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Mais Pierre était fixé, le cardinal Sanguinetti n'était certainement plus le candidat de monsignor Nani. Sans doute le trouvait-il trop usé par son ambition impatiente, trop dangereux aussi par les alliances équivoques qu'il avait conclues, dans sa fièvre, avec tous les mondes, même avec la jeune Italie patriote. Et la situation s'éclairait, le cardinal Sanguinetti et le cardinal Boccanera s'entre-dévoraient, se supprimaient l'un l'autre: l'un sans cesse en intrigues, ne reculant devant aucun compromis, rêvant de reconquérir Rome par la voie des élections; l'autre immobile et debout dans son intransigeance, excommuniant le siècle, attendant de Dieu seul le miracle qui devait sauver l'Église. Pourquoi ne pas laisser les deux théories, ainsi mises face à face, se détruire, avec ce qu'elles avaient d'extrême et d'inquiétant? Si Boccanera avait échappé au poison, il n'en était pas moins atteint par la tragique aventure, désormais impossible comme candidat, tué sous les histoires dont bourdonnait Rome entière; et, si Sanguinetti pouvait se croire enfin débarrassé d'un rival, il n'avait pas vu qu'il se frappait lui-même, qu'il tuait également sa candidature, en la brûlant dans une telle passion du pouvoir, si peu scrupuleuse des moyens, menaçante pour tous. Monsignor Nani en était visiblement enchanté: ni l'un ni l'autre, la place nette, l'histoire de ces deux loups légendaires qui s'étaient battus et mangés, sans qu'on retrouvât rien, pas même les deux queues. Et, au fond de ses yeux pâles, en toute sa personne discrète, il n'y avait plus qu'un inconnu redoutable, le candidat choisi définitivement, patronné par la toute-puissante armée dont il était un des chefs les plus adroits. Un tel homme ne se désintéressait jamais, avait toujours la solution prête. Qui donc, qui donc allait être le pape de demain?

Il s'était levé, il prenait cordialement congé du jeune prêtre:

– Mon cher fils, je doute de vous revoir, je vous souhaite un bon voyage…

Pourtant, il ne s'éloignait pas, il continuait à regarder Pierre de son air de pénétration vive; et il le fit se rasseoir, il reprit lui-même un siège.

– Dites, vous irez sûrement, dès votre retour en France, saluer le cardinal Bergerot… Veuillez donc me rappeler respectueusement à son souvenir. Je l'ai connu un peu, lors de son voyage ici, pour le chapeau. C'est une des plus grandes lumières du clergé français… Ah! si une telle intelligence voulait travailler à la bonne entente dans notre sainte Église! Malheureusement, je crains bien qu'il n'ait des préventions de race et de milieu, il ne nous aide pas toujours.

Surpris de l'entendre parler ainsi du cardinal pour la première fois, à cette minute dernière, Pierre l'écoutait avec curiosité. Puis, il ne se gêna plus, il répondit en toute franchise:

– Oui, Son Éminence a des idées très arrêtées sur notre vieille Église de France. Ainsi, il professe une véritable horreur des Jésuites…

D'une légère exclamation, monsignor Nani l'arrêta. Et il avait un air le plus sincèrement étonné, le plus franc qu'on pût voir.

– Comment, l'horreur des Jésuites? En quoi les Jésuites peuvent-ils l'inquiéter? Il n'y en a plus, c'est de l'histoire finie, les Jésuites! Est-ce que vous en avez vu à Rome? Est-ce qu'ils vous ont gêné en rien, ces pauvres Jésuites, qui n'y possèdent même plus une pierre pour reposer leur tête?.. Non, non, qu'on n'agite pas davantage cet épouvantail, c'est enfantin!

Pierre le regardait à son tour, émerveillé de son aisance, de son audace tranquille, sur ce sujet brûlant. Il ne détournait pas les yeux, laissait sa face ouverte, comme un livre de vérité.

– Ah! si par Jésuites vous entendez les prêtres sages, qui, au lieu d'engager avec les sociétés modernes des luttes stériles, dangereuses, s'efforcent de les ramener humainement à l'Église, mon Dieu! nous sommes tous plus ou moins des Jésuites, car il serait fou de ne pas tenir compte de l'époque où l'on vit… Oh! d'ailleurs, je ne m'arrête pas aux mots, peu m'importe! Des Jésuites, oui! si vous voulez, des Jésuites!

