitait avec fièvre cette entrevue depuis trois mois, préparant ses arguments, certain de la victoire; et il entendait traiter son livre de dangereux, de condamnable, sans protester, sans répondre par toutes les bonnes raisons qu'il avait crues irrésistibles. Une lassitude extraordinaire l'accablait, comme épuisé par son accès de larmes. Tout à l'heure, il serait brave, il dirait ce qu'il avait résolu de dire.

– On ne me comprend pas, on ne me comprend pas! répétait Léon XIII, d'un air d'impatience irritée. En France surtout, c'est incroyable que j'aie tant de peine à me faire comprendre!.. Le pouvoir temporel, par exemple, comment avez-vous pu croire que jamais le Saint-Siège transigera sur cette question? C'est un langage indigne d'un prêtre, c'est la chimère d'un ignorant qui ne se rend pas compte des conditions dans lesquelles la papauté a vécu jusqu'ici et dans lesquelles elle doit continuer de vivre, si elle ne veut pas disparaître du monde. Ne voyez-vous pas le sophisme, lorsque vous la déclarez d'autant plus haute qu'elle est dégagée davantage des soucis de sa royauté terrestre? Ah! oui, une belle imagination, la pure royauté spirituelle, la souveraineté par la charité et l'amour! Mais qui nous fera respecter? Qui nous fera l'aumône d'une pierre pour reposer notre tête, si nous sommes jamais chassé, errant par les routes? Qui assurera notre indépendance, quand nous serons à la merci de tous les États?.. Non, non! cette terre de Rome est à nous, car nous en avons reçu l'héritage de la longue suite des ancêtres, et elle est le sol indestructible, éternel, sur lequel la sainte Église est bâtie, de sorte que l'abandonner, ce serait vouloir l'écroulement de la sainte Église catholique, apostolique et romaine. D'ailleurs, nous ne le pourrions pas, nous sommes lié par notre serment envers Dieu et envers les hommes.

Il se tut un instant, pour laisser Pierre répondre. Mais celui-ci avait la stupeur de ne rien trouver à dire, car il s'apercevait que ce pape parlait comme il devait le faire. Les choses confuses et lourdes, amassées en lui, dont il avait senti la gêne, tout à l'heure, dans l'antichambre secrète, s'éclairaient maintenant, se précisaient avec une netteté de plus en plus grande. C'était, depuis son arrivée à Rome, tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait compris, l'amas de ses désillusions, des réalités existantes, sous lesquelles son rêve d'un retour au christianisme primitif était à demi mort déjà, écrasé. Il venait brusquement de se rappeler l'heure, où, sur le dôme de Saint-Pierre, il s'était vu imbécile avec son imagination d'un pape purement spirituel, en face de la vieille cité de gloire obstinée dans sa pourpre. Ce jour-là, il avait fui le cri furieux des pèlerins du Denier de Saint-Pierre acclamant le pape roi. La nécessité de l'argent, de ce dernier esclavage du pape, il l'avait acceptée. Mais tout avait croulé ensuite, quand la véritable Rome lui était apparue, la ville séculaire de l'orgueil et de la domination, où la papauté ne saurait être sans le pouvoir temporel. Trop de liens, le dogme, la tradition, le milieu, le sol lui-même la rendaient immuable, à jamais. Elle ne pouvait céder que sur les apparences, il viendrait quand même une heure où ses concessions s'arrêteraient, devant l'impossibilité d'aller plus loin sans se suicider. La Rome nouvelle ne se réaliserait peut-être un jour qu'en dehors de Rome, au loin; et là seulement se réveillerait le christianisme, car le catholicisme devait mourir sur place, lorsque le dernier des papes, cloué à cette terre de ruines, disparaîtrait sous le dernier craquement du dôme de Saint-Pierre, qui s'effondrerait comme s'était effondré le temple de Jupiter Capitolin. Quant à ce pape d'aujourd'hui, il avait beau être sans royaume, avoir la fragilité chétive de son grand âge, la pâleur exsangue d'une très vieille idole de cire, il n'en flambait pas moins de la passion rouge de la souveraineté universelle, il n'en était pas moins le fils obstiné de l'ancêtre, le Pontifex Maximus, le Cesar Imperator, dans les veines duquel coulait le sang d'Auguste, maître du monde.