Il souriait de nouveau, de son joli sourire si fin, où il y avait tant de moquerie et tant d'intelligence.

– Eh bien! quand vous verrez le cardinal Bergerot, dites-lui qu'il est déraisonnable, en France, de traquer les Jésuites, de les traiter en ennemis de la nation. C'est tout le contraire qui est la vérité, les Jésuites sont pour la France, parce qu'ils sont pour la richesse, pour la force et le courage. La France est la seule grande nation catholique restée debout, souveraine encore, la seule sur laquelle la papauté puisse un jour s'appuyer solidement. Aussi, le Saint-Père, après avoir rêvé un instant d'obtenir cet appui de l'Allemagne victorieuse, a-t-il fait alliance avec la France, la vaincue de la veille, en comprenant qu'il n'y avait pas en dehors d'elle de salut pour l'Église. Et il n'a obéi en cela qu'à la politique des Jésuites, de ces affreux Jésuites que votre Paris exècre… Dites bien en outre au cardinal Bergerot qu'il serait beau à lui de travailler à l'apaisement, en faisant comprendre combien votre République a tort de ne pas aider davantage le Saint-Père dans son œuvre de conciliation. Elle affecte de le considérer en quantité négligeable, et c'est là une faute dangereuse pour des gouvernants, car s'il paraît dépouillé de toute action politique, il n'en est pas moins une immense force morale, qui peut, à chaque heure, soulever les consciences, déterminer des agitations religieuses, d'une incalculable portée. C'est toujours lui qui dispose des peuples, puisqu'il dispose des âmes, et la République agit avec une légèreté bien grande, dans son intérêt même, en montrant qu'elle ne s'en doute plus… Et dites-lui enfin que c'est une vraie pitié de voir la misérable façon dont cette République choisit ses évêques, comme si elle voulait affaiblir volontairement son épiscopat. A part quelques exceptions heureuses, vos évêques sont de bien pauvres cervelles, et par conséquent vos cardinaux, têtes médiocres, n'ont ici aucune influence, ne jouent aucun rôle. Lorsque le prochain conclave va s'ouvrir, quelle triste figure vous y ferez! Pourquoi, dès lors, traitez-vous avec une haine si sotte et si aveugle ces Jésuites qui sont politiquement vos amis? pourquoi n'employez-vous pas leur zèle intelligent, prêt à vous servir, de manière à vous assurer l'aide du pape de demain? Il vous le faut à vous et pour vous, il faut qu'il continue chez vous l'œuvre de Léon XIII, cette œuvre si mal jugée, si combattue, qui se soucie peu des petits résultats d'aujourd'hui, qui travaille surtout à l'avenir, à l'unité de tous les peuples en leur sainte mère l'Église… Dites-le, dites-le bien au cardinal Bergerot, qu'il soit avec nous, qu'il travaille pour son pays, en travaillant pour nous. Le pape de demain! mais toute la question est là, malheur à la France, si elle ne trouve pas un continuateur de Léon XIII dans le pape de demain!

Il s'était levé de nouveau, et cette fois il partait. Jamais il ne s'était épanché de la sorte, si longuement. Mais il n'avait sûrement dit que ce qu'il voulait dire, dans un but qu'il connaissait seul, avec une lenteur, une douceur fermes, où l'on sentait chaque parole mûrie, pesée à l'avance.

– Adieu, mon cher fils, et encore une fois réfléchissez à tout ce que vous aurez vu et entendu à Rome, soyez bien sage, ne gâtez pas votre vie.

Pierre s'inclina, serra la petite main grasse et souple que le prélat lui tendait.

– Monseigneur, je vous remercie encore de vos bontés, et soyez convaincu que je n'oublierai rien de mon voyage.

Il le regarda disparaître, dans sa soutane fine, de son pas léger et conquérant, qui croyait aller à toutes les victoires de l'avenir. Non, non, il n'oublierait rien de son voyage! Il la connaissait, cette unité de tous les peuples en leur sainte mère l'Église, ce servage temporel, où la loi du Christ deviendrait la dictature d'Auguste, maître du monde. Et ces Jésuites, il ne doutait pas qu'ils n'aimassent la France, la fille aînée de l'Église, la seule qui pût aider encore sa mère à reconquérir la royauté universelle; mais ils l'aimaient comme les vols noirs de sauterelles aiment les moissons, sur lesquelles ils s'abattent et qu'ils dévorent. Une infinie tristesse lui était revenue au cœur, en ayant la sourde sensation que, dans ce vieux palais foudroyé, dans ce deuil et dans cet écroulement, c'étaient eux, eux encore, qui devaient être les artisans de la douleur et du désastre.

Justement, s'étant retourné, il aperçut don Vigilio, adossé à la crédence, devant le grand portrait du cardinal, la face entre les mains, comme s'il eût voulu s'anéantir, disparaître à jamais, et grelottant de tous ses membres, autant de peur que de fièvre. Dans un moment où aucun visiteur n'apparaissait plus, il venait de succomber à une crise de désespoir terrifié, il s'abandonnait.

– Mon Dieu! que vous arrive-t-il? demanda Pierre en s'avançant. Êtes-vous malade, puis-je vous secourir?

Mais don Vigilio se bouchait les yeux, suffoquait, bégayait entre ses mains serrées. Et il ne lâcha que son cri étouffé d'épouvante:

– Ah! Paparelli, Paparelli!

– Quoi? que vous a-t-il fait? demanda le prêtre étonné.

Alors, le secrétaire dégagea son visage, céda encore au besoin frissonnant de se confier à quelqu'un.

– Comment! ce qu'il m'a fait?.. Vous ne sentez donc rien, vous ne voyez donc rien! Avez-vous remarqué la façon dont il s'est emparé du cardinal Sanguinetti pour le mener à Son Éminence? Imposer ce rival soupçonné, exécré, à Son Éminence, en un moment pareil, quelle insolente audace! Et, quelques minutes auparavant, avez-vous constaté avec quelle sournoiserie méchante il a éconduit une vieille dame, une très ancienne amie, qui demandait seulement à baiser les mains de Son Éminence, un peu de vraie tendresse dont Son Éminence aurait été si heureuse?.. Je vous dis qu'il est le maître ici, qu'il ouvre ou qu'il ferme la porte à son gré, qu'il nous tient tous entre ses doigts, comme la pincée de poussière qu'on jette au vent!

 

Pierre s'inquiéta de le voir si frémissant et si jaune.

– Voyons, voyons, mon cher, vous exagérez.

– J'exagère… Savez-vous ce qui s'est passé cette nuit, la scène à laquelle j'ai assisté, malgré moi? Non, n'est-ce pas? Eh bien! je vais vous la dire.

Il conta que donna Serafina, lorsqu'elle était rentrée la veille, pour tomber dans l'effroyable catastrophe qui l'attendait, revenait déjà l'âme ulcérée, toute brisée des mauvaises nouvelles qu'elle avait apprises. Au Vatican, chez le cardinal secrétaire, puis chez des prélats de sa connaissance, elle avait acquis la certitude que la situation de son frère périclitait singulièrement, qu'il s'était créé des ennemis de plus en plus nombreux dans le Sacré Collège, à ce point que son élection au trône pontifical, probable l'année précédente, semblait désormais être devenue impossible. Tout d'un coup, le rêve de sa vie croulait, l'ambition qu'elle avait nourrie toujours, gisait en poudre à ses pieds. Comment? pourquoi? elle s'était désespérément enquis des motifs, et elle avait su toutes sortes de fautes, des rudesses du cardinal, des manifestations inopportunes, des gens blessés par un mot, par un acte, une attitude enfin si provocante, qu'on l'aurait dite prise volontairement pour gâter les choses. Le pis était que, dans chacune de ces fautes, elle avait reconnu des maladresses, blâmées, déconseillées par elle, et que son frère s'était obstiné à commettre, sous l'influence inavouée de l'abbé Paparelli, ce caudataire si humble, si infime, en qui elle sentait une puissance néfaste, un destructeur de sa propre influence, si vigilante et si dévouée. Aussi, malgré le deuil où était la maison, n'avait-elle pas voulu retarder l'exécution du traître, d'autant plus que l'ancienne camaraderie avec le terrible Santobono, l'histoire du panier de figues qui avait passé des mains de celui-ci dans les mains de celui-là, la glaçaient d'un soupçon qu'elle évitait même d'éclaircir. Mais, dès les premiers mots, dès sa demande formelle de jeter le traître à la porte, sur l'heure, elle avait trouvé chez son frère une résistance brusque, invincible. Il n'avait pas voulu l'entendre, il s'était fâché, une de ces colères d'ouragan dont la violence balayait tout, disant que c'était très mal à elle de s'en prendre à un saint homme si modeste, si pieux, l'accusant de faire là le jeu de ses ennemis, qui, après lui avoir tué monsignor Gallo, cherchaient à empoisonner son affection dernière pour ce pauvre prêtre sans importance. Il traitait toutes ces histoires d'abominables inventions, il jurait de le garder, rien que pour montrer son dédain de la calomnie. Et elle avait dû se taire.