– Vous avez parfaitement vu, reprit Léon XIII, l'ardent désir d'unité qui nous a toujours possédé. Nous avons été bien heureux le jour où nous avons unifié le rite, en imposant le rite romain dans la catholicité entière. C'est là une de nos plus chères victoires, car elle peut beaucoup pour notre autorité. Et j'espère que nos efforts, en Orient, finiront par ramener à nous nos chers frères égarés des communions dissidentes, de même que je ne désespère pas de convaincre les sectes anglicanes, sans parler des sectes protestantes qui seront forcées de rentrer dans le sein de l'Église unique, l'Église catholique, apostolique et romaine, quand les temps prédits par le Christ s'accompliront… Mais ce que vous n'avez pas dit, c'est que l'Église ne peut rien abandonner du dogme. Au contraire, vous avez semblé croire qu'une entente interviendrait, que de part et d'autre on se ferait des concessions; et c'est là une pensée condamnable, un langage qu'un prêtre ne peut tenir sans être criminel. Non, la vérité est absolue, pas une pierre de l'édifice ne sera changée. Oh! dans la forme, tout ce qu'on voudra! Nous sommes prêt à la conciliation la plus grande, s'il ne s'agit que de tourner certaines difficultés, de ménager les termes pour faciliter l'accord… Et c'est comme notre rôle dans le socialisme contemporain, il faut s'entendre. Certes, ceux que vous avez si bien nommés les déshérités de ce monde, sont l'objet de notre sollicitude. Si le socialisme est simplement un désir de justice, une volonté constante de venir au secours des faibles et des souffrants, qui donc plus que nous s'en préoccupe, y travaille avec plus d'énergie? Est-ce que l'Église n'a pas toujours été la mère des affligés, l'aide et la bienfaitrice des pauvres? Nous sommes pour tous les progrès raisonnables, nous admettons toutes les formes sociales nouvelles qui aideront à la paix, à la fraternité… Seulement, nous ne pouvons que condamner le socialisme qui commence par chasser Dieu pour assurer le bonheur des hommes. C'est là un simple état de sauvagerie, un abominable retour en arrière, où il n'y aura que catastrophes, qu'incendies et que massacres. Et c'est encore ce que vous n'avez pas dit avec assez de force, car vous n'avez pas démontré qu'aucun progrès ne saurait avoir lieu en dehors de l'Église, qu'elle est en somme la seule initiatrice, la seule conductrice, à laquelle il soit permis de s'abandonner sans crainte. Même, et c'est là votre crime encore, il m'a semblé que vous mettiez Dieu à l'écart, que la religion demeurait uniquement pour vous un état d'âme, une floraison d'amour et de charité, où il suffisait de se trouver, pour faire son salut. Hérésie exécrable, Dieu est toujours présent, maître des âmes et des corps, la religion reste le lien, la loi, le gouvernement même des hommes, sans laquelle il ne saurait y avoir que barbarie en ce monde et damnation dans l'autre… Et, encore une fois, la forme n'importe pas, il suffit que le dogme demeure. Ainsi, notre adhésion à la République, en France, prouve que nous n'entendons pas lier le sort de la religion à une forme gouvernementale, même auguste et séculaire. Si les dynasties ont fait leur temps, Dieu est éternel. Périssent les rois, et que Dieu vive! D'ailleurs, la forme républicaine n'a rien d'antichrétien, et il semble au contraire qu'elle soit comme un réveil de cette communauté chrétienne dont vous avez parlé en des pages vraiment charmantes. Le pis est que la liberté devient tout de suite de la licence et qu'on nous récompense souvent bien mal de notre désir de conciliation… Ah! quel mauvais livre vous avez écrit, mon fils, avec les meilleures intentions, je veux le croire, et comme votre silence est bien la preuve que vous commencez à entrevoir les conséquences désastreuses de votre faute!