Dans un retour de son frisson, don Vigilio s'était de nouveau couvert le visage de ses deux mains.

– Ah! Paparelli, Paparelli!

Et il bégayait de sourdes invectives: le louche hypocrite de modestie et d'humilité, le vil espion chargé au palais de tout voir, de tout écouter, de tout pervertir, l'insecte immonde et destructeur, maître des plus nobles proies, dévorant la crinière du lion, le Jésuite, le Jésuite valet et tyran, dans son horreur basse, dans sa besogne de vermine triomphante!

– Calmez-vous, calmez-vous, répétait Pierre, qui, tout en faisant la part de l'exagération folle, était envahi lui-même par ce frisson de l'inconnu redoutable, des choses menaçantes et vagues qu'il sentait s'agiter réellement au fond de l'ombre.

Mais don Vigilio, depuis qu'il avait failli manger des terribles figues, depuis que la foudre était tombée près de lui, en avait gardé ce tremblement, cet effroi éperdu que rien ne pouvait plus calmer. Même seul, la nuit, couché, la porte verrouillée, des terreurs le prenaient, le faisaient se cacher sous le drap, en étouffant des cris, comme si des hommes allaient entrer par le mur, pour l'étrangler.

Il reprit, essoufflé, d'une voix défaillante, ainsi qu'au sortir d'une lutte:

– Je le disais bien, le soir où nous avons causé dans votre chambre, enfermés pourtant à triple tour… J'avais tort de vous parler librement d'eux, de me soulager le cœur, en vous racontant tout ce dont ils sont capables. J'étais certain qu'ils le sauraient, et vous voyez qu'ils l'ont su, puisqu'ils ont voulu me tuer… Tenez! en ce moment même, j'ai tort de vous dire cela, parce qu'ils vont le savoir, et que cette fois ils ne me manqueront pas… Ah! c'est fini, je suis mort, cette noble maison que je croyais si sûre sera mon tombeau!

Une pitié profonde prenait Pierre pour ce malade, ce cerveau de fiévreux hanté de cauchemars, achevant de gâter sa vie manquée, dans les angoisses de la terreur persécutrice.

– Mais il faut fuir! Ne restez pas ici, venez en France, allez n'importe où.

Stupéfait, don Vigilio le regarda, se calma un instant.

– Fuir, pourquoi faire? En France, ils y sont. N'importe où, ils y sont. Ils sont partout, j'aurais beau fuir, je serais quand même avec eux, chez eux… Non, non! je préfère rester ici, autant mourir ici tout de suite, si Son Éminence ne peut plus me défendre.

Il avait levé sur le grand portrait de cérémonie, où le cardinal resplendissait dans sa soutane de moire rouge, un regard d'infinie supplication, où s'efforçait de luire encore un espoir. Mais la crise revint, l'agita, le submergea, dans un redoublement furieux de sa fièvre.

– Laissez-moi, laissez-moi, je vous en prie… Ne me faites pas causer davantage. Ah! Paparelli, Paparelli! s'il revenait, s'il nous voyait, s'il m'entendait parler… Jamais plus je ne parlerai. Je m'attacherai la langue, je me la couperai… Laissez-moi donc! Je vous dis que vous me tuez, qu'il va revenir, et que c'est ma mort! Allez-vous-en, oh! de grâce, allez-vous-en!

Et don Vigilio se tourna contre le mur, comme pour s'y écraser la face, s'y murer la bouche d'un silence de tombe, et Pierre se décida à l'abandonner, craignant de provoquer un accès plus grave, s'il s'entêtait à le secourir.

Dans la salle du trône, où il rentra, Pierre se retrouva au milieu du deuil affreux de la maison, irréparable. Une autre messe y succédait à l'autre, des messes toujours dont les prières balbutiées montaient sans fin implorer la miséricorde divine, pour qu'elle accueillît avec bienveillance les deux chères âmes envolées. Et, dans l'odeur mourante des roses qui se fanaient, devant les deux étoiles pâlies des cierges, il songea à cet écroulement suprême des Boccanera. Dario était le dernier du nom. Avec lui, les Boccanera, si vivaces, dont le nom avait empli l'Histoire, disparaissaient. On comprenait l'amour du cardinal, chez qui l'orgueil du nom restait l'unique péché, pour ce frêle garçon, la fin de la race, le seul rejeton par lequel la vieille souche pût reverdir; et, si lui, si donna Serafina avaient voulu le divorce, puis le mariage, c'était, plus que le désir de faire cesser le scandale, l'espérance de voir naître des deux beaux enfants une lignée nouvelle et forte, puisque le cousin et la cousine s'obstinaient à ne pas se marier, si on ne les donnait pas l'un à l'autre. Maintenant, avec eux, là, sur ce lit de parade, dans leur mortelle étreinte inféconde, gisait la dépouille dernière, les pauvres restes d'une si longue suite de princes éclatants, prélats et capitaines, que la tombe allait boire. C'était fini, rien ne naîtrait d'une vieille fille qui n'était plus femme, d'un vieux prêtre qui avait cessé d'être un homme. Tous deux demeuraient face à face, stériles, tels que deux chênes restés seuls debout de l'ancienne forêt disparue, et dont la mort laisserait bientôt la plaine absolument rase. Et quelle douleur impuissante de survivre, quelle détresse de se dire qu'on est la fin de tout, qu'on emporte toute la vie, tout l'espoir du lendemain! Dans le balbutiement des messes, dans l'odeur défaillante des roses, dans la pâleur des deux cierges, Pierre sentait à présent l'effondrement de ce deuil, la pesanteur de la pierre qui retombait à jamais sur une famille éteinte, sur un monde anéanti.

Il comprit qu'il devait, comme familier de la maison, saluer donna Serafina et le cardinal. Tout de suite, il se fit introduire dans la chambre voisine, où la princesse recevait. Il la trouva, vêtue de noir, très mince, très droite, assise sur un fauteuil, d'où elle se levait un instant, avec une dignité lente, pour répondre au salut de chacune des personnes qui entraient. Et elle écoutait les condoléances, elle ne répondait pas une parole, l'air rigide, victorieux de la douleur physique. Mais lui, qui avait appris à la connaître, devinait au creusement des traits, aux yeux vides, à la bouche amère, l'effroyable désastre intérieur, tout ce qui s'était écroulé en elle, sans espoir de réparation possible. Non seulement la race était finie, mais encore son frère ne serait jamais pape, le pape qu'elle avait si longtemps cru faire par son dévouement, son renoncement de femme qui donnait son cerveau et son cœur à ce rêve, ses soins, sa fortune, sa vie manquée d'épouse et de mère. Au milieu de tant de ruines, c'était peut-être de cette ambition déçue qu'elle saignait davantage. Elle se leva pour le jeune prêtre, son hôte, comme elle se levait pour les autres personnes; mais elle arrivait à mettre des nuances dans la façon dont elle quittait son siège, il sentit très bien qu'il était resté à ses yeux le petit prêtre français, l'infime serviteur attardé dans la domesticité de Dieu, du moment qu'il n'avait pas même su s'élever au titre de prélat. Un moment, lorsqu'elle se fut assise de nouveau, après avoir accueilli son compliment d'une légère inclinaison de tête, il demeura debout, par politesse. Aucun bruit, pas un mot, ne troublait la paix morne de la pièce. Quatre ou cinq dames, des visiteuses, étaient cependant là, assises elles aussi, dans une immobilité désolée et muette. Mais ce qui le frappa le plus, ce fut d'apercevoir le cardinal Sarno, un des vieux amis de la maison, avec son corps chétif, son épaule gauche plus haute que la droite, affaissé, presque couché au fond d'un fauteuil, les paupières closes. Il s'y était d'abord oublié, après les condoléances qu'il apportait; puis, il venait de s'y endormir, envahi par le silence lourd, par la tiédeur étouffante de l'air; et tout le monde respectait son sommeil. Rêvait-il, en son assoupissement, à cette carte de la chrétienté entière qu'il avait dans son crâne bas, d'expression obtuse? Continuait-il, en son rêve, derrière son masque blêmi de vieux fonctionnaire, hébété par un demi-siècle de bureaucratie étroite, sa terrible besogne de conquête, la terre soumise et gouvernée du fond de son cabinet sombre de la Propagande. Des regards de dames attendries et déférentes se fixaient sur lui, on le grondait parfois doucement de trop travailler, on voyait l'excès de son génie et de son zèle dans ces somnolences qui le prenaient partout, depuis quelque temps. Et Pierre ne devait emporter de cette Éminence toute-puissante que cette dernière image, un vieillard épuisé, se reposant dans l'émotion d'un deuil, dormant là comme un vieil enfant candide, sans qu'on pût savoir si c'était l'imbécillité commençante ou la fatigue d'une nuit passée à faire régner Dieu sur quelque continent lointain.