Pierre continuait à se taire, anéanti, sentant en effet ses arguments qui tombaient un à un, comme devant une roche sourde et aveugle, impénétrable, où il devenait inutile et dérisoire de vouloir les faire entrer. A quoi bon? puisque rien n'entrerait. Il n'avait plus qu'une préoccupation, il se demandait avec surprise comment un homme de cette intelligence, de cette ambition, ne s'était pas fait du monde moderne une idée plus nette et plus exacte. Évidemment, il le sentait documenté, renseigné sur tout, curieux de tout, ayant dans la tête la vaste carte de la chrétienté, avec les besoins, les espoirs, les actes, lucide et clair, au milieu de l'écheveau compliqué de ses luttes diplomatiques. Mais que de trous pourtant! La vérité devait être qu'il connaissait du monde uniquement ce qu'il en avait vu pendant sa courte nonciature à Bruxelles. Ensuite venait son épiscopat à Pérouse, où il ne s'était mêlé qu'à la vie de la jeune Italie naissante. Et, depuis dix-huit années, il se trouvait enfermé dans son Vatican, isolé du reste des hommes, ne communiquant avec les peuples que par son entourage, souvent le plus inintelligent, le plus menteur, le plus traître. En outre, il était prêtre italien, grand pontife, superstitieux et despotique, lié par la tradition, soumis aux influences de race et de milieu, cédant au besoin d'argent, aux nécessités politiques; sans parler de son orgueil immense, la certitude d'être le Dieu auquel on doit obéir, le seul pouvoir légitime et raisonnable sur la terre. De là, les causes de déformation fatale, l'extraordinaire cerveau qu'il devait être, avec ses erreurs, ses lacunes, parmi tant d'admirables qualités, la compréhension vive, la volonté patiente, le vaste effort qui généralise et qui agit. Mais l'intuition surtout paraissait prodigieuse, car n'était-ce pas elle, elle seule, qui lui faisait deviner, dans son emprisonnement volontaire, l'énorme évolution, au loin, de l'humanité d'aujourd'hui? Il avait ainsi la nette conscience de l'effroyable danger au milieu duquel il baignait, de cette mer montante de la démocratie, de cet océan sans bornes de la science, qui menaçait de submerger l'îlot étroit où triomphait encore le dôme de Saint-Pierre. Il pouvait même se dispenser de se mettre à sa fenêtre, les voix du dehors traversaient les murs, lui apportaient le cri d'enfantement des sociétés nouvelles. Et toute sa politique partait de là, il n'avait jamais eu d'autre besogne que de vaincre pour régner. S'il voulait l'unité de l'Église, c'était pour la rendre forte, inexpugnable, dans l'assaut qu'il prévoyait. S'il prêchait la conciliation, cédant de tout son pouvoir sur les questions de forme, tolérant les audaces des évêques d'Amérique, c'était que sa grande peur inavouée était la dislocation de l'Église elle-même, quelque schisme brusque qui aurait précipité le désastre. Ah! ce schisme, il devait le sentir dans l'air venu des quatre points de l'horizon, tel qu'une menace prochaine, un péril inévitable de mort, contre lequel il fallait s'armer à l'avance! Et comme cette crainte expliquait son retour de tendresse vers le peuple, sa préoccupation du socialisme, la solution chrétienne qu'il offrait aux misères d'ici-bas! Puisque César était abattu, la longue dispute de savoir qui de lui ou du pape aurait le peuple, ne se trouvait-elle pas vidée, par ce fait que le pape seul restait debout et que le peuple, le grand muet, allait enfin parler et se donner à lui? L'expérience était tentée en France, il y abandonnait la monarchie vaincue, il y reconnaissait la République, il la rêvait forte, victorieuse, car elle était toujours la fille aînée de l'Église, la seule nation catholique assez puissante encore pour restaurer un jour peut-être le pouvoir temporel du Saint-Siège. Régner, régner par la France, puisqu'il semblait impossible de régner par l'Allemagne! Régner par le peuple, puisque le peuple devenait le maître et le dispensateur des trônes! Régner par la République italienne, si cette République seule pouvait lui rendre Rome, arrachée à la maison de Savoie, une République fédérative qui ferait du pape le président des États-Unis d'Italie, en attendant qu'il le devînt des États-Unis d'Europe! Régner quand même, régner malgré tout, régner sur le monde, comme avait régné Auguste, dont le sang dévorateur soutenait seul ce vieillard expirant, obstiné dans sa domination!