Deux dames partirent, trois autres arrivèrent. Donna Serafina s'était levée de son siège, avait salué, puis avait repris son attitude rigide, le buste droit, le visage dur et désespéré. Le cardinal Sarno dormait toujours. Alors, Pierre suffoqua, pris d'une sorte de vertige, le cœur battant à grands coups. Il s'inclina et sortit. Puis, comme il passait dans la salle à manger, pour se rendre au petit cabinet de travail où le cardinal Boccanera recevait, il se trouva en présence de l'abbé Paparelli, qui gardait la porte jalousement.

Quand le caudataire l'eut flairé, il sembla comprendre qu'il ne pouvait lui refuser le passage. D'ailleurs, puisque cet intrus repartait le lendemain, battu et honteux, on n'avait rien à en craindre.

– Vous désirez voir Son Éminence, bon, bon!.. Tout à l'heure, attendez!

Et, jugeant qu'il s'avançait trop près de la porte, il le repoussa à l'autre bout de la pièce, dans la crainte sans doute qu'il ne surprît un mot.

– Son Éminence est encore enfermée avec Son Éminence le cardinal Sanguinetti… Attendez, attendez là!

En effet, Sanguinetti avait affecté de rester très longtemps à genoux, devant les deux corps, dans la salle du trône. Puis, il venait aussi de prolonger sa visite à donna Serafina, pour bien marquer quelle part il prenait à la désolation de la famille. Et il était, depuis plus de dix minutes, avec le cardinal, sans qu'on entendît autre chose, par moments, au travers de la porte, que le murmure de leurs deux voix.

Mais Pierre, en retrouvant là Paparelli, fut hanté de nouveau par tout ce que don Vigilio lui avait conté. Il le regardait, si gros, si court, ballonné d'une mauvaise graisse, avec sa face molle que déformaient les rides, pareil, à quarante ans, dans sa soutane malpropre, à une très vieille fille, dont le célibat aurait fait une outre à demi détendue. Et il s'étonnait. Comment le cardinal Boccanera, ce prince superbe, qui portait si haut la tête, dans la fierté indestructible de son nom, avait-il pu se laisser envahir et dominer par un tel être, si cruellement affreux, suant à ce point la bassesse et le dégoût? N'était-ce pas justement cette déchéance physique de la créature, cette profonde humilité morale, qui l'avaient frappé, troublé d'abord, puis séduit, comme des dons extraordinaires de salut, qui lui manquaient? Cela souffletait sa propre beauté, son propre orgueil. Lui qui ne pouvait être déformé ainsi, qui ne parvenait pas à vaincre son désir de gloire, devait en être arrivé, par un effort de sa foi, à jalouser cet infiniment laid et cet infiniment petit, à l'admirer, à le subir comme une force supérieure de pénitence, de ravalement humain, ouvrant toutes grandes les portes du ciel. Qui dira jamais l'ascendant que le monstre a sur le héros, que le saint couvert de vermine, devenu un objet d'horreur, prend sur les puissants de ce monde, dans leur épouvante de payer leurs joies terrestres des flammes éternelles? Et c'était bien le lion mangé par l'insecte, tant de force et d'éclat détruit par l'invisible. Ah! être comme cette belle âme, si certaine du paradis, enfermée pour son bien dans ce corps immonde, avoir la bienheureuse humilité de cette intelligence, de ce théologien remarquable qui se battait de verges tous les matins et qui consentait à n'être que le plus infime des domestiques!