 

– Et, mon fils, continua Léon XIII, le crime enfin est d'avoir osé demander une religion nouvelle. Cela est impie, blasphématoire, sacrilège. Il n'est qu'une religion, notre sainte religion catholique, apostolique et romaine. En dehors d'elle, il ne saurait y avoir que ténèbres et que damnation… J'entends bien que c'est au christianisme que vous prétendez vouloir faire retour. Mais l'erreur protestante, si coupable, si néfaste, n'a pas eu d'autre prétexte. Dès qu'on s'écarte de la stricte observation des dogmes, du respect absolu des traditions, on tombe dans les plus effroyables précipices… Ah! le schisme, ah! le schisme, mon fils, c'est le crime sans pardon, c'est l'assassinat du vrai Dieu, la bête de tentation immonde, suscitée par l'enfer, pour la perte des fidèles. Quand il n'y aurait que ces mots de religion nouvelle, dans votre livre, il faudrait le détruire, le brûler, comme un poison mortel des âmes.

Il poursuivit longtemps encore. Et Pierre songeait à ce que lui avait dit don Vigilio, à ces Jésuites tout-puissants dans l'ombre, au Vatican comme ailleurs, qui gouvernaient souverainement l'Église. Était-ce donc vrai qu'à son insu même, si imbu qu'il croyait être de la doctrine de saint Thomas, ce pape politique, d'un opportunisme toujours en éveil, était un des leurs, un instrument docile entre leurs souples mains de conquête sociale? Lui aussi pactisait avec le siècle, allait au monde, consentait à le flatter, pour le posséder. Pierre n'avait jamais senti si cruellement que l'Église en était désormais réduite là, à ne vivre que de concessions et de diplomatie. Et il avait enfin la vue claire de ce clergé romain, si difficile d'abord à comprendre pour un prêtre français, de ce gouvernement de l'Église, représenté par le pape, ses cardinaux, ses prélats, que Dieu en personne a chargés d'administrer ici-bas son domaine, les hommes et la terre. Ils commencent par mettre Dieu de côté, au fond du tabernacle, ne tolérant plus qu'on le discute, imposant les dogmes comme les vérités de son essence, mais eux-mêmes ne s'embarrassant plus de lui, ne s'amusant plus à prouver son existence par de vaines discussions théologiques. Évidemment il existe, puisqu'ils gouvernent en son nom. Cela suffit. Dès lors, ils sont au nom de Dieu les maîtres, consentant bien à signer des concordats pour la forme, mais ne les observant pas, ne pliant que devant la force, réservant toujours leur souveraineté finale, qui un jour triomphera. Dans l'attente de ce jour, ils agissent en simples diplomates, ils organisent la lente conquête en fonctionnaires du Dieu triomphant de demain, et la religion n'est ainsi que l'hommage public qu'ils lui rendent, avec l'apparat, la magnificence qui gagne les foules, dans l'unique but de le faire régner sur l'humanité ravie et conquise, ou plutôt de régner en son lieu et place, puisqu'ils sont ses représentants visibles, délégués par lui. Ils descendent du droit romain, ils ne sont toujours que les enfants de ce vieux sol païen de Rome, et s'ils ont duré, s'ils comptent durer éternellement, jusqu'à l'heure espérée où l'empire du monde leur sera rendu, c'est qu'ils sont les héritiers directs des Césars, drapés dans leur pourpre, ligne ininterrompue et vivante du sang d'Auguste.