 

Debout, tassé dans sa graisse livide, l'abbé Paparelli surveillait Pierre de ses petits yeux gris, clignotant au milieu des mille plis de sa face. Et celui-ci commençait à être pris de malaise, en se demandant ce que les deux Éminences pouvaient bien se dire, enfermées si longtemps ensemble. Quelle entrevue encore que celle de ces deux hommes, si Boccanera soupçonnait, chez Sanguinetti, l'évêque qui avait Santobono dans sa clientèle! Quelle sérénité d'audace, chez l'un, d'avoir osé se présenter, et quelle force d'âme, chez l'autre, quel empire sur soi-même, au nom de la sainte religion, d'éviter le scandale, en se taisant, en acceptant la visite comme une simple marque d'estime et d'affection! Mais que pouvaient-ils bien se dire? Combien cela aurait été passionnant de les voir en face l'un de l'autre, de les entendre échanger les paroles diplomatiques qui convenaient à une pareille entrevue, tandis que leurs âmes grondaient de furieuse haine!

Brusquement, la porte se rouvrit, le cardinal Sanguinetti reparut, la face calme, pas plus rouge qu'à l'habitude, décolorée même un peu, et gardant la plus juste mesure dans la tristesse qu'il jugeait bon de montrer. Seuls, ses yeux turbulents, qui viraient toujours, décelaient sa joie d'être débarrassé d'une corvée fort lourde en somme. Il s'en allait, dans son espoir, comme l'unique pape désormais possible.

L'abbé Paparelli s'était précipité.

– Si Son Éminence veut bien me suivre… Je vais reconduire Son Éminence…

Et, se tournant vers Pierre:

– Vous pouvez entrer, maintenant.

Pierre les regarda disparaître, l'un si humble, derrière l'autre si triomphant. Puis, il entra, et tout de suite, au milieu du cabinet de travail, étroit, meublé d'une simple table et de trois chaises, il aperçut le cardinal Boccanera debout encore, dans l'attitude haute et noble, qu'il avait prise pour saluer Sanguinetti, le rival au trône, redouté, exécré. Et visiblement, dans son espoir, Boccanera se croyait aussi le seul pape possible, celui que devait élire le conclave de demain.

Mais, quand la porte fut refermée, à la vue de ce jeune prêtre, son hôte, qui avait assisté à la mort de ses deux chers enfants, endormis pour toujours dans la salle voisine, le cardinal fut repris d'une émotion indicible, d'une faiblesse inattendue, où toute son énergie sombra. C'était la revanche de son humanité, maintenant que son rival n'était plus là pour le voir. Il chancela ainsi qu'un vieil arbre tremblant sous la cognée, il s'affaissa sur une chaise, tout d'un coup suffoqué par de gros sanglots. Et, comme Pierre voulait, selon le cérémonial, baiser l'émeraude qu'il portait à l'annulaire, il le releva, le fit asseoir immédiatement devant lui, en bégayant d'une voix entrecoupée:

– Non, non, mon cher fils, prenez ce siège, attendez… Excusez-moi, laissez-moi un instant, j'ai le cœur qui éclate.

Il sanglotait dans ses mains jointes, il ne pouvait se maîtriser, renfoncer en lui la douleur, de ses doigts vigoureux encore, qu'il serrait sur ses joues et sur ses tempes.

Des larmes montèrent alors aux yeux de Pierre, revivant à son tour l'affreuse aventure, bouleversé de voir pleurer ce grand vieillard, ce saint et ce prince d'ordinaire si hautain, si maître de lui, et qui n'était plus là qu'un pauvre être d'agonie et de souffrance, aussi perdu, aussi faible qu'un enfant. Étouffant lui-même, il voulut pourtant présenter ses condoléances, il chercha par quelles bonnes paroles il apporterait quelque douceur à ce désespoir.

– Je supplie Votre Éminence de croire à mon chagrin profond. J'ai été chez elle comblé de bontés, j'ai tenu à lui dire tout de suite combien cette perte irréparable…

Mais, d'un geste vaillant, le cardinal le fit taire.

– Non, non, ne dites rien, de grâce, ne dites rien!

Et un silence régna, tandis qu'il pleurait toujours, secoué par sa lutte, attendant de redevenir assez fort, pour se vaincre. Enfin, il dompta son frisson, il dégagea lentement sa face, peu à peu apaisée, redevenue celle d'un croyant fort de sa foi, soumis à la volonté de Dieu. Puisque Dieu s'était refusé à faire un miracle, puisqu'il frappait si durement sa maison, il avait ses raisons sans doute, et lui, un de ses ministres, un des hauts dignitaires de sa cour terrestre, n'avait qu'à s'incliner.

Le silence se prolongea un moment encore. Puis, d'une voix qu'il avait réussi à rendre naturelle et obligeante:

– Vous nous quittez, vous partez demain, mon cher fils?

– Oui, demain, j'aurai l'honneur de prendre congé de Votre Éminence, en la remerciant une fois encore de sa bienveillance inépuisable.

– Alors, vous avez su que la congrégation de l'Index avait condamné votre livre, comme cela était inévitable?

– Oui, j'ai eu l'insigne faveur d'être reçu par Sa Sainteté, et c'est devant elle que je me suis soumis et que j'ai réprouvé mon œuvre.

Une flamme commença à remonter aux yeux humides du cardinal.

– Ah! vous avez fait cela, ah! vous avez bien agi, mon cher fils! Ce n'était que votre devoir strict de prêtre, mais il y en a tant de nos jours qui ne font pas même leur devoir!.. Comme membre de la congrégation, j'ai tenu la parole que je vous avais donnée, de lire votre livre, d'en étudier soigneusement surtout les pages visées par l'accusation. Et si, ensuite, je suis resté neutre, si j'ai affecté de me désintéresser de l'affaire, jusqu'à manquer la séance où elle a été jugée, ce n'a été que pour faire plaisir à ma pauvre chère nièce, qui vous aimait, qui vous défendait près de moi…

Les larmes le reprenant, il s'interrompit, il sentit qu'il allait défaillir encore, s'il évoquait le souvenir de Benedetta, l'adorée, la regrettée. Aussi fut-ce avec une âpreté batailleuse qu'il continua:

– Mais quel livre exécrable, mon cher fils, permettez-moi de le dire! Vous m'aviez affirmé que vous étiez respectueux du dogme, et je me demande encore par quelle aberration vous aviez pu tomber dans un aveuglement tel, que la conscience même de votre crime vous échappait. Respectueux du dogme, grand Dieu! lorsque l'œuvre entière est la négation même de toute notre sainte religion… Vous n'aviez donc pas senti qu'en demandant une religion nouvelle, c'était condamner absolument l'ancienne, la seule vraie, la seule bonne, la seule éternelle. Et cela suffisait pour faire de votre livre le plus mortel des poisons, un de ces livres infâmes qu'on brûlait autrefois par la main du bourreau, qu'on laisse forcément circuler de nos jours, après l'avoir interdit et désigné par là même aux curiosités perverses, ce qui explique la pourriture contagieuse du siècle… Ah! que j'ai bien reconnu là les idées de notre distingué et poétique parent, ce cher vicomte Philibert de la Choue! Un homme de lettres, oui! un homme de lettres! De la littérature, rien que de la littérature! Je prie Dieu de lui pardonner, car il ne sait sûrement pas ce qu'il fait ni où il va, avec son christianisme d'élégie pour les ouvriers beaux parleurs et pour les jeunes gens des deux sexes dont la science a rendu l'âme vague. Et je ne garde ma colère que contre Son Éminence le cardinal Bergerot, car celui-ci sait ce qu'il fait, fait ce qu'il veut… Ne dites rien, ne le défendez pas. Il est la révolution dans l'Église, il est contre Dieu!