Pierre, alors, eut honte de ses larmes. Ah! ses pauvres nerfs, ses abandons de sentimental et d'enthousiaste! Une pudeur lui venait, comme s'il s'était montré là dans la nudité de son âme. Et si inutilement, grand Dieu! au fond de cette chambre où jamais rien ne s'était dit de semblable, devant ce pontife roi qui ne pouvait l'entendre! Cette idée politique des papes, de régner par les humbles et par les pauvres, lui faisait horreur. N'était-ce pas la conciliation du loup, cette pensée d'aller au peuple, débarrassé de ses anciens maîtres, pour s'en nourrir à son tour? Et il avait dû être fou, en vérité, le jour où il s'était imaginé qu'un prélat romain, un cardinal, un pape, étaient capables d'admettre le retour à la communauté chrétienne, une floraison nouvelle du christianisme primitif pacifiant les peuples vieillis, que la haine dévore. Une pareille conception ne pouvait même tomber sous le sens d'hommes qui, depuis des siècles, vivaient en maîtres du monde, pleins d'un mépris insoucieux des petits et des souffrants, frappés à la longue d'une totale impuissance de charité et d'amour.

Mais Léon XIII, de sa grosse voix intarissable, parlait toujours. Et le prêtre l'entendit qui disait:

– Pourquoi avez-vous écrit sur Lourdes cette page entachée d'un si mauvais esprit? Lourdes, mon fils, a rendu de grands services à la religion. J'ai souvent exprimé aux personnes qui sont venues me raconter les touchants miracles, presque quotidiens à la Grotte, mon vif désir de voir ces miracles confirmés, établis par la science la plus rigoureuse. Et, d'après ce que j'ai lu, il me semble qu'aujourd'hui les esprits malveillants ne sauraient douter davantage, car les miracles sont désormais prouvés scientifiquement d'une façon irréfutable… La science, mon fils, doit être la servante de Dieu. Elle ne peut rien contre lui, et c'est par lui seul qu'elle arrive à la vérité. Toutes les solutions qu'on prétend trouver actuellement et qui paraissent détruire les dogmes, seront forcément reconnues fausses un jour, car la vérité de Dieu restera victorieuse, lorsque les temps seront accomplis. Ce sont là pourtant des certitudes bien simples, ce que savent les petits enfants et ce qui suffirait à la paix, au salut des hommes, s'ils voulaient s'en contenter… Et soyez convaincu, mon fils, que la foi n'est pas incompatible avec la raison. Saint Thomas n'est-il pas là, qui a tout prévu, tout expliqué, tout réglé? Votre foi a été ébranlée sous les assauts de l'esprit d'examen, vous avez connu des troubles, des angoisses, que le ciel veut bien épargner à nos prêtres, sur cette terre d'antique croyance, cette Rome sanctifiée par le sang de tant de martyrs. Mais nous ne craignons pas l'esprit d'examen, étudiez davantage, lisez à fond saint Thomas, et votre foi reviendra, plus solide, définitive et triomphante.

Effaré, Pierre recevait ces choses, comme si des morceaux de la voûte du firmament lui fussent tombés sur le crâne. O Dieu de vérité! les miracles de Lourdes prouvés scientifiquement, la science servante de Dieu, la foi compatible avec la raison, saint Thomas suffisant à la certitude du siècle! Comment répondre, ô Dieu! et pourquoi répondre?

– Le plus coupable et le plus dangereux des livres, finit par conclure Léon XIII, un livre dont le titre, la Rome nouvelle, est à lui seul un mensonge et un poison, un livre d'autant plus condamnable qu'il a toutes les séductions du style, toutes les perversions des chimères généreuses, un livre enfin qu'un prêtre, s'il l'a conçu dans une heure d'égarement, doit brûler en public, par pénitence, de la main même qui en a écrit les pages d'erreur et de scandale